Les politiques de santé à l’épreuve du Covid-19
Texte intégral
1Gwenola Le Naour est Maîtresse de conférences HDR en science politique à Sciences Po Lyon, chercheuse au laboratoire Triangle. Elle a coordonné récemment, avec Sébastien Gardon et Amandine Gautier, La santé globale au prisme de l’analyse des politiques publiques, éditions Quæ, Update Sciences & technologies, 2020.
Emmanuel Taïeb — Est-ce que les politiques de santé mises en place depuis deux ans pour lutter contre le Covid-19 s’inscrivent dans la lignée ou dans les formes des politiques de santé qu’on connaît habituellement en France ?
Gwenola Le Naour— Je suis spécialiste des politiques de santé publique. Il y a quelques années, j’ai travaillé sur les risques infectieux liés à l’usage de drogues. Désormais, je travaille sur les pollutions environnementales, à la fois sur les maladies professionnelles, mais aussi sur les maladies industrielles, c’est-à-dire des maladies qui vont toucher à la fois les salariés des usines de produits chimiques et les riverains de ces usines, essentiellement en France et au sud de Lyon. Je connais bien aussi certains autres terrains du sud de la France, comme celui de Fos-sur-Mer et de l’étang de Berre. Donc cette épidémie et cette crise pandémique liée à la Covid-19 s’inscrivent à la fois dans mes travaux puisqu’elles viennent agir comme un révélateur d’un certain nombre de problèmes qui, je pense, étaient déjà présents, mais qui sont ici révélés par la crise. Je pense notamment aux inégalités territoriales et sociales de santé qui là, effectivement avec cette crise de la Covid-19 et les mesures qui ont été prises, ont été révélées au grand public, notamment par la communication de crise et après par les enquêtes qui ont été menées sur cette question des conditions de vie et de la Covid-19.
Emmanuel Taïeb— Sur les formes prises par la lutte contre l’épidémie, est ce qu’il y a des choses qui vous paraissent nouvelles ? Et est-ce qu’il y a des choses qui sont extrêmement classiques ? Sachant qu’on s’appuie sur un système de santé qui était préexistant, mais pour lutter contre un virus dont la virulence est nouvelle.
Gwenola Le Naour — Il y a plusieurs choses qui sont nouvelles. On a le confinement qui est une solution politique inédite. Surtout qu’au XXe siècle, on a toujours écarté ces solutions-là pour lutter contre les pandémies et on a en particulier essayé d’éviter des solutions de quarantaine. Pour les épidémies d’Ebola en Afrique de l’Ouest, des quarantaines ont été mises en place. En Europe, le confinement est une solution inédite et très liberticide. Une solution qui pose des questions de libertés fondamentales.
Ça, c’est vraiment quelque chose d’inédit. Surtout la forme que le confinement a prise en France à partir de mi-mars 2020. Avec un confinement extrêmement strict, extrêmement difficile à tenir pour certaines populations et qui avait des conséquences assez graves sur l’économie et sur la croissance. Là c’est une forme inédite. Ensuite sur la communication de crise. Il y a eu beaucoup de choses qui avaient déjà été faites par le passé. Ce n’est ni la première pandémie ni la première catastrophe qu’on traverse. Ce qui est cependant « inédit » c’est la mise en place de conseils de défense ou de comités d’orientation de la stratégie vaccinale, c’est-à-dire des instances supplémentaires à celles qui existaient déjà, et qui posent en fait de nouveaux problèmes de coordination. Qui, au lieu de solutionner les problèmes pour lesquels elles ont été créées, c’est-à-dire être plus efficaces, conseiller plus efficacement le politique, se surajoutent à des instances déjà existantes. Du coup, c’est quand même assez problématique du point de vue de l’efficacité, de la communication et des politiques publiques, et de la confiance aussi dans ces instances qui produisent de l’expertise scientifique et médicale.
- 1 Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, Covid-19 : une crise organisatio (...)
Emmanuel Taïeb — Ça renvoie un peu au livre d’Henri Bergeron et de plusieurs auteurs sur le millefeuille administratif1. Pourquoi est-ce que le gouvernement ou le Président, en l’occurrence, a éprouvé le besoin de créer en mars 2020 un Conseil scientifique ad hoc, alors qu’il y avait déjà une dizaine, voire une quinzaine d’instances scientifiques extrêmement bien garnies ? Est-ce que c’est l’idée de dire « à nouveau virus, nouveau conseil » ? Est-ce qu’il y avait l’impression peut-être que les autres étaient mal adaptés ? Ou est-ce que ça fait partie d’une communication visant à dire : « on crée un nouveau conseil pour montrer qu’on est sur le pont et qu’on fabrique de la nouveauté » ?
Gwenola Le Naour— Justement, le livre d’Henri Bergeron et ses collègues du Centre de sociologie des organisations fait l’hypothèse que c’est un peu la réaction classique des autorités administratives et politiques en cas de crise que de créer de nouvelles organisations, pour justement répondre à la crise. Mais en fait, elles vont créer à nouveau des problèmes, puisque le problème est essentiellement un problème de coopération et de coordination entre les services. Créer une nouvelle instance ne va pas résoudre le problème. Ce que disent aussi les collègues du CSO — qui ont quand même vraiment travaillé sur ces questions et qui sont spécialistes des catastrophes —, ce qui est problématique dans la création de ce conseil de défense, c’est que les personnes qui sont choisies pour le constituer sont choisies en leur nom, c’est-à-dire en tant que personnes et avec leur expertise médicale, scientifique, etc., et pas parce qu’elles représentent des institutions administratives. Ce qui va créer des problèmes vraiment importants de coordination et de prise en compte d’autres agences, qui viennent s’ajouter au Conseil de défense.
