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Politique

L’apologie du catholicisme dans les romans de Michel Houellebecq : entre rétro-fiction conservatrice et progressisme dystopique

Yann Raison du Cleuziou
p. 133-156

Résumés

Bien qu’il ne soit pas catholique, Michel Houellebecq a fait l’apologie des positions éthiques du pape Jean-Paul II. Cet article analyse le sens de l’usage du catholicisme dans ses premiers romans. Le recours à l’ordre social chrétien sert à instruire par comparaison le procès de l’ordre social engendré par le libéralisme, ainsi qu’à décrire les fonctions d’intégration sociale que l’ordre futur devrait restaurer. L’avenir devra être religieux, comme le passé, et refermer la parenthèse du libéralisme. Mais c’est la science seule qui peut désormais assumer cette mission. Et cette transition du magistère des prêtres à celui des scientifiques n’est pas qu’un transfert d’autorité, c’est une redéfinition de l’humanité. L’Homo sapiens doit laisser place à un héritier scientifiquement « augmenté ». Dans les romans de Houellebecq, cette tension entre un passé définitivement révolu et un avenir indésirable est un ressort fondamental d’expression de la dimension tragique de l’existence des occidentaux à la fin du XXe siècle.

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Texte intégral

« Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure
Où nos pères ont vécu sous l’aile d’un archange,
Nous voulons retrouver cette morale étrange
Qui sanctifiait la vie jusqu’à la dernière heure.

Nous voulons quelque chose comme une fidélité,
Comme un enlacement de douces dépendances,
Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ;
Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.
 »
Michel Houellebecq. La poursuite du bonheur, 1997

  • 1 Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre. Essai sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002 (...)

1Dans son essai Le rappel à l’ordre publié en 2002, Daniel Lindenberg observe avec étonnement la « fascination » des intellectuels venus de la gauche pour le catholicisme « le plus dur ». Cette configuration lui rappelle les années 1900. Le catholicisme intransigeant tend à devenir une « contre-culture de substitution » constate-t-il1. Le discours sur le catholicisme, suivant cette remarque de Daniel Lindenberg, serait un marqueur typique des « nouveaux réactionnaires ». Il est commun à des intellectuels aussi divers que Maurice G. Dantec ou Pierre Manent. Reste que Lindenberg ne pousse pas l’analyse au-delà de ce constat, ce qui pourrait laisser à penser que c’est le catholicisme même qui expliquerait le tournant conservateur de ceux qui s’en approchent.

  • 2 Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France (...)
  • 3 Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de La Manif pour tous, Pa (...)

2Afin d’éviter toute équivoque et toute essentialisation du conservatisme ou du catholicisme, il faut rappeler que l’identification de l’un à l’autre ne va pas de soi. Avant les années 1980, le catholicisme ne pouvait apparaître conservateur que dans ses marges intégristes ou traditionnalistes, l’avant-garde du clergé et même la ligne dominante au sein de l’épiscopat étaient plus conformes aux idéaux progressistes de transformation de la société en vue de l’inclusion des exclus2. Le catholicisme n’est pas en soi conservateur ni contre-culturel dans un pays où il fut la matrice religieuse d’une large majorité de la population. Si effectivement il prend une connotation sociale conservatrice et contre-culturelle dans les années 1990, c’est en raison des transformations internes à l’Église, mais aussi de la mise à l’agenda de questions bioéthiques qui le placent en opposition aux évolutions que l’État souhaite encadrer et donc légitimer3. Contre le déploiement de cette biopolitique, l’Église catholique dénonce une réification du corps qui fait rompre les sociétés avec l’ordre à la fois divin et naturel. Jean-Paul II est la grande figure de ce combat. Reste que l’influence de ce pape n’est en rien déterminante dans l’émergence de la querelle des « nouveaux réactionnaires ». Cette controverse émerge au sein des gauches et objective un clivage qui se constitue en leur sein.

