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Communication

De l’invention du Repas gastronomique des Français aux Cités de la gastronomie : un patrimoine culturel immatériel en devenir (1ère partie)

Dominique Pagès
p. 119-142

Résumés

Ce premier article s’intéresse au réseau des quatre Cités de la Gastronomie qui se met en place dans le paysage culturel français (Lyon, Tours, Dijon et Paris Rungis) et ceci dans le contexte d’une mise à mal des cultures alimentaires et gastronomiques. Après un détour critique sur les fondements de leur naissance (répondre aux enjeux culturels et politiques de la reconnaissance des Patrimoines Culturels Immatériels) et sur leur genèse mouvementée (les conditions et les modalités de la candidature française à l’inscription du Repas Gastronomique Français sur la liste de l’UNESCO), il en propose une lecture communicationnelle. Si ces quatre projets participent bien à la reconnaissance culturelle d’une « gastro­nomie responsable » et d’un patrimoine atypique, chacun s’est positionné, non sans heurts, en abordant le Repas Gastronomique des Français à partir d’angles de vue singuliers et en s’inscrivant dans des territoires contrastés.

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Texte intégral

  • 1 « Cité de la gastronomie de Lyon : après le fiasco, une consultation citoyenne », Lyonmag.com, 13/1 (...)

1Ouverte en octobre 2019, la Cité de la gastronomie de Lyon a officielle­ment fermé ses portes le 6 juillet 2020. Ses responsables (son directeur Florent Bonnetain et l’exploitant espagnol Magma Cultura mandaté par la métropole) ont jeté l’éponge, annonçant, via un laconique communiqué de presse, leur renoncement et, de là, la fermeture de la Cité. Bien sûr, comme de nombreux autres acteurs culturels en France et en Europe, la Cité a subi les impacts financiers de la crise sanitaire, du confinement, des restrictions liées au déconfinement. Mais, dès son ouverture déjà, elle avait dû faire face à des difficultés précarisant son fonctionnement. De multiples causes de cet échec ont été énoncées dans les médias, assez sporadiquement : au regard de l’ambition culturelle affichée, certains observateurs l’ont parfois assimilé à un fiasco, inscrit dès le départ dans la médiocrité de la propo­sition muséale (supposée explorer les liens entre santé et alimentation), dans les maladresses de certains choix scénographiques et sémiotiques, mais aussi dans l’inscription de cet ambitieux équipement culturel dans un cadre marchand ostentatoire. Un échec donc, vécu par les édiles lyonnaises comme un accroc de plus à l’image de la gastronomie lyonnaise (le restau­rant Bocuse — à Collonges-au-Mont-d’Or — s’est vu retirer sa troisième étoile au guide Michelin1). Mais si la Cité n’a pas su trouver son public dans sa première version, elle rouvrira certainement dans une nouvelle en 2021, fondée sur un autre modèle (en termes de projet scientifique, culturel, de choix muséographiques et d’études en amont des publics attendus), portée par une toute autre équipe, comme l’ont annoncé le nouveau maire de Lyon et le nouveau président de la Métropole (EELV). Pour autant, cet échec dit combien il est important de penser le projet culturel et scientifique de tels équipements, l’adéquation de leurs contenus, de leurs médiations et de leur programmation aux attentes et pratiques culturelles de publics clairement identifiés, bien en amont de l’ouverture.

2Cet article et celui qui le suivra s’intéresseront au réseau des quatre Cités de la gastronomie qui, depuis 2013, se mettent progressivement en place dans le paysage culturel français et mobilisent déjà un grand nombre de chercheurs (issus de tous les champs scientifiques) pour accompagner leur développement. Dans ce premier article, nous allons revenir aux fon­dements de leur naissance : en rappelant les enjeux culturels et politiques de la reconnaissance des Patrimoines Culturels Immatériels — PCI — par l’UNESCO (et notamment les gastronomiques), en resituant les conditions et les modalités de la candidature française pour une inscription sur la liste PCI de l’UNESCO (non pas de sa gastronomie mais du Repas Gastrono­mique Français — le RGF), en questionnant les promesses du plan de gestion découlant de l’inscription effective et, de là, les positionnements successifs d’une, puis de quatre Cités de la gastronomie (Dijon, Lyon, Paris-Rungis et Tours). Ces Cités actualisent l’un des axes privilégiés du Plan de gestion, qui s’organise autour de cinq axes : l’éducation des enfants ; la valorisation du patrimoine gastronomique dans les médias ; la création d’une Cité du goût et de la gastronomie ; la dynamisation de la recherche scientifique ; et la coopération internationale. Elles devraient participer tant à la reconnaissance culturelle d’une « gastronomie responsable » et d’un PCI atypique (le RGF) qu’à la mise en place de politiques culturelles dédiées. Et ceci dans un contexte particulier, celui d’une mise à mal des cultures alimentaires et gastronomiques, de la déstructuration des habitudes alimentaires et des repas (par le fast-food et la malbouffe notamment) et de la croissance des risques alimentaires.

  • 2 Précisions des choix méthodologiques fondant notre démarche : analyse des textes liés à la candidat (...)

3L’approche communicationnelle sera privilégiée, via l’analyse de corpus (discours institutionnels et médiatiques, programmatique) et d’entretiens menés au fil de l’eau (en tant que discrète partie prenante du devenir de la Cité de la gastronomie de Rungis)2.

De la candidature à l’inscription

  • 3 Chiara Bortolletto, Le patrimoine culturel immatériel : Enjeux d’une nouvelle caté­gorie, Paris, éd (...)

4La reconnaissance du PCI s’inscrit dans un continuum, celui de sa progressive définition au fil des travaux des anthropologues qui se sont, assez tôt, préoccupés des traditions, des expressions vivantes, héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, les rituels et les événements festifs, les connaissances pratiques concernant la nature et l’univers ou encore les connaissances et les savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel3. Ce patrimoine immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence et sa reconnaissance questionne les pratiques vivantes et leurs détenteurs contemporains : il est censé procurer aux communautés un sentiment d’identité et de continuité, et contribue à la promotion du res­pect de la diversité culturelle et de la créativité humaine. Mais, menacé par la mondialisation, l’industrialisation et la marchandisation croissantes de la culture, il demande une nouvelle approche, des équipements patrimoniaux et des solutions muséographiques relativement inédits, tournant le dos à la seule présentation froide et minimaliste, d’objets tirés de collections.

La liste UNESCO : les paradoxes d’un succès

5L’UNESCO, dont l’action concernant la préservation du patrimoine est ancienne, s’est donné une visibilité mondiale en donnant à ratifier en 1972 la Convention pour le Patrimoine mondial de l’Humanité puis celle pour la sauvegarde du Patrimoine Culturel Immatériel (adoptée en 2003 puis rati­fiée par 153 pays en 2006). Sauvegarder ne signifie pas figer le patrimoine sous quelque forme « pure » ou « originelle » que ce soit, mais au contraire créer, inventer, favoriser les conditions d’un transfert de connaissances, de savoir-faire et de significations. Si divers outils existent depuis long­temps pour cela (inventaires, inscriptions, labels notamment, tel celui des

6Sites Remarquables du Goût), l’UNESCO a voulu aller plus loin avec cette Convention qui a été conçue comme un outil de rééquilibrage des effets de la Convention de 1972 (dont le bénéfice est surtout allé aux Pays du Nord) et répond ainsi à deux objectifs : rééquilibrer la représentation du patrimoine protégé dans le monde en faveur des pays du Sud, pauvres en patrimoine matériel mais riches de patrimoines immatériels peu protégés (notamment des effets néfastes de la mondialisation et des évolutions de la vie sociale) ; être l’aboutissement de recherches et de nombreux programmes menés depuis 1973 sur la fonction et les valeurs des expressions, traditions et pra­tiques culturelles vivantes, détenues par des communautés ou des groupes, voire des individus. L’adoption par l’UNESCO de la Convention Internationale dédiée à la sauvegarde du PCI introduit donc une rupture dans la composition du patrimoine en vigueur. En permettant l’inscription d’éléments du PCI via une liste représentative, la Convention rend ceux-ci visibles au niveau mon­dial, les légitime comme éléments patrimoniaux ; elle engage les États qui ont déposé des candidatures à prendre les mesures nécessaires à leur sau­vegarde, à leur protection et à leur transmission. Les textes de la Conven­tion sont sans équivoque : pour rester vivant, le Patrimoine Culturel Immatériel doit être pertinent pour sa communauté, recréé en permanence et transmis d’une génération à l’autre4.

