Le « capitalisme de surveillance » et sa critique
Cédric Durand,
Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, Zones,
Christophe Massuti,
Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, Caen, C&F éditions, coll. Société numérique,
Evgueni Morozov,
« Capitalism’s new Clothes », The Baffler, February 4,
Shoshana Zuboff,
L’Âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, coll. Essais,
Texte intégral
- 1 Olivier Aïm, Les théories de la surveillance. Du panoptique aux Surveillance Studies, Paris, Arma (...)
- 2 https://monthlyreview.org/2014/07/01/surveillance-capitalism/
1Champ du savoir en voie d’institutionnalisation, les théories de la surveillance, couramment désignées dans le monde anglo-saxon par l’expression Surveillance Studies, ont récemment fait l’objet d’une recension et d’une par l’universitaire français Olivier Aïm1. Paru quelques mois plus tôt aux États-Unis, The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, le dernier ouvrage de Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School, a rejoint ce catalogue raisonné, et s’y trouve en bonne place aux côtés d’auteurs « classiques » parmi lesquels Jeremy Bentham, Michel Foucault ou David Lyon. Depuis son premier essai, In the Age of the Smart Machine (1988), Zuboff s’intéresse aux conséquences des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), notamment leur impact sur les travailleurs et les organisations. L’Âge du capitalisme de surveillance (titre de sa traduction française) se présente comme une enquête au long cours et une entreprise de conceptualisation de l’économie des données, cette « matière première » dont les principales plateformes de l’Internet marchand (GAFAM et autres BATX) sont toujours plus avides. L’auteure leur oppose un contre-discours consistant dont quelques concepts-clés ont rapidement rencontré un large écho, bien au-delà du public spécialisé. L’adoption du syntagme « capitalisme de surveillance » témoigne de ce succès de manière exemplaire. Deux universitaires américains, John Bellamy Foster et Robert W. McChesney, avaient, en 2014, formulé et développé le concept de « capitalisme de surveillance », dans un article de la Monthly Review, dont le titre, « Surveillance Capitalism Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age2 », indique toutefois une approche plus restrictive que celle de Zuboff. L’analyse qu’elle développe est, en effet, plus ambitieuse dès lors qu’il s’agit d’étudier les conditions d’une nouvelle grande transformation au sens de Karl Polanyi. Le large débat autour des notions dégagées par Zuboff a, aussi, profité d’une contestation inédite à l’égard des GAFAM amorcée par l’affaire Cambridge Analytica. Si la réception de l’ouvrage reste très favorable des deux côtés de l’Atlantique, il a également suscité certaines réactions plus mitigées aux États-Unis puis en France.
2Le numérique a profondément transformé le capitalisme au point d’en renouveler la nature et le faire entrer dans une nouvelle période, celle du « capitalisme de surveillance ». L’idée maîtresse de Zuboff est qu’il exploite non seulement le travail et les ressources naturelles, mais également l’expérience humaine, pour la traduire en données comportementales. La notion centrale de « surplus comportemental » (behavioral surplus) fait reposer l’économie du numérique sur l’extraction des données. L’auteure fait un sort à la fameuse formule « si c’est gratuit, c’est vous le produit » dans les termes suivants : « Vous n’êtes pas le produit, vous êtes la carcasse abandonnée. Le produit provient du surplus qui est arraché à votre vie ».