3Pour saisir comment le catholicisme est devenu un élément structurant du discours des intellectuels observés par Lindenberg — non nécessairement catholiques eux-mêmes — durant les années 1990 et le sens de cette référence, Michel Houellebecq est une entrée intéressante. Le poète et écrivain publie dans des maisons éditoriales plutôt marquées à gauche comme Maurice Nadeau, chronique dans les pages des Inrockuptibles et affiche comme seule filiation des grands-parents communistes. Mais, pourtant, il n’hésite pas à faire publiquement l’apologie du catholicisme. Dans un entretien publié en décembre 1996 par la revue post-royaliste Immédiatement, il revendique l’inspiration « authentiquement catholique » de certaines de ses poésies, fait l’apologie du pape et, tout en reconnaissant ne pas croire en Dieu, avoue ses efforts pour trouver la foi :

  • 4 Michel Houellebecq, « Il ne s’est rien passé depuis la fin du Moyen-âge », Entretien avec Luc Ric (...)

« J’apprécie énormément le Pape. Je trouve que c’est la seule personne qui ait une vision globale du monde contemporain. Autant cela ne m’a jamais angoissé de ne pas avoir d’engagement politique précis, même si je suis de tradition familiale communiste, autant le fait de ne pas avoir de religion m’est très pénible. Cela m’exaspère d’être si souvent d’accord avec le pape sans être catholique […]. Je suis d’ailleurs allé souvent à la messe. J’ai fait de réels efforts. Et je reste persuadé que tout bonheur est d’essence religieuse4. »

  • 5 « Michel Houellebecq répond à ‘Perpendiculaire’ », Le Monde, 18 septembre 1998 ; Cf. dossier « Ho (...)

4Cet entretien sera la cause de l’attaque de Michel Houellebecq par la revue Perpendiculaire5. Depuis l’année 1996 durant laquelle Michel Houellebecq perce en raison du succès d’Extension du domaine de la lutte, il a renouvelé ses apologies du catholicisme dans quelques entretiens, que ce soit La Republicca (aout 2015), Der Spiegel (octobre 2017) ou First Things (Mai 2019). Dans cette dernière revue, il affiche sa proximité avec les apologistes extérieurs à l’Église.

  • 6 Publié depuis en France : Michel Houellebecq, « L’Église catholique s’est engagée dans un long pr (...)

« On peut repérer dans l’histoire de la pensée une étrange famille d’esprits, qui admirent l’église catholique romaine pour son pouvoir de direction spirituelle des êtres humains, et surtout d’organisation des sociétés humaines, sans pour autant être chrétiens6. »

  • 7 Louis Betty, Without God. Michel Houellebecq and materialist horror, University Park, The Pennsyl (...)
  • 8 Pawel Hladki, « Le christianisme dans l’œuvre de Michel Houellebecq », in Sabine Van Wesemael et (...)

5Le rapport au catholicisme de Michel Houellebecq a déjà fait l’objet d’études. Louis Betty voit dans cette œuvre l’horreur d’un monde matérialiste qui court à sa perte faute de Dieu7. Pawel Hladki a noté l’importance du recours au vocabulaire théologique ou biblique chez les personnages de Houellebecq. Mais c’est là pour manifester plus une « empreinte culturelle qu’une pratique religieuse8. » Il insiste également sur la manière dont s’enchâssent l’obsolescence du christianisme et la décadence de l’Occident dans les descriptions romanesques. Cependant, cette lecture ne me semble pas assez complète parce qu’elle repose sur une compréhension du christianisme très spirituelle et trop peu politique.

  • 9 éditions citées dans le texte : Extension du domaine de la lutte, Paris, J’ai Lu, 1999 ; Les part (...)
  • 10 Serge Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, (...)
  • 11 Ce n’est pas ici une analyse explicative par la structuration du champ de production littéraire q (...)