Aux origines de la candidature

  • 5 Créé en 2002, dans le cadre d’un accord de coopération entre le ministère de l’Éducation Nationale (...)
  • 6 Pour resituer le rôle de l’IEHCA : François Chevrier, La gastronomie est une culture, Paris, Franço (...)

7À l’origine de la candidature effective de la France à la liste représenta­tive de l’UNESCO, le rôle de l’IEHCA (l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation5) fut déterminant. L’idée de candidater s’inscrit, dès 2006, dans la volonté de l’Institut de faire reconnaître culturellement la gastronomie française et, de là, de favoriser la mise en place d’une poli­tique culturelle qui lui soit dédiée. L’objectif principal énoncé alors était de faire prendre conscience aux Français de l’importance de leur patrimoine et de leur culture gastronomique, mais aussi de permettre le développement d’un marché mondial renouvelé autour de cette gastronomie et donc de nouveaux espaces d’activités pour les secteurs agricoles, agro-alimentaires et touristiques français6.

8La mise en place de la candidature et le suivi de l’inscription sont le fait de la MFPCA (Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimen­taires). Cette association (créée en 2008, présidée par Jean Robert Pitte, ancien président de l’Université Paris IV et membre de l’Académie, et diri­gée par Pierre Sanner) est l’organisme qui a porté le dossier de candidature de la France et a défendu la création d’une Cité. Elle se donne pour mission principale d’agir en faveur de la reconnaissance des cultures alimentaires, envisagées comme éléments importants de la diversité et de la créativité culturelles. Son rôle a pris toute sa consistance avec et après l’inscription : en tant qu’organisme spécifique et fédérateur, elle a dû assurer non seule­ment un lien en continu avec l’État et ses services mais aussi la veille et le suivi de mesures de sauvegarde (la MFPCA est garante de l’aspect de l’in­térêt général que confère l’inscription du RGF à la liste Patrimoine Culturel Immatériel) ainsi que garantir la mise en œuvre des mesures appropriées aux termes et à l’esprit de la Convention pour la Sauvegarde du PCI (elle est aussi garante des engagements pris par la France à l’égard de l’UNESCO). Elle a de plus, après l’inscription, suivi et coordonné le programme de sa gestion puis, par la suite, assuré l’ingénierie culturelle du réseau des Cités de la gastronomie (sur lequel nous reviendrons).

La construction scientifique de la Candidature : brève analyse d’un repenti

  • 7 Sidonie Naulin, « Le repas gastronomique des Français : genèse d’un nouvel objet culturel », Scienc (...)
  • 8 Voir l’article de Jean-Louis Tornatore, « Éléments d’ethnographie d’une destina­tion patrimoniale » (...)

9En 2006-2007, les acteurs à l’initiative de la candidature ne bénéficient pas de jurisprudence pour orienter précisément leur dossier, pour le fonder sur un objet bien délimité. Entre 2006 et 2008, les directives opération­nelles devant guider les dépositaires de projets d’inscription ne sont pas encore publiées (elles ne le seront qu’en juin 2008, ce qui ne va pas faciliter la tâche de ceux qui élaborent les candidatures). En ratifiant la convention UNESCO, la France s’est trouvée face à un nouveau « paradigme patrimo­nial », un « nouvel objet culturel », ignoré des professionnels de la culture mais aussi de bon nombre de chercheurs à l’époque7. Aussi, la première version de la candidature porta, de manière très générique, sur « la gastronomie », envisagée comme relevant du domaine culturel. Ce choix et cette orientation firent l’objet de vives critiques dont celles de l’UNESCO qui y vit un opportunisme, voire une nouvelle preuve de l’arrogance française — la déclaration en 2008 de Nicolas Sarkozy sur la « meilleure gastrono­mie au monde » l’y aida certainement : défendre ainsi glorieusement « la » gastronomie française semblait bien le signe d’une mécompréhension de la philosophie de la Convention qui ne cherche aucunement à hiérarchiser entre elles les gastronomies (il ne s’agit pas d’un concours) mais bien à mettre sur le même plan les PCI, pour peu qu’ils soient sources d’iden­tité pour le groupe qui les porte). La Convention ne fait pas de distinction qualitative entre les cultures, ni entre les communautés qui portent ces cultures8.

  • 9 Julia Csergo, La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ? La gastronomie f (...)
  • 10 Sidonie Naulin, « Le repas gastronomique des Français », art. cité.

10L’UNESCO a donc demandé à la France de revoir sa copie et son système d’alliances (notamment avec les chefs étoilés). La réflexion scientifique et la rédaction du dossier furent alors placées sous la responsabilité de l’historienne (spécialiste d’histoire culturelle du monde contemporain) Julia Csergo, nommée responsable scientifique, chargée de mission par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Elle fut l’initia­trice de la construction française d’un objet patrimonial correspondant aux critères onusiens (égalité entre les PCI, dimension culturelle et identitaire, caractère populaire de la pratique) : le Repas Gastronomique des Français est à l’évidence un compromis permettant de respecter la notion de PCI même si sa construction ne fut pas sans ambiguïté car ne reposant pas sur la demande concrète d’une communauté (l’approche bottom-up est privi­légiée par l’UNESCO : aux communautés de demander la reconnaissance de leur attachement à leur patrimoine, dans un esprit de démocratisation et de reconnaissance, via la participation et l’énonciation de leur identité et de leur culture). Ce choix du Repas Gastronomique des Français fut le fruit d’âpres discussions restituées dans l’ouvrage de Julia Csergo qui y a retracé la genèse de la candidature9. Faute d’existence d’une communauté agissante et demandeuse, le dossier de candidature s’est appuyé sur deux études visant à la fois à mettre au jour une conception de la gastronomie des Français et à témoigner de leur soutien à la démarche d’inscription. Le RGF est bel et bien un nouvel objet culturel qui, selon Sidonie Naulin10, apparaît comme « un artefact issu du compromis entre la vision gastronomique des défenseurs du projet et la conception populaire du patrimoine défendue par l’UNESCO ». Comment est-il défini ? Comme un repas festif et ritualisé, une « bonne bouffe rituelle » qui marque les moments forts de la vie des indivi­dus (naissances, mariages, fêtes calendaires, retrouvailles amicales). C’est une pratique sociale coutumière destinée à élaborer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes. C’est tout un ensemble de savoir-faire et de connaissances requis : le choix des convives, du lieu, du moment, des produits, des recettes, le mariage des mets et des vins, etc. Il se différencie du repas quotidien en ce que toutes ses étapes demandent une mobilisation de savoirs et de savoir-faire particuliers. C’est une pra­tique collective, vivante et partagée, qui fait sens pour tous et renforce le lien social. On comprend combien le RGF a demandé une élaboration et des ajustements successifs pour être approprié par une grande diversité d’acteurs patrimoniaux et culturels. Au final, cette candidature revisitée fut un succès puisqu’en novembre 2010, lors de la session du 5e comité intergouvernemental de sauvegarde du PCI (réuni à Nairobi) le RGF fut bien inscrit sur la liste (ainsi que la Diète méditerranéenne et La cuisine traditionnelle mexicaine).

Le RGF et sa patrimonialisation11

  • 11 Le processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou im (...)

11En consacrant dès 2010 le RGF, envisagé comme un bien d’héritage immatériel et l’expression culturelle d’un rapport de la communauté française au « manger et boire », l’UNESCO, pour la première fois de son histoire, a fait entrer des éléments de la culture culinaire au panthéon des créations humaines. Des éléments de la gastronomie rejoignent ainsi les nombreuses expressions théâtrales, dansées, chantées ou encore les savoir-faire architecturaux qui illustrent la diversité culturelle de l’humanité. Mais cette reconnaissance ne fait qu’illustrer combien les transformations des modes de vie ont peu à peu ébranlé l’art de bien manger au quotidien et repoussé la gastronomie aux célébrations festives. Défendre le RGF est en cela une réponse : il permet de réhabiliter auprès des Français la pratique culinaire quotidienne à la cuisine. Depuis 2010, d’autres patrimoines cultu­rels immatériels liés à l’alimentation, de natures très diverses, ont donc été inscrits : d’un régime alimentaire commun à une grande aire culturelle (celui des pays méditerranéens) jusqu’à des fêtes spécifiques, en passant par des pratiques mettant en exergue la sociabilité (exemple du café turc) et des traditions culinaires génériques (exemple de la préparation du kimchi sud coréen) ou encore liées à un seul produit (exemple du lavash, un pain traditionnel d’Arménie). L’obtention de la reconnaissance des cultures gastronomiques comme « objets culturels » et comme « patrimoines de l’humanité » constitue une avancée majeure dans la revalorisation des cultures populaires, notamment dans les pays nantis (qui ont avant tout privilégié la matérialité dans son exceptionnalité et sa spectacularisation). Ainsi, sans le vouloir sans doute, l’UNESCO a-t-elle progressivement dessiné une sin­gulière carte de gastronomie mondiale, créant, par ces inscriptions, des catégories et des typologies à questionner.