L’autre problème est un problème démocratique. Ce Conseil de défense, on ne sait pas très bien quelles sont ses attributions, quel est son périmètre. Dans une ère où depuis trente ans on essaie de normaliser l’expertise scientifique, de l’appuyer sur des protocoles et des connaissances extrêmement standardisées, là on a un conseil qui regroupe des individus qui, certes, sont tous sans doute exemplaires et très compétents dans leur domaine respectif, mais qui sont assez mal équipés sur les routines administratives. Bien qu’il y ait un sociologue dans ce conseil scientifique, je pense que c’est compliqué de tenir compte de tous les rouages administratifs au sein de ce conseil ; ce qui n’est pas son rôle non plus. Mais il a été ajouté à beaucoup de choses qui existaient déjà et ça vient compliquer, je pense la communication.
Emmanuel Taïeb — On a même eu le sentiment qu’il s’était de plus en plus, au fil du temps, autonomisé et affranchi. Il y a eu des désaccords avec le président sur des conseils qui étaient pour le coup proposés par le Conseil, mais que le président ne suivait pas. C’est peut-être lié au fait justement que les gens étaient nommés pour eux-mêmes et pas pour des instances, et en tout cas ne représentaient pas des instances, et qu’il y a eu en conséquence une espèce de liberté ou de sensation qu’ils n’étaient pas liés par le politique, ou pas tenus par leurs institutions d’origine.
Gwenola Le Naour — Je pense qu’il y a eu plusieurs phases : il y a des moments où Jean-François Delfraissy, son président, a pris des positions publiques qui allaient à l’encontre de ce que disait l’exécutif. Donc je pense qu’il a dû être rappelé à l’ordre malgré tout. Il l’a un peu moins fait ensuite. Mais après, je ne sais pas quel est le processus, car ce Conseil scientifique est assez opaque dans son fonctionnement. Normalement, quand on entre dans un conseil d’experts, on signe tout un tas de documents et on s’engage à une forme de secret durant l’expertise. Je ne sais pas si les personnalités qui ont composé et qui composent ce conseil ont eu à signer ce type de documents. Et même si elles ont signé ce type de document, elles se sont senties très libres de dire ce qu’elles avaient à dire, étant donné leur personnalité, leur surface sociale, leur surface d’expertise.
De plus, le fait d’être interrogées par les médias leur donne effectivement une audience extrêmement large, notamment le président. Mais je pense aussi à Bruno Lina, qui est un chercheur, virologue, professeur hospitalo-universitaire à Lyon et qui est aussi beaucoup intervenu, mais plus sur son domaine de compétence très précis, c’est-à-dire la question des variants, de la vaccination et des données d’épidémiologie, pour nous dire où on en était dans les courbes, etc. Il est moins sorti de son rôle.
- 2 Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010 ; Frédéric Keck, Les sentinelles des pandém (...)
Emmanuel Taïeb — Vous avez évoqué la question du recours au confinement. Il y a eu aussi le couvre-feu, donc des horaires à respecter. Le grand public a été surpris par l’utilisation à la fois d’un vocabulaire guerrier par Emmanuel Macron dans son discours du 16 mars 2020 et par l’usage de techniques ou de recours à des formes d’urgence, donc typiquement le couvre-feu, qui sont plutôt apparentés à des situations de guerre. Est-ce que vous avez été surprise ou est-ce qu’en fait c’est assez classique qu’un risque viral ou qu’un virus soit affronté avec des moyens militaires ? Je pense aux travaux de Frédéric Keck sur le fait que lutter contre un virus, c’est lutter contre un ennemi, un ennemi qui n’est pas militaire, mais on le fait avec des moyens militaires2.
- 3 Andrew Lakoof, Unprepared : Global Health in a Time of Emergency, Oakland, University of Californi (...)
Gwenola Le Naour — J’ai été assez surprise quand même par la rhétorique et notamment le « nous sommes en guerre » d’Emmanuel Macron le 16 mars. Surprise sur le moment où la sidération arrive, où la catastrophe arrive, mais sur le vocabulaire guerrier, ce n’est pas tellement étonnant. C’est-à-dire que le « nous sommes en guerre » justifie ensuite des mesures exceptionnelles, comme celle du confinement et par la suite le couvre-feu. C’est un vocabulaire assez commun de la catastrophe. Les travaux de Frédéric Keck portent sur la Chine et sur Hong-Kong, et dans un pays comme la Chine, le recours à des méthodes autoritaires pour gérer les pandémies est assez classique. Dans les pays comme la France, c’est beaucoup plus compliqué, et surtout ça vient torpiller des décennies de recherches qui ont démontré qu’il ne fallait pas fonder les discours de lutte contre les épidémies sur la peur. On a traversé quand même l’épidémie de sida, même si les modes de contamination sont totalement différents. On a surtout dit qu’il ne fallait jamais stigmatiser certaines populations et qu’il ne fallait pas se servir de la peur, car c’était contre-productif en matière de prévention. Donc là, le « nous sommes en guerre » est tout de même très anxiogène. Et effectivement ça m’a beaucoup étonnée, surtout répété à plusieurs reprises. Mais on comprend que c’est une stratégie politique pour justifier ensuite les mesures qui sont prises et qui sont exceptionnelles.
Concernant les travaux sur les catastrophes, on a des recherches —celles de Frédéric Keck et d’Andrew Lakoff3 — qui montrent que le principe de préparation utilisé, avec un certain retard en France, pour gérer le problème de la pandémie et la crise de Covid-19, émane la guerre froide et de l’anticipation d’une possible guerre nucléaire aux États-Unis : on construisait des abris atomiques là où on pouvait en construire et on équipait les gens de capsules d’iode, de masques à gaz, on leur disait de faire des stocks au cas où. Donc, tout ça donne des politiques publiques fondées sur la simulation, la constitution de stocks, la veille sanitaire pour identifier des signaux d’alerte. C’est ce principe-là qu’on a activé finalement, avec retard, parce qu’on aurait dû l’activer dès le début du mois de janvier. Et ce principe-là, historiquement, est lié à la guerre, la guerre nucléaire et ensuite appliqué aux menaces de bioterrorisme, aux pandémies impliquant des virus peu connus, etc. L’usage d’un vocabulaire guerrier n’est finalement pas très étonnant.
