Médiatisations et polarisations dans la crise du Covid-19
Texte intégral
1François Allard-Huver est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lorraine. Ses recherches s’inscrivent à la croisée de plusieurs champs d’études : la communication environnementale et sanitaire, la communication institutionnelle et corporate, au prisme de la question du risque, les transformations médiatiques et notamment digitales du débat public. Il a consacré une thèse de doctorat, soutenue en 2015, à la question de la « transparence » dans l’évaluation du risque à travers le cas de l’affaire Séralini. Cet entretien a été réalisé le 5 janvier 2022.
Thierry Devars — Pourquoi et comment vos travaux vous ont-ils conduit à travailler sur des questions de communication de crise et de santé publique ? Dans cet esprit, avez-vous consacré des recherches, individuelles ou collectives, à la crise sanitaire de la Covid-19 ?
François Allard-Huver — J’ai beaucoup travaillé sur les controverses relatives aux pesticides et aux OGM en pensant à la fois les enjeux environnementaux et les questions de santé publique soulevés par ces objets. Je me suis tout particulièrement intéressé au cas du glyphosate qui a alimenté la controverse scientifique et conduit à de nombreuses crises. Ces recherches m’ont ainsi amené à m’intéresser essentiellement aux crises sanitaires liées à l’alimentation et à leurs enjeux environnementaux. J’ai par exemple travaillé sur le scandale des œufs contaminés au Fipronil, mais également sur la contamination au mercure des populations amérindiennes vivant en Guyane. Lorsqu’elle est apparue, la crise de la Covid-19 a suscité dans mon environnement professionnel des réflexions et des initiatives de recherche collectives sur le type de médiatisation dont elle a fait l’objet, et sur les réponses apportées par les acteurs publics pour y remédier. Un projet de recherche a notamment été formalisé autour des controverses liées aux campagnes de vaccination contre la Covid-19 et aux discours de leurs détracteurs.
Thierry Devars — La crise de la Covid-19 vous semble-t-elle comparable à d’autres crises sanitaires de nature et d’ampleur semblables ?
François Allard-Huver — L’histoire de la santé publique fait état d’épidémies et de crises sanitaires majeures, très largement relayées dans les médias, à l’image de la grippe espagnole et de l’épidémie de sida. La crise de la Covid19 se distingue de ces dernières par l’ampleur de la couverture médiatique dont elle fait l’objet. Elle s’inscrit également dans un contexte particulier de transformations de notre environnement médiatique qui bouleversent à de multiples égards notre appréhension des crises sanitaires en modifiant notamment notre rapport au travail et à la sphère publique. C’est aussi la première fois qu’une aussi grande partie de la population mondiale a été confinée en même temps. De ce point de vue, la crise sanitaire de la Covid19 constitue indéniablement un précédent.
Thierry Devars — Les transformations de notre environnement médiatique contemporain, globalisé et digitalisé, pourraient donc expliquer le caractère singulier de la crise sanitaire que nous traversons ?
François Allard-Huver — Oui, il faut également prendre en compte la propagation extrêmement rapide du virus, qui témoigne de cette mécanique de globalisation. Nous en percevons aujourd’hui les conséquences économiques, mais également géopolitiques et communicationnelles, à travers la circulation, à l’échelle mondiale, de discours, de représentations et de propagandes sur la gestion de la crise sanitaire.
Thierry Devars — Dans quelle mesure peut-on affirmer que la crise de la Covid-19 constitue un événement sans précédent dans l’histoire de l’humanité ?
François Allard-Huver — Les crises sanitaires ont toujours régulièrement ponctué l’histoire de l’humanité. Ce qui distingue la crise de la Covid-19 des autres crises sanitaires, c’est sa dimension multimodale – on ne saurait la restreindre à ses enjeux sanitaires – et mondialisée. Les recherches conduites sur la place des OGM dans la société ont bien montré que les enjeux environnementaux ne pouvaient constituer le seul critère d’intelligibilité de la controverse globale sur ce sujet. De la même manière, la crise de la Covid-19 est une crise globale et l’entrée sanitaire ne permet pas d’en saisir toute la portée. Elle revêt de multiples dimensions – politique, sociale, rhétorique, esthétique ou communicationnelle – qui dépassent largement le cadre d’une compréhension strictement sanitaire de ses enjeux.
De ce point de vue, elle pourrait être comparée aux deux guerres mondiales qu’ont vécues les générations précédentes et, dans une moindre mesure, à la crise économique et financière de 2008. La crise de la Covid19 demeure toutefois singulière par son ampleur, par le traitement dont elle a fait l’objet dans l’espace public et dans les médias, par son incontestable impact sur la société et les modes de vie.
Thierry Devars — De l’apparition du virus à Wuhan en novembre 2019 à la prolifération du variant Omicron en janvier 2022, vous semble-t-il possible de procéder, avec un peu de recul, à une caractérisation globale de la crise de la Covid-19 et à une circonscription des grands enjeux qu’elle soulève ?
- 1 1. Yves Jeanneret, L’affaire Sokal ou la querelle des impostures, Paris, PUF, 1998.
François Allard-Huver — La localisation du virus en Chine, telle que l’ont rapportée les grands médias d’information fin 2019, me rappelle la notion de « prétexte », sollicitée, au sens littéral du terme, par Yves Jeanneret pour qualifier, dans le cadre de ses travaux consacrés à l’affaire Sokal, les éléments précédant l’apparition d’une crise1. Dans le contexte de la Covid-19, l’attention portée par les médias à l’apparition du virus à Wuhan fonctionne, à mon sens, comme un prétexte, ou, si l’on veut, comme un signal faible, difficilement saisissable, qui devient objet de discours et d’attention. S’ensuit rapidement une phase de sidération marquée par un emballement des discours anxiogènes et catastrophistes qui mettent en lumière la force de frappe de la crise et son caractère problématique pour le collectif.