Des promesses à la gestion concrète de l’inscription

  • 12 Voir en ligne l’appel à manifestation d’intérêt de la MFPCA (qui, pour rappel a déposé auprès de l’ (...)
  • 13 Les critères d’évaluation des candidatures étaient : l’ambition nationale et inter­nationale du pro (...)

12Cette inscription visant à défendre un patrimoine vivant va augurer une grande diversité d’actions de protection et de valorisation du RGF : scienti­fiques (développer la documentation et la recherche), éducatives (encou­rager la transmission par l’éducation), médiatiques (valoriser tous ceux qui contribuent à la lisibilité et la visibilité du RGF), culturelles et festives (création d’événements et d’un établissement culturel entièrement dédié aux cultures culinaires de France et du monde), de coopération (renforcer notamment la coopération internationale).Cette inscription a donc ouvert de multiples perspectives pour la mise en valeur de notre culture et de nos patrimoines gastronomiques : ont ainsi été évoqués dans le dossier de candidature (dans un ordre quelque peu dispersé), la conception d’expositions itinérantes, des actions dans les écoles et les centres de loisirs, des Journées Portes Ouvertes, la création d’émissions télévisuelles et de documentaires, la création d’une chaire et d’un réseau UNESCO, des actions favorisant la coopération internationale et la création d’une cité régalienne de la gastronomie (pas vraiment souhaitée par l’État)... « Tout ce qui améliorera la circulation d’informations fiables et portera à la connaissance du public les expériences originales et innovantes visant à la pratique du bien manger doit être favorisé par les pouvoirs publics. »La MFPCA a, dès l’écriture du dossier de candidature, défini, conçu, élaboré un projet de Cité de la gastronomie et a imposé dans le texte de l’inscription l’idée de la création d’un tel équipement : « L’État engagera une réflexion avec l’ensemble des acteurs concernés, privés comme publics (…) afin d’étudier les conditions de création d’un équipement culturel pluridisci­plinaire, à dimension nationale et internationale, qui contribuera à sensibi­liser le public à l’histoire, aux fonctions et valeurs de l’élément ainsi qu’à la vitalité de ses expérimentations en France et dans le monde. Cet équipement pourrait être un espace vivant favorisant par des activités pédagogiques (ateliers, production éditoriale), artistiques et documentaires (expositions, rencontres et discussions), une meilleure connaissance de la pratique cultu­relle et sociale du RGF, de ses rites et plus largement des traditions des repas des communautés partout dans le monde. » La MFPCA (qui s’est appuyée sur un réseau d’experts et de partenaires publics et privés) a donc élaboré très tôt ce projet d’équipement innovant et, dans ce sens, a lancé au prin­temps 2012, en direction des Collectivités Territoriales, un appel à projets (en fait, un appel à manifestations d’intérêts pour la création d’une Cité, avec instructions et remarques générales). Les villes candidates devaient déposer leur dossier avant le 12 juillet12. Dès l’été, la MFPCA instruisit, avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication et du minis­tère de l’Agriculture et de l’Agro-alimentaire, le suivi de la candidature des villes, tout en précisant les modalités de mise en œuvre du projet de créa­tion de la Cité. Six dossiers de candidature lui furent adressés (Beauvais, Versailles, Dijon, Lyon, Tours, Paris Rungis). En fait, dès juin 2012, le gouvernement français avait annoncé la création non pas d’une seule Cité mais d’un réseau d’équipements culturels à destination du grand public, consacrés à la promotion du RGF et à la transmission de ses valeurs (et, plus largement, des cultures culinaires, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui). Très vite les candidatures de Beauvais et Versailles furent écartées (projets pas assez aboutis ou pas assez véri­tablement en adéquation avec les enjeux énoncés). La commission d’éva­luation qui eut la responsabilité de mener les auditions des délégations des villes retenues à partir de certains critères d’évaluation13 invita les maires des villes sélectionnées à se présenter le 5 octobre 2012 au ministère de la Culture et de la Communication pour exposer et défendre leur projet (Lyon eut droit à un rattrapage). Au final, les projets des quatre villes furent retenus. Par ailleurs, la MFPCA lança rapidement une série d’actions actua­lisant les autres mesures prévues par le plan de sauvegarde (en faveur de la mise en valeur et de la transmission aux générations futures du patrimoine gastronomique de français) et inscrites dans le plan de gestion retenu (le projet global de mise en valeur du RGF). Mais c’est à la création des Cités que nous nous intéresserons ici, partant de l’évidence qu’elles peuvent actualiser l’ensemble des axes évoqués.

Le réseau des Cités : la tentation européenne ?

  • 14 Voir le dossier de presse de juin 2013, Cités de la gastronomie, ministère de la Culture et de la C (...)

13À partir de ces désignations, l’État lance officiellement, le 19 juin 2013, un réseau envisagé comme un outil innovant de mise en valeur des Cités14. Ce réseau (animé et géré par la MFPCA) doit assurer la coordination des travaux de développement du réseau des Cités et accompagner chaque por­teur dans l’élaboration de programmes, notamment éducatifs. Il cherche à faciliter la coopération entre les quatre villes et à faire respecter les identi­tés des programmes présentés par chacune d’entre elles. Accords de coopé­ration donc avec les villes désignées mais qui pourront certainement aller au-delà, notamment dans la perspective d’une ouverture européenne. La MFPCA incarne en effet le réseau des Cités à l’étranger et a donc fait évo­luer son rôle : d’organisme autonome et fédérateur, elle est devenue super­viseuse des dossiers puis s’est attribué le contrôle et l’ingénierie du projet avant de lancer le réseau, actualisant ainsi régulièrement ses missions.

14Le réseau doit aussi permettre de mutualiser les investissements et les programmes des Cités en respect des exigences de l’inscription et de l’autonomie de gestion de chaque établissement. Il peut favoriser des projets communs, encourager la coproduction d’événements et d’expositions pluridisciplinaires, mettre en place les stratégies d’itinérances de ces expositions en France et à l’étranger, initier des études et des enquêtes, coordonner et mettre en œuvre des commandes publiques nationales. Le réseau doit aussi promouvoir sur la scène culturelle internationale les Cités mais aussi favo­riser l’accueil en résidence de cuisiniers, designers, sommeliers, artistes, critiques du monde entier. Il illustre et rend donc tangible la communauté de destin des Cités de la gastronomie (qui ont en partage la valorisation de la pratique sociale et festive du repas). De plus, il suscite aujourd’hui des demandes d’adhésion par d’autres structures, mais cela peut sembler bien prématuré, les Cités n’étant pas véritablement « en place ». Le site de la MFPCA (et, de là, du réseau), dédié au RGF, à ses définitions, à ses expressions et à ses traductions, est devenu une référence pour les acteurs des patrimoines alimentaires, culinaires et gastronomiques : c’est en effet une plateforme d’information sur les expositions, les fêtes, festivals, événements et d’orientation pour suivre les actualités des Cités (coproductions d’événements, manifestations, expositions itinérantes, publications, etc.).

15Récemment a été évoquée la possibilité d’un réseau qui pourrait s’exprimer à une plus grande échelle (du type du réseau des villes créatives de l’UNESCO). La MFPCA se projette à l’échelle européenne, prenant à la lettre la résolution du Parlement européen portant sur le patrimoine gas­tronomique européen et sur ses aspects culturels et éducatifs, adoptée à la quasi-unanimité de ses membres le 12 mars 2014. Cette résolution rappelle qu’elle est l’une des manifestations culturelles les plus importantes de l’être humain, souligne que la gastronomie est un outil permettant de stimuler la croissance et l’emploi dans de nombreux secteurs économiques tels que la restauration, le tourisme, l’industrie agro-alimentaire et la recherche. Par ce texte, le Parlement européen a encouragé chacun des pays membres de l’UE à mettre en œuvre des politiques d’identification, de promotion et de valorisation des nombreux secteurs qui composent la gastronomie.