Emmanuel Taïeb— Aurait-il été possible d’avoir un autre type de politique publique ? C’est toujours difficile à dire, mais soit en matière de communication, c’est-à-dire ne pas faire quelque chose anxiogène, soit en matière de décision. Je ne vous demande pas nécessairement une expertise, parce que c’est compliqué, mais est ce que l’État a en sa possession d’autres leviers dans de grandes politiques publiques de santé, qui auraient pu être employés ? Ou est-ce que finalement il fallait bricoler ?
Gwenola Le Naour — C’est toujours plus facile d’analyser la situation a posteriori, mais il y a eu un défaut d’anticipation, très clairement. Sur ce point tous les experts sont formels, et même les rapports qui vont être produits par des parlementaires, je pense, diront tous la même chose. C’est-à-dire que les signaux d’alerte se sont manifestés en janvier. Il y a un certain nombre de signaux qui sont envoyés. En Italie du Nord où, contrairement à ce qui a pu être affirmé dans certains médias, le système de santé n’est pas défaillant, il y a un certain nombre de problèmes qui remontent très vite début février. Bref, on a des signaux qui ne sont pas des signaux faibles qui remontent, et une forme de déni malgré tout. Même si je n’aime pas beaucoup ce terme de déni, qui appartient plutôt à la psychanalyse, qui dit grossièrement que les gens n’ont pas conscience du danger. Mais chez nos hommes et femmes politiques, on a quand même cette impression d’une croyance partagée selon laquelle on allait pouvoir échapper miraculeusement au problème. Contrairement à nos voisins qui, eux, paraissaient moins bons que nous, manifestement. Malheureusement, l’avenir ne leur a pas donné raison. Donc je pense qu’il y a eu un défaut d’anticipation.
Après, est-ce qu’on aurait pu éviter les mesures telles que le confinement ? Là il est difficile de répondre. Mais par contre, ne pas communiquer en se fondant sur la peur, ça c’était quand même possible. Et en essayant plutôt de convaincre les gens que vu la situation où nous étions, il n’y avait rien de mieux à faire, mais sans utiliser un vocabulaire guerrier : éviter le « nous sommes en guerre » alors qu’on savait qu’on n’avait ni masques, ni tests... Le problème, on l’a su par la suite, c’est qu’on n’avait ni masques, ni matériel pour faire les tests, pour voir si les gens avaient ou non la Covid. Tout cela faisait qu’on était un peu démunis et donc que, sans doute, le confinement était inévitable, compte tenu du fait qu’il manquait des biens de première nécessité en cas de pandémie.
Je pense aussi que l’histoire récente, avec le fait que pour la grippe A et le virus H1N1 de gros moyens avaient été déployés, avec une vaccination obligatoire, etc., avait laissé des traces, et que nos élus et nos ministres, et puis les membres des directions administratives, notamment à la Direction générale de la santé, se sont peut-être dit « attention cette fois-ci, n’en faisons pas trop, attendons de voir ». Mais du coup, là ils ont sans doute trop attendu.
C’est mon regard d’observatrice de la situation, mais je pense que là, dans ce cas, il faudra faire des retours d’expérience et des analyses vraiment rétrospectives. Des analyses de ce qui s’est passé précisément pour pouvoir éclairer la décision par la suite. Parce que là, à mon avis, il y a eu une impréparation et une absence de volonté de voir les signaux d’alerte. Pensons aussi à Emmanuel Macron qui, quelques jours avant le confinement, sort au théâtre et dit qu’il faut apprendre à vivre avec le virus. Donc sa position a évolué de façon très rapide, compte tenu notamment des données qui lui étaient fournies et des modélisations qui lui étaient présentées par des instituts spécialisés.
Emmanuel Taïeb — Du point de vue de ce que ça dit de l’État, est-ce qu’on a eu là un retour très fort d’une souveraineté étatique ? C’est-à-dire qu’on a bien vu que la gestion était une gestion purement hexagonale. C’était très compliqué de parler avec les voisins européens. Un retour, donc, d’une souveraineté étatique, un État qui déploie sa puissance pour la protection, donc vraiment le côté État-providence, sur le mode « on va vous protéger, on va essayer de diffuser les vaccins dès qu’on les a », et en parallèle, une gestion qui relève de la biopolitique. C’est-à-dire qu’on a eu à la fois de la souveraineté et de la biopolitique. Parce que quand on commence à confiner les gens, à interdire des déplacements à plus d’un kilomètre, etc. on est là dans de la gestion de populations et dans de la gestion des corps qui relèveraient de la biopolitique au sens de Michel Foucault. Est-ce qu’on a eu ces éléments ? Ou est-ce qu’au fond ça fonctionne habituellement comme ça ?
Gwenola Le Naour— J’ai tendance à penser qu’on a quand même beaucoup bricolé, c’est-à-dire qu’il y a eu cette décision de confiner de manière drastique prise par le chef de l’État et son entourage, sur proposition du Conseil scientifique. Avec une expertise qui était extrêmement centrée sur des données médicales et pas tellement sur des données économiques, même si évidemment, elles étaient en arrière-plan. Sur la souveraineté, j’aurais du mal à répondre que c’est uniquement de la souveraineté, parce que j’ai l’impression qu’il y a eu quand même des décisions fortes, politiques, avec un confinement de la population et des restrictions des libertés fondamentales. Mais, malgré tout, l’État était assez démuni et avec une incapacité manifeste de contrôle de la population. Si on regarde bien, en Seine-Saint-Denis, par exemple, les forces de l’ordre ont mis beaucoup d’amendes pour non-respect du confinement, parce que c’est impossible de confiner toute une population, notamment quand elle vit dans des logements exigus, à plusieurs, etc. Il y a donc une incapacité à mettre en place des mesures qui visent vraiment à contrôler les populations.