Par ailleurs, si l’on considère la circulation sociale et médiatique des informations à son sujet, on constate que la crise de la Covid-19 suscite une abondante production de chiffres. L’outil statistique constitue un artefact récurrent pour en rendre compte, à l’image des données fournies publiquement par l’application CovidTracker. La crise soulève également un enjeu politique et règlementaire très important. Les choix effectués par la puissance publique, en termes d’appareillage légal, pour juguler et réguler la crise font l’objet de très vifs débats – en témoigne par exemple le passage du pass sanitaire au pass vaccinal. La crise est par ailleurs porteuse d’un enjeu narratologique fort. D’une part, parce que sa portée historique se donne à lire à travers les innombrables récits d’histoires personnelles qui lui sont associées. D’autre part, parce que la mise en récit de la crise proposée dans l’espace public médiatique vient cristalliser les dissensions entre celles et ceux qui souscrivent au discours des autorités publiques et celles et ceux qui en contestent la pertinence, à l’image des tenants de la théorie du complot.
Enfin, il me semble que la question de la médiation des savoirs constitue un enjeu crucial de cette crise. Le médecin et la figure de l’expert en santé sont particulièrement sollicités. Le cercle attendu des acteurs de la médiation se diversifie jusqu’à intégrer en son sein des postures relevant de l’ultracrépidarianisme (ndlr : le fait de s’exprimer sur un domaine où l’on ne dispose pas de compétences avérées).
Thierry Devars — La pandémie de la Covid-19 a donné lieu à des mesures de restriction sans précédent. Elle s’est accompagnée d’une activité communicationnelle considérable et plurielle conduisant paradoxalement à accentuer une perte de repères, une crise des savoirs et des croyances dans l’ensemble de la société. Vous semble-t-il possible d’esquisser une typologie des voix, une cartographie des acteurs qui ont contribué à la mise en visibilité de la crise dans la sphère publique mondialisée ?
François Allard-Huver — La voix des acteurs du monde de la santé a été et reste prépondérante. D’abord, celle des médecins et des épidémiologistes, puis celle des « petites mains » du secteur médical et hospitalier – les infirmiers, les aides-soignants, etc. Les acteurs du monde politique ont également contribué à la mise en visibilité de la crise de la Covid-19. Rarement une crise sanitaire a à ce point sollicité la voix des politiques : les interventions présidentielles et ministérielles, à l’occasion d’allocutions télévisées et de conférences de presse, ont été extrêmement fréquentes sur un seul et même sujet. Viennent ensuite ce que j’appellerai les « voix dissonantes » qui contestent la pertinence du récit de la crise et mettent en cause la véracité d’une partie des savoirs qui sont diffusés sur le virus. L’affaire Raoult est emblématique de ce positionnement critique qui a polarisé l’attention des médias et du monde politique. Enfin, une partie des voix, plus difficilement audible, est celles des patients, qui, à travers la mise en scène médiatique dont elles font l’objet, peuvent être contestées par une partie de la population. Ainsi du témoignage de Karim Azzaoui, filmé en réanimation et décédé début 2022, qui a suscité de nombreuses critiques et rumeurs de la part des complotistes. La voix des malades est donc particulièrement difficile à entendre. En témoigne notamment le silence des patients accueillis dans les EHPAD que l’on pourrait qualifier de « non-voix ».
Thierry Devars — Cette typologie des voix de la crise se structure donc autour de trois groupes : les voix expertes, a fortiori médicales, les voix politiques, les voix des patients. Toutes ces voix sont traversées par des clivages qui semblent constitutifs de la crise.
François Allard-Huver — En effet, la lecture de la crise de la Covid-19 donne lieu à un fort clivage. Il concerne à la fois la véracité des informations circulant sur le virus, les réponses politiques, sanitaires et sociales apportées par la puissance publique, mais également la relation des citoyens à la maladie et à la vie. Ce clivage revêt un caractère à la fois inédit et inattendu. Les controverses, les polémiques et les crises, de manière plus générale, sont marquées par des lectures et des positionnements contestataires, mais portent toujours une dimension alèthurgique, une promesse de vérité. Ce n’est pas le cas de la crise de la Covid-19 qui est marquée par un clivage idéologique très net.
Thierry Devars — Par-delà les acteurs précédemment évoqués, les acteurs privés – je pense notamment à l’industrie pharmaceutique – sont-ils parvenus à faire entendre une voix qui aurait également contribué à façonner la mise en visibilité de la crise de la Covid-19 ?
François Allard-Huver — Au début de la crise, la question de la vaccination est très rapidement apparue et a conduit à une politisation du discours des acteurs privés. Aux États-Unis, les responsables des grandes industries pharmaceutiques ont notamment été sollicités par Donald Trump à l’occasion de conférences qui ont pris les allures d’une vaste vente aux enchères autour du vaccin. La solution économique – celle d’un libéralisme salvateur – est alors apparue comme une option privilégiée pour sortir de la crise. Dans ce cadre, les acteurs de l’industrie pharmaceutique ont en effet eu voix au chapitre. Un ensemble de discours de promotion de l’innovation technologique est ensuite apparu et a pris de l’importance autour notamment de l’ARN messager. Ces « discours d’escorte » assumés par les acteurs de l’industrie nord-américaine sont venus accompagner et défendre cette innovation. A contrario, les acteurs du secteur français, à l’image de Sanofi, ont, quant à eux, pris la parole plus tardivement pour indiquer que le vaccin n’était pas à l’ordre du jour.