Des musées dédiés à la gastronomie aux cités : un système mondial en mouvement

16Pour penser ces cités, il faut donc les resituer dans un ensemble international en mouvement : celui des politiques publiques européennes et internationales, et celui de lieux, d’équipements culturels, patrimoniaux, muséaux dédiés à l’alimentation, la cuisine et la gastronomie en mutation… Aujourd’hui, tous les pays défendent leur gastronomie, via des stratégies patrimoniales, culturelles et scientifiques mais aussi touristiques : ils créent, ravivent ou refondent des lieux et des temps publics dédiés, démul­tipliant les angles et les points de vue sur leur gastronomie, leurs terroirs, leurs patrimoines alimentaires, culinaires et gastronomiques. Questionner leur projet culturel et scientifique, leur positionnement, leurs collections (s’il y en a), l’évolution de leur énonciation et de leurs choix muséologiques, les parcours de visite et les médiations proposés aux publics mais aussi leur inscription dans leur territoire, éclaire leur diversité et leurs évolutions, et peut enrichir les réflexions autour des Cités.

En France

  • 15 Voir la liste Wikipédia exhaustive sur les musées de l’alimentation ainsi que celle, commentée, pro (...)

17Le territoire français dispose d’un maillage relativement dense de musées et de lieux patrimoniaux, dédiés à l’alimentation aux produits et plus largement aux cultures alimentaires et gastronomiques, et ceci à différentes échelles (régionale, intercommunale, départementale, voire même communale). Les territoires locaux valorisent leurs terroirs et leurs héritages gastronomiques en leur dédiant des lieux et des temps patrimo­niaux (des écomusées aux musées de société, des musées d’Histoire aux musées ethnographiques voire aux musées marchands)15, composant un ensemble patrimonial bien hétéroclite, dispersé et surtout inégalement visible et lisible.

  • 16 Un espace muséographique sur les fruits et légumes, à l’initiative du Pôle Euro­péen d’Innovation F (...)
  • 17 https://la-cuisine.fr/

18Ainsi, parmi les nombreux musées et équipements culturels locaux, peut-on distinguer ceux qui se positionnent : sur la valorisation des pro­duits artisanaux, pour exemples Le musée de l’Absinthe (Auvers-sur-Oise), celui du Sucre d’orge (Moret-sur-Loing), La Cité du Champagne (Aÿ-Champagne) ; sur celle des produits naturels, tel l’Epicurium (sur les fruits et les légumes) ; ceux qui permettent de comprendre le sens et les signi­fications des arts de la table : telle la Maison Régionale des arts de la table (Arnay-le-Duc, en Bourgogne), créée en 1981, située dans un ancien hos­pice, qui veut faire redécouvrir et apprécier ces arts de la table que la pré­cipitation et les accélérations de nos sociétés nous font délaisser, cet « art de vivre et de recevoir, que cela soit au quotidien ou les jours de fête », ou encore le musée des Arts de la table de l’Abbaye de Belleperche (créé en 1995, dans le Tarn-et-Garonne) qui a fait évoluer son exposition perma­nente pour « faire comprendre à tous les publics l’évolution de nos manières de table16. » Il y a donc aussi ces musées de marque et leurs déclinaisons actuelles, qui prennent leur place sans afficher leur substrat marchand. Enfin, il y a ces musées d’art (Beaux-Arts, Art contemporain) qui s’inté­ressent, de multiples manières, aux questions alimentaires et culinaires, donnant à l’alimentation, à la cuisine et au repas une place singulière : ainsi La Cuisine, Centre d’Art et de Design (Nègrepellisse, Tarn-et-Garonne17), ou encore les grands musées nationaux qui s’ouvrent aux performances gastronomiques (Palais de Chaillot et le « Grand Repas »). La gastronomie est ainsi une thématique qui traverse aujourd’hui nombre de grands musées et institutions culturelles : ainsi de récentes expositions au MUCEM, au Muséum, à la Bibliothèque Forney ou encore au Pavillon de la Villette sur lesquelles nous reviendrons dans le second article annoncé ; ainsi Le Château de Versailles qui propose, quant à lui, une extension de marque vers l’épicerie fine et des produits d’origine fran­çaise et produits en France, mettant en avant l’agriculture biologique (trois gammes de produits proposées aux visiteurs : Jardin Royal, Gourmandises de la Reine, Plaisirs du Roi). Les références à l’Histoire, du moins stéréo­typée, trouvent des traductions gourmandes variées, vouées à se diversifier. Cette extension de la mise en valeur muséale des patrimoines alimentaires et gastronomiques et la portée mondiale de l’inscription UNESCO ont ainsi ouvert de multiples perspectives. Ce panorama esquissé illustre un monde muséal dédié aux patrimoines alimentaires, culinaires et gastronomiques évolutif, en recomposition et actualisant des enjeux et des formes de patrimonialisation renouvelés, ouverts à l’innovation et aux expérimentations, notamment pour attirer des publics plus jeunes et bousculer des approches figées de la gastronomie.

En Europe

19En Suisse, l’incontournable Alimentarium à Vevey18 a conquis une réputation mondiale. Situé dans la petite ville de Vevey, entre Montreux et Lausanne, dans le premier siège administratif du Groupe Nestlé, ce musée interdisciplinaire créé en 1985 (et qui a été refondé en 2016, après deux ans de travaux) est donc entièrement dédié à l’alimentation et à la nutrition. Il souhaite sensibiliser les plus jeunes aux enjeux liés à l’évolution des habitu­des alimentaires et les inciter ainsi à prendre en considération leur impact sur la société, sur l’environnement et sur le corps humain. Il explore l’évo­lution de ses habitudes (alimentaires, nutritionnelles, culinaires) et s’inté­resse aussi à la composition, à la production, à la transformation des ali­ments, dans une perspective tant sociale, technique que biologique. Enfin, une exposition permanente, entièrement repensée et organisée autour de trois thèmes (aliment, société, corps), est proposée : elle se veut immersive et en partie interactive, incluant le visiteur à une expérience digitale19. En Italie, la région de Parme reste exemplaire : elle réunit désormais dans un ensemble clairement structuré20 sept musées consacrés à un pro­duit alimentaire, chacun emblématique du made in Italy et inscrit dans une Food Valley : citons le musée du jambon de Parme, le musée de la tomate, celui du salami de Felino et celui du parmesan (parmigiano reggiano )… , chacun créé dans le but de présenter l’histoire, les traditions et les saveurs des produits typiques d’un large territoire.

20En Espagne, au Pays basque (Euskady), le réseau gastromuseum21 et son label Euskadi Gastronomia recouvre, lui aussi, un ensemble de huit musées, centres d’interprétation et centres oenogastronomiques (à La Guardia, Ordizia, Astigarraga, Bahio, Idiazabal, Eskio-Itreso, Elikatuz, Ixakolingu­nea), offrant un ensemble d’expériences touristiques composites, autour de la gastronomie basque et de ses produits les plus représentatifs. Tous se présentent comme des espaces vivants où sont organisés événements, ate­liers et fêtes culturelles et gastronomiques22. Nous pouvons aussi évoquer le Musée gastronomique (Museu Gastronomic shop, taste, experience) de Barcelone23, dédié au monde de la gastronomie catalane… mais qui a fermé ses portes récemment. En Grèce, à Athènes, le Musée de la gastronomie grecque propose des expositions thématiques sur le patrimoine culinaire du pays (monastique, traditionnel, régional, bio) et permet de découvrir chaque étape de prépa­ration d’un plat, de la production des matières premières à la commerciali­sation. Il propose des activités éducatives interactives sur la table grecque, des cours de cuisine, d’œnologie, autour de la nutrition, de la santé, du bien-être.

21À Londres, diverses expérimentations récentes actualisent la mise en récit muséal et expographique de la gastronomie : Le Bristish Museum of Food24, qui avait ouvert en 2015 et cherche encore un site permanent, innova en effet dans l’offre d’expériences et d’expositions, mais aussi dans une stratégie éditoriale, décalée, provocatrice. Il fait partie de ces lieux culturels qui veulent bousculer les codes, les représentations et les imagi­naires, tout comme le Disgusting Food Museum de Malmö25, qui a multiplié ces dernières années des expositions itinérantes. En Allemagne, les Musées du Pain (ULM), du Concombre (Lübbenaü), de la Saucisse (Currywurst, Berlin) sont exemplaires en termes de média­tions des cultures alimentaires nationales et régionales. Le musée DDR de Berlin propose quant à lui des expositions sur la culture, l’histoire et la gastronomie de l’ex-Allemagne de l’Est26. À Prague, le Musée de la gastro­nomie entend présenter une histoire de l’art culinaire et de la table, mais aussi faire découvrir la cuisine tchèque historique. On découvre ainsi une Europe des musées et des lieux d’interpréta­tion des cultures alimentaires et gastronomiques, éclectique mais encore en constitution, cherchant, plus ou moins explicitement, à répondre aux enjeux énoncés en 2014 par le Parlement Européen.