Sur le fait de pouvoir mesurer où on en était de l’épidémie et ce qu’il fallait faire, on n’avait pas les moyens de tester massivement la population, donc c’était impossible à mettre en place. Donc, j’aurais plutôt tendance à avoir une vision un peu négative de cette intervention de l’État, qui a bricolé finalement avec les données dont il disposait et sans avoir vraiment les moyens de sa politique, faute notamment d’avoir des stocks de masques et des tests disponibles. Avec des décisions qui sont quand même sujettes à discussion, comme d’avoir appliqué les mêmes mesures sur l’ensemble du territoire, alors que les données montraient très clairement que sur certains territoires il y avait une très faible circulation du virus, avec une coupure Est/Ouest et métropoles/territoires ruraux. Les habitants de la Bretagne, par exemple, ont pu s’interroger sur des mesures qui venaient les contraindre alors que dans leur territoire la tension sur les services hospitaliers était faible.
Évidemment, il est impossible de prédire l’avenir. Autoriser les gens à circuler dans certains territoires et pas dans d’autres aurait été compliqué, il y aurait eu un problème d’équité, et beaucoup de choses auraient été peu comprises, mais je trouve que c’est plutôt le signe de défaillances de l’État. Avec une volonté de violenter les populations, c’est-à-dire qu’avec le recul, on se dit qu’il y a eu des formes de « maltraitance institutionnelle ». Les parcs urbains ont été fermés, les gens avaient interdiction d’aller dans la forêt, sur la plage, etc. ce qui d’un point de vue sanitaire ne se justifie pas vraiment, même en l’état des connaissances en mars 2020. Si le modèle, c’est la Chine, évidemment, ce sont des mesures de confinement drastiques qui sont mises en place, mais je trouve que ça ne témoigne pas d’une forme de souveraineté telle qu’on peut la concevoir dans un État démocratique.
Emmanuel Taïeb— Vous avez évoqué la question des données et cette crise a aussi été l’occasion de voir une extrême sensibilité aux chiffres et une extrême présence des chiffres. Par exemple, le nombre de lits en réanimation, le nombre de malades, le nombre de vaccinés, le nombre de non-vaccinés. Autant certains de ces chiffres peuvent être précis, par exemple le nombre de lits en réanimation dont on peut imaginer qu’il remonte des hôpitaux, ou le nombre de vaccinés, mais le nombre de non-vaccinés est déjà un peu moins précis, parce qu’on ne connaît pas le chiffre exact de la population. Qu’est-ce que vous a inspiré cette extrême présence des chiffres dans le débat public et dans la décision politique ?
- 4 Voir notamment les articles d’Emmanuel Didier dans AOC média et notamment « Politique du nombre de (...)
Gwenola Le Naour — Cette question de la quantification est vraiment centrale dans les politiques de santé publique4. Il faut avoir le bon chiffre pour pouvoir engager des mesures de santé publique. J’ai participé à une expertise sur les risques infectieux liés à l’usage de drogues et les gens qui coordonnaient cette expertise n’avaient de cesse de nous dire « donnez-moi un chiffre que je puisse présenter à la Direction générale de la santé ou au ministre de la Santé », pour ensuite engager des réformes de l’action publique. Donc, là, effectivement, on voit qu’on a produit des données très rapidement sur ces questions de mortalité, au début, et des données hospitalières, puisqu’on n’avait pas, comme aujourd’hui, les chiffres sur le nombre de tests positifs, puisqu’il n’y avait pas de tests.
Ça dit des choses sur la légitimation de l’action publique. Pour se légitimer et légitimer les mesures, on a demandé au directeur général de la Santé d’aller tous les soirs égrener le nombre de morts et le nombre de lits en réanimation. Je pense que c’était un moyen de justifier l’exceptionnalité des mesures et de dire « attention, vous voyez, si on ne fait rien, il y aura 150 000 morts ». C’est toujours une communication fondée sur la peur, puisque qu’en sortant ces chiffres sur le nombre de décès, ça suscite évidemment de l’anxiété. Ça prouve qu’on a un appareil de mesure qui a l’air assez efficace, mais il faudrait creuser pour comprendre comment sont construites ces données. On peut le faire si on le souhaite, en allant sur le site de Santé publique France où un certain nombre d’indicateurs sont expliqués.
Sur la quantification, il faut évoquer toutes les modélisations mathématiques, et tous les prophètes de malheur, d’instituts très prestigieux, venus sur les plateaux télé pour dire « on a des modèles de modélisation qui nous disent que si on fait ça et ça ». Or ces modèles-là sont assez peu transparents pour le grand public. Même si les proches d’Emmanuel Macron l’ont présenté comme très compétent en épidémiologie, il est difficile de rentrer dans ces modèles, et on voit que ce sont certaines modélisations qui finiront par être considérées comme plus convaincantes que d’autres types de savoirs. Je pense notamment à des savoirs qui auraient pu être utilisés, comme ceux issus de l’anthropologie ou de la sociologie, qui ont été moins mobilisés que ces modélisations mathématiques, pour penser la pandémie et son développement. Mais on voit à quel point la quantification est un levier d’action important. S’il y a un chiffre notamment de risque de mortalité importante, on justifie l’action publique et on peut continuer à mettre en place des mesures, y compris exceptionnelles, si les chiffres le justifient.
Emmanuel Taïeb— Toujours sur la question des données, mais en allant vers quelque chose d’un peu plus positif, qui est la très forte présence du discours scientifique en général, du discours médical, du discours sur les virus et les épidémies. On a eu beaucoup de gens sérieux qui sont venus sur les plateaux télé ou qui ont donné des interviews à la presse. Le grand public a commencé à se familiariser avec le principe de la relecture par les pairs, avec les travaux non-publiés, avec la question des échantillons, du groupe témoin, du placebo, etc. Il y a eu aussi des charlatans, bien sûr, mais est-ce qu’il n’y a quand même pas eu là une explosion de la présence de la science dans le débat public ? Avec ses divisions et avec ses visions, mais avec quand même une parole qui a pu se faire entendre alors qu’habituellement elle peut être écrasée par d’autres types de parole.