6La question du catholicisme pourrait être étudiée selon plusieurs angles dans l’œuvre de Houellebecq : ses déclarations personnelles, son œuvre, les deux tant la continuité thématique entre ces deux registres peut sembler forte. Comme corpus, après lecture de la totalité de ses romans et poésies, j’ai choisi plus particulièrement ses deux premiers romans des années 1990 : Extension du domaine de la lutte (1996) (désormais EDL) et Les Particules élémentaires (1998) (désormais PE)9. Ils sont importants en raison du contexte intellectuel dans lequel ils s’inscrivent, lié à l’affirmation de la pensée anti-68 décrite par Serge Audier10. Il me semble légitime d’analyser ces deux univers romanesques comme un tout afin de faire saillir la structure qui sous-tend les références au christianisme en leur sein. C’est là un choix qui me parait heuristique mais qui peut bien sûr être discuté. Lisant en sociologue, sans chercher à faire de la sociologie de la littérature11, ce sont donc les séries repérées dans la narration que je souhaite objectiver en les explicitant. Il s’agit ici de mesurer le poids spécifique que le dispositif romanesque donne aux idées politiques et religieuses qui sont diffusées à travers lui.

7Dans ces deux romans, Michel Houellebecq use du catholicisme, pensé comme la matrice d’un ordre social, pour instruire par comparaison le procès de l’ordre social engendré par le libéralisme. Ce choix, véritable politique narrative, s’explique par l’angle critique qu’il privilégie : la description de l’anomie qui résulte de la libération sexuelle. L’idéal catholique de la famille est érodé par cette évolution des mœurs et Houellebecq en choisissant d’en faire l’horizon d’un bonheur devenu impossible, écrit une apologie paradoxale de l’ordre révolu. Au regard des polarités du débat politique à la fin du XXe siècle, cette orientation ne peut qu’apparaître conservatrice. L’effet politique de cette construction romanesque est redoublé par des choix de mise en scène. Si une forme d’apologie du catholicisme est présente dans les romans de Houellebecq, elle reste extérieure au catholicisme et ses tenants y sont même des hommes à la fois scientistes et de gauche que tout semblerait orienter, sociologiquement, dans la critique de la foi plutôt que dans sa nostalgie. Michel Houellebecq met en scène le ralliement de personnages de gauche à une critique antimoderne structurée par la nostalgie d’un ordre social et sexuel dont le catholicisme serait la matrice. Le cadrage social, professionnel et topographique de la trame romanesque a donc une importance capitale pour que ce qui s’y déroule puisse avoir une connotation de jugement politique pour le lecteur. Ainsi dans Les Particules élémentaires, Bruno passe ses vacances dans un camp New Age où tous « tous auraient pu se situer à gauche » (PE 159). L’effet de transgression créé par le mélange de style de vie libertin et de nostalgie de la chrétienté créé un ressort fondamental du style que l’on peut qualifier de « néo-réactionnaire » ou d’un « conservatisme de gauche ». Car ces réflexions conservatrices et cette apologie du catholicisme déplacées dans le camp de la gauche libertaire ont une connotation de défaite de la pensée 68 ou du style de vie qui y est associé.

  • 12 Même si la référence à Roland Barthes est canonique, dans les années 1990 c’est plutôt Philippe M (...)

8Ce discours, iconoclaste à l’égard des nouvelles mythologies « soixante-huitardes », est dans la révérence à l’égard du christianisme12. Cette construction romanesque d’un ordre passé plus satisfaisant que l’actuel est une rétro-fiction, l’utopie d’un passé rêvé. Car aucun envers de cet ordre n’est mis en scène. Mais cette apologie qui prend la forme d’une nostalgie n’est qu’un apparent ralliement et reste enchâssé dans une lecture positiviste de l’histoire. La conversion au catholicisme n’est plus possible parce que son temps n’est plus. Sa nostalgie est la conséquence des imperfections d’un moment transitoire entre l’effondrement d’une métaphysique et l’absence de celle qui lui succédera. Et ce mouvement est irréversible et paradoxalement providentiel. Le prologue des Particules élémentaires n’est pas sans rappeler celui de la Démocratie en Amérique de Tocqueville. Sa trame repose sur l’abîme qui s’ouvre entre deux époques, quand plus aucun rôle ne tient vraiment et que toutes les questions paraissent vaines, faute de possibilité d’y répondre d’une manière satisfaisante ou qui fasse sens. Certains romans de Michel Houellebecq sont structurés par l’analyse des effets de ce qui se défait, d’autres scrutent ce qui advient. Le rapport au catholicisme est à la fois référence constitutive d’une critique du libéralisme et matrice rémanente d’une vision possible de son dépassement.