3Dans un premier temps, les individus dont les données sont traitées, sont l’objet d’une opération technologiquement avancée d’extraction de « matière première ». La capture des données nourrit les algorithmes qui viennent en retour guider les conduites, les deux se renforçant mutuellement dans une boucle de rétroaction. Ce surplus est transformé en « produits de prédiction » par le recours à l’intelligence artificielle (IA) via des« moyens de modification des comportements » toujours plus sophistiqués. La stratégie de profit sur laquelle repose ce système consiste à prévoir et à modifier le comportement humain en vue de générer des revenus et contrôler les marchés. Dans un second temps, ces produits de prédictions sont négociés sur un marché largement invisible aux yeux des individus concernés. Dans celui-ci, « Le capitalisme de surveillance sait tout de nous, alors que ses opérations sont conçues pour que nous n’en sachions rien. (…) Il prédit notre avenir pour que d’autres en tirent profit, et pas nous ». Les entreprises qui achètent ainsi les comportements futurs sur les marchés sont, en réalité, les véritables clients du capitalisme de surveillance. La technologie a, ainsi, été orientée vers une recherche de profit accélérée et de gains de productivité au prix d’une immixtion continue, et inédite par son ampleur, dans les existences où chaque clic devient « un actif à traquer ». Google constitue un archétype pour la théorie de Zuboff qui décrit la manière dont la firme de Mountain View s’est transformée en entreprise d’exploitation du surplus comportemental après avoir découvert la valeur de la publicité ciblée. Cette entreprise a, en effet, extrait une matière première à partir des requêtes sur son moteur pour en produire un sous-produit et alimenter un nouveau marché, celui des « actifs de surveillance ».
4Justifiée par la « personnalisation » des services, cette traque des données s’effectue, en réalité, au seul bénéfice d’un nouveau type de pouvoir que l’auteure dénomme« instrumentarisme ». La finalité de cette exploitation consiste à« améliorer le contrôle que d’autres ont sur nous », sans droit de regard sur les conditions de l’extraction ni sur ses produits. Zuboff discerne dans les stratégies déployées une « course à l’augmentation des degrés de certitude » dans laquelle les exploitants de données n’ont d’autres choix que de resserrer leur emprise sur l’activité sociale. Elle revient ainsi longuement sur le lien entre extension de la surveillance et valorisation.
- 3 Antoinette Rouvroy, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation : le dispara (...)
5« Il ne suffit plus d’automatiser les flux d’informations nous concernant, prévient-elle, le but est maintenant de nous automatiser ». Il s’agit de cibler pour anticiper les conduites, mais plus et mieux encore, les guider. Ce pilotage peut se doter de dispositifs subtils d’incitation, à l’exemple du jeu vidéo en réalité augmentée « Pokémon Go » dont le modèle économique repose sur le guidage des déambulations vers des destinations commerciales. Les philosophes du droit Antoinette Rouvroy et Thomas Berns avaient proposé au mitan des années 2010 le concept de « gouvernementalité algorithmique » inspiré des travaux de Foucault, pour décrire la « rationalité numérique » et singulièrement celle des algorithmes. Le profilage fondé sur des corrélations statistiques à l’insu des personnes concernées, permet d’anticiper leur conduite en reconfigurant en permanence leur environnement physique et informationnel3.
6Le capitalisme de surveillance produit une ombre de données et de traitements, un « texte fantôme » secret et croissant. « Un texte à propos de nous, mais pas pour nous, relève l’auteure. Bien au contraire, il est créé, conservé et exploité à notre insu au bénéfice d’autres que nous ». Le processus décrit conduit d’une part, à une « dépossession » des données et de leurs croisements, et d’autre part, crée une « asymétrie de pouvoir » dès lors que ces croisements ne sont jamais rendus. Dénommé « Big Other » (« Grand Autre »), ce pouvoir en viendrait, ainsi, à nous connaître « mieux que nous-mêmes ». Quand le totalitarisme opère par la violence, Big Other parvient à modifier de manière soft et invisible les comportements qui favorisent des objectifs commerciaux définis par d’autres. L’horizon du capitalisme de surveillance n’est, en réalité, pas tant d’accroître la prédictibilité des comportements que de parvenir à les piloter.