Gwenola Le Naour— Il y a beaucoup de vocabulaire médical et épidémiologique qui a été vulgarisé, par exemple, « cluster ». Pour moi qui travaille sur les questions de santé environnementale, il fallait expliquer à chaque fois ce que c’était, aujourd’hui ce n’est plus la peine. Après, il faudrait étudier la réception de ces discours scientifiques en population générale.
L’épidémie de Covid-19 a rendu visibles des controverses. C’est un aspect qui peut être interprété comme positif et négatif : on a vu s’affronter sur les plateaux de télévision, souvent à des heures tardives, des gens qui avaient des avis très différents, mais qui étaient dépositaires d’un savoir scientifique à peu près équivalent. Je pense à des épidémiologistes qui se sont affrontés sur des plateaux télé, par exemple Martin Blachier et Catherine Hill, qui n’étaient pas du tout d’accord. Même s’ils étaient très rigoureux l’un et l’autre dans la démonstration de leur point de vue, ça donne l’impression quand même que l’expertise reste très partielle, incertaine, qu’on ne peut pas tout savoir et qu’il y a beaucoup d’incertitudes. Je ne suis pas sûr que ce soit complètement compréhensible par tout un chacun qui a plutôt tendance à prendre position pour l’un ou pour l’autre, un peu comme dans un débat politique, alors que ce n’est pas un débat politique, c’est un débat entre scientifiques, justement, qui peut permettre de faire avancer la science si ensuite on mène des expériences ou si on confronte les données aux faits. Je pense notamment aux débats sur les tests, la façon d’isoler les malades et le contact tracing qui ont beaucoup divisé les épidémiologistes.
Je pense aussi aux controverses sur certains médicaments qui ont été rendues particulièrement visibles, avec des personnalités scientifiques qui clivent, qui sont devenus médiatiques et qui vont donner du grain à moudre à certains mouvements opposés à la vaccination. Pas tellement la vaccination en général, car ceux qui sont opposés à la vaccination contre la Covid-19 sont bien plus nombreux par exemple que les membres de la ligue nationale pour la liberté des vaccinations qui s’oppose à l’obligation vaccinale pour les maladies infantiles et existe depuis les années 1950.
Ces controverses sont donc positives du point de vue du sociologue ou du politiste, parce qu’on peut se dire que le grand public assiste à des controverses et voit que la science n’est pas pure et parfaite, qu’il y a beaucoup d’incertitudes avec lesquelles il faut gérer et composer. Ma crainte est plutôt qu’une partie du public considère justement qu’il faut prendre parti pour ou contre. Beaucoup de choses ont été très controversées, par exemple le cas des enfants, sur lequel on a entendu tout et son contraire. Sont-ils transmetteurs ou non ? Faut-il les vacciner ou non ? La Société française de pédiatrie s’est montrée plutôt défavorable à la vaccination des enfants de 5 à 11 ans sans comorbidités. Tout ça est de nature à rendre finalement le discours scientifique, certes plus humain, parce que moins « descendant » et moins plein de certitudes, mais en même temps ça peut susciter également l’inquiétude si on se dit qu’il n’y a pas de certitudes. Le débat télévisé n’est pas la bonne façon d’exposer les controverses scientifiques, parce ça tourne à l’affrontement et au dialogue de sourds. Les gens vont rigidifier leurs points de vue, alors qu’un débat plus serein aurait permis d’avancer.
Emmanuel Taïeb — Dans le débat public, on a eu aussi quelque chose d’absolument non-scientifique, qui a été le retour de croyances irrationnelles et la présence d’un discours complotiste très important. Par exemple autour de la vaccination, qui est en fait à peu près le même discours que celui qu’on avait pu observer pour l’épidémie de H1N1 avec la puce 3G ou 4G, à l’époque (maintenant c’est la puce 5G, parce que tout avance...). Discours sans doute minoritaire — il faudrait le mesurer —, mais rendu très bruyant par les réseaux sociaux. Comment avez-vous perçu le retour du complotisme et de certaines croyances, alors que précisément, le discours scientifique et ses controverses étaient aussi présents ?
- 5 Jeremy K Ward et al., « Vaccine hesitancy and coercion: all eyes on France », Nature immunology, vo (...)
Gwenola Le Naour — Malheureusement, ce discours complotiste n’avait jamais disparu. On a des groupes, notamment sur Internet, qui vont être dans une défiance vis-à-vis des institutions publiques et qui trouvent avec la Covid-19 une tribune. En plus, ils auront des personnalités médicales et scientifiques qui vont aussi être de leur côté. On retrouve aussi chez des médecins cette hésitation vaccinale ou cette hostilité. Il y a bien des médecins — une minorité, certes — qui ont fait de faux certificats, y compris des certificats pour non-port du masque. Je pense que nous sommes à un niveau de défiance à l’égard des institutions publiques qu’il faudrait objectiver, mais qui est très fort.
Sur l’hésitation vaccinale, je trouve que le fait d’opposer les pro et les anti est un problème. On est sur une technologie, notamment les vaccins à ARN messagers (il y a d’autres types de vaccins, qui reposent sur la technologie classique), qui n’est pas anodine. Il est donc assez légitime que les gens se posent des questions, notamment parce qu’ils sont particulièrement informés sur la pratique des essais cliniques randomisés. Ils ont bien compris qu’il y avait différentes temporalités : ce qu’on sait, post-essais cliniques, et ce qu’on sait trente ans après l’usage de tel ou tel vaccin, même si les vaccins sont plutôt sûrs. Il y a peu d’effets à moyen et long terme des vaccins, mais malgré tout l’ARN messager n’ayant jamais été autant utilisé, on peut quand même légitimement se poser la question.