La libéralisation comme déchristianisation

9Michel Houellebecq aime les descriptions de l’univers urbain. Certaines résument assez bien la tension constitutive du paysage dans lequel ses histoires se déroulent. La ville superpose l’immédiateté et la longue durée, la mobilité des hommes et le caractère statique des bâtiments. Ceux-ci permettent de mesurer le temps qui passe mais aussi ce qui a changé dans l’esprit des hommes. Ainsi de l’église qui demeure au centre des villes alors que la religion décline. Elle est la « butte témoin » d’un ordre social antérieur mais pas totalement, car il demeure dans les attentes de certains hommes à l’égard de la vie, ce qui les désajuste et risque de les marginaliser. Aux Sables-d’Olonne s’opposent ainsi le vieux village et la résidence des boucaniers.

« Il y a quelques vieilles maisons et une église romane. […] On imagine très bien l’ancienne vie des pêcheurs sablais, avec les messes du dimanche dans la petite église, la communion des fidèles, quand le vent souffle au dehors et que l’océan s’écrase contre les rochers de la côte. C’était une vie sans distractions et sans histoires, dominées par un labeur difficile et dangereux. Une vie simple et rustique, avec beaucoup de noblesse. Une vie assez stupide également »

10Le ton devient plus railleur pour décrire l’autre bout de la ville et la Résidence des Boucaniers. Tout y est superfluité, distraction, et artifice :

« Le rez-de-chaussée était constitué par un supermarché, une pizzeria et une discothèque ; tous trois fermés. Une pancarte invitait à la visite de l’appartement témoin. Un sentiment déplaisant a cette fois commencé de m’envahir. Imaginer une famille de vacanciers rentrant dans leur Résidence des Boucaniers avant d’aller bouffer leur escalope sauce pirate et que leur plus jeune fille aille se faire sauter dans une boîte du style ‘au vieux cap-hornier’, ça devenait un peu agaçant ; mais je n’y pouvais rien » (EDL 107-108).

11Le christianisme prend place dans le reste de l’œuvre à l’exemple de cette opposition idéale typique. Un passé sans doute « stupide » mais certainnement « noble » et authentique. Il fait office d’indicateur et permet de mesurer une évolution, voire une décadence.

Une dérégulation de l’ordre familial

12La dimension tragique des romans de Michel Houellebecq est construite par l’opposition entre le désir d’être aimé de ses personnages et la dérégulation de l’appariement des sexes qui produit leur marginalisation sexuelle. Dans les PE, le narrateur propose d’inscrire l’échec amoureux des héros dans le contexte de transition des formes socialement admises de l’amour qui s’engagent à partir des années 1950.

« Le 14 décembre 1967, l’Assemblée nationale adopta en première lecture la loi Neuwirth sur la légalisation de la contraception […]. C’est à partir de ce moment que de larges couches de la population eurent accès à la libération sexuelle, auparavant réservée aux cadres supérieurs, professions libérales et artistes — ainsi qu’à certains patrons de PME. Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme d’un rêve communautaire, alors qu’il s’agissait en réalité d’un nouveau palier dans la montée historique de l’individualisme. Comme l’indique le beau mot de ‘ménage’, le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer l’individu du marché. » (PE 144).

13La loi Neuwirth est dans l’ordre sexuel, l’équivalent de ce que fut la loi Le Chapelier dans l’ordre économique en 1789. Une matrice de sortie de l’Ancien Régime et de dérégulation.

« Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. » (EDL 100).