Thierry Devars — Lorsque le virus du VIH est apparu au début des années 1980, plusieurs qualificatifs stéréotypés ont été sollicités dans la presse pour rendre compte d’une maladie alors tout à fait méconnue du public. Les périphrases type « cancer gay » ou « peste rose » ont notamment participé de la mise en visibilité médiatique du virus. Dans le cadre de la Covid-19, quels types de discours et de formules ont été mobilisés pour caractériser le virus et sa propagation pandémique ?
François Allard-Huver — Le parallèle est en effet intéressant. J’ai eu l’occasion de travailler sur des crises alimentaires, et notamment, il y a une dizaine d’années, sur l’intoxication à la bactérie Escherichia coli. À l’instar d’autres crises, cette dernière a très rapidement imposé la figure du bouc-émissaire : il est apparu nécessaire de trouver un responsable. Cette mécanique engage la convocation d’imaginaires stéréotypiques de certaines populations ou catégories de population. En l’occurrence, c’est le « concombre espagnol » qui avait été désigné responsable de l’intoxication alors même que l’épidémie s’est déployée en Allemagne. Cette assignation dépréciative s’appuie sur l’activation d’imaginaires stéréotypés associés en Europe à l’opposition Nord/Sud et à son cortège de clichés. La figure du bouc-émissaire est récurrente dans les processus de mise en récit des crises sanitaires. Ainsi la crise de la Covid-19 a-t-elle rapidement été associée à la Chine avant que cette localisation ne s’efface et ne cède sa place à d’autres ancrages géographiques lorsque les variants sont apparus (Afrique du Sud, Angleterre, Inde...). La fabrique et la circulation médiatiques des formules destinées à rendre compte de la crise procède d’un geste de localisation qui rend compte de son caractère mondialisé mais également d’imaginaires xénophobes associés à la peur de l’autre et de l’ailleurs. À cet égard, les mesures de fermetures de frontières apparaissent illusoires et inadaptées à la vitesse de circulation du virus.
Thierry Devars — La peur de l’autre constituerait donc une matrice essentielle des artefacts législatifs mis en œuvre par les États pour endiguer la pandémie. Sur le plan narratologique, comment peut-on plus précisément caractériser le travail de mise en récit de cette crise sanitaire et la manière dont il va accompagner les politiques publiques destinées à la résorber ?
- 2 Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Paris, Robert Laffont, 1992, OXUS, 2010.
François Allard-Huver — Le schéma narratif canonique, centré sur la quête d’un héros et la participation d’adjuvants et d’opposants, me semble pertinent pour caractériser la mise en récit médiatique de la crise. Face à l’adversité incarnée par un virus « venu d’ailleurs », la recherche d’un remède magique, d’un Graal favorise l’émergence d’initiatives à forte teneur épique qui valoriseront des figures héroïques. L’attention accordée en France au professeur Raoult et à la solution de l’hydroxychloroquine témoigne de ce travail de mythification médiatique et de l’édification d’une sorte de légende arthurienne. On peut également rapprocher cette focalisation narrative spécifique à la théorie du monomythe formulée par Joseph Campbell2. L’hydroxychloroquine proposée par le professeur Raoult pour traiter la Covid-19 recèle une fonction salvatrice : c’est elle qui permettrait de sauver le monde et qui, aux yeux d’une partie de la population, contribue de facto à ériger Didier Raoult en figure héroïque. Il incarne le héros d’une quête qui lui est propre mais qui lui est également assignée par celles et ceux qui désapprouvent le récit officiel de la crise. La mise en récit médiatique de la crise de la Covid-19 s’est très rapidement focalisée sur la présence récurrente de certains personnages dans le débat public.
Thierry Devars — La mise en récit médiatique de la crise constitue un phénomène aisément observable mais difficilement intelligible. Les clivages précédemment évoqués sur ses significations – tant dans son traitement médiatique que sur le plan des réponses apportées pour la résorber – témoignent de cette complexité. Comment dès lors peut-on appréhender et comprendre les enjeux politiques, au sens fort du terme, qui constituent l’énonciation en privilège narratif pour les diverses parties prenantes de ce grand récit de la crise ?
François Allard-Huver — Deux visions et deux récits de la crise entrent en concurrence. La contestation des mesures sanitaires de confinement et de vaccination a contribué à fédérer une partie importante de la population. Le professeur Raoult incarne dès lors le héros d’un contre-récit à qui la quête du Graal pharmacologique est confiée. Ce clivage récit/contre-récit témoigne de la réversibilité narrative des positions occupées par les parties prenantes énonciatives de la crise. Ainsi, au regard des contempteurs du récit officiel de la crise, Emmanuel Macron n’incarne plus le valeureux protagoniste d’un « quoi qu’il en coûte » rédempteur pour le collectif, mais l’opposant au héros, Didier Raoult, et à ce qui serait la véritable quête du Graal, à savoir l’hydroxychloroquine. L’efficacité de ce récit tient au fait que les parties prenantes sont mis en miroir les uns par rapport aux autres : les positions de héros, d’adjuvants et d’opposants sont interchangeables.
- 3 Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, (...)
Thierry Devars — La crise recèle un fort potentiel médiagénique, voire transmédiagénique, pour reprendre l’expression de Philippe Marion3. La question de sa très forte mise en visibilité médiatique est également corrélée à un enjeu de lisibilité, lequel traverse la communication des autorités et le débat public autour de la crise. Dans quelle mesure peut-on caractériser cet enjeu de lisibilité et quelles seraient les éventuelles impasses auxquelles il se confronte ?
- 4 Bruno Latour, La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte (...)