7L’économiste français Cédric Durand qui revendique une approche marxiste, analyse la collecte et le traitement des données en relation avec le développement du capitalisme informationnel. Son constat rejoint et complète l’analyse de Zuboff : les individus sont pris dans un rapport d’exploitation, qui se manifeste non seulement par une intrusion dans leur sphère privée, mais en outre par une aliénation à une forme de travail productif des données. Si l’exploitation du travail joue toujours un rôle central dans la formation d’une masse globale de plus-value, selon Durand, la spécificité actuelle réside dans les mécanismes de capture qui permettent à des capitaux de nourrir leurs profits par prélèvement sur cette masse globale tout en se déconnectant des processus productifs. Ce qui prend le pas, c’est « une relation de capture ». Mais si le marché décrit par Zuboff exige un régime de surveillance exhaustif, sa « soutenabilité politique » demeure pour l’heure incertaine.
- 4 Spectres de Marx, coll. La philosophie en effet, Galilée, 1993
8Durand rapproche le « Big Other » du « spectre », au sens de Jacques Derrida4. Le spectre, en effet, dispose de « l’insigne suprême du pouvoir : voir sans être vu » car l’individu est pris dans un « effet de visière ». Mais au contraire de la plupart des spectres, « Big Other ne se contente pas d’habiter nos vies, il joue avec » dans un travail de « modelage existentiel » fait de recommandations, suggestions et obligations qui affectent en profondeur les comportements au mépris de l’intégrité de l’autonomie individuelle.
9L’opposition entre « pouvoir instrumental » du capitalisme de surveillance et « pouvoir totalitaire » des dictatures n’emporte pas la conviction d’Evgueni Morozov qui, dans une longue recension de l’ouvrage, a porté au plus vif le fer de la critique. Il regrette, notamment, une analyse insuffisante du « fonctionnement du pouvoir anonyme sous le capitalisme » qui négligerait « la morne contrainte des relations économiques », évoquée par Marx. Se focaliser sur la dimension disciplinaire des dispositifs déployés conduit, selon Morozov, à négliger leur ressort économique. Au point qu’« en cherchant à expliquer et à dénoncer ce qu’il y a de neuf dans la dynamique de surveillance du capitalisme, Zuboff ne normalise que trop le capitalisme lui-même ».
10En s’appuyant sur la défense d’un « fondamentalisme de la liberté d’expression libertarienne » et sur la seule autorégulation, les GAFAM auraient protégé le processus d’extraction de tout regard critique, ce qui leur permet, selon Zuboff, d’approfondir l’asymétrie de pouvoir. L’auteure plaide pour une régulation effective qui pourrait s’inspirer du règlement européen sur la protection des données (RGPD) adopté en 2016, qui accorde une plus large part au consentement à voir ses données traitées. Durand rappelle qu’après la Seconde Guerre mondiale et les procès de Nuremberg, le « consentement éclairé » a été posé comme l’un des réquisits éthiques pour les expérimentations sur les sujets humains. Il rappelle, également, les contestations théoriques à l’interventionnisme étatique sous la forme d’un régulation-réglementation. Hayek posait ainsi l’incompatibilité entre le caractère intrinsèquement dispersé de la connaissance et l’intervention publique car le marché seul permet de mobiliser les connaissances « par essence inaccessibles, du fait de leur caractère tacite et situé ».
11Morozov décèle dans la thèse du livre un « a priori normatif » car son auteure se fonderait sur « une sanctification de l’individu libéral » dont le principal horizon est « la protection de la souveraineté des choix du consommateur isolé », au détriment d’une réflexion sur un registre d’action plus collectif. Durand rejoint cette critique quand il constate chez Zuboff la place centrale de la théorie atomistique libérale d’un être humain libre et autonome.
12Dans son ouvrage, l’historien des sciences et promoteur du logiciel libre Christophe Massuti, se propose de revenir aux « sources du capitalisme de surveillance », et d’analyser la transformation du capitalisme sous l’effet de la surveillance érigée en « paradigme ». Tout en s’inspirant des concepts de Zuboff, il pointe les limites d’une analyse qui, par ce qu’elle présuppose son efficacité, ferait l’économie de la critique du marché prédictif. Cette position traduirait dès lors une adhésion au marketing et aux « promesses autoréalisatrices de la Tech ». Et si Zuboff invite à renforcer la protection des données, en renforçant le consentement et en rejetant les marchés qui dépossèdent des données, elle resterait silencieuse sur les conditions et moyens d’une réappropriation.