14Le héros houellebecquien est exclu par cette dérégulation. Si dans PE, Bruno rate sa vie, ce n’est pas en raison de ses choix individuels mais de son conformisme, dans une société dont les normes de bonheur sont devenues darwiniennes en raison de la dérégulation des mœurs. A ce titre il n’est que « l’élément passif du déploiement d’un mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs : rien de tout cela ne le distinguait si peu que ce soit, de ses contemporains. » (PE 221). Son échec amoureux auprès de Caroline Yessayan est la manifestation du désajustement entre les attentes féminines et masculines à l’égard d’un flirt. Posant sa main sur la cuisse d’une camarade au lieu de prendre sa main, il provoque la réaction contraire à ce qui était communément souhaité (PE 69). Il inhibe le désir qu’il voulait libérer. Cette inversion est symétrique pour lui, car il s’est condamné à l’inhibition et à la frustration en se conformant aux codes d’une sexualité libérée. Dans EDL, Véronique a les mêmes caractéristiques. Michel Houellebecq les explicite clairement.

« Du point de vue amoureux Véronique appartenait comme nous tous, à une génération sacrifiée. Elle avait certainement été capable d’amour ; elle aurait souhaité en être encore capable, je lui rends ce témoignage ; mais cela n’était plus possible. Phénomène rare, artificiel et tardif, l’amour ne peut s’épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tout point opposées à la liberté de mœurs qui caractérise l’époque moderne. Véronique avait connu trop de discothèques et d’amants ; un tel mode de vie appauvrit l’être humain, lui infligeant des dommages parfois graves et toujours irréversibles. L’amour comme innocence et comme capacité d’illusion, comme aptitude à résumer l’ensemble de l’autre sexe à un seul être aimé, résiste rarement à une année de vagabondage sexuel, jamais à deux. En réalité, les expériences sexuelles successives accumulés au cours de l’adolescence minent et détruisent rapidement toute possibilité de projection d’ordre sentimental et romanesque ; progressivement, et en fait assez vite, on devient aussi capable d’amour qu’un vieux torchon. » (EDL 114).

15Îlot de « communisme primitif » la famille est une forme qui permet une redistribution éventuellement équitable des partenaires sexuels. Mais si son modèle demeure disponible — voire par un effet de rémanence des mœurs, reste en position dominante de norme sociale — les dispositions qui rendaient son cadre appropriable ont disparues avec la libéralisation. L’expérience de la vie de famille de Bruno ne peut donc plus être heureuse. Cette forme ancienne n’est plus habitable par l’homme contemporain. Ce désajustement est mis en scène par la tenue érotique qu’offre Bruno à son épouse Anne après son accouchement. Au lieu de rendre désirable son corps, il met en lumière à quel point la maternité l’a détruit : « Ses fesses pendaient, comprimées par les jarretelles ; ses seins n’avaient pas résisté à l’allaitement » (PE 226). Alors qu’Anne souhaite s’épanouir comme femme au foyer ; il la pousse à faire carrière à Paris et contribue à détruire leur équilibre (PE 231). Pris dans un mouvement historique de dérégulation, les désirs désajustés se perdent dans la masturbation ou la prostitution, et les hommes et les femmes divorcent faute de parvenir à se conformer à l’institution rémanente qu’est la famille. « Une chose était certaine : plus personne ne savait comment vivre » (PE 149). Bruno constate que les famielles durables restent une exception fondée sur la perpétuation, elle aussi exceptionnelle de la foi.

« Il subsiste, dans une certaine mesure, des familles
(Étincelles de foi au milieu des athées,
Étincelles d’amour au fon de la nausée ) ;
On ne sait pas comment
Ces étincelles brillent
. » (PE 226)

16Le couple et la famille sont donc des rémanences, des images attardées du passé :

« En réalité jamais les hommes ne se sont intéressés à leurs enfants, jamais ils n’ont éprouvé d’amour pour eux, et plus généralement les hommes sont incapables d’éprouver de l’amour, c’est un sentiment qui leur est totalement étranger. Ce qu’ils connaissent c’est le désir, le désir sexuel à l’état brut et la compétition entre mâles ; et puis beaucoup plus tard, dans le cadre du mariage, ils pouvaient en arriver à éprouver une certaine reconnaissance pour leur compagne — quand elle leur avait donné des enfants, qu’elle tenait bien leur ménage, qu’elle se montrait bonne cuisinière et bonne amante ; ils éprouvaient alors du plaisir à coucher dans le même lit. Ce n’était peut-être pas ce que les femmes désiraient, il y avait peut-être un malentendu, mais c’était un sentiment qui pouvait être très fort […] ils ne pouvaient littéralement plus vivre sans leur femme, quand par malheur elle disparaissait ils se mettaient à boire et décédaient rapidement, en général, en quelques mois » (PE 209-210).