Un Monde gourmand en mouvement

22Au Canada, à Québec, le Musée Québécois de l’Agriculture et de l’Alimentation27 valorise la diffusion des savoirs et des pratiques liés à l’agriculture et à l’alimentation. Il a refondé en 2016 son projet (« questionner, débattre dans une perspective citoyenne et contemporaine »), et, de là, son parcours et ses médiations, se voulant plus ludiques et contemporains mais aussi plus participatifs. Ici, les enjeux en termes de développement territorial et durable sont clairement affirmés : il s’agit de faire connaître l’histoire et l’actualité de la dynamique régionale dans le développement de l’agriculture et de l’alimentation mais aussi de porter un regard critique sur les impacts historiques, sociaux, environnementaux et territoriaux de ces thématiques, de manière à amener les visiteurs à choisir une consommation responsable et tournée vers le futur.

23Aux États-Unis, se déploie une diversité croissante de lieux (généralistes ou dédiés à une pratique, un aliment ou une culture culinaire spécifique), témoignant d’une politique gastronomique offensive. Nous ne citerons ici que le MOFAD (Museum of Food and Drink, ouvert en 2015 à New York, dans le quartier de Brooklyn28), qui se veut un musée familial et éducatif, à but non lucratif, voulant changer la façon dont les gens pensent l’alimen­tation, les aliments, en explorant (au fil d’une diversité de médiations) les effets de la nourriture et des boissons sur notre culture, notre politique, notre économie et notre histoire.

24Au Japon, deux lieux muséaux semblent avoir une visibilité internationale : le musée dédié au nouilles instantanées, le Momofuku Ando Museum à Ideka-Osaka29, portant le nom de l’inventeur des nouilles instantanées, pré­sentant expositions, attractions et proposant divers ateliers aux visiteurs ; le Musée de Râmen, à Shinyokohama, est, quant à lui, un parc d’attractions alimentaires (une « ville » souterraine, avant tout marchande, consacrée à la soupe de nouilles Râmen, dans tous leurs états). Au Mexique, si le MUGY (museo de la Gastronomica Yucateca) se pré­sente comme un lieu patrimonial ouvert à des publics internationaux, il n’est en rien un musée et aucun lieu culturel ne semble revendiquer la valorisation de la cuisine traditionnelle mexicaine, pourtant distinguée par l’UNESCO.

Les Cités : des réponses culturelles au développement de nos territoires et de leurs communautés

  • 30 Mission « Arts culinaires », Jean Ferniot, Rapport aux ministres sur la promotion des arts culinair (...)
  • 31 Voir ce plan de gestion via le site de la MFPCA et celui de l’UNESCO.

25Le projet des Cités n’est pas totalement inédit. Dès 1985, le journaliste et écrivain Jean Ferniot avait remis au gouvernement un rapport sur la promotion des arts culinaires dans lequel il constatait : « il n’existe pas en France, patrie de la cuisine, des vins et des arts de la table, de véritables musées ou conservatoires qui réunissent les trésors de notre gastronomie (…). Mais un musée n’est pas une nécropole. Il faut une institution vivante, un lieu de rencontre et d’animation, s’inspirant plutôt du Centre Pompidou que du Muséum d’Histoire Naturelle30. » Par ailleurs, le projet d’un Palais du Goût avait été esquissé dès 2001 à Lyon. Il cherchait déjà à intensifier la lutte contre la malbouffe et la mise à mal du modèle alimentaire fran­çais, faisant le constat que si ses valeurs subsistent, les évolutions de notre société, l’individualisme croissant, un certain rapport au temps et la mise à mal de la transmission les ont grandement fragilisées. Donc, dès juin 2012, le gouvernement français annonçait la possible création d’un réseau d’équipements culturels à destination du grand public, consacrés à la promotion du RGF et à la transmission de ses valeurs, et, plus largement, à celle des cultures culinaires, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’au­jourd’hui. Coup de force de la part de la MFPCA pour faire émerger une Cité de la gastronomie, alors que le ministère de la Culture, frileux, proposait dès 2009 de mettre plutôt en place des mesures alternatives (moins coû­teuses pour les finances publiques) et de faire établir un recensement des institutions existantes, évoquant une mise en réseau de leur action. Cette solution collégiale aurait constitué une alternative à la création ex nihilo d’un établissement nouveau : il existe, nous venons de l’évoquer, dans toutes les régions de France un nombre conséquent de musées et d’écomusées consacrés à l’alimentation et la gastronomie ; de plus, une multitude d’associations de défense des terroirs et des cultures alimentaires, culinaires et gastronomiques, menant toutes sortes d’actions culturelles (expositions, conférences, etc.) pourraient être aussi fédérées pour accompagner les territoires tant dans la transition alimentaire que dans une sensibilisation des habitants au RGF.Au final, la MFPCA est arrivée à ses fins : « L’État engagera une réflexion avec l’ensemble des acteurs concernés, privés comme publics (notamment les collectivités territoriales), afin d’étudier les conditions de création d’un équipement culturel pluridisciplinaire à dimension nationale et internatio­nale qui contribuera à sensibiliser le public à l’histoire, aux fonctions et valeurs du RGF, ainsi qu’à la vitalité de ses expérimentations en France et dans le monde » ; « cet équipement culturel pourrait être un espace vivant, favorisant via des activités pédagogiques (ateliers, production éditoriale), artistiques et documentaires (expositions, rencontres et discussions), une meilleure connaissance de la pratique culturelle et sociale du RGF, de ses rites et, plus largement, des traditions des repas des communautés, partout dans le monde31 »… et au final ce sera donc non pas une mais quatre Cités se pensant ensemble, devant chacune favoriser par des activités pédago­giques, artistiques et documentaires une meilleure connaissance de la pratique culturelle et sociale du repas gastronomique des Français, de ses rites et, plus largement, des traditions des repas des communautés, et ceci en France et « partout dans le monde ». À un moment où la concurrence entre les gastronomies nationales s’intensifie et où elles participent du soft power, tout à la fois culturel et politique, le RGF s’affirme ainsi comme un « levier » pour les territoires et notamment les villes qui se rêvent nouvelles « Capitales de la gastronomie ». Si chacune des Cités va déployer un projet culturel et scientifique sin­gulier, toutes auront à répondre à ces questions : en quoi le RGF est-il un événement constitutif de la culture française ? Quels en sont les codes, les règles et les pratiques ? Quelles sont les nouvelles pratiques du repas aujourd’hui et quelles seront ses nouvelles formes dans le futur ? … Si chacune s’ouvrira, à sa façon, à une lecture historique (faire comprendre comment ce rite du repas gastronomique est devenu une des traditions les mieux partagées, des Gaulois au début du XXe siècle), toutes devront mon­trer comment les évolutions de ce RGF sont l’écho de mises en mouvement d’une société à un moment donné et questionneront les modalités de sa réinvention actuelle et future (le RGF est une pratique qui ne résiste pas au temps sans l’aide des hommes, sans des médiations et des appropriations humaines).

Mais qu’est-ce qu’une Cité ?

  • 32 Voir le rapport remis par la Mission sur les Musées du XXIe siècle en 2015 mais aussi les récentes (...)
  • 33 Corpus de discours institutionnels sur les Cités et d’articles les relayant, portant sur la période (...)