Balayer cette question en disant que les gens seraient irrationnels et en rangeant tous ceux qui ne voudraient pas se faire vacciner dans le même sac, c’est un peu problématique et ça ne risque pas d’inciter les gens à la vaccination. Jeremy Ward, sociologue à l’Inserm, qui a beaucoup travaillé sur l’hésitation vaccinale avant et pendant la Covid-19, dit un certain nombre de choses intéressantes là-dessus5.
Sur les théories du complot, c’est un problème pour la démocratie et c’est un problème aussi pour l’enseignement de la sociologie des sciences, mais aussi de la sociologie politique. J’ai tendance dans mes cours à plutôt insister sur le fait qu’il faut favoriser le pluralisme scientifique, que les controverses sont bonnes pour l’expertise, notamment dans les agences d’expertise scientifiques. Il y a des protocoles et des méthodologies pour aboutir à une autorisation de mise sur le marché d’un médicament ou d’un pesticide, il y a aussi des groupes de travail dont les membres confrontent leurs savoirs et méthodologies. Pour les pesticides, comme le glyphosate notamment, on a vu des avis assez divergents émis par des institutions chargées de documenter sa nocivité. Mais ça ne signifie pas que tous les savoirs peuvent être mis sur un même pied et que tous les discours sont équivalents ou relatifs. C’est compliqué, parce que les théories complotistes sur la vaccination se nourrissent aussi de certains travaux scientifiques. Ça pose la question de notre rôle en tant qu’observateurs, sociologues et garants aussi d’un savoir et d’un apprentissage sur les discours qui sont tenus et sur les sources. Quand on étudie un discours, il faut aller voir sur quelles sources il s’appuie, il faut réussir à le déconstruire et apprendre aux étudiants et aux citoyens à le déconstruire. Mais c’est la violence qui est assez inquiétante, parce qu’on voit que dans ces mouvements il y a quelques personnes qui sont très radicalisées, qui vont jusqu’à aller violenter des élus de la République.
Ça pose des problèmes aussi parce qu’on ne peut pas discuter sereinement. Mais ça dit surtout des choses sur le niveau de défiance vis-à-vis des institutions officielles. Malheureusement, je pense que des discours fondés sur la peur et qui vont stigmatiser les non-vaccinés, comme l’a fait Emmanuel Macron il y a quelques jours (« emm*** les non-vaccinés », ndlr), ne sont pas de nature à améliorer la situation. Je pense que les gens qui ne veulent pas se faire vacciner ne vont pas être convaincus par ce type de discours. Peut-être qu’ils vont finir par le faire, parce que dans leur vie quotidienne, ils sont trop embêtés, mais ce n’est pas comme ça qu’on obtient un consentement à la vaccination. Des décennies de recherches en sociologie de la vaccination auraient permis à Emmanuel Macron de ne pas tenir ce type de propos. Mais je pense qu’il n’a pas tenu compte de ces travaux-là.
Emmanuel Taïeb — Je voudrais qu’on termine cet entretien en essayant de tenir deux échelles différentes, l’échelle individuelle et l’échelle globale. À l’échelle individuelle, je pense à tout ce qui a été demandé aux citoyens comme gestes individuels : les gestes barrières, la mal-nommée « distanciation sociale », qui était plutôt une distanciation physique, le lavage des mains, le port du masque. Est ce qu’il y a là quelque chose qui relève, par exemple, de la « biopolitique déléguée », du « souci de soi » de Michel Foucault ? En tout cas, on tente la confiance en la possibilité pour les individus de prendre soin d’eux.
- 6 Luc Berlivet, « Une biopolitique de l’éducation pour la santé. La fabrique des campagnes de prévent (...)
- 7 Voir par exemple les publications de Nathalie Bajos et al., Les inégalités sociales au temps du COV (...)
Gwenola Le Naour — Oui sur le masque, les gestes barrières et la distanciation physique, il y a cette volonté effectivement de déléguer la biopolitique à des citoyens. Mais j’aimerais aussi mettre l’accent sur un point qui me semble quand même essentiel et dont on n’a peu parlé pour le moment, qui est cette idée qu’on met l’accent sur la responsabilité individuelle (ce qui va dans le sens de la biopolitique) et sur la surveillance de tous par tous, notamment sur le masque. J’ai assisté à des scènes, je pense, comme tout le monde dans les transports en commun, où des personnes âgées ont eu tendance à avoir des propos extrêmement violents à l’endroit de personnes plus jeunes qui avaient le masque sous le nez ou pas de masque. On est donc tous en train de se surveiller et on va tous appliquer ces gestes-là pour se protéger les uns les autres. Mais ce qui me gêne en tant que politiste et spécialiste des politiques de santé, c’est encore une fois qu’on met l’accent sur la responsabilité individuelle. Ça rejoint aussi les travaux de de Luc Berlivet et de Marie Ménoret sur les politiques de prévention et les politiques de dépistage du cancer6, où on demande aux individus d’appliquer une politique de prévention et de prévenir eux-mêmes les contaminations dans le cas de la Covid. Mais on ne va pas réfléchir finalement à d’autres déterminants, comme la pollution, les inégalités environnementales ou les inégalités sociales de santé. On met alors l’accent sur des mesures individuelles où on focalise sur la responsabilité individuelle et où on va culpabiliser les gens parce qu’ils n’ont pas appliqué suffisamment les gestes barrières, alors qu’on sait bien — les chiffres sont assez formels — qu’il y a des inégalités très importantes en termes de contamination, et que le fait d’habiter dans un logement avec plusieurs personnes, de ne pas pouvoir être en télétravail et donc de devoir prendre les transports en commun et d’aller travailler dans certains environnements — je pense aux abattoirs — entraîne un sur-risque de contamination : voir notamment les publications issues de l’enquête EpiCov7
La focalisation sur les gestes barrières et sur des mesures individuelles est très révélatrice des politiques de santé publique contemporaines, avec cette idée de biopolitique, de surveillance, de panoptique et sur le fait que c’est sur vos épaules que repose la responsabilité. Jean-François Delfraissy a beaucoup dit au moment de l’apparition et de la propagation du variant omicron que si on baissait de 15 % nos interactions, on réduirait de 50 % le nombre de contaminations. Ces chiffres doivent sûrement provenir d’un modèle mathématique, mais ce type de discours me gêne parce qu’il est très culpabilisant pour les personnes qui vont être contaminées ou en contaminer d’autres, parce que la question du travail et des conditions de vie est éludée.
