« Il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser »
Claude Lévi-Strauss
- 1 « De l’invention du Repas gastronomique des Français aux Cités de la gastronomie : un patrimoine cu (...)
1Cet article, qui fait suite à un premier portant sur la genèse d’un patrimoine culturel immatériel singulier (le Repas Gastronomique des Français) et sur la création de quatre Cités de la Gastronomie qui lui sont (en partie) dédiées1, poursuit la réflexion en questionnant plus précisément le projet de la Cité de la gastronomie Paris-Rungis, la définition progressive de sa programmation et de ses actuelles médiations (notamment vers les publics jeunes) avant de se focaliser sur l’étude d’un corpus d’expositions dédiées au Repas Gastronomique des Français (RGF), afin de questionner les formes d’interprétation qu’elles en proposent.
2Ces Cités font et feront de plus en plus appel à une diversité de médiations et de dispositifs de participation pour susciter l’intérêt et l’implication d’acteurs locaux et des habitants (mais aussi des touristes) : chacune cherche à rendre présent, tangible et mémorable le RGF et ses valeurs, ses différentes expressions, ses rites, ses codes, ses arts de faire et ses pratiques. Incarner l’immatérialité, être au plus près des enjeux de la Convention de 2003 sur les Patrimoines Culturels Gastronomiques (PCI), exposer des gestes, des manières de faire mais aussi des valeurs, des ambiances, des traditions vivantes, tout cela demande des moyens éditoriaux, scénographiques, expositionnels à questionner en amont, des réflexions fines sur les publics attendus et les promesses d’expériences proposées. En revenant sur le projet de la Cité de la gastronomie Paris-Rungis et en questionnant des expositions récentes, nous envisagerons plus concrètement la pertinence de ses choix, présents et à venir, en termes de médiations. Et, de là, nous questionnerons les points de vue des acteurs en présence, la prétention de ces démarches institutionnelles et le caractère structurant de la production de ces objets.
3S’inscrivant donc dans la continuité du précédent, cet article en partage les choix méthodologiques et les complète par l’étude de documents produits par les porteurs du projet de la Cité de la gastronomie Paris-Rungis (présentés au fil du texte), par l’analyse synthétique d’un corpus de six expositions et par des lectures complémentaires, portant notamment sur les médiations culturelles et patrimoniales.
4Les Cités de la gastronomie sont des équipements qui, chacun à sa façon, affirment leur volonté de valoriser le RGF, envisagé comme « monument immatériel », et, de là, de concourir à la formation du goût et stimuler la créativité de notre gastronomie. Les grandes composantes programmatiques du dossier de candidature, qui se traduisirent (après l’inscription du RGF) par un cahier des charges reformulé, furent nombreuses, voire prolifiques : le développement de la connaissance (rassembler des fonds et des collections) ; la recherche et l’innovation (favoriser les partages d’expériences) ; une ouverture large au grand public via une programmation culturelle éclectique ; la transmission par l’éducation, l’apprentissage (du plaisir du goût et de certaines coutumes)… Ainsi, le programme de valorisation de ce patrimoine immatériel gastronomique et de sa transmission aux générations futures fut, d’emblée, ambitieux et accumulatif : célébrer les dimensions sociales et culturelles de la gastronomie ; se mettre au service des secteurs-clés de notre économie ; offrir une vitrine aux métiers et savoir-faire en matière alimentaire ; renforcer l’attractivité des territoires ; ouvrir un centre de création et d’innovation culinaires, donnant toute leur place aux résidences de chefs ; développer l’offre touristique et affirmer une exception culturelle française ; aborder toutes les dimensions du bien-être alimentaire; remettre en perspective les problématiques de santé et de plaisir et ceci en proposant des activités pluridisciplinaires à travers des espaces didactiques de découverte et de dégustation, en organisant des rencontres et des conférences (en partenariat avec les établissements universitaires), en programmant des expositions et une grande diversité d’évènements (festival, actions hors les murs) témoignant des innombrables échanges entre les disciplines artistiques et les arts culinaires.
5Entre 2013 et aujourd’hui, au fil d’une profusion de textes (déclarations publiques, supports institutionnels, études diverses, discours d’accompagnement), les Cités se sont ainsi donné de multiples vocations comme si elles renchérissaient les unes sur les autres : à la fois espaces de découverte et de dégustation, centres de ressources, de formation et d’orientation, pôles économiques et touristiques, respectueux du Développement Durable, vitrines de la diversité des productions et des savoir-faire, lieux vivants favorisant la mise en valeur de la diversité des pratiques culinaires, espaces d’exposition, laboratoires de création et d’innovation culinaires. Les Cités se sont mises en récit sur le mode de l’espérance, de promesses et d’engagements dont on attend les concrétisations. Chaque projet de Cité a privilégié un ou plusieurs axes de mise en valeur du RGF, des cultures culinaires et des patrimoines gastronomiques français, faisant progressivement émerger son identité spécifique. Chacune a affirmé une volonté d’assurer un rôle moteur dans un domaine de compétence ; mais leurs diverses prises de position ne se sont pas faites de manière aisée et homogène — profitant de la mise à l’agenda des questions de transition alimentaire, elles exigent une grande coordination politique qui n’a pas toujours pu être assurée.
6Le projet de Paris-Rungis est le seul qui doit prendre place dans un complexe immobilier entièrement nouveau. Il ambitionne d’être fortement ancré dans son territoire tout en confortant une ambition nationale et internationale par des partenariats et une mise en réseau plurielle.
7Depuis 2013, la Cité de Paris-Rungis a donc vu son projet évoluer et se recentrer sur l’alimentation durable, la gastronomie responsable et la transition alimentaire, thématiques qui sont aujourd’hui l’objet de politiques alimentaires territorialisées à part entière, de plus en plus structurées et exigeantes. Elle questionne aussi les effets de la mondialisation et de l’industrialisation sur la transmission alimentaire, sur les goûts et sur notre vie sociale liés à l’alimentation. Ces choix impliquent une ouverture élargie au territoire qui, progressivement, refonde son système alimentaire territorial.
- 3 Le Centre Régional de Valorisation et d’Innovation Agricole et Alimentaire, Paris-Île-de-France (re (...)
8À sept kilomètres de Paris et trois kilomètres de l’aéroport d’Orly, entourée de routes nationales et d’autoroutes, accessible d’ici 2024 par la ligne 7 du tramway et par une gare liée au prolongement de la ligne de métro 14, la Cité conforte progressivement sa place dans le Grand Paris et doit s’inscrire dans un paysage métropolitain et francilien en pleine évolution, tout en intégrant des apports culturels et patrimoniaux tant régionaux qu’internationaux. Son projet est porté par les villes de Chevilly-Larue et de Rungis, le Conseil départemental du Val-de-Marne et l’Établissement Public d’Aménagement Orly Rungis-Seine Amont (EPA ORSA) ; il est aussi activement soutenu par la Région Île-de-France, la ville de Paris et Paris Métropole. Par ailleurs il a d’emblée reçu le soutien des présidents de la SEMMARIS, de l’Union des grossistes du MIN (le Marché d’Intérêt National de Rungis où se croisent des personnes et des produits du monde entier) mais aussi du CERVIA (rebaptisé Terre de saveurs3), des chambres consulaires ainsi que de nombreux acteurs de l’éducation (dont l’INRA, AgroParistech, etc.). Le projet peut donc s’appuyer sur un étroit et complexe maillage territorial à l’échelle du département et de la métropole (dès 2016, la Cité est présentée comme l’un des projets emblématiques du Grand Paris). Les chiffres annoncés dès 2015 disent l’ambition du projet en son site : une superficie avoisinant les 20 000 m2 dédiés à un centre d’interprétation et d’expérimentation autour d’expositions temporaires et d’espaces de découverte sensorielle, un fablab gastronomique pour favoriser la créativité et la participation des publics, un auditorium équipé, un plateau modulable, un pôle de restauration et de commerces, une rue convertie pour les grands banquets et les spectacles vivants et gastronomiques mais aussi un pôle économique et de formation (village d’entreprises, hôtel, centres de formation, etc.)… le tout environné de jardins pédagogiques et d’espaces publics. Depuis, divers ajustements ont été envisagés : la désignation du lauréat de la consultation publique en vue d’un contrat de concession (lancée en 2018), annoncée pour décembre 2020, aurait dû actualiser ces promesses mais, au début de l’année 2021, le Comité syndical de la Cité a décidé de ne pas donner suite à cette procédure, désormais convaincu de la nécessité de s’appuyer sur des fonds publics (et notamment le soutien plus appuyé des collectivités locales et régionales) et d’affirmer plus avant le repositionnement « durable et responsable ».