26Les Cités s’inscrivent dans les avancées et les mutations des recherches en muséologie et en anthropologie des connaissances qui appellent à une redéfinition des missions des musées et des lieux culturels patrimoniaux32. Situer ces équipements dans l’histoire des politiques culturelles demande­rait un article en soi, tant ils ont évolué dans leur projet, leur muséographie, leur approche des publics (sur lesquels ils sont centrés). Ces équipements culturels et scientifiques (qui peuvent intégrer un musée) veulent concilier problématiques culturelles, éducatives et économiques, relier le passé au futur et jouer un rôle dans le développement des territoires, notamment par la mise en réseau d’acteurs publics, privés, associatifs autour de leur projet. Leur dimension symbolique peut être mise à profit pour conforter les enjeux d’image du territoire et renforcer son attractivité tant écono­mique que touristique (intégration des Cités dans les contrats de destina­tion). En accompagnant le renouvellement de nos politiques patrimoniales, ils reflètent l’état culturel de notre société, prise dans la mondialisation, s’inscrivant dans l’évolution de la muséographie et notamment celle des musées dits de société : l’Histoire oui, mais aussi et surtout sa place et ses incidences dans le présent. En tant qu’organisation culturelle, une Cité se présente comme un « éco­système », à la fois lieu de transmission, de valorisation, de mobilisation et de vie, cherchant à vulgariser un domaine culturel et à transmettre des savoirs scientifiques, à favoriser la découverte et l’expérimentation via des stratégies de médiation pertinentes. Chacune se veut un centre de res­sources et de formation mais aussi possiblement un pôle de développement économique et touristique. Chacune s’énonce comme un relais à l’action éducative et sociale (sans se substituer pour autant à l’école et aux asso­ciations), rejoignant ainsi les enjeux des Cités des Sciences, de la Musique (intégré au projet de la Philharmonie), de la Tapisserie, de l’Architecture et du Patrimoine, du Design (la plus récente, la Cité du Vin, est une initiative privée qui fait évoluer plus avant la notion vers les mondes marchands). À l’échelle nationale, ces Cités permettent de promouvoir différentes exper­tises et singularités de la culture française. À l’instar des autres Cités, ces Cités de la gastronomie affirment, au fil d’une diversité de publications promotionnelles et d’articles médiatiques qui leur sont dédiées, une ambition fédératrice autour d’un élément essen­tiel de l’identité culturelle de notre pays, cherchant à abolir les frontières entre culture savante et culture populaire, entre domaines et disciplines. Vouées à la sauvegarde et à la valorisation du RGF, cette pratique sociale destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes et qui peut avoir un impact décisif sur le fonctionnement de la société, elles n’en sont pas moins des lieux hybrides voulant favoriser la « reconquête culturelle de nos assiettes ». Pensées comme des médias, elles se destinent à être des lieux de diffusion des savoirs scientifiques, culturels et techniques, réinvestissant sans cesse leur stratégie de médiations au regard des connaissances sur les publics, sur leurs pratiques et expériences. Pré­sentées comme des « lieux vivants » où « le regard se conjugue à l’écoute au sentir et au toucher, où les techniques, les savoirs et les savoir-faire seront quotidiennement célébrés33 » ou encore comme des « lieux d’effervescence » associant expérience ludique et rigueur scientifique, elles veulent, chacune à leur façon, donner leur place aux habitants et aux communautés locales. Envisagées comme des lieux de fermentation, de communication et de dif­fusion, cherchant à enrichir les perspectives du visiteur, elles devraient favoriser l’émergence de nouveaux langages culinaires et gastronomiques, soutenir une approche culturelle de l’alimentation favorisant des passe­relles entre différents ministères : Culture, Agriculture, Économie (Com­merce et artisanat). Soumises à des logiques marchandes de flux, elles n’en seront pas moins des espaces publics caractéristiques d’une époque où le spirituel et la consommation sont inextricablement mêlés.

La Cité de Lyon34

27Lyon avait de nombreux atouts de son côté pour candidater : c’est dans cette métropole que se tient le SIRHA (Salon International de la Restaura­tion, de l’Hôtellerie et de l’Alimentation) ; la ville a créé le Réseau DELICES (comprenant trente-deux villes gastronomiques sur quatre continents), et elle s’inscrit dans une diversité de réseaux internationaux. La première candidature fut, nous l’avons évoquée, repositionnée en 2012 afin que le projet soit plus conforme aux prérequis du cahier des charges et des exi­gences qui découlent de l’inscription par l’UNESCO du RGF sur la liste du PCI. Pour les évaluateurs, le ratio entre les espaces à vocation pédagogique, culturelle et scientifique et les superficies allouées aux activités marchandes (commerces, boutiques, hôtel, divers restaurants, etc.) apparaissait particulièrement disproportionné ; de plus le projet « Santé/nutrition » ne semblait pas assez développé dans le dossier. Les réajustements du pro­jet scientifique et culturel allèrent dans ce sens : la Cité devrait désormais répondre à une simple question, « Comment manger sain tout en prenant du plaisir ? », et donc explorer les liens entre alimentation et santé tout en valo­risant « les talents et savoir-faire du territoire en termes de gastronomie » (en donnant notamment une belle place aux chefs emblématiques de Lyon). Portée par la ville et la métropole (à hauteur de deux millions chacune), mais aussi et surtout par le mécénat (à hauteur de dix millions et demi, onze mécènes), la Cité (qui vient donc de fermer) est située à proximité de la Place Bellecour et s’inscrit dans un important chantier d’aménagement en centre-ville d’une superficie de 54 000 m2 (porté par l’entreprise Eiffage). Elle constitue un ensemble de près de 4 000 m2 abrité dans l’écrin du Grand Hôtel-Dieu et adossé aux nouvelles Halles de Lyon, dans l’hyper-centre de Lyon. L’entreprise espagnole Magma Cultura avait été désignée à l’été 2018 sur la base de son projet, ce délégataire catalan possédant de plus une belle expérience d’implantation dans divers sites espagnols et français. Le Musée des Confluences participa à la réalisation de l’exposition permanente (1200 m²) au titre d’une prestation de service. Un conseil d’orientation stra­tégique dirigé par Régis Marcon (qui est devenu aussi le parrain de l’éta­blissement) s’était constitué.

  • 35 Le Magazine du Monde, n° 469, samedi 12 septembre 2020.

28Ce projet a donc eu du mal à s’installer : les cinq premiers mois de l’ex­ploitation, moins de cent cinquante mille visiteurs sont venus découvrir la Cité (dont un grand nombre de scolaires, ce qui ne permet pas la rentabi­lité). Et ceci, pour diverses raisons avancées par certains acteurs : le prix d’entrée et le manque de contenu, une scénographie trop prétentieuse, un manque de « sens populaire »… mais la chronique et un diagnostic rigoureux restent à faire et à publiciser. Le nouveau maire de Lyon, Grégory Dou­cet, et le nouveau président de la métropole de Lyon, Bruno Bernard, tous deux écologistes, voient dans cette fermeture une opportunité. Le maire a exprimé, dès l’été, sa volonté que la ville ne soit plus un poids pour la pla­nète (et qu’elle privilégie le tourisme de proximité désormais), il souhaite une plus grande résilience alimentaire de l’agglomération, notamment en renforçant considérablement les circuits courts, voulant ainsi développer pour la Cité un nouveau projet moins mercantile, dédié surtout à l’agricul­ture, à l’alimentation, au bien manger et en concertation avec les acteurs économiques, associatifs, institutionnels, et donc fondé sur une gouver­nance redéfinie. Concernant la Cité et sa possible réouverture en 2021, le président de la Métropole a déclaré, quant à lui, qu’« il faudra définir un nouveau concept. Nous consulterons les mécènes, les restaurateurs et nous mettrons en place un jury citoyen d’une vingtaine de personnes, afin de renouer le lien avec le territoire. Mais le cadre restera autour de l’ali­mentation35. » Le lancement de la concertation a été annoncé concrètement le 14 octobre.

La Cité de Tours36

29C’est en Touraine que Jacques Puisais (le fondateur de l’Institut Fran­çais du Goût) a développé les premières classes du goût et un ensemble de connaissance de références au plan mondial : le territoire s’est ainsi très tôt questionné sur la gastronomie et sa transmission. La future Cité est à la fois reliée à la géographie de la région, le Val de Loire (inscrit au patrimoine mondial), ainsi qu’à un réseau d’acteurs locaux « historiques » et ouverte à l’international, sa dimension internationale d’ouverture aux cultures culi­naires du monde découlant des liens qu’entretiennent la ville et l’Université avec leurs partenaires étrangers. Dès le départ, ce projet (qui se fonde sur le soutien de l’IEHCA et la forte implication de l’Université François Rabe­lais) s’est positionné comme un pôle moteur dans le domaine des Sciences Humaines et Sociales, notamment avec le développement d’une Université des Sciences et des Cultures de l’alimentation. Dans un même temps, la Cité s’est d’emblée énoncée comme actrice du développement touristique de la destination.Ce projet de Cité a connu, lui aussi, nombre de péripéties (notamment en termes de gouvernance) ; de là, son projet scientifique et culturel n’a été véritablement présenté que récemment, le 3 octobre 2019. La Cité est aujourd’hui organisée autour de deux lieux : la Villa Rabelais (boulevard Béranger, mise à disposition par la ville) qui voudrait devenir à terme une Maison des Cultures gastronomiques, un Observatoire Européen de la gas­tronomie (celui que le parlement appelle de ses vœux) mais aussi un lieu d’exposition et d’animation, un espace de valorisation des savoir-faire et des talents et un centre de dégustation ; face à la Villa, le bâtiment Vic­tor Hugo qui abritera, au rez-de-chaussée, un espace food culture, un lieu de résidence pour les chefs invités, une école du repas gastronomique, un laboratoire d’analyses sensorielles et un auditorium.