17Il n’existe pourtant pas de substitut viable à la famille et les sentiments de privation ou d’amertume des célibataires le rappellent de manière négative. Mais la libéralisation crée des mentalités incompatibles avec ses exigences. Reste la nostalgie d’un foyer, structuré par ses rituels, stabilisant les relations entre les sexes et entre les générations.

« Lui-même ne demandait qu’à aimer, du moins il ne demandait rien. Rien de précis. La vie, pensait Michel, devrait être quelque chose de simple ; quelque chose que l’on pourrait vivre comme un assemblage de petits rites, indéfiniment répétés. Des rites éventuellement un peu niais, mais auxquels, cependant, on pourrait croire. Une vie sans enjeux, et sans drames. Mais la vie des hommes n’étaient pas organisée ainsi » (PE 149).

La réification des individus dans leurs corps

18La libéralisation sexuelle maximise l’importance du corps et en fait le capital social essentiel. Cette évolution trouve son illustration privilégiée dans la piste de danse. Cet espace concurrentiel organise la rivalité entre des individus pour se démarquer et manifester leur domination en accédant de manière publique à une privauté accordée par l’autre sur son corps. La beauté et la jeunesse y sont les capitaux essentiels pour espérer dominer. Ce champ de lutte a ses marges d’où regardent ceux qui n’osent concourir ou ont échoué : les vieux ou les laids. Ils ne peuvent espérer de reconnaissance sans déployer d’importantes stratégies pour pallier leur désavantage physique par des blagues ou de la « chaleur humaine » (PE 145-146). Il ne leur reste, faute de pourvoir expérer accéder au corps des femmes, qu’à se satisfaire de leur image et à se masturber. Ainsi en est-il de Raphaël Tisserand ou de Brigitte Bardot (un homonyme de l’actrice) dans EDL :

« Elle ne pouvait qu’assister, avec une haine silencieuse, à la libération des autres ; sentir les relations qui se nouent, les expériences qui se décident, les orgasmes qui se déploient ; vivre en tous points une autodestruction silencieuse auprès du plaisir affichée des autres » (EDL 91).

19Les effets de la dérégulation de la compétition sexuelle s’objectivent dans la récurrence statistique de l’exclusion des hommes laids et des femmes vieilles dans la solitude (PE 133). Le capital sexuel de l’homme augmentant à mesure que son capital économique et social augmente avec l’âge, il peut prétendre être un bon parti pour une belle jeune femme et peut donc s’émanciper des compagnes de son âge, au capital physique déclinant, pour conquérir de plus jeunes.

Libéralisation et processus de décivilisation des mœurs

20Cause d’une régression à la sauvagerie pour Houellebecq, le libéralisme apparaît comme un processus de décivilisation parce qu’il est foncièrement individualiste. Il se caractérise par la substitution de la pulsion individuelle aux mœurs collectives, comme source de la norme collective. à son terme, le libéralisme comme processus de décivilisation des mœurs, se traduit donc par une libération de la violence individuelle :

« La violence physique, manifestation la plus parfaite de l’individuation, allait réapparaître en Occident à la suite du désir » (PE 192).

21Cette thèse s’illustre dans la trajectoire des hippies libertaires vers le meurtre sataniste. Dans PE, Michel Houellebecq l’illustre par une mise en abîme. Le narrateur résume le livre de Daniel Macmillan, le procureur de l’État de Californie, auteur de From Lust to Murder : a Generation (255). Macmillan y raconte le parcours de David di Meola, un personnage qui incarne la dérive meurtrière des hippies. Pour le procureur, les sectes satanistes pratiquant tortures et meurtres sont des « matérialistes absolus, des jouisseurs à la recherche de sensations nerveuses de plus en plus violentes. » Cette recherche est interprétée comme la conséquence d’une exarcerbation du désir individuelbpar le libéralisme.