9La Cité va donc se déployer dans le cadre de politiques locales, soucieuses de la transition alimentaire, de l’alimentation durable, de la gastronomie responsable et de l’évolution du système alimentaire du territoire (ayant pour objectifs de faire diminuer leur impact sur l’environnement et de contribuer à la sécurité alimentaire et nutritionnelle « pour les générations présentes et futures »).
- 4 « Le Grand Paris qui mange (1 et 2) », Dominique Pagès, Quaderni n° 90 /2015 et 2016. Et « Le Grand (...)
10Par « alimentation durable », il faut entendre » l’ensemble des pratiques alimentaires qui visent à nourrir des êtres humains en qualité et en quantité suffisantes, aujourd’hui et demain, dans le respect de l’environnement, en étant accessibles économiquement et rémunératrices sur l’ensemble de la chaîne alimentaire » (définition de la FAO). Par « gastronomie responsable », il faut comprendre le souci de cuisiner et de manger bien et sain, tout en veillant à gaspiller moins, de la maison au restaurant : cela implique toute la chaîne des acteurs (du producteur au distributeur, des acteurs de la restauration au mangeur). Quant aux « systèmes alimentaires des métropoles durables », les réflexions les concernant s’intensifient et se publicisent auprès du grand public de plus en plus précisément4 depuis une décennie et surtout les cinq années passées (via des colloques, des publications, des évènements en nombre) : que serait un système alimentaire métropolitain et francilien contribuant à protéger et à respecter véritablement la biodiversité et les écosystèmes ? Un système garantissant à tous des denrées saines accessibles économiquement, nutritionnellement adaptées et permettant d’optimiser les ressources naturelles et humaines ? Ces questions s’inscrivent explicitement dans le projet de la Cité qui se met en récit comme engagée et éthique, faisant face aux défis sociétaux et environnementaux, soucieuse de limiter son impact environnemental.
11Dans un même temps, la Cité se présente comme une future pièce maîtresse de la politique patrimoniale gastronomique régionale, en devenant un lieu nodal du Parcours francilien de la Gastronomie, lancé officiellement le 28 mars 2019 (sur le papier, avant tout). Parcours qui veut transformer l’Île-de-France en une destination gourmande, patrimoniale et culturelle et qui est le fruit d’un partenariat signé entre la région et six sites franciliens (mis en réseau), à savoir : l’Hôtel de la Marine, l’ancienne Poste de Versailles, le Pavillon de France à l’Exposition Universelle de Milan (installé à Tremblay-lès-Gonesse), la Maison des Fromages de Brie et le Musée des Capucins (un centre d’interprétation à Coulommiers), la Halle Gourmande de Saint-Ouen, la Cité du Goût (Noisiel), six sites fondateurs donc que rejoindrait la Cité de Paris-Rungis. La dimension touristique (et celle de commercialisation) de ce parcours se traduirait possiblement par la création d’un Office d’Information du Tourisme et des Paysages Gastronomiques Français (fondé sur une base de données recensant lieux, fêtes, musées, hébergements, itinéraires, productions, lieux en lien avec le patrimoine). Cette perspective festive se retrouve dans l’initiative de la Région qui organise depuis trois ans, dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine, une Fête du Patrimoine gourmand en Île-de-France : son siège (à Saint-Ouen) se transforme de manière éphémère en un marché des produits du terroir, estampillés Produits en Île-de-France. Pendant deux jours producteurs, artisans de bouche et restaurateurs de la région viennent à la rencontre des franciliens pour leur présenter leurs productions (labellisées par Terres de Saveurs), leurs savoir-faire et leurs métiers. Ainsi, la région se met en scène comme terre agricole, horticole et artisane.
12La Cité, ainsi située dans son territoire d’inscription, se construit peu à peu en termes institutionnels et organisationnels. En juin 2016, un syndicat mixte ouvert d’études a été constitué, pour en piloter le projet, conduire les études, développer les partenariats, assurer le lancement, contribuer à son animation auprès de la population francilienne et des acteurs du monde économique par des actions culturelles et éducatives. Ses membres sont le département du Val-de-Marne, l’EPT Grand Orly-Seine Bièvre (Etablissement Public Territorial), la métropole du Grand Paris, la Région Île-de-France, les villes de Chevilly-Larue, Orly, Paris, Rungis et Thiais. Dans la foulée de sa création, en lien avec la gouvernance du syndicat, le Conseil de développement du Val-de-Marne (CODEV) a mis en place auprès du Conseil départemental du Val-de-Marne et des villes parties prenantes, un Conseil Scientifique, Culturel et Éducatif (le CSCE, une instance du syndicat, présidé par l’ancien Directeur honoraire de l’École Vétérinaire d’Alfort). Dès le début, le CODEV et le CSCE (ayant pour vocation d’inspirer les travaux du syndicat mixte) ont permis de préciser voire d’actualiser les enjeux de la Cité, notamment en réaffirmant l’apport des compétences du pôle francilien dans les domaines vétérinaire, agro-alimentaire et de la santé, en posant la question de l’approvisionnement alimentaire du territoire (au regard des modes de vie des habitants de l’agglomération parisienne) et en insistant sur l’importance de la prise en compte des publics jeunes et enfants.
13Le CSCE, composé d’une grande diversité d’experts et alimenté par une pluralité de compétences interdisciplinaires (nécessaires au développement du projet et à son rayonnement), a voulu mettre en dialogue des points de vue éclectiques : le cadre de réflexion autour de la patrimonialisation du RGF s’est considérablement élargi. Il a ainsi repris sa définition et envisage toutes les facettes d’une culture générale autour du repas gastronomique des Français : le RGF serait donc tout à la fois un art de vivre autour du bien manger et du bien boire, un ensemble de valeurs à traduire et transmettre, un rituel aux formes multiples, des codes et des coutumes, des règles de savoir-faire et de savoir vivre à communiquer, des gestuelles et des conversations à comprendre ; c’est aussi un ensemble de connexions et de savoir-faire populaires professionnels ou savants, des procédés artisanaux et industriels, des recettes, des produits (locaux, de terroir) ; c’est enfin un rapport à l’histoire, à de multiples traditions héritées (empruntant tout à la fois aux cuisines de cour — l’esprit de Versailles —, aux cuisines bourgeoises — l’invention des restaurants de Paris — et aux cuisines populaires et étrangères). Le RGF a été ressaisi par le CSCE comme un objet à penser comme vivant, évolutif, ouvert aux influences et en permanente recréation, les points de vue nutritionnels, sanitaires, environnementaux devant en éclairer les évolutions. Cette redéfinition a tenté d’embrasser les aspects tant anthropologiques, historiques, artistiques que productifs, artisanaux et industriels du repas gastronomique pour mieux envisager la future programmation de la Cité.
14C’est au fil des travaux (qui se sont clos fin 2018) du CSCE accompagné par le CODEV que se sont dessinés des propositions et des scénarios préfigurant plus avant le projet scientifique et culturel de la Cité et envisageant des thématiques d’expositions et d’évènements, susceptibles de faire vivre ce projet (et ceci de 2018 à l’ouverture prévue en 2024). Pour accompagner et soutenir son développement et le relayer auprès des acteurs économiques, un Comité des partenaires institutionnels et stratégiques (présidé par Stéphane Layani, président du MIN) a été créé ainsi qu’une Commission Consultative des services publics locaux (CCSPL), destinée à éclairer la consultation d’opérateurs pour la réalisation de la Cité.
15Si le projet de la Cité, ébauché dès 2013, privilégiait déjà la vulgarisation d’un grand nombre de savoirs (dans le domaine des sciences de la vie, de la physiologie de la nutrition de l’homme, dans celui des SHS), ce programme initial a bien évolué entre 2013 et 2020, notamment au fil des avancées des projets des autres Cités. Ainsi en 2018, la Cité de Paris-Rungis se donnait-elle comme grands axes de développement : encourager la créativité (notamment en lien avec les lieux culturels du territoire) ; favoriser la convivialité autour du repas (la gastronomie comme art populaire marqué par la fête et le partage) ; innover en termes d’éducation au bien manger (sensibiliser et accompagner les professionnels et le grand public aux questions citoyennes d’éthique, de qualité, de développement durable autour de l’alimentation) ; devenir une tête de réseau de la formation professionnelle ; enfin, s’inscrire pleinement dans la destination Paris-Île-de-France.