La Cité de Dijon37

30La Cité de la gastronomie et des vins est à envisager à la croisée d’une double reconnaissance UNESCO : l’inscription du RGF et celle des Climats de Bourgogne38. Elle prendra place sur les terrains de l’Hôpital général de Dijon (l’ancien Hôpital Saint Esprit, fondé en 1207), à l’entrée du cœur de ville. C’est sur ce site de six hectares (que les services du CHU ont quitté fin 2014) qu’elle s’intègrera à un projet d’aménagement de plusieurs hectares, dévolu à un futur éco-quartier « gourmand ». La Cité, par son emplacement (au plus près du centre historique et de la gare), s’énonce comme sur « une porte d’entrée à la ville et à la route des grands crus de Bourgogne » (dont le kilomètre zéro se situe précisément sur son site). Elle devrait se com­poser d’un pavillon dédié à la gastronomie et au vin (espace d’expositions temporaires) et être complétée par une Chapelle des Climats (un lieu d’in­terprétation des climats du vignoble de Bourgogne, installé dans la Grande chapelle de l’ancien hôpital). Accompagnée par de nombreux acteurs locaux (dont Vitagora, le pôle de compétitivité goût-nutrition-santé, Agoranov, la technopole dédiée à l’agro-environnement, la chaire de l’UNESCO Culture et tradition du Vin, etc.), la Cité devrait coûter plus de cinquante-quatre millions d’euros. Elle est déjà reliée au Centre des Sciences du goût et de l’alimentation (un des principaux espaces de recherche internationale dans son domaine) et à l’une de ses composantes, le Laboratoire d’analyses sen­sorielles qui conçoit déjà avec la Cité une exposition sensorielle. L’exploi­tation et l’animation événementielle ont été confiées au groupe S-PASS-TSE, acteur français « majeur » dans la gestion des grands équipements culturels et à l’agence Abaque Partenaire (agence de scénographie et de muséographie).Si la première pierre a été posée le 4 juillet 2015, le chantier a connu de nombreux retards. Mais le projet culturel s’est affiné, trouvant son fil conducteur via une question simple : « Comment mangions-nous autrefois et comment mangeons-nous ? ». Les composantes annoncées de la Cité sont aujourd’hui : un Centre d’interprétation dédié à l’appropriation des patrimoines du territoire ; un pôle Culture et expositions (permanente et temporaire) de 1700m2, consacré à la gastronomie et aux vins (une place étant réservée aux Climats de Bourgogne) ; des formations avec la venue annoncée de l’École Ferrandi et celle de l’École des vins du BIVUB (Bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne) ; un village de startups (avec Vitagora et la Foodtech Bourgogne Franche Comté) mais aussi des cinémas et des logements réhabilités dans l’écoquartier.

La Cité de Paris Rungis39

31Elle ne devrait ouvrir au plus tôt qu’en 2024. Adossée au MIN (Mar­ché d’Intérêt National) mais sans être déterminée par celui-ci, son projet a évolué pour se recentrer aujourd’hui sur « l’alimentation durable » et la « gastronomie responsable », saines et de bonne qualité, soucieuses de leur impact environnemental. Nous y reviendrons dans un second article (à paraître dans le prochain numéro).

Conclusion de la 1ère partie

32La création des Cités, une mesure phare du plan de gestion qui figure au dossier d’inscription par l’UNESCO du Repas Gastronomique des Fran­çais sur la liste du Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité, corres­pond à une volonté de reconquérir une part essentielle de notre culture tant savante que populaire. En valorisant le PCI, un paradigme patrimo­nial progressivement compris par les professionnels et les chercheurs, les quatre Cités s’engagent à questionner nos modes de vie, nos pratiques quo­tidiennes, nos coutumes et traditions, nos savoir-faire et nos techniques, à montrer combien les patrimoines immatériels gastronomiques sont dignes d’intérêt et ne sont aucunement « morts » ou révolus, qu’ils sont des formes de création collectives et des pratiques basées sur une tradition vivante qui se recrée et s’adapte, par la transmission, de génération en génération. Entre 2013 et aujourd’hui, se sont précisés et nuancés leurs projets scientifiques et culturels et, de là, le positionnement de chacune, valori­sant une thématique prioritaire : « culture de la vigne et du vin » à Dijon, « alimentation et santé » à Lyon, « Sciences Humaines et Sociales » à Tours, « alimentation durable et gastronomie responsable » à Paris-Rungis. Mais il leur reste désormais à traduire leur projet scientifique et culturel, leur programmation autour du RGF par des médiations (et notamment les expo­sitions), par une diversité de dispositifs susceptibles de rendre compte de ce singulier objet patrimonial qui scelle des valeurs culturelles et recouvre tant des traditions et des rituels, des expressions et des représentations, des connaissances et des pratiques que des savoir-faire et des savoir-dire.Les questions actuelles et futures auxquelles les Cités auront à répondre sont claires : quels sont leur périmètre scientifique et leurs choix muséo­graphiques ? Comment faire du RGF un objet muséal, le faire entrer dans le champ du muséal ? Comment scénographier l’immatériel ? Comment rendre compréhensible la contribution du RGF à l’histoire des mentalités, des mœurs, des territoires, à l’histoire culturelle ? Comment les Cités travailleront-elles avec la diversité des acteurs de leur territoire ? Comment associeront-elles les populations à la confection des expositions, en s’ou­vrant notamment à la diversité (permettre à l’ensemble des expressions culturelles et identitaires d’être représentées) ?En s’inscrivant en partie dans la lignée des écomusées et des musées de société (qui ont remis en cause le projet patrimonial d’institutionnalisa­tion verticale et descendante du patrimoine), elles devront progressivement s’ouvrir à leurs territoires d’inscription, puiser des forces dans les caractéristiques sociales et culturelles de la population, en refléter la diversité et ainsi élargir leurs publics, pour accompagner les expressions d’une gas­tronomie plus populaire, autrement festive.

33Ainsi, les conditions et les modalités concrètes d’une patrimonialisa­tion actuelle du RGF se précisent. Pour rappel, patrimonialiser le RGF c’est faire de celui-ci un objet patrimonial à part entière, support d’une relation entre celui qui le met en valeur et le visiteur, c’est le traduire, le mettre en communication. Patrimonialiser, c’est cet acte par lequel une norme, un canon, hérité du passé, se trouvent contestés, subvertis, submergés par une nouvelle catégorisation, construite à partir du présent. Désigner le RGF comme un objet patrimonial c’est aller à l’encontre de sa disparition (et sur­tout contre la disparition du monde auquel il appartient, qu’il représente) en déployant ses valeurs (la convivialité, la commensalité, la qualité des produits) et ses facettes (la mise en scène et les arts de la table, les discours gastronomiques dans tous leurs états, du journalisme gastronomique aux réseaux sociaux, etc.), en les éditorialisant (en termes de traduction édito­riale, festive et plus largement évènementielle), en les incarnant. Mais patrimonialiser ce n’est pas que conserver et muséaliser. D’emblée, les critiques de l’inscription — à savoir les risques de figement et de muséalisation, d’une appellation trop focalisée sur la dimension « France » (qui euphémiserait la diversité des influences et des pratiques) — avaient appelé à ses réinterprétations et réécritures. L’étude des documents d’orientation de chacune des Cités (qui précisent leurs objectifs scientifiques et culturels et leur évolution) permet ainsi d’en mieux comprendre l’ouverture crois­sante à des problématiques élargies, la volonté d’apporter des réponses aux effets liés à la mondialisation (envisagée comme un processus de réduction de la diversité culturelle et d’uniformisation des pratiques via la diffusion de normes standardisées et de références partagées), tout en créant du plai­sir de la commensalité et de la sociabilité autour du RGF. Quatre cités donc pour réaffirmer la dimension identitaire de l’alimentation, pour éduquer, conscientiser et « délecter », pour donner à apprendre en confiance. Quatre lieux scientifiques et culturels où tous les publics devraient pouvoir écou­ter, dialoguer, rencontrer, collaborer mais aussi saisir à bras le corps les questions de la transition alimentaire, de la biodiversité, de la sécurité et de la démocratie alimentaires.

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Bibliographie

Badinou (Panayota), Mühletaler (Jean Claude), Vamvouri (Maria), Autour de la table. Manger, boire et communiquer, BSN Press, Collection A contrario, Campus, 2020.

Chevrier (François), La gastronomie est une culture, François Bourin éditeur, Paris, 2011

Chevrier (François) et Bienassus (Loïc) (dir.), Le Repas Gastronomique des Français, patrimoine de l’Humanité, illustrations de Marie Assénat, UNESCO, Gallimard, 2015.