« Selon Daniel Macmillan, la destruction progressive des valeurs morales au cours des années 60, 70, 80 puis 90 était un processus logique inéluctable. Après avoir épuisé les jouissances sexuelles, il était normal que les individus libérés des contraintes morales ordinaires se tournent vers les jouissances plus larges de la cruauté […]. En ce sens, les serial killers des années 90 étaient les enfants naturels des hippies des années 60 […] ce basculement intervenu dans les civilisations occidentales après 1945 n’était rien d’autre qu’un retour au culte brutal de la force, un refus des règles séculaires lentement bâties au nom de la morale et du droit. Actionnistes viennois, beatniks, hippies et tueurs en série se rejoignaient en ce qu’ils étaient des libertaires intégraux, qu’ils prônaient l’affirmation intégrale des droits de l’individu face à toutes les normes sociales, à toutes les hypocrisies que constituaient selon eux la morale, le sentiment, la justice et la pitié » (PE 261).

22Dans l’univers romanesque de MH, cette violence physique a principalement trois traductions :

  • Elle est tournée contre soi par ceux qui, exclus du marché sexuel par leur faible capital, se retirent de la vie par le suicide. Leur disgrâce corporelle faisant précéder leur mort physique par leur mort sociale. Ainsi par exemple d’Annick, « trop humiliée par son physique » dans PE 190.

  • Elle est tournée contre les bénéficiaires du nouvel ordre sexuel par ceux qui se trouvent à ses marges. Le recours à la violence et au meurtre est alors leur ultime tentative de dominer les corps qui se refusent à eux. C’est le projet de meurtre que le narrateur d’EDL suggère à Tisserand.

  • Elle se traduit dans le viol et le meurtre gratuit, c’est-à-dire la réification de l’autre au nom de la satisfaction d’un désir individuel de jouissance.

23La violence trouve son sens dans une société de marché, comme signifiant de la puissance ou de l’impuissance. Dans son expression physique son sens se renouvelle comme manifestation exacerbée des effets du libéralisme sexuel. Le déploiement de cette violence se décline en fonction des sexes. On retrouve ici une différenciation des genres qui se superpose à la distinction entre nature et culture. Dans PE, Michel est frappé par « la cruauté des garçons » (204) résultant de leur proximité avec la nature. La conception de la vie « cynique et violente » est qualifiée de « typiquement masculine » (PE 254). La femme fait exception par rapport aux hommes dans la mesure où elle est capable de dévouement et de générosité pour d’autres qu’elle et surtout pour plus faible qu’elle et en tout premier lieu pour sa progéniture, à la fois faible et entrave à sa liberté.

« Il est possible qu’à des époques antérieures, où les ours étaient nombreux, la virilité ait pu jouer un rôle spécifique et irremplaçable ; mais depuis quelques siècles, les hommes ne servaient visiblement à peu près plus à rien. Ils trompaient parfois leur ennui en faisant des parties de tennis, ce qui était un moindre mal ; mais parfois aussi ils estimaient utile de faire avancer l’histoire, c’est-à-dire essentiellement de provoquer des révolutions et des guerres. Outre les souffrances absurdes qu’elles provoquaient, les révolutions et les guerres détruisaient le meilleur du passé, obligeant à chaque fois à faire table rase pour rebâtir. Non inscrite dans le cours régulier d’une ascension progressive, l’évolution humaine acquérait ainsi un tour chaotique, déstructuré, irrégulier et violent. Tout cela les hommes (avec leur goût du risque et du jeu, leur vanité grotesque, leur irresponsabilité, leur violence foncière) en étaient directement et exclusivement responsables. Un monde composé de femmes serait à tout point de vue infiniment supérieur ; il évoluerait plus lentement, mais avec régularité, sans retours en arrière et sans remises en cause néfastes, vers un état de bonheur commun. » (PE 205-206).

24La différence entre les sexes recoupe donc un clivage entre civilisation des mœurs par la douceur des femmes