16Par ses travaux, Le CSCE a cherché à identifier des directions de travail pour alimenter le choix d’un positionnement précis et actualisé de la Cité : pour cela, il a voulu mieux valoriser les richesses et la diversité des produits et des métiers de l’alimentaire, concentrés autour de Paris-Rungis, et appréhender les conséquences de l’évolution des modes de vie urbain et métropolitain sur les pratiques alimentaires dans le territoire. De là, il a permis de resituer le RGF dans un contexte social, environnemental, économique et donc de questionner la place de la région Capitale dans son élaboration et sa diffusion, dans ses successives réinterprétations, mutations et permanences mais aussi de questionner la place des acteurs franciliens dans celles-ci (les marchés de détail, les artisans de bouche, les producteurs locaux en vente directe, les traiteurs et les restaurateurs, etc.), de rendre visibles ces métiers et d’autres encore mal connus, tout en valorisant des productions émergentes. Transmettre le RGF ce ne serait pas seulement reconnaître les produits, les manières et arts de cuisiner, les arts de la table, mais aussi reconnaître les hommes et les femmes qui transforment (qu’ils soient boulangers, cuisiniers, pâtissiers, etc.), ceux qui accueillent et servent, ceux qui éduquent, racontent, content.
17La Cité se construit donc en s’énonçant comme fédératrice et en impliquant déjà tout un réseau d’acteurs participant à la démocratisation des débats sur l’alimentation durable et de lieux franciliens, incarnant des traditions agricoles, alimentaires, culinaires. La Cité ne reviendrait-elle pas ainsi, l’air de rien, à la première esquisse de la candidature, refusée par l’UNESCO ? Celle-ci envisageait l’inscription comme devant « permettre de célébrer les dimensions sociales et culturelles de la gastronomie, de créer un outil au service des secteurs clés de notre économie, d’offrir une vitrine aux métiers et aux savoir-faire en matière alimentaire, de renforcer l’attractivité des territoires, de développer l’offre touristique et de contribuer, dans un contexte de standardisation des modes de vie, à affirmer une expression culturelle française ».
18Au temps des collections a succédé celui des publics, l’expérience de visite devenant un fil conducteur pour la programmation culturelle et les parcours d’interprétation. Les publics sont au cœur des préoccupations de chaque Cité (et de toute institution culturelle et patrimoniale), envisagée comme ensemble de signes et de repères mobiles dont le sens revient en dernier lieu aux visiteurs. S’appuyer sur les apports des études des publics est devenu à la fois un préalable et une finalité de ce type d’équipements : ces études montrent ainsi que ces publics font bien la différence entre les lieux de pure distraction et les lieux d’enrichissement culturel, jouant un rôle d’entraînement pour la connaissance scientifique et laissent à penser que les Cités peuvent devenir des lieux privilégiés pour innover dans la relation aux publics, susciter des « révélations » via des médiations originales. Attentives aux logiques interculturelles, à la diversité et à la mixité sociale, aux cultures dites minoritaires, les Cités vont explorer de nouveaux rapports aux cultures alimentaires, culinaires et gastronomiques et mettre en dialogue de multiples points de vue et particulièrement ceux des publics (en rendant compte de leurs jugements, de leurs pratiques, de leurs capacités à proposer). Ainsi la fonction communication (une fonction « creuset » pour les Cités) y est déjà et restera centrale.
19En favorisant une appropriation locale de l’inscription du repas gastronomique et l’expression des groupes et communautés du territoire, chaque Cité cherche à en faire évoluer la définition, à mettre en débat ses expressions et ses modalités locales de transmission, et, de là, à permettre aux communautés de faire reconnaître leurs pratiques et leurs cultures alimentaires, culinaires, gastronomiques festives, d’en tirer une fierté et une volonté de sauvegarde actualisée. La question de la mobilisation des communautés autour du PCI est centrale (voir précédent article), le RGF étant bien cette pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes : aux Cités de permettre aux communautés de dire leurs traditions et leurs pratiques, de raconter leurs héritages, de participer à leur patrimonialisation mais aussi d’engager leur responsabilité citoyenne grâce à divers dispositifs (invitations à témoignages, à la mise en récit des traditions et des pratiques, à des collaborations variée).
20Dès 2017, les réflexions du CSCE ont avancé l’idée de faire de la Cité de Paris-Rungis un forum sur le système alimentaire francilien, en l’ouvrant plus avant au débat sur les enjeux éthiques de l’agro-alimentaire, sur des considérations subjectives et intimes autour de l’alimentation, en lien avec les questions environnementales et celles d’un équilibre alimentaire mondial. La formation et l’éducation sont des enjeux pris à bras de corps par la Cité qui envisage les publics tout à la fois comme des mangeurs citoyens, des gourmands éclairés et des amateurs créatifs réinterprétant les prescriptions alimentaires et culinaires et questionnant les ressources naturelles à leur disposition : chacun devrait être plus attentif à son alimentation et à celle des autres, être plus vigilant et exigeant en termes de choix des repas, curieux aussi des savoirs de la gastronomie mais aussi de l’incidence de ses choix sur son territoire de vie et sur la planète.
21La formation est ainsi énoncée comme un pan majeur du projet de la Cité de Paris-Rungis, envisagée comme un lieu inédit « de transmission des savoirs et des techniques pluridisciplinaires en vue de la formation des futurs professionnels de la gastronomie » (mais aussi de celle du grand public), et ceci en partenariat avec les acteurs de la formation du territoire. Les perspectives de formation énoncées au fil des réunions du CSCE furent plurielles : l’observation des métiers et des filières agro-alimentaires qui déterminent nos repas (quotidiens et gastronomiques); la contribution à la revalorisation des métiers nobles qui pâtissent trop souvent d’une mauvaise image et d’un manque d’information (mais dont on sait pourtant qu’ils sont non délocalisables); l’information et la sensibilisation aux enjeux liés au repas (histoire, évolution, nouvelles tendances, etc.) pour tous les élèves et étudiants d’Île-de-France (mais aussi d’ailleurs). Le projet de Pôle consacré à la formation professionnelle (enseignement, métiers de bouche, hôtellerie, restauration collective) est ambitieux non seulement dans l’énonciation de ses enjeux mais aussi dans celle des moyens sollicités (importance donnée aux médiations immersives, aux mises en situation aussi proches que possible de la réalité, aux partenariats).
22Entre 2018 et 2020 le processus d’élaboration muséale et culturelle de la Cité s’est donc affiné, a fait évoluer ses lignes. Ainsi la Cité numérique (qui s’affirme progressivement comme un relais de cette stratégie d’éducation et de formation). Cette plateforme met à la disposition des internautes informations, documents et invitations. Une place conséquente y est donnée à l’histoire du Repas Gastronomique, ses rites et ses savoir-faire, ses figures. Progressivement, les relais scientifiques locaux (services patrimoine et archives, laboratoires universitaires, fonds documentaires) sont mobilisés dans ce sens, la Cité de la gastronomie Paris-Rungis questionnant alors, de multiples façons, l’histoire alimentaire et culinaire de la région Capitale, terre de migrations de grande ampleur (de l’exode rural issu des régions aux immigrations des XXe et XXIe siècles), confortant la dimension cosmopolite de la région. En s’intéressant aux cultures culinaires qui y sont en dialogue, elle envisage tant la dimension interculturelle du RGF que la place historique du repas dans les relations internationales. Cette relecture plurielle de l’histoire (dont on peut présumer qu’elle s’enrichira progressivement des savoirs sur les médiations numériques du patrimoine) peut sembler sommaire, convenue et quelque peu linéaire mais elle vise, avant tout, à éclairer le présent et envisager les futurs.
- 5 Jean Claude Kaufmann, Casseroles, amour et crises, ce que cuisiner veut dire, Éd. Armand Colin, 200 (...)
- 6 Qui place le plaisir visuel de la mise en scène de soi sur le devant de la scène, l’acte de manger (...)