Il faut aussi évoquer les autres mesures auxquelles on est confronté dans les établissements recevant du public, à l’université et dans les écoles, comme l’extraction d’air, la mesure du CO2, où on voit qu’on a un peu abandonné la volonté d’améliorer la qualité de l’air. Il faut, nous dit-on, « ouvrir les fenêtres », ce qui signifie bien qu’on n’a pas décidé de mettre les moyens sur l’amélioration de la qualité de l’air intérieur et extérieur. Or, même si Santé Publique France dit d’être très prudents avec les premiers résultats des enquêtes qui ont été menées, il y a un certain nombre d’équipes en Italie, en France, qui montrent un lien entre la surexposition à des pollutions environnementales et les contaminations à la Covid. On voit bien qu’il y a des déterminants environnementaux qui sont à prendre en compte et qu’on focalise plutôt sur des questions individuelles et le respect d’un certain nombre de gestes barrières. On est dans un processus qui correspond très bien à des questions de biopolitique et d’une responsabilité qui repose sur les individus et la communauté, sans agir sur les déterminants sociaux et environnementaux de santé.
Emmanuel Taïeb — Si on reste sur les déterminants environnementaux, ça nous permet de changer d’échelle. Ce virus-là a été un virus mondial. Est-ce que ça renvoie à l’idée de ce qu’on appelle « One Health », la « santé globale » ? Est-ce que cette notion s’applique dans le cas présent ? Et de quoi s’agit-il ?
- 8 Voir par exemple son ouvrage : Serge Morand, L’homme, la faune sauvage et la peste, Paris, Fayard, (...)
- 9 Auriane Guilbaud, « Le rôle d’alerte épidémiologique et d’action en santé publique de l’Organisatio (...)
Gwenola Le Naour — « One Health » et « santé globale » sont deux notions assez différentes. La première renvoie à l’idée qu’il faut prendre en compte la santé des animaux, la santé des humains et la santé des végétaux. C’est une idée des années 2000, sans doute en germe avant, portée notamment par des écologues et des conservationnistes, des gens qui militent pour la conservation d’un certain nombre d’espèces naturelles, pour la biodiversité, des scientifiques qui vont être dans une posture aussi de plaidoyer, consistant à dire qu’ils constatent tous les jours la disparition de certaines espèces et qu’il faut améliorer la biodiversité pour limiter l’apparition de nouveaux virus et de zoonoses.
Tout cela a un lien avec la Covid puisque pour un certain nombre de zoonoses, dont la Covid-19, il y a une forte présomption que la maladie se transmet de la faune sauvage vers la faune domestique et vers les hommes. Pour Ebola, il n’y a pas de présomptions, c’est une certitude. Tout cela est également lié à la déforestation et au fait qu’on empiète de plus en plus sur les territoires de la faune sauvage. La proximité entre la faune sauvage et les élevages intensifs accroît le risque de transmission entre espèces et animaux. Tous les ans en France, maintenant, on a des épisodes de grippe aviaire, notamment dans le Sud-Ouest, ce qui est un problème sanitaire et économique très important.
Ces questions de zoonoses sont donc très problématiques et font maintenant l’objet de discours politiques comme dans la campagne présidentielle de 2022, puisque Jean-Luc Mélenchon en parle très souvent, Yannick Jadot aussi, en disant qu’il faut maintenant changer nos modes de vie et notamment réduire l’agriculture intensive. Forcément, avec la Covid-19 ça a une résonance très importante, parce qu’il y a cette idée que la contamination est venue par une chauve-souris. On ne connaît pas encore l’animal transmetteur, mais ensuite cela se serait transmis aux hommes par la vente sur des marchés de cette faune sauvage qui aurait été braconnée ou par la faune domestique qui aurait été contaminée.
Le concept de « One Health » a eu une résonance très grande depuis la pandémie, puisque les collègues qui travaillent sur ces questions, Frédéric Keck et l’écologue Serge Morand8 par exemple, ont été beaucoup entendus et beaucoup médiatisés. Serge Morand plaide notamment pour maintenir la biodiversité, limiter l’agriculture intensive, repenser notre rapport aux animaux pour lutter contre les zoonoses. Ça permet justement de questionner les liens entre santé animale, santé végétale, santé humaine, et c’est un point positif de cette pandémie (il faut bien qu’il y en ait...).
La « santé globale » renvoie au rôle des institutions internationales, comme l’OMS, dans la lutte contre les maladies et notamment les pandémies, parce que ça fait partie des plans d’action de l’OMS. On dispose sur ce sujet des travaux d’Auriane Guilbaud ou Mathilde Bourrier, qui travaillent sur ces questions depuis plusieurs années et qui montrent les limites structurelles de la santé globale et des institutions internationales9, avec des inégalités Nord-Sud et une difficulté à permettre l’accès à la vaccination des populations et des pays non-fortunés. La pandémie de Covid-19 a montré des inégalités saillantes avec les pays où la couverture vaccinale est très faible ou qui n’ont pas accès aux vaccins. Ce que disent les experts de l’OMS c’est qu’en ne fournissant pas en vaccins des populations qui ne peuvent pas y avoir accès ou qui n’ont pas les moyens d’avoir les doses avant les autres, on risque de favoriser l’arrivée d’un nouveau variant. C’est lorsqu’on aura une couverture vaccinale internationale qu’on pourra espérer sortir vraiment la tête de l’eau.