François Allard-Huver — Ce qui est intéressant dans cette crise de la Covid19, c’est qu’elle a montré que, sur le plan scientifique et sanitaire, elle se construisait autour de « boîtes noires » pour reprendre les mots de Bruno Latour4. Pour la première fois, le grand public est le témoin privilégié d’un processus scientifique en cours de réalisation, ou si l’on veut « de la science en train de se faire ». Tous les éléments qui restent traditionnellement cantonnés dans les laboratoires de recherche (définition d’hypothèses et d’artefacts techniques, processus de validation ou de réfutation, élaboration d’un fait scientifique...) sont donnés à lire au public au gré des nombreuses sollicitations médiatiques sur le sujet. C’est tout le processus de mise en visibilité de l’activité scientifique dans les médias qui se trouve bouleversé et qui pose un problème de lisibilité dans la médiation des savoirs. Le temps long de la science cède le pas à un présentisme médiatique qui impose la publication de données nécessairement controversées sur le plan scientifique quant à la nature et à l’évolution du virus ou à l’efficacité de la vaccination. Pratique codifiée et ordinaire du travail scientifique, la controverse est exposée au grand jour et surmédiatisée.
Viennent ensuite les polémiques qui constituent un objet de prédilection pour les médias et qui concourent au problème d’intelligibilité de la crise précédemment évoqué. Ceci étant, l’émergence de voix respectées et écoutées contribue à la fois rendre visible et à donner du sens à un certain nombre de données relatives à la Covid-19. L’exemple de l’outil CovidTracker me semble à cet égard significatif d’un double effort de mise en visibilité et en lisibilité des informations sur le virus. Il valorise un idéal de transparence, voire de fétichisme de la donnée en proposant au public une ration quotidienne de chiffres et de graphes consacrés à la pandémie. Ces données sont ensuite appelées à circuler sur les réseaux socionumériques et à être évaluées, discutées et commentées. Il me semble que ce processus de publication et de publicisation des données proposé par CovidTracker constitue l’un des exemples les plus pertinents pour évoquer la question de la lisibilité de la crise.
Thierry Devars — D’une certaine façon, le fonctionnement du système médiatique contemporain serait peu propice à rendre lisible le travail scientifique et les « boîtes noires » précédemment évoquées.
François Allard-Huver — Tout à fait, les réseaux socionumériques, et notamment Facebook, ne constituent a priori pas un espace privilégié pour accueillir et mettre en œuvre un débat scientifique. Tous les travaux de recherche que j’ai pu mener sur les controverses scientifiques m’ont conduit à observer qu’elles sont beaucoup moins médiatisées que ne le sont les polémiques autour de la santé. L’attention médiatique se porte moins sur les enjeux strictement scientifiques des crises sanitaires que sur les modalités spectaculaires d’affrontements qu’elles suscitent dans l’espace public. La faible représentation des journalistes scientifiques pour rendre compte de la crise de la Covid-19 est significative de cette prédilection des médias pour la polémique. La façon dont les données scientifiques peuvent être appréhendées par les journalistes politiques par exemple n’aura bien évidemment pas la même signification ni la même portée.
Thierry Devars — Le mode de traitement médiatique de la crise de la Covid19, parfois erratique, entre directement en résonance avec les discours, les recommandations et les mesures émanant du pouvoir politique et souvent perçues comme contradictoires ou impertinentes. Je pense, à titre d’exemple, aux prises de parole de Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement au début de la crise, qui avait contesté l’utilité du masque et déclaré ne pas savoir comment en faire usage. Dans quelle mesure ces contradictions récurrentes ont-elles pu jouer un rôle dans le processus de lisibilité de la crise ?
François Allard-Huver — L’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen en septembre 2019 a donné lieu à une série de déclarations assez significatives. La minimisation des conséquences de l’accident a progressivement cédé le pas à une dynamique d’emballement médiatico-politique. Peu présents lorsque l’incendie s’est déclaré, les acteurs politiques ont massivement investi le terrain les jours suivants. Il est apparu nécessaire d’apporter des réponses très rapidement en dépit des incertitudes manifestes sur les raisons et les conséquences sanitaires de l’événement. L’injonction médiatique à la communication s’impose au politique alors même qu’un délai est nécessaire pour permettre aux chercheurs de produire des savoirs tangibles. Le cas de l’usine Lubrizol peut être comparé à la gestion communicationnelle de la crise de la Covid-19 par les décideurs politiques. L’exemple de la déclaration de Sibeth Ndiaye et d’Olivier Véran, diffusée à l’envi dans l’émission « Quotidien », sur l’inutilité du port du masque en population générale, témoigne des difficultés rencontrées par les acteurs politiques pour apporter publiquement des réponses à la crise alors même que l’état des savoirs sur le virus n’est pas stabilisé.
Thierry Devars — Les politiques se retrouvent, d’une certaine manière, pris au piège d’un champ – celui de l’information médiatique – et de ses logiques socio-éditoriales.
François Allard-Huver — Tout à fait. Il me semble également intéressant d’observer la caractérisation ambivalente du citoyen dans le discours politique. La propension au care et à un paternalisme centré sur le souci de soi et des autres a progressivement cédé le pas à un discours aux accents culpabilisants jetant l’opprobre sur les non-vaccinés. Cette forte polarisation constitue un révélateur des mécanismes de la crise en cours.
Thierry Devars — La crise de la Covid-19 est une crise globale et globalisée. À cet égard, au-delà du contexte hexagonal, quels types de communication les puissances publiques ont-elles déployé pour à la fois donner à lire les grands enjeux de la crise sanitaire et apporter des solutions susceptibles d’y remédier ?