13Alors que depuis les années 2000, le « consensus de la Silicon Valley » se focalise sur des enjeux d’innovation et d’entreprenariat dans l’économie de la connaissance, Durand met en évidence la résurgence paradoxale dans les sociétés contemporaines d’un « métabolisme paradoxal de type médiéval » qu’il dénomme « l’hypothèse techno-féodale ». Outre la logique territoriale d’accaparement des sources de données, la boucle de rétroaction inhérente aux services numériques crée pour les sujets une situation de dépendance. Non seulement parce que les algorithmes qui se nourrissent de l’observation des pratiques deviennent des moyens de production indispensables à l’existence ordinaire, mais encore parce que l’inscription des individus dans les plateformes y est rendue durable par un « effet de verrouillage » dû à la personnalisation de l’interface et à des coûts de sortie élevés. Les plateformes deviennent ainsi des fiefs. Dans ce contexte, Zuboff ne rendrait que partiellement compte du « processus ascendant de cristallisation symbolique de la puissance collective (potentia) [qui] rétroagit sous forme de pouvoir (potestat) exercé par des organisations qui poursuivent leurs propres fins ».
- 5 Dominique Bourg, Le Marché contre l’Humanité, Paris, PUF, 2019, p. 11 et 35 s.
14D’autres, comme Dominique Bourg, ont comparé le pouvoir des plateformes à une féodalité sui generis. Depuis la période féodale, après la réforme grégorienne jusqu’aux temps modernes, l’Europe a connu un régime de double souveraineté : à celle des États, se superposait la souveraineté de l’Église catholique, « donneur d’ordre universel » organisant la vie de millions d’individus5. Il y voit le modèle de la période actuelle, et compare la souveraineté ecclésiale à l’imperium des GAFAM qui, aujourd’hui, influencent l’organisation des sociétés « par-dessus la tête » des États en se liant par contrat — les conditions générales d’utilisation des données ou d’accès au service — avec un individu vassalisé.
15Largement reprise, commentée, disséquée et louangée, l’analyse stimulante de Zuboff sur le « capitalisme de surveillance » a, on le voit, également été critiquée voire dénoncée, essentiellement mais pas seulement, à gauche du spectre politique. Les « penseurs » de « la Tech », quant à eux, n’ont pas opposé de contre-argumentaire ou tenté d’invalider l’analyse proposée par l’auteure. Si la prétention hégémonique de son syntagme et les limites de sa démarche peuvent expliquer sinon justifier les réserves qui lui sont adressées, elles n’invalident pas la plupart des thèses avancées. Les entreprises théoriques ambitieuses pour conceptualiser l’économie politique des données se signalent encore par leur rareté. Voilà sans doute une raison suffisante pour lire, relire (et critiquer) Zuboff.
Notes
1 Olivier Aïm, Les théories de la surveillance. Du panoptique aux Surveillance Studies, Paris, Armand Colin, coll. « U : science politique », 2020
2 https://monthlyreview.org/2014/07/01/surveillance-capitalism/
3 Antoinette Rouvroy, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation : le disparate comme condition de l’individuation par la relation ? », Réseaux, n° 177, 2013 ; Thomas Berns, Des données et des Hommes. Droits et libertés fondamentaux dans un monde de données massives, Rapport au Bureau du Comité consultatif pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, 11 janvier 2016.
4 Spectres de Marx, coll. La philosophie en effet, Galilée, 1993
5 Dominique Bourg, Le Marché contre l’Humanité, Paris, PUF, 2019, p. 11 et 35 s.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
David Forest, « Le « capitalisme de surveillance » et sa critique », Quaderni, 105 | 2022, 125-129.
Référence électronique
David Forest, « Le « capitalisme de surveillance » et sa critique », Quaderni [En ligne], 105 | Hiver 2021-2022, mis en ligne le 25 janvier 2022, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/2253 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.2253
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