Au-delà de la pandémie, ces problèmes de santé globale se posent de manière cruciale et saillante, et on voit qu’ils ne le sont pas du tout réglés, et que les institutions qui s’occupent de santé comme l’OMS sont extrêmement faibles, et ont un discours assez peu dicible. À tel point que le discours est sans arrêt focalisé là aussi sur la peur. Parce que je crois que c’est un peu le seul moyen qu’ils ont pour se faire entendre, et c’est très problématique.
Donc « One Health » : montée en charge de ce discours et des expertises sur ces questions, avec peut-être des réformes structurelles de l’action publique ou en tout cas de l’agriculture. Qui sait ? Et « santé globale » : des problèmes d’accès aux soins et aux médicaments pour des populations. C’est déjà le cas pour le sida ou pour le paludisme, mais ça le rend d’autant plus criant quand on voit que le virus circule beaucoup dans les pays dits développés, et ensuite revient avec une boucle, un cercle vicieux, mais que dans les pays émergents et vulnérables, qui n’ont pas accès aux traitements comme dans les pays occidentaux développés, on a un vrai problème qui n’est pas réglé et n’est pas en passe d’être réglé. Ça n’a pas l’air d’être la priorité. Israël a déjà lancé l’acquisition des quatrièmes doses via son marché privilégié avec Pfizer. Donc, l’objectif n’est pas de donner des vaccins à d’autres pays qui en manqueraient. Même s’il y a bien des tentatives d’essais, pas très abouties.
Emmanuel Taïeb— Avec ce virus et les difficultés à le combattre, est-ce qu’il faut accepter dans nos vies une part d’incertitude ?
- 10 Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003.
Gwenola Le Naour — Je pense aux travaux de Robert Castel, qui a bien démontré dans L’insécurité sociale10, que des années de progrès technologiques et scientifiques, d’amélioration des modes de vie font que les sociétés, et notamment des sociétés comme la nôtre, deviennent averses au risque. C’est-à-dire qu’il y a l’idée d’une aversion au risque et que les progrès de la médecine, la Sécurité sociale, etc. dans un pays comme la France en particulier, font que les risques sont difficilement acceptables. Donc je pense qu’il faut s’habituer à vivre avec une part d’incertitude, mais il faut surtout essayer de faire en sorte qu’on puisse limiter un certain nombre de catastrophes à venir et se préoccuper davantage à la fois des inégalités sociales de santé et aussi, dans une perspective plus « One Health », des questions de changement climatique, de disparition de certaines espèces. Parce qu’un certain nombre de chercheurs alertent sur le fait que, sans doute, ça augure de nouvelles pandémies et que, peut-être, il n’est pas trop tard pour agir.
Notes
1 Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, Covid-19 : une crise organisationnelle, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.
2 Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010 ; Frédéric Keck, Les sentinelles des pandémies, Paris, Seuil, 2020.
3 Andrew Lakoof, Unprepared : Global Health in a Time of Emergency, Oakland, University of California Press, 2017.
4 Voir notamment les articles d’Emmanuel Didier dans AOC média et notamment « Politique du nombre de morts », 16 avril 2020 https://aoc.media/opinion/2020/04/15/politique-du-nombre-de-morts/
5 Jeremy K Ward et al., « Vaccine hesitancy and coercion: all eyes on France », Nature immunology, vol. 20,10, 2019, p. 1257-1259 ; Jeremy K. Ward, Patrick Peretti-Watel, « Comprendre la méfiance vis-à-vis des vaccins : des biais de perception aux controverses », Revue française de sociologie, vol. 61, 2020/2, p. 243-273.
6 Luc Berlivet, « Une biopolitique de l’éducation pour la santé. La fabrique des campagnes de prévention », in Didier Fassin et Dominique Memmi (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004, p. 37-75 ; Marie Ménoret, « Femmes sous contrôle : sociologie d’une détection précoce », in Danièle Carricaburu, Michel Castra et Patrick Cohen (dir.), Risque et pratiques médicales. Presses de l’EHESP, 2010, p. 203-214.
7 Voir par exemple les publications de Nathalie Bajos et al., Les inégalités sociales au temps du COVID-19 : https://www.iresp.net/wp-content/uploads/2020/10/IReSP_QSP40.web_.pdf
8 Voir par exemple son ouvrage : Serge Morand, L’homme, la faune sauvage et la peste, Paris, Fayard, 2020.
9 Auriane Guilbaud, « Le rôle d’alerte épidémiologique et d’action en santé publique de l’Organisation mondiale de la santé », Informations Sociales, n° 203 « Les acteurs internationaux de la protection sociale », 2020 ; Mathilde Bourrier, « Conditions d’accès et production de connaissances organisationnelles, quelles possibilités de produire des connaissances contextualisées sur le fonctionnement du “système de santé global” ? », Revue d’anthropologie des connaissances, 2017, vol. 11, n°4 http://archive-ouverte.unige.ch/unige:99823 ; Mathilde Bourrier, « Dans les coulisses de la gestion de l’épidémie Ébola en Afrique de l’Ouest (2014-2016) : l’ère de l’“OMSF” », Sciences sociales et santé, 2019, vol. 37, n°2, p. 39-65 http://archive-ouverte.unige.ch/unige:120939
10 Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Emmanuel Taïeb, « Les politiques de santé à l’épreuve du Covid-19 », Quaderni, 106 | 2022, 119-134.
Référence électronique
Emmanuel Taïeb, « Les politiques de santé à l’épreuve du Covid-19 », Quaderni [En ligne], 106 | Printemps 2022, mis en ligne le 05 janvier 2025, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/2325 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.2325
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