François Allard-Huver — Lorsque le premier confinement a été mis en œuvre, j’ai eu l’occasion d’échanger avec plusieurs collègues européens, installés en Suisse, en Italie et en Allemagne, pour savoir comment chacun percevait la crise depuis son lieu de résidence. Comme évoqué précédemment, la présence dans les médias nationaux d’un discours stéréotypique, assignant l’origine du virus à une extériorité distincte, un espace étranger, est apparue prégnante. Le prisme de la comparaison s’est présenté comme un invariant dans la communication des puissances publiques et dans le traitement médiatique dont la crise de la Covid-19 a fait l’objet. Sur ce point, la temporalité de la crise a constitué un point de comparaison important entre les nations pour évaluer l’état de la situation à l’échelle locale et statuer sur les décisions et mesures à prendre. Les perspectives proposées par chaque État pour faire face à la crise se sont avérées différenciées et parfois radicales. On peut d’abord penser aux discours publics négationnistes, contestant la gravité de la pandémie et caractéristiques des administrations Bolsonaro au Brésil et Trump aux États-Unis. Ensuite viennent les discours publics technicistes qui assignent à la science une fonction salvatrice : on peut penser à Israël et à la Corée du Sud. Les pays européens, quant à eux, sont marqués par des discours et des mesures diversifiées, oscillant entre le confinement des populations et le choix de la vaccination. Dans l’ensemble, ils ont rencontré une très forte critique des opinions publiques sur les politiques conduites et la communication des autorités. L’opposition à la vaccination a particulièrement alimenté cette critique et son traitement dans les médias à la différence d’autres zones géographiques.
Thierry Devars — Globalement, on peut affirmer que la communication des puissances publiques s’est ajustée aux mesures sanitaires décidées par les États.
François Allard-Huver — Oui, on observe un ajustement de la communication publique sur les décisions prises en matière de politique sanitaire. Ces communications sont également révélatrices de l’état des démocraties et des régimes politiques frappés par la crise. Au début de la pandémie, les populations chinoises ont été soumises à des mesures particulièrement restrictives qu’elles ont totalement acceptées. L’évolution de la crise sanitaire a par la suite donné lieu à des débuts de contestations des pratiques de confinement dans les villes chinoises. Les habitants y ont exprimé leur désarroi face notamment aux pénuries alimentaires et au sentiment d’abandon qu’elles éprouvaient. Ces critiques ont bien sûr été moins vives et beaucoup plus tardives que celles qui ont émergé, dès le début de la crise, dans les démocraties libérales. Aux États-Unis, la pandémie a immédiatement donné lieu à une lecture politique ravivant le traditionnel clivage idéologique entre démocrates et républicains. Le vice-gouverneur du Texas, Dan Patrick, avait ainsi déclaré en mars 2020 que la préservation des intérêts de l’économie américaine impliquait le nécessaire sacrifice des personnes âgées.
Thierry Devars — Il me semble que la proposition très polémique de Dan Patrick n’avait pas été totalement déconsidérée dans le débat public hexagonal.
François Allard-Huver — Tout à fait. La polarisation du débat public se focalise à présent autour de la vaccination et d’éventuelles conséquences que les personnes non-vaccinées auraient à assumer en cas d’infection. Certaines propositions relatives notamment à la non-prise en charge médicale de ces personnes suscitent la discussion.
Thierry Devars — Au regard de la diversité des contextes, tant à l’échelle locale qu’internationale, dans quelle mesure observe-t-on un effort de coordination et d’harmonisation des communications publiques sur la pandémie ?
François Allard-Huver — Il me semble que la communication des acteurs politiques s’est progressivement ajustée à la communication de la présidence de la République. Au début de la crise, on pouvait observer une multitude désordonnée de prises de paroles publiques qui s’apparentaient souvent à des recommandations personnelles. Rapidement, l’Élysée a imposé un cadre communicationnel aux acteurs gouvernementaux en appelant chaque ministre à s’exprimer en fonction de son domaine de compétences. La phase inaugurale de cacophonie a cédé le pas à une communication sous contrôle à travers laquelle le pouvoir politique entend montrer qu’il a la situation bien en main.
Thierry Devars — Les prises de paroles présidentielle et gouvernementale s’inscrivent donc dans le cadre d’une communication orchestrale assez classique qui semble également redonner des couleurs à la figure jupitérienne du chef de l’État.
François Allard-Huver — Tout à fait. La communication publique des acteurs politiques revêt également une dimension positiviste et gestionnaire. La crise constitue un moment stratégique de prise de décision qui doit offrir au public la perspective d’une issue positive. La prise de parole présidentielle entend répondre et assumer cette exigence qui en effet consolide la métaphore jupitérienne du pouvoir.
Thierry Devars — Quelle a été la cohérence de la communication gouvernementale in extenso de la présidence de la République et des ministères concernés par la gestion de la crise ?
François Allard-Huver — Comme indiqué précédemment, la volonté de contrôle des prises de paroles publiques par la présidence a sans nul doute fait passer au second plan les dissonances toujours présentes en début de crise. L’adoption d’une ligne de conduite unique à observer a constitué un repère essentiel sans toutefois empêcher les injonctions paradoxales ni faire disparaître les risques d’incohérences. L’expérience a bien montré que la mise en place de mesures sanitaires strictes entre parfois en contradiction avec certaines exigences, notamment en contexte professionnel, à l’image par exemple de la question du présentiel dans les amphithéâtres à l’université. La volonté de contrôle politique a pu être observée à différentes échelles, je pense notamment aux prises de parole des Agences Régionales de Santé et des préfets.
Thierry Devars — La question de la cohérence de la communication des acteurs publics et politiques se pose d’autant plus que les parties prenantes de la gestion de crise sont nombreuses et parfois difficilement identifiables par le public.