Csergo (Julia), La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ? La gastronomie française : histoire et enjeux, Menu Fretin, 2016.

Davallon (Jean), Le don du patrimoine, une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Hermès, Lavoisier. 2007.

Naulin (Sidonie), « Le repas gastronomique des Français : genèse d’un nouvel objet culturel », Sciences de la Société, n° 87, 2013, p. 9-25.

Pagès (Dominique), « Les Cités de la gastronomie, lieux culturels, scientifiques et touristiques », contribution à l’ouvrage L’alimentation demain ; cultures et médiations, sous la direction de Gilles Fumey, CNRS, Les Essentiels d’Hermès, 2016.

Pagès (Dominique), « L’Alimentarium : du musée physique au musée virtuel » et « À la rencontre des légumineuses : L’Epicurium », Pôle Alimentation de l’ISCC, plateforme du Food Lab (https://food20.Fr). articles inscrits dans une série (2015-2018),

Tornatore (Jean-Louis), « Éléments d’ethnographie d’une destination patrimoniale », Ethnographiques (en ligne), n° 24, 2012.

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Notes

1 « Cité de la gastronomie de Lyon : après le fiasco, une consultation citoyenne », Lyonmag.com, 13/10/2020 https://www.lyonmag.com/article/110814/cite-de-la-gastronomie-de-lyon-apres-le-fiasco-une-consultation-citoyenne

2 Précisions des choix méthodologiques fondant notre démarche : analyse des textes liés à la candidature française à l’inscription du Repas Gastronomique Français sur la liste Patrimoine Culturel Immatériel de l’UNESCO ; étude d’un corpus de dossiers et de communiqués de presse liés aux Cités de la gastronomie et à la MFPCA ; recueil d’articles de presse (médias généralistes) ; étude des synthèses de réunions du CSCE ; étude des sites dédiés aux projets de Cités et de sites d’équipements culturels dédiés aux mondes de l’alimentation et de la gastronomie.

3 Chiara Bortolletto, Le patrimoine culturel immatériel : Enjeux d’une nouvelle caté­gorie, Paris, éd. MSH, 2011.

4 UNESCO : https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003 ; https://ich.unesco.org/fr/listes. Notification de l’inscription par l’UNESCO : https://ich.unesco.org/fr/RL/le-repas-gastronomique-des-francais-00437. Dossier de candidature France : https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-culturel-immateriel/Candidater/Sur-les-listes-de-l-Unesco/Dossiers-inscrits-a-l-Unesco/Liste-representative-du-patrimoine-culturel-immateriel/2010-Le-repas-gastronomique-des-Francais .

5 Créé en 2002, dans le cadre d’un accord de coopération entre le ministère de l’Éducation Nationale et de l’enseignement supérieur et la Région Centre. Il est rattaché à l’Université François Rabelais, fédérant un réseau européen de plus de 400 chercheurs et mène des recherches sur le thème Sciences humaines et alimen­taires. http://iehca.eu/

6 Pour resituer le rôle de l’IEHCA : François Chevrier, La gastronomie est une culture, Paris, François Bourin éditeur, 2011 ; et Le RGF, patrimoine de l’Humanité, sous la direction de Francis Chevrier et de Loïc Bienassus, illustration de Marie Assénat, UNESCO, Gallimard, 2015.

7 Sidonie Naulin, « Le repas gastronomique des Français : genèse d’un nouvel objet culturel », Sciences de la Société, Presses Universitaires du Midi, 2013, p. 9-25.

8 Voir l’article de Jean-Louis Tornatore, « Éléments d’ethnographie d’une destina­tion patrimoniale », Ethnographiques, n° 24, 2012 https://www.ethnographiques.org/2012/Tornatore .

9 Julia Csergo, La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ? La gastronomie française : histoire et enjeux, Menu Fretin, 2016.

10 Sidonie Naulin, « Le repas gastronomique des Français », art. cité.

11 Le processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels de sorte que ce collectif se trouve devenir l’héritier de ceux qui les ont produits et, qu’à ce titre, il a l’obligation de les garder afin de les transmettre. Concernant le RGF : https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/quest-ce-que-le-rgf/la-mission/

12 Voir en ligne l’appel à manifestation d’intérêt de la MFPCA (qui, pour rappel a déposé auprès de l’INPI — l’Institut National de la Propriété intellectuelle — deux marques en juin 2010 : le RGF, la Cité de la gastronomie).

13 Les critères d’évaluation des candidatures étaient : l’ambition nationale et inter­nationale du projet ; la conformité des programmes avec les valeurs de l’UNESCO concernant les ambitions éducatives et culturelles en regard des éventuelles attentes marchandes ; l’aptitude à défendre et promouvoir le patrimoine gastrono­mique de la France ; la capacité à attirer des publics nombreux et divers ; la viabi­lité du modèle économique ; la faisabilité du calendrier proposé et son phasage.

14 Voir le dossier de presse de juin 2013, Cités de la gastronomie, ministère de la Culture et de la Communication ainsi que ministère de l’Agriculture.

15 Voir la liste Wikipédia exhaustive sur les musées de l’alimentation ainsi que celle, commentée, proposée par le site Atabula.com.

16 Un espace muséographique sur les fruits et légumes, à l’initiative du Pôle Euro­péen d’Innovation Fruits et légumes (PEIFL). Pôle de compétitivité (rassemblant les acteurs de la filière et ayant décidé de s’engager dans une démarche de média­tions) qui a conçu ce projet à vocation culturelle, partant du constat que fruits et légumes sont au cœur de certains sujets centralisés et débattus dans la sphère scientifique et sociale. Faire découvrir et aimer les fruits et légumes, en favorisant, entre autres, les connaissances du patrimoine naturel et agro-alimentaire (auquel ils renvoient) mais aussi approfondir des thématiques actuelles (l’alimentation, l’agriculture, l’industrie, l’environnement), rendre le patrimoine vivant, signifiant et perceptible, autant d’enjeux pour l’Epicurium.

17 https://la-cuisine.fr/

18 https://www.alimentarium.org/fr

19 Voir « D’un Alimentarium l’autre », la Lettre de l’OCIM, 2004 ; « L’Alimentarium de Vevey : de l’assiette à la vitrine, ou l’alimentation est-elle muséographique ? », Papilles, n° 5, pp. 3 à 11.

20 Musei del cibo, https://www.museidelcibo.it/

21 https://gastromuseums.com/fr/

22 https://turismo.euskadi.eus/es/

23 https://irbarcelona.com/

24 « the world’s first cultural institution entirely devoted to the his­tory, evolution, science, sociology and art of food »

25 https://disgustingfoodmuseum.com/

26 https://www.ddr-museum.de/de

27 https://www.mqaa.ca/, ex-Musée ethnologique François Pilote, créé en 1974.

28 https://www.mofad.org/

29 https://www.cupnoodles-museum.jp/ja/osaka_ikeda/

30 Mission « Arts culinaires », Jean Ferniot, Rapport aux ministres sur la promotion des arts culinaires, 37 pages, avril 1985 (https://francearchives.fr/facomponent/467e3c7d1668c8e462aa642b6cd0a6531897040f)

31 Voir ce plan de gestion via le site de la MFPCA et celui de l’UNESCO.

32 Voir le rapport remis par la Mission sur les Musées du XXIe siècle en 2015 mais aussi les récentes interpellations commentées par Yves Winkin dans Réinventer les musées, MXF éditions, 2019.

33 Corpus de discours institutionnels sur les Cités et d’articles les relayant, portant sur la période 2013-2018.

34 https://citegastronomielyon.fr/fr

35 Le Magazine du Monde, n° 469, samedi 12 septembre 2020.

36 https://www.toursvaldeloiregastronomie.fr

37 https://www.dijon.fr/Dijon-Capitale/Gastronomie-vin/La-Cite-internationale-de-la-gastronomie-et-du-vin

38 https://www.climats-bourgogne.com/

39 https://citegastronomie-parisrungis.com

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Pagès, « De l’invention du Repas gastronomique des Français aux Cités de la gastronomie : un patrimoine culturel immatériel en devenir (1ère partie) »Quaderni, 103 | 2021, 119-142.

Référence électronique

Dominique Pagès, « De l’invention du Repas gastronomique des Français aux Cités de la gastronomie : un patrimoine culturel immatériel en devenir (1ère partie) »Quaderni [En ligne], 103 | Printemps 2021, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/2035 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.2035

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Auteur

Dominique Pagès

GRIPIC, CELSA-Sorbonne Université

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