23Transmettre donc, et de manière privilégiée aux publics « Enfants » et « Jeunes ». La place donnée sur le site à la Cité des jeunes (une rubrique entière leur est dédiée, dans une démarche d’éducation au goût) et à la transmission intergénérationnelle (au regard de la « génération perdue », celle qui a grandi dans les 30 glorieuses et qui aurait oublié bon nombre de connaissances sur les produits et la façon de les transformer) traduit cette intention. Certes, cette catégorie des « jeunes publics » n’est pas claire et fluctue selon les institutions : elle couvre les âges de l’enfance à la post-adolescence… et si ce sont plutôt les enfants qui sont visualisés sur le site (joyeux et joueurs), les adolescents y sont bien présentés comme un public attendu. D’autant plus que, depuis plusieurs décennies maintenant, sociologues et anthropologues ont fait le constat de la déstructuration des pratiques alimentaires adolescentes ainsi que de la montée de l’individualisation de leur alimentation (les jeunes adolescents privilégiant un certain vagabondage alimentaire, refusant souvent les contraintes des repas5) ; de plus, Internet exerce une influence croissante et hétérogène sur leurs comportements alimentaires (consultation de blogs amateurs, foodporn6, importance des réseaux sociaux sur leur mise en visibilité) ; enfin, les inégalités des situations alimentaires des enfants et adolescents dans la Métropole parisienne sont tangibles et motivent des politiques publiques de plus en plus volontaristes.
24Pour autant, la célébration du RGF, cette pratique sociale qui est celle du manger ensemble lors des moments importants de la vie, peut sembler décalée voire désuète aux yeux de ces jeunes publics. De là l’effort louable de proposer, notamment sur le site Internet de la Cité, des écritures de ce repas « à hauteur d’enfant », des expériences ludiques restituant, de manière légère, l’ensemble des valeurs positives liées au RGF, soulignant son caractère exceptionnel et festif : sensibiliser les plus jeunes aux plaisirs du bien manger ensemble, à ces pratiques festives occasionnelles et aux valeurs d’attention, de générosité, de convivialité voire d’hospitalité qu’elles traduisent, leur faire découvrir les cultures culinaires françaises, les savoir-faire professionnels et questionner les ressorts d’un art de vivre consacré par une pratique familière… sont pour la Cité autant d’objectifs de transmission aux générations futures. Présenter aux plus jeunes le RGF comme l’expression culturelle d’un rapport au bien manger qu’entretient une communauté, comme un rituel et un cérémonial, comme la cristallisation d’un certain modèle alimentaire (caractérisé notamment par le primat accordé au goût plutôt qu’aux valeurs nutritionnelles des produits) demande et demandera une véritable inventivité en termes de médiations. Comment les sensibiliser à l’histoire des évolutions du repas gastronomique ? Comment leur faire comprendre cet art du bien manger et de l’être ensemble ? Par quels dispositifs et médiations traduire pour eux les vertus de partage et d’attention à l’autre de cette pratique sociale coutumière, les valeurs de commensalité, de convivialité et d’hospitalité qui la caractérisent ?
25Certains choix créatifs (de points de vue, d’angles de vue, de thématiques et d’objets singuliers, de mises en récit et en partage) restent à faire, pour permettre à ces plus jeunes de mieux connaître les aliments et de mieux choisir les produits et les mets, pour les initier aux savoir-faire culinaires, les sensibiliser aux arts de la table — en associant leurs parents. Cette créativité communicationnelle passe par une mise à disposition de ces publics d’un foisonnement de savoirs, notamment par le biais d’une médiathèque dédiée (donnant leur place à l’édition pour enfants, à une iconothèque, à une vidéothèque, à des fiches métiers et des fiches filières, à des corpus de publicités alimentaires, ouvrant un accès aux documents confiés par des chefs cuisiniers, etc.). Il s’agirait notamment pour la Cité d’amener les jeunes à questionner les publicités et les médias qui célèbrent l’alimentation industrielle via des supports variés et ciblés (jeux dédiés, vidéos et blogs d’influenceurs, réseaux sociaux, applications, etc.) et à mieux concevoir une alimentation et une consommation durables. En leur faisant entendre d’autres discours (scientifiques, militants, producteurs bio, etc.), il s’agira de leur faire prendre en main leur destin alimentaire, en mettant en doute certains monopoles de la grande distribution.
26Conscientiser les plus jeunes vis-à-vis de ce qu’ils mangent (par des rappels enjoués aux règles nutritionnelles, sanitaires, culturelles), les sensibiliser à la recherche d’information (sur les aliments, sur les process, sur la traçabilité, etc., par des devinettes, des jeux, des énigmes, des infographies), valoriser auprès d’eux le temps dédié au repas, à l’achat des aliments et à la consommation, leur faire comprendre combien les tables quotidiennes sont devenues insipides, conditionnées par les logiques industrielles et nutritionnellement problématiques : autant d’objectifs que paraît se donner la Cité sur son site7. Les publics jeunes y sont segmentés en « petits gastronomes » et gourmets « jeunes », un livret À Table, tous gastronomes, des brochures mais aussi la participation à des manifestations comme le Salon #Bon (dont le slogan est « Ramène tes parents ») sont des initiatives effectives mais dont la communication ne prend pas encore pleinement en compte les engagements environnementaux de nombre de jeunes, la complexité croissante de leurs pratiques numériques ou leur vision « mondialisée » (le débat se posant non plus au niveau national mais au niveau planétaire).
27Pour envisager ce possible approfondissement des contenus et des médiations numériques du site dans ce sens, il semble pertinent de revenir sur la plateforme éducative de l’Alimentarium (évoquée dans le premier article), qui s’énonce comme l’Alimentarium Academy, un écosystème d’apprentissage en ligne, ludique et didactique (créée en septembre 2015, avec le soutien de spécialistes et d’experts en pédagogie numérique). Pour rappel, l’Alimentarium se positionne comme un centre « unique au monde » de compétences dédiées aux questions de l’alimentation et de la nutrition : ses expositions aux thématiques multiples, ses nombreuses activités de médiation et de démonstration scientifiques, les dégustations gastronomiques et expérimentations culinaires ou encore les visites commentées qu’elle propose sont autant d’occasions pour les jeunes visiteurs d’étancher leur désir de connaissances et d’expériences. Ludiques et spectaculaires, certains de ses dispositifs et de ses médiations destinés aux plus jeunes sont des références reconnues pour les muséologues et scénographes : ainsi, le TUBIX (faire comprendre les particularités liées au fondement de notre tube digestif, les propriétés de nos organes dans la digestion des aliments), complété par le DIGESTIX et le NUTRIX (dispositif permettant aux enfants d’explorer et de comprendre le rôle et l’importance d’une alimentation variée au quotidien) furent dès leur création, reconnus pour leur pertinence.
28La récente refonte de l’exposition permanente et le renouvellement des choix muséologiques de l’Alimentarium ont donné une place plus importante au numérique: supports de cours en ligne qui permettent aux enfants d’apprendre en s’amusant (au fil d’activités, de jeux et de vidéos centrés sur les aliments, les cinq sens, les étiquettes alimentaires, etc.) ; cours tous publics (liés à l’alimentation et à la nutrition) mais aussi cours en ligne pour les enseignants (mise à disposition du matériel pédagogique sur l’alimentation et la nutrition nécessaire à l’élaboration de leurs cours, forum de discussion sécurisé) ; contenus dédiés aux parents (pour encourager le dialogue entre parents et enfants) ; et enfin, complémentaires et interconnectés, contenus didactiques mis à disposition pour le smartphone et les tablettes ainsi qu’un magazine en ligne, des web-séries… À cette plateforme éducative8 consacrée aux questions d’alimentation et de nutrition (multipliant les possibilités d’approfondissement et de découverte notamment par une collection d’objets digitalisés, en haute définition, représentés à 360 degrés, conçue comme une prolongation des expositions et des thématiques présentées dans le musée), s’ajoutent les médiations numériques qui accompagnent les expositions in situ. Les internautes et les publics en présence peuvent explorer, dans un même temps, les thématiques de l’alimentation et de la nutrition via de riches contenus numériques, des espaces dédiés aux expériences et aux expérimentations présentielles (un espace food experience, des ateliers de cuisine, etc.) : cette volonté de complémentarité de l’expérimentation pratique, du parcours de visite traditionnel et de ces applications digitales ouvre les publics à une information plus large et à des contenus hybrides.Certains dispositifs proposés par la Cité de Lyon allaient dans ce sens : la gastro-ludothèque (qui permettait aux petits et aux grands de comprendre les cycles de l’alimentation dans le but de promouvoir une nutrition plus saine) ; une cuisine d’application où les chefs proposaient ateliers, démonstrations et dégustations aux plus jeunes ; une programmation de visites scolaires et de visites familiales… Ils témoignaient aussi de l’importance donnée aux jeunes publics.