François Allard-Huver — En effet, les discours des médecins et du personnel hospitalier occupent une place importante dans le débat public. Le chaos qui a affecté les hôpitaux au début de la pandémie a fait l’objet d’une importante médiatisation. L’amélioration de la situation a ensuite été mise en lumière avant que n’apparaissent les premières expressions de vif mécontentement du personnel hospitalier. Progressivement, les voix dissonantes ont pris de l’ampleur et jeté l’opprobre sur les politiques de santé publique pilotées par les gouvernements successifs depuis une trentaine d’années.
Thierry Devars — La volonté de contrôle des prises de parole publiques par le pouvoir exécutif que vous évoquiez précédemment relèverait-elle d’un processus d’euphémisation ou d’invisibilisation d’un certain type de discours sur la crise sanitaire ? Je pense précisément aux mécontentements du personnel hospitalier que vous mentionnez.
François Allard-Huver — L’enjeu pour le pouvoir consiste en effet à conserver le contrôle de sa communication, à préserver l’unisson des acteurs publics et politiques et à élaborer un récit unique. À cet égard, les opposants à la gestion de crise proposée sont taxés d’irresponsabilité et appelés à être remis sur le droit chemin.
Thierry Devars — Les voix dissonantes peuvent bien sûr s’exprimer à travers la démocratie représentative à l’Assemblée nationale mais également s’inscrire dans le discours de certains acteurs publics. Vous évoquiez précédemment les ARS qui auraient fait l’objet d’un contrôle de la part du pouvoir exécutif et qui auraient exprimé des positions divergentes.
François Allard-Huver — Certaines décisions ont pu être contestées. Je pense à certaines mesures de type gestionnaire qui ont été prises alors que la situation commençait à s’améliorer, à l’image, par exemple, de la décision de l’ARS Grand Est de supprimer des lits en pleine période de convalescence post-crise. Sa directrice a ainsi été limogée car la mesure entrait en contradiction avec le récit global de la crise. Cet exemple me fait penser au Conseil sanitaire qui tend à servir de paratonnerre pour le pouvoir politique. Constitué de médecins et de chercheurs, son rôle, à l’image d’un aéropage, est d’éclairer la décision publique. Aussi les acteurs politiques lui assignent-ils la responsabilité de leurs décisions, ce qui leur permet de se dédouaner en cas de faute ou d’information erronée. On perçoit donc d’une part une volonté nette du pouvoir exécutif de faire taire les voix dissonantes pour mieux valoriser un récit unique de la crise, et d’autre part un refus d’assumer les décisions et les mesures potentiellement contestées. C’est au Conseil sanitaire, aux chercheurs et aux scientifiques qu’incombe la responsabilité de ces externalités négatives. Certains chercheurs favorables au confinement de la population ont été qualifiés d’« enfermistes » ou de « Cassandre ». Face à ces positions, le pouvoir politique a pu exprimer dans certains médias l’idée que la crise pouvait être gérée différemment.
Thierry Devars — Les discours des institutions publiques ayant pris part aux dynamiques de communication autour de la Covid-19 sont particulièrement nombreux et parfois complexes à saisir pour les citoyens ordinaires. Vous semble-t-il possible d’esquisser une cartographie synthétique de ces acteurs et de ces discours publics ?
François Allard-Huver — La complexité des dynamiques de communication publique autour de la Covid-19 est corrélée à la multiplicité des acteurs de l’Etat susceptibles de prendre la parole ou d’exprimer, chacun à son échelle, des avis et des recommandations sur la crise (ARS, préfets, conseil sanitaire, conseil vaccinal...). La diversité de ces prises de paroles et de ces expertises publiques peut entraîner un effet d’illisibilité et de flou, mais cette confusion est également liée au rôle des voix dissonantes, notamment sur les réseaux socionumériques, qui, en contestant chaque prise de parole de ces acteurs publics, contribuent à troubler leur lisibilité.
Thierry Devars — Ces discours de contestations contrarient un désir de rationalité et peuvent également, pour certains d’entre eux, témoigner d’un refus de la complexité.
François Allard-Huver — Tout à fait, certains discours refusent une complexité qui est pourtant inhérente à la crise que nous traversons, laquelle est globale et touche tous les aspects du vivre-ensemble. Les modes de construction classiques de la pólis sont remis en cause. La crise fait l’objet d’une lecture plurielle, non réductible à sa dimension gestionnaire ou techno-sanitaire. On observe une forte part d’irrationalité dans la façon dont la crise de la Covid-19 est vécue et comprise. Elle est notamment liée aux conditions incertaines de construction et de diffusion des savoirs qui s’élaborent en temps réel. La volonté d’assigner une rationalité logistique, technique ou politique à la mécanique vivante et autonome du virus se confronte à une impasse. Les débuts de la crise sanitaire ont été marqués par l’émergence de récits associant l’apparition du virus à une revanche de la nature sur l’être humain. Suivant cette lecture d’inspiration apocalyptique, la Covid-19 apparaît comme un grain de sable en mesure de gripper la mécanique gestionnaire, technique et post-industrielle de l’anthropocène.
Thierry Devars — Dans quelle mesure la communication des acteurs publics et politiques opère-t-elle une médiation des savoirs scientifiques sur le virus ?
- 5 5. Ndlr : Une quinzaine de jours après cet entretien, la Cour de justice de la République a rejeté (...)
François Allard-Huver — La crise s’est déroulée en plusieurs phases. À son commencement, les incertitudes sur le virus étaient profondes et le discours des acteurs et décideurs politiques était peu assis. On a vu ensuite apparaître les premiers dépôts de plainte devant la Cour de justice de la République, qui ont mis en accusation certaines décisions politiques prises au début de la crise5. Cette incursion du judiciaire sur les choix opérés par les pouvoirs exécutif et législatif me semble intéressante dans la mesure où la décision politique se fonde sur la médiation du savoir des experts. La figure de l’expert est convoquée pour appuyer, voire justifier a posteriori les mesures mises en œuvre par les politiques. À cet égard, le parcours de Jérôme Salomon, épidémiologue de formation et directeur général de la Santé, est intéressant.
Thierry Devars — Il s’agit en effet d’un scientifique qui occupe désormais des fonctions de management dans la haute administration publique.
François Allard-Huver — Oui, on voit aussi apparaître sur la scène publique d’anciens élèves de l’École des Hautes Études en Santé Publique dont le discours coexiste avec celui des médecins et de chercheurs aux horizons variés (sociologues, statisticiens...). C’est dans ce contexte que l’épidémiologie est réapparue comme une discipline centrale. Chargée d’éclairer la décision publique, il lui est demandé de produire des éléments d’information (artefacts, chiffres, données...) dont les décideurs politiques, à l’image d’Olivier Véran, peuvent se saisir publiquement pour étayer leur propos et justifier leur action.
Thierry Devars — On observe donc une forme de reconnaissance par les acteurs publics et politiques de données et d’informations scientifiques destinées à être vulgarisées et transmises au plus grand nombre. Cette démarche particulière de médiation repose sur un objectif pragmatique.
François Allard-Huver — Oui, cette démarche est très pragmatique dans la mesure où elle doit à chaque fois éclairer la décision publique. C’est le rôle traditionnellement assigné à l’expert. Ce qui est intéressant, c’est que certaines expertises peuvent parfois témoigner d’un point de vue minoritaire qui est très souvent gommé ou contesté. C’est ce qui s’est produit avec le conseil sanitaire lorsqu’il a exprimé des positions dissonantes : ces dernières ont été rapidement désavouées par le pouvoir exécutif. Cette réprobation rend compte d’une tension manifeste entre savoir et pouvoir, mais également d’un enjeu biopolitique, d’une attention du pouvoir sur les corps. La décision politique assigne au souci de soi une dimension collective. Rarement la question du bien être individuel a été prise en compte dans de telles proportions par le pouvoir politique, d’autant que les informations scientifiques sur lesquelles il se fonde pour asseoir des mesures souvent coercitives sont, rappelons-le, en cours d’élaboration.
Thierry Devars — Ces éléments sont corrélés aux enjeux démocratiques soulevés à diverses échelles par la Covid-19. La crise sanitaire a perpétué un sentiment de défiance généralisée vis-à-vis des acteurs traditionnels de la sphère publique, au premier rang desquels figurent le personnel politique et les médias d’information classiques. Elle a également mis en lumière un certain scepticisme à l’endroit des scientifiques. Comment ce sentiment de défiance se manifeste-t-il et quels en sont les enjeux ?
- 6 Ibidem.
François Allard-Huver — Il est complexe et peut être appréhendé à plusieurs niveaux. En tout premier lieu, il porte sur la lecture des choix politiques qui ont été effectués. Il s’agit là d’un rejet classique, presque viscéral, vis-à-vis du pouvoir politique. Il s’est rapidement accompagné d’un sentiment de défiance à l’endroit des chercheurs et des discours scientifiques. La question de la vaccination a pu cristalliser ces réserves. Chez les professionnels de la santé, plusieurs études ont montré que la familiarité et la proximité avec le travail scientifique constituaient un critère discriminant en matière d’adhésion à la vaccination. Ainsi les médecins sont-ils davantage vaccinés que les infirmiers, qui le sont eux-mêmes davantage que les aides-soignants. Ces différences semblent témoigner d’un rejet par une partie de la population de l’expertise et de la décision scientifiques. L’opposition à la vaccination n’est toutefois pas un phénomène récent en France et ne peut être lu au seul prisme du rejet de la science et de l’irrationalité. Comme le montre Bruno Latour dans La science en action6, les postures d’incertitudes, y compris dans les polémiques et les controverses, ne peuvent être strictement assignées à des lectures complotistes ou irrationnelles. Elles répondent au contraire à une rationalité différente, appelée à s’exprimer dans le cadre d’une contestation ou d’une mise en jugement. Il importe de comprendre les raisons pour lesquelles les opinions publiques contemporaines sont marquées par ce phénomène de défiance vis-à-vis des autorités.
Thierry Devars — La défiance constatée vis à vis des acteurs scientifiques s’inscrit-elle dans la continuité d’un jeu de ricochets qui résulterait d’une expérience déceptive à l’endroit des pouvoirs politique et médiatique ?
- 7 Christian Bessy, Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perceptio (...)
François Allard-Huver — Cette hypothèse de lecture circule beaucoup dans les médias mais elle est discutable. Le cas de la Guadeloupe a pu être sollicité pour en rendre compte dans le cadre du scandale du chlordécone. Il a pu ainsi être soutenu que l’opposition des Guadeloupéens à la vaccination s’explique par le fait que les autorités politiques et scientifiques de la métropole leur ont menti sur la nocivité de ce pesticide. Corrélée à de forts enjeux socioculturels et à la circulation de stéréotypes, l’opposition à la vaccination traduirait en conséquence une contestation par les Outre-mer d’une décision prise par la métropole. Cette lecture circule abondamment dans les médias mais elle mérite examen. Dans le cadre des controverses et des polémiques auxquelles ils prennent part, les citoyens sont loin d’être ignorants vis-à-vis de la science. Ils disposent d’une « expertise profane7 », qui se fonde sur une connaissance parfois erronée ou imparfaite des textes et des mécanismes scientifiques, mais qui témoigne d’une volonté de savoir. Aussi la méfiance, voire la défiance d’une partie de la population vis-à-vis des chercheurs et des médecins, est peut-être davantage imputable à l’instrumentalisation de l’expertise scientifique par le politique qu’à un rejet pur et simple du travail scientifique. L’émergence dans le débat public du professeur Raoult plaide en faveur de cet argument. C’est en effet autour d’une figure archétypale de l’institution scientifique, porteur d’une lecture différente de la crise sanitaire, que se sont agrégées les voix de celles et ceux qui ont contesté la validité du récit proposé par les autorités officielles. Cette dynamique fédératrice autour d’une lecture scientifique différente tend à invalider l’hypothèse d’un franc rejet de la science par une partie de la population.