29L’éducation des enfants (l’un des axes du plan de gestion de l’inscription) recouvre différentes approches (culinaire, alimentaire, nutritionnelle, gustative, etc.) et conditionne durablement les pratiques alimentaires tout au long de la vie. L’éducation culinaire et alimentaire s’est diffusée dès le début du vingtième siècle dans les familles françaises, de génération en génération (longtemps, grâce à une transmission essentiellement mère-fille) mais s’est peu à peu affaiblie, notamment avec l’entrée massive des femmes sur le marché du travail (et souvent le renoncement aux temps longs de la cuisine). Même si aujourd’hui nombre de jeunes adultes (surtout urbains) semblent vouloir s’intéresser à la cuisine (envisagée comme loisir voire comme pratique culturelle), la plupart de ces jeunes adultes et nombre d’adolescents et d’enfants n’ayant pas bénéficié d’une transmission solide. Certes, diverses initiatives de l’État et des Collectivités locales ont essayé de pallier ce manque-là : ainsi La Semaine du Goût (instituée à partir de 1990) qui se déroule avant tout dans un cadre scolaire ; ainsi les multiples initiatives liées au PNA (Programme Nutrition et Alimentation) et aux Pôles régionaux d’éducation à l’alimentation et au patrimoine alimentaire et culinaire, qui participent à la relance et à l’actualisation de l’éducation nutritionnelle, de l’éducation au goût (développer l’éveil au goût) mais aussi aujourd’hui de l’éducation à l’alimentation durable (prendre en charge les différentes finalités de l’acte alimentaire, son lien à la santé, au plaisir et ses dimensions sociales et symboliques ; respecter les particularismes alimentaires, sociaux, régionaux, religieux qui contribuent à la construction des identités sociales).
30Comment la Cité de Paris-Rungis envisagera-t-elle concrètement in situ et en ligne la place de ces formes d’éducation des enfants et des jeunes ? Comment inventera et traduira-t-elle en médiations ces nouvelles modalités éducatives et de transmission ? Si le RGF est bien lié à l’éducation du goût, à sa reconnaissance et constitue une réponse à la mise à mal de la transmission alimentaire, à la malbouffe, à l’industrialisation des saveurs... comment le traduire, par quelles médiations pertinentes ? Et, plus avant, comment les Cités vont-elles s’inscrire dans le mouvement de l’éducation alimentaire qui a progressivement enrichi les enjeux de la seule éducation nutritionnelle ou au goût ? Ces questions ouvrent de belles perspectives aux chercheurs.
31Ce troisième temps questionne dans ce sens les médiations actuelles pour mieux envisager les « possibles ». Par médiation nous entendons la diversité de modalités, de mises en relation (ici d’un PCI avec des publics) qui donnent accès à des savoirs, à des idées, les traduisent et rendent tangibles… et en permettent une interprétation ouverte. Quelles médiations concevoir et déployer pour, à la fois, faire comprendre aux enfants ce que manger veut dire (en leur permettant d’appréhender les signes, les codes, les langages qui en sont constitutifs) ? Pour leur faire prendre conscience de leurs goûts et dégoûts, leur faire découvrir les saveurs et goûts d’ici et d’ailleurs, d’hier et de demain, pour les initier aux joies des arts et rituels de la table et du partage de la table ? Quelles médiations nouvelles pour mieux les sensibiliser à la biodiversité alimentaire, à ses singularités et fragilités, pour leur permettre de questionner les écritures médiatiques de l’alimentation et du comestible, dans tous leurs états (et notamment numériques), qu’elles soient marchandes et publicitaires, publiques et éducatives ou encore artistiques ? En cultivant tant leur sens gourmand que leur conscience alimentaire, leur curiosité que leur attention, en leur proposant des expériences alimentaires et culinaires inventives, mais aussi en amenant ces enfants et ces jeunes à mettre des mots sur leurs sensations gustatives et sur les saveurs qu’ils rencontrent, les Cités (et notamment celle de Paris Rungis) cherchent à éclairer leurs choix, leurs pratiques et leurs comportements, s’inscrivant ainsi dans l’actuelle transition alimentaire, l’un des grands enjeux de notre siècle.
32L’éducation muséale reste certes une notion floue aux contours mal définis et évolutifs. Au sein des musées et des institutions culturelles se sont progressivement structurés et organisés des services dont l’intention poursuivie consiste à diffuser et à partager diverses formes de savoirs avec le plus grand nombre. Les Cités, en tant que lieux de diffusion, de circulation des savoirs et de formation, vont progressivement déployer des directions des publics et, de là, des services éducatifs (dédiés aux plus jeunes) afin de leur donner accès aux savoirs et aux savoir-faire liés au RGF. En actualisant les formes de l’offre éducative en contexte muséal, en donnant un rôle actif aux communautés locales dans la gestion de ce PCI et donc en invitant les citoyens à jouer localement un rôle actif dans l’appréhension du fait patrimonial et dans l’écriture de l’histoire locale du RGF, les Cités se donnent aussi comme objectif d’élaborer collectivement de nouveaux savoirs autour du RGF.
33Pour cela, elles disposent d’un arsenal de moyens susceptibles de provoquer l’intérêt et la curiosité vis-à-vis du RGF : médiations éditoriales (catalogues, brochures, livrets, serious games, guides, applications, magazines papier et numériques); visites commentées, ateliers cuisine, ateliers nutrition, ateliers potager ; démonstrations scientifiques et dégustations culturelles ; performances artistiques et festives ; jeux, concours (appels à photographier, à filmer, à dessiner, à écrire, etc., le repas gastronomique) mais aussi chasses aux trésors ou encore Kitchen rooms, inspirées de « challenges » auxquels se livrent les cuisiniers dans les émissions culinaires. Autant de médiations pour : susciter des prises de conscience ; mettre en évidence les ressorts et conditions du repas gastronomique (d’ici et d’ailleurs, d’hier, d’aujourd’hui et de demain) ; amener à penser le repas comme le résultat d’une diversité de choix (culturels et logistiques, sanitaires et nutritionnels, économiques et écologiques mais aussi intimes) ; éduquer au bien manger, au manger bon et sain, et faire comprendre l’importance du goût dans notre existence (pour notre santé physique, morale, sociale mais aussi pour la santé de la planète) ; donner aux jeunes la capacité d’évaluer qualitativement ce qui est dans leur assiette et donc d’exercer un esprit critique ; les sensibiliser aux actes, compétences, savoirs liés à la fabrique et à la consommation de ce repas (cultiver, produire, et approvisionner, choisir et acheter, inviter, cuisiner, préparer, servir, recycler)… Il s’agira donc via ces médiations de rendre compte de toute une série de processus et de mobiliser une grande diversité de savoirs mais aussi de cultiver une approche affective du repas en en montrant la dimension conviviale, chaleureuse, sociable, esthétique.
34Les Cités sont donc à envisager comme des espaces d’éducation non formelle et sensible autour du RGF, des lieux de référence pour lutter contre sa dégradation culturelle et symbolique : former les jeunes du territoire, les impliquer, faire évoluer leurs pratiques mais aussi leurs représentations et mentalités ; familiariser les enfants à un environnement alimentaire qu’ils ne comprennent pas nécessairement et qui est pourtant le leur ; leur rendre intelligible ce PCI, avec les bons mots, les bonnes formules, via des médiations inédites, des clés de lecture singulières, en activant au mieux leurs capacités et compétences interprétatives. Le rôle des artistes qui expérimentent de nouveaux regards sur l’alimentation et le repas, a et aura sa place dans ce projet éducatif ; leurs collaborations (formelles ou informelles) avec les écoles qui s’esquissent à peine devraient s’approfondir au fil des travaux actuels sur l’éducation au goût.
- 9 Voir Dossier de la revue Politiques de Communication : la fabrique du goût, n°5, 2015.
35Les Cités ont un rôle déterminant pour redonner confiance en l’acte de manger mais aussi en ceux de choisir, cuisiner, préparer, partager, pour questionner les manières de se nourrir et pour encourager une nouvelle fabrique du goût, à une époque de crises alimentaires multiples, d’une démultiplication désordonnée de nouvelles catégories de producteurs, de médiateurs et de distributeurs (qui façonnent les mondes du goût d’aujourd’hui et de demain9, parfois en oubliant sans prudence les hiérarchies et les normes établies) et, dans un même temps, de prolifération de classements et de labels (parfois fondés sur une démarche et des critères problématiques).
- 10 Un dispositif, selon Giorgio Agamben, c’est: « tout ce qui, d’une manière ou d’une autre a la capac (...)
36Dans ce dernier temps nous nous focaliserons sur les expositions, ces dispositifs10 qui sont un prolongement naturel des travaux de recherche des musées et des équipements culturels, qui permettent et permettront aux Cités (et particulièrement celle de Paris-Rungis) d’actualiser et de fonder leur programmation à venir, en vue de transmettre les savoirs sur et autour du RGF. Ces expositions jouent et joueront aussi un rôle central pour l’attractivité et la notoriété des Cités, en donnant à réinterpréter sans cesse le RGF, son histoire et son actualité, ses logiques et ses acteurs, en permettant de faire revenir et de renouveler les publics. L’exposition donne au travail scientifique une forme concrète, imagée, un puissant pouvoir évocateur, c’est un langage par lequel le concepteur transforme une masse de supports polymorphes en une argumentation ; c’est donc une mise en partage (exposer le RGF c’est le rendre plus accessible, appropriable individuellement et collectivement, via les sens, en le déployant dans l’espace).
37En endossant ces enjeux tout à la fois d’attractivité et de notoriété, de valorisation de la recherche scientifique et de fidélisation ou de renouvellement du public, les expositions rythmeront la vie des Cités. Le média exposition y sera privilégié pour qu’elles deviennent des institutions scientifiques et culturelles à part entière, intégrées à une société de communication, de consommation et de loisirs (rythmée par l’évènementiel, les rendez-vous et une temporalité festive).
38Ce dernier temps envisage donc la mise en récit de ce repas (envisagé comme patrimoine culturel immatériel) par les expositions mais aussi, à travers lui, des enjeux contemporains et sociétaux de l’alimentation qui déterminent et détermineront nos pratiques (à savoir, la sauvegarde de la biodiversité, la sécurité, la justice et la démocratie alimentaires, le bien-être animal, les agricultures alternatives, la lutte contre le gaspillage, etc.).
39Exposer (de exponere, disposer de manière à mettre en vue, de donner à voir, de présenter les éléments qui pourront être regardés, remarqués, montrés…), c’est mettre en espace des idées, des contenus, des savoirs, c’est offrir un espace immersif où se déploient autour d’un parcours visiteur une ou des thématiques liées à l’objet central de l’exposition. Exposer, c’est rendre lisible, visible et interprétable par une mise en regard mais aussi en écoute, en ressenti polysensoriel.
40Le terme exposition signifie, quant à lui, aussi bien le résultat que l’action : l’exposition, c’est l’ensemble de ce qui est exposé et le lieu où l’on expose, l’ensemble des choses exposées qui comprend aussi bien les Musealia (objets de musée ou « vraies choses ») que les substituts (moulages, copies, photos, etc.) mais aussi le matériel expographique accessoire (les outils de présentation : vitrine, cloisons, signes de passages), les outils d’information (textes, films, contenus multimédias), la signalisation utilitaire. L’exposition est un dispositif de monstration, d’ostension et de représentation, inscrit dans un contexte. Mais elle n’est pas qu’un objet sémiotique, elle est aussi action, certes visant d’abord à montrer des objets, des choses, des idées… pour mieux les mettre en présence des visiteurs qui les interprètent (corporellement, émotionnellement, intellectuellement), selon leur horizon d’attente et leurs filtres culturels.
41Exposer un patrimoine culturel immatériel, une culture populaire (et ses expressions culturelles, ses savoir-faire, ses pratiques transmises depuis des générations mais aussi plus contemporaines) demande à repenser les modalités de l’exposition : il ne s’agit pas de mettre sous cloche ses patrimoines immatériels mais de les rendre tangibles, interprétables et appropriables (et notamment par les jeunes générations), et, ici, de faire reconnaître un patrimoine immatériel gastronomique, via diverses méthodologies, inspirées des écomusées, des musées de société (qui s’interrogent sur la participation de l’ancrage de la thématique dans le territoire) et d’articuler regards scientifiques, artistiques, historiques, anthropologiques, etc. Mais une exposition dédiée à un PCI ne peut être définie à partir de la seule compétence scientifique et esthétique des conservateurs : l’approche communicationnelle est devenue incontournable. Exposer un PCI, c’est exposer des pratiques vivantes non figées, des façons de vivre et de faire : s’il existe une longue histoire des expositions dédiées à l’aliment, au produit, à l’alimentation et à la gastronomie (histoire qu’il n’est pas ici le lieu d’ouvrir), invitant à une diversité d’angles et de points de vue, de thématiques, exposer aujourd’hui le RGF, c’est mettre en valeur la fonction sociale et politique de ce patrimoine immatériel.
42Développer une approche communicationnelle et médiatique des expositions dédiées au RGF (visant à le transmettre de manière intelligible, accessible au plus grand nombre), c’est penser ce dispositif qu’est l’exposition tant du point de vue de sa production (en termes de diffusion et de circulation de contenus) que de sa réception, c’est comprendre sa valeur communicationnelle (en quoi produit-elle du sens, fait-elle sens pour les publics ?), c’est donc questionner tant les procédés de sémiotisation du RGF et de l’espace d’exposition qui ont été mobilisés pour montrer ce PCI (objets expôts, cristallisant valeurs, normes, récits, témoignages, etc.), que les médiations choisies et les expériences de la visite, vécues par les publics. L’exposition, entendue comme une épreuve empirique et partagée de la complexité, met en espace des contenus, déploie un arsenal de médiations et met en tension publics « construits » et expériences vécues par les publics effectifs (leur interprétation des contenus au regard des intentions des concepteurs de ces expositions). Par ailleurs, l’approche communicationnelle des expositions s’intéresse tant à leur communication publicitaire institutionnelle mais aussi sociale qu’à l’étude concrète des publics, de leur participation. L’exposition se fonde sur un contrat de communication plus ou moins explicite, assuré et pertinent : son étude envisage tout à la fois le positionnement, les significations à scénographier, leur éditorialisation, la construction des publics (et donc les intentions en production) et la mise en œuvre de compétences « interprètes » (et donc des pratiques, en réception). Cette trame synthétique servira de grille d’analyse d’un corpus de six expositions dédiées aux repas, à l’acte de manger, à leurs rituels et expressions. Nous étudierons leurs partis pris (et notamment la référence explicite ou pas au RGF) : quel concept de mise en exposition du repas (un concept de mise en exposition qui, tout à la fois, donne sa cohérence à la mise en scène, guide la visite et s’adresse prioritairement à un ou plusieurs types de visiteurs) ? Comment le RGF y est-il traduit et mis en espace ? Que disent ainsi ces expositions de la réinterprétation du RGF, tel qu’inscrit sur la liste UNESCO ? Quelles marges de liberté se présentent ?
43Nous partirons de l’exposition proposée par la Cité de Paris-Rungis, intitulée « La Cité de la gastronomie Paris-Rungis passe à table à la Villette. Installée au Pavillon de La Villette pour célébrer les 10 ans de l’inscription du RGF au PCI de l’humanité, elle invite à venir « découvrir la table dans tous ses états grâce à des contenus ludiques et pédagogiques, concoctés par des scientifiques, des chefs cuisiniers et des artistes » mais aussi « l’art de la table et du "bien manger", les bonnes manières et les subtilités de la dégustation : leur secret », en proposant au public de s’installer (ce qui n’est en fait pas le cas, la COVID restant une menace permanente) « pour un repas de fête sous le regard bienveillant de quelques-uns des géants de la gastronomie qui ont contribué à nourrir notre patrimoine gourmand ». Cette exposition « évènement » met avant tout en valeur la dimension festive/culturelle et conviviale du RGF pour « mettre tous les sens en émoi et réveiller des souvenirs enfouis ». Avec un certain humour, une légèreté et une fantaisie joyeuses dans ses dispositifs, cette exposition se propose de démontrer que le RGF est déjà un patrimoine populaire et familier à tous. Et pour le commissaire de l’exposition (Alain Kruger, journaliste et producteur de l’émission « On ne parle pas la bouche pleine » sur France Culture12), cette exposition doit permettre au public de prendre conscience qu’il est le détenteur de ce patrimoine. Le RGF y est abordé sous la forme d’un puzzle qui se révèle par étapes, en faisant « dialoguer cuisiniers et amphitryons », en donnant à décrypter les codes et les rites de table. La scénographie propose un parcours de visite construit autour de trois sections : « L’entrée en matière » (qui explicite de manière pédagogique les notions de repas, repas de fête, repas gastronomique) ; « La table dans tous ses états » (section organisée autour de deux grandes tables dressées pour une trentaine de convives, intégrant des dispositifs audio-visuels et simplement sonores, des manips, ou encore des explicitations graphiques présentées sur chacune des assiettes), visant rien moins qu’à « permettre au visiteur de découvrir, au fil de sa déambulation, l’art de la table, l’art et la manière, les bonnes manières, l’art du bien manger et l’art de la dégustation » ; enfin, « Les souvenirs gourmands » (à l’image de Marcel Proust et de sa madeleine, les visiteurs sont invités à « se souvenir du meilleur plat goûté lors d’un repas de fête et à partager, le temps d’une photo, le plaisir que leur procure ce souvenir gourmand »). Un rapport de connivence se crée avec le visiteur à la capacité (interprétative et interactive) duquel on fait confiance. Le mini catalogue qui l’accompagne intègre éléments clés du parcours et portraits de gourmets (en fait, ceux de chercheurs, de professionnels et acteurs liés à la Cité). Enfin, la Cité étant un trait d’union entre Paris et Rungis, cette exposition itinérante va être présentée dans les territoires val-de-marnais.
44Si cette exposition collective (impliquant artistes plasticiens, performers, designers, photographes (dont le commissariat était assuré par Lina Tornare) n’évoquait explicitement pas le Repas Gastronomique des Français, elle nous intéresse en ce qu’elle explorait, à travers d’inventifs dispositifs, des œuvres originales et des photographies éclectiques, notre actuel rapport à la nourriture, à l’acte de manger envisagé comme acte culturel fondamental, au vivre ensemble autour d’un repas comme acte social. Elle investissait le champ de l’anthropologie alimentaire (mais aussi numérique) pour questionner ces actes ainsi que les porosités qui se jouent entre réalité et virtualité alimentaires. Chaleureuse dans son accueil, son organisation et ses médiations, et ne manquant pas d’humour, elle donnait donc toute leur place aux artistes mais aussi aux habitants.
45Un dispositif, Frichtis, proposé par l’artiste Martine Camillieri (plasticienne venant du monde de la publicité et convertie à l’écologie, le recyclage et la biodiversité), se détachait des autres, à la fois mise en scène plastique (« Pause » : à partir d’agencements d’objets de cuisine, des égouttoirs aux casseroles, des passoires aux torchons) et performance (‘Play’: en extérieur, ouvrant à des dégustations ludiques gagnées, au son de cloches). Ce dispositif invitait à découvrir la diversité de cultures des habitants de Montreuil à travers la cuisine de leur pays d’origine : les cuisinières amateures de Montreuil de toutes origines cuisinaient et invitaient les visiteurs à partager leurs préparations, dans le jardin parc du Centre. Un autre dispositif My Braii South Africa amenait les publics à découvrir tout un mode de vie et de valeurs à travers un barbecue géant. L’exposition s’ouvrait ainsi à diverses formes de participation (ludiques sur place, numériques pour donner son avis et son interprétation des propositions): un ensemble chatoyant et bon enfant mais manquant quelque peu de concordance et de suivi des engagements des publics, post-exposition.
46Cette exposition, conçue par la Mission Développement durable du ministère de la Culture et dont le commissariat a été assuré par Alimentation générale (la plateforme des cultures du goût), mandatée et présentée au ministère de la Culture fut installée au ministère en octobre 2017 puis se fit itinérante. Elle interrogeait le visiteur sur le contenu de son assiette au fil d’œuvres contrastées, questionnait, via le regard des artistes, six actes (manger, acheter, modifier, cultiver, élever, préserver), privilégiait un angle (celui de l’alimentation durable) et mettait en comparaison la composition d’une assiette française et celle de son voisin. C’est le regard des artistes qui était ici privilégié, un regard au pluriel, critique sur nos modes de consommation, nos pratiques culinaires qui voulait troubler, provoquer, déranger. En cela, il était politique, invitant à lire et concevoir autrement notre assiette mais aussi nos partages autour d’une table, nos excès et nos actes intimes d’achat et de consommation. Les œuvres de ces artistes au regard aiguisé sur la société contemporaine étaient soit des témoignages quasi ethnologiques, soit des interprétations burlesques ou poétiques, des portraits déconcertants, subversifs, voire transgressifs.
47Cette exposition partait très explicitement de l’inscription par l’UNESCO du RGF au PCI de l’Humanité. Elle abordait ce RGF comme un patrimoine fragile, traversé par les enjeux écologiques et les questions de durabilité, mais aussi comme un patrimoine vivant qui s’enrichit à mesure qu’il croise d’autres cultures, qu’il traverse les siècles et les générations. De facture relativement classique et n’ouvrant guère à la participation (des visiteurs et de toute ‘communauté’), elle fit l’objet d’une communication conséquente au regard de ses contenus effectifs. Sa présence internet pérenne témoigne de cette volonté éditoriale.
48Proposée par le MUCEM mais mise en place par l’équipe d’Alimentation générale, cette exposition a été accueillie au Fort Saint-Jean. Faisant suite à une étude comparative menée à la fin des années 2000 (entre la France, l’Europe et les États-Unis), elle cherchait à saisir à travers des archives photographiques (du XIXe siècle à aujourd’hui, artistiques, publicitaires ou amateurs), les multiples facettes du RGF et ainsi à rendre compte de l’évolution des pratiques de table, en ouvrant à une réflexion sur les représentations de ce repas depuis l’émergence du médium photographie (l’apparition de la photographie et l’intérêt porté à la gastronomie étant concomitants). Et pour cela, elle retraçait près de deux cent ans de pratiques de table, en évoquant les modes de consommation, les manières de table, les plaisirs culinaires. Elle proposait d’observer empiriquement le rapport des Français à l’alimentation à travers une collecte de photographies d’amateurs mais aussi de photographies provenant des collectes des Archives Nationales de la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, du Musée de la photo au MUCEM. Ainsi cette exposition cherchait-elle à éveiller, via la médiation photographique, les mémoires familiales, à montrer la diversité des repas et à signifier le plaisir et les sensations qu’ils peuvent susciter.
49En renvoyant à nos expériences et à nos pratiques, elle invitait à la nostalgie et, dans un même temps, à de possibles identifications. Par ailleurs, elle ouvrait aux écritures télévisuelles du repas et montrait combien les émissions culinaires ont influencé les repas et les pratiques.En renvoyant à la culture populaire du bien manger et du bien vivre, l’exposition dépassait le cadre du RGF en donnant à voir la multiplication des représentations du repas, et donc la belle diversité de ses formes et temps (en cela, elle fragilisait l’idée d’un repas français codifié unique). À travers ces visuels, la commensalité semblait plus quotidienne que simplement festive et la modification des pratiques culinaires et alimentaires des Français y apparaissait clairement (de la photographie de famille aux selfies). Ici, le regard anthropologique sur le repas a prévalu : à travers la médiation photographique et audiovisuelle, il s’agissait de rendre compte moins des aliments que des hommes, des gestes et des savoir-faire mais aussi des croyances, des rituels (de parenté, de pouvoir).
50Cette exposition, distinguée par la MFPCA, invitait le visiteur à la découverte des particularités du repas français, de ses produits, des savoir-faire de ses artisans, de ses spécialités, de ses traditions mais aussi de ses tendances actuelles ; elle présentait différents personnages politiques, artistes et grands chefs qui ont façonné et fait évoluer l’art culinaire. Le parcours proposait des réponses à des questions anecdotiques ou plus graves : à quand remonte l’arrivée de la fourchette ? Quelle est la différence entre le service à la française et celui à la russe ? Comment les chefs cuisiniers sont-ils arrivés au rang de vedettes ? Si le public privilégié par l’exposition était plutôt celui des foodies (amateurs et professionnels), pendant toute sa durée TV5 Québec Canada et TV5 Monde proposèrent des contenus grand public (notamment des stories Instagram thématiques). L’exposition voulait faire découvrir la cuisine française et ses repas (via force images d’archives, de vidéos, etc.) mais sans véritablement impliquer les publics, sans les engager.
51À travers les collections d’ethnologie du musée, cette riche exposition (qui n’était pas explicitement dédiée au RGF) s’est attachée à démontrer que l’alimentation ne permet pas seulement d’acquérir l’énergie nécessaire à la vie mais contribue également à façonner l’identité, les systèmes symboliques et l’organisation sociale. Si elle ouvrait sur l’évolution de la fonction biologique de l’alimentation (essentielle à la survie des individus et de l’espèce), elle questionnait, dans un même temps, sa fonction sociale, liée à des normes, des interdits, des rituels et des valeurs, des symboles et des mythes, en proposant notamment des photographies de repas sur le pouce, volés sur le temps de travail, mettant ainsi en évidence la mise à mal contemporaine du repas. L’approche était résolument interdisciplinaire mais aussi critique quant aux conditions écologiques, politiques, économiques de l’approvisionnement et de la consommation alimentaires actuelles. Le public était invité à quelques manipulations mais le parcours restait globalement assez linéaire.
52Certes, cette exposition, relayée par le site de la Cité de Rungis, ne s’intéressait pas directement au repas gastronomique mais à l’approvisionnement des mégalopoles et notamment celui de Paris, en faisant un détour très documenté vers l’histoire. En proposant une rétrospective sur l’Histoire de Paris à travers la nourriture, elle permettait aux visiteurs de comprendre en trois temps (Approvisionner Paris — notamment grâce aux champs cultivés d’Île-de-France —, Les Halles de Paris à Rungis et les coulisses des repas, Consommer à Paris) les évolutions des circuits d’approvisionnement des Parisiens, depuis la périphérie jusqu’aux confins du nouveau monde, du Moyen Âge à aujourd’hui. Une scénographie immersive fut privilégiée, notamment pour plonger dans « le ventre de Paris », à grand renfort de clichés d’époque, d’outils agricoles et d’ustensiles culinaires, de réclames et de cartes, de tableaux et de films. L’exposition se proposait de sonder ce qui faisait la singularité de l’alimentation parisienne mais ouvrait aussi à des questions actuelles comme l’alimentation durable, le retour des circuits courts, l’apport culinaire des migrations. Si elle questionnait avant tout le passé, elle interrogeait aussi le futur de notre alimentation et rejoignait ainsi le propos de la Cité de Paris-Rungis. Un petit catalogue et un livret ludique pour les plus jeunes complétèrent une généreuse campagne d’affichage (via notamment le relais des sites institutionnels, des bibliothèques et des médiathèques de la ville). Cette exposition est intéressante en ce qu’elle prend en compte le territoire métropolitain et régional, l’évolution de son système et de ses pratiques alimentaires (le repas étant resitué dans un contexte, une culture située, pensé dans l’histoire, construit dans un mouvement à la fois descendant et ascendant, s’ouvrant de nouveau aux pratiques communautaires).
53Ces expositions, la diversité de leurs approches et de leurs médiations, cherchent à contribuer à la patrimonialisation du RGF (entendue comme le processus par lequel un nouveau lien se construit entre le présent et le passé), insistant, chacune à leur façon, sur la nécessité de prendre conscience de son exception et de sa disparition possible. En envisageant une diversité de formes, de temps et de rituels du repas (repas quotidiens : Social food, Manger à l’œil ; repas cérémoniels : À table ! Le repas gastronomique se raconte ; repas gastronomique festif des Français à la Villette), ces expositions ont tendu des passerelles. Elles se sont inscrites, chacune à sa façon, dans la continuité des initiatives proposées par l’État français pour soutenir l’effort de sauvegarde du RGF, en rendant compte, de manière sensible, inventive et tangible, de ses multiples facettes. Une critique peut leur être néanmoins faite : si elles ont déployé une grande créativité dans la thématisation et la matérialisation de ce PCI, elles n’ont qu’assez peu rendu compte des mises à mal actuelles des repas (désynchronisés, délocalisés, individualisés, déritualisés).
54La Cité de Paris-Rungis bénéficie ainsi d’une diversité d’expériences expositionnelles pour continuer à interpréter le RGF, en révéler la dimension festive et, plus largement, pour informer et éduquer sur des sujets d’ordre sociétal liés à l’alimentation. Depuis ses premiers pas, elle semble veiller à ce que ses activités, ses propositions culturelles et ses dispositifs d’éducation informelle contournent une approche marchande, à ce que la relation marchande ne prévale pas sur les valeurs du PCI (vigilante aux diverses dérives marketing qui appauvrissent ou orientent les enjeux culturels de l’exposition). Cette ambition, délicate à tenir en une période de baisse des subventions et plus généralement des financements, passera aussi par la réalisation de multiples et rigoureuses études sur les médiations, sur les publics jeunes du territoire, sur les pratiques de visite proposées et sur les expériences vécues par les visiteurs (qu’est-ce qu’ils pensent, éprouvent, ressentent, imaginent, interprètent et expriment ? Quel intérêt des publics pour les savoirs exposés et quelle confiance envers l’institution exposante ?). En se fondant sur des relations tangibles avec les habitants (la pierre d’achoppement des recherches sur la transmission des PCI) et les acteurs culturels, patrimoniaux, économiques locaux, sa programmation pourrait contourner certains écueils identifiés : l’esthétisation patrimoniale, le relais trop appuyé d’un discours convenu et généraliste sur le rayonnement passé de la gastronomie française, des médiations chatoyantes mais peu interactives, la faiblesse des dispositifs de participation, et une certaine méconnaissance des pratiques médiatiques et notamment numériques des jeunes publics.
55La reconnaissance des gastronomies comme objet culturel et comme patrimoine de l’humanité constitue une avancée majeure pour les cultures populaires, leur préservation et leur valorisation dans les pays dits nantis (qui ont longtemps privilégié la matérialité patrimoniale dans son exceptionnalité, sa spectacularisation). Sensibiliser aux patrimoines et aux cultures immatériels demande une grande réflexivité en termes de communication et de médiation : amener chacun à comprendre le rôle de résistance que peuvent jouer, face aux logiques de standardisation et d’industrialisation (liées à une certaine mondialisation), nos rituels et traditions alimentaires, nos cultures culinaires et gastronomiques et leur réinterprétation c’est démocratiser la gastronomie et ses patrimoines immatériels.
56Depuis l’inscription en 2010 du RGF sur la liste de l’UNESCO, nombre de pays ont suivi : le repas gastronomique n’est pas propre aux Français, tous les peuples cherchent à en préserver et à en faire reconnaître la tradition (pour célébrer un évènement) et cela ne va pas sans influence sur la communication et les médiations du RGF, ses interprétations par les commissaires d’exposition, les chercheurs et les passeurs de patrimoine. Nombre de communautés du monde défendent leur cuisine, leur gastronomie comme des éléments majeurs de leur culture (notamment dans les pays les plus pauvres, pour lesquels les traditions culinaires constituent possiblement un vecteur de développement culturel, touristique et économique déterminant). Leur politique de sauvegarde, de préservation et de valorisation de ces patrimoines gastronomiques immatériels sont autant de regards portés qui redéfinissent progressivement ce que l’on entend aujourd’hui par « gastronomie » et « repas gastronomique ».
57Dans ces deux articles sur les Cités et sur les médiations du RGF, nous n’avons guère abordé la dimension économique de ces Cités, volontairement, celles-ci restant encore à l’état de projets voire de promesses relancées (Lyon) mais aussi parce que, jusqu’ici, les contraintes et les injonctions de la Convention de l’UNESCO pesaient encore fortement sur ces projets : l’éthique UNESCO refuse l’usage commercial et privé de l’inscription (pour rappel, l’institution avait demandé lors de la réécriture de la candidature de gommer toute référence économique pour centrer le dossier sur la dimension ethnographique et culturaliste du repas). Mais il semble opportun de rappeler l’actuelle importance économique de ce patrimoine culturel immatériel : Julia Csergo ne l’avait-elle pas défendue dès l’écriture de la candidature, énonçant ces patrimoines gastronomiques comme une marchandise culturelle « comme une autre » (même s’ils n’en sont pas moins des biens publics) ? Les Cités devront jouer sur cette ambivalence, notamment pour éviter le figement et la muséalisation du RGF : sa sauvegarde, sa valorisation et sa transmission se feront aussi à travers le développement de biens et de services renouvelés, soumis aux termes de l’échange et du commerce mondial. Mais, pour éviter l’échec lyonnais (évoqué dans le premier article), elles devront questionner, en continu, les risques de l’esthétisation marchande et des usages marchands du ludique, en se souciant de ne pas perdre de vue leurs enjeux culturels et éducatifs (relier relation culturelle et relation commerciale aux publics, certes, mais sans laisser l’objectif de rentabilité prendre le pas sur ces enjeux). Si cette tension entre logique culturelle et logique marchande signifie l’inscription, claire et nette, de la gastronomie dans les industries créatives, elle ne doit pas remettre en question les missions premières des Cités qui sont ces lieux de diffusion des savoirs réinvestissant sans cesse leurs formes de médiations au regard de l’évolution des publics, de leurs pratiques et de leur sensibilité esthétique et citoyenne.