Thierry Devars — Par-delà les polémiques relatives aux théories complotistes, ces voix dissonantes contribueraient à mettre en lumière le caractère disputé et discutable du travail scientifique et des savoirs en cours d’élaboration.
- 8 Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinf (...)
François Allard-Huver — Tout à fait, c’est un élément essentiel sur lequel j’ai travaillé dans le cadre de la controverse du glyphosate et qui a conduit certains de ses acteurs à vouloir placer la science et surtout l’incertitude du savoir scientifique au cœur du débat public. Partant de cet objectif, comme le rappellent Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens dans Les Gardiens de la raison8, certains acteurs sont parvenus à retourner la science contre la science, en d’autres termes à faire en sorte que le doute raisonnable vis-à-vis des savoirs scientifiques devienne un doute méthodique et total. Cette posture de critique systématique a pu être instrumentalisée dans le cadre notamment de démarches hypercritiques ou positivistes.
Thierry Devars — Dans le cadre du débat public autour de la Covid-19, la contestation des décisions politiques et des savoirs scientifiques a souvent été associée aux théories du complot. Inversement, l’existence de rationalités différentes, fondées sur une critique raisonnée et raisonnable de ces discours a peu été mise en exergue.
François Allard-Huver — En effet, et cette critique est plurielle : critique sociale des savoirs, critique sociale du politique, critique des mises en récit de la crise et de leur idéologie sous-jacente, critique de la place assigné au virus et au souci de soi... Dans toutes les crises sanitaires, et notamment celles relatives à l’alimentation, le souci de soi prédomine et s’inscrit dans le cadre d’une rationalité. A posteriori, la médiatisation de patients anti-vaccination dans les centres de réanimation a pu cependant conduire une partie de la population à changer de point de vue sur le vaccin. Ces évolutions mettent en lumière une problématique informationnelle, témoin du degré de confiance dont bénéficient aujourd’hui les médias dits traditionnels et des questions que posent a contrario la circulation et les pratiques informationnelles sur les réseaux socionumériques.
Thierry Devars — Au regard de vos travaux sur les fake news, quel regard portez-vous sur les espaces d’expression numérique, incluant évidemment les réseaux socionumériques, qui ont joué et jouent un rôle essentiel dans la fabrique médiatique de la crise de la Covid-19 ?
François Allard-Huver — La circulation de l’information sur le virus a mis en lumière une tension très nette entre mésinformation et désinformation. La mésinformation a pu résulter de la manière dont s’est construite, chemin faisant, l’information scientifique, de raccourcis opérés par les chercheurs et les journalistes, de certains procédés de vulgarisation des savoirs à destination du grand public. Suivant les usages dont elle a fait l’objet, cette mésinformation a pu rapidement revêtir le visage de la désinformation à des fins pécuniaires ou de mise en doute de la parole politique ou scientifique. Dès lors, la contestation des autorités ne s’appuie pas sur le texte scientifique lui-même, mais sur le métatexte, c’est-à-dire sur le commentaire du texte scientifique et sa circulation sociale et médiatique. Les réseaux socionumériques constituent un espace d’observation privilégié de ce déplacement des enjeux du débat public sur le virus. Ils incarnent cette dynamique métadiscursive qui tend à faire perdre de vue les textes sources de la discussion scientifique.
Thierry Devars — Cette dynamique rejoint en somme la notion d’ultracrépidarianisme précédemment évoquée.
François Allard-Huver — Oui, le fonctionnement du système médiatique dans son ensemble lui donne corps. Sur certains plateaux de télévision, la parole peut être donnée à des médecins dont les connaissances en matière de vaccination sont parfaitement obsolètes. La logique médiatique tend à substituer la glose et le métadiscours à l’exactitude de l’information scientifique.
Notes
1 1. Yves Jeanneret, L’affaire Sokal ou la querelle des impostures, Paris, PUF, 1998.
2 Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Paris, Robert Laffont, 1992, OXUS, 2010.
3 Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, n°7, 1997.
4 Bruno Latour, La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 1989.
5 5. Ndlr : Une quinzaine de jours après cet entretien, la Cour de justice de la République a rejeté 20 000 plaintes, toutes rédigées par un même militant anti-vaccin. D’autres instructions sont en cours. Cf. Joan Tilouine, « Covid-19 : la Cour de justice de la République rejette une série de près de 20 000 plaintes contre le gouvernement », Le Monde.fr, le 24 janvier 2022. URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/01/24/covid-19-la-cour-de-justice-de-la-republique-rejette-une-serie-de-pres-de-20-000-plaintes-contre-le-gouvernement_6110806_3224.html (Consulté le 2 mars 2022).
6 Ibidem.
7 Christian Bessy, Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Éditions Pétra, 2014.
8 Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, Paris, La Découverte, 2020.
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Référence papier
Thierry Devars, « Médiatisations et polarisations dans la crise du Covid-19 », Quaderni, 106 | 2022, 101-118.
Référence électronique
Thierry Devars, « Médiatisations et polarisations dans la crise du Covid-19 », Quaderni [En ligne], 106 | Printemps 2022, mis en ligne le 05 janvier 2025, consulté le 13 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/2320 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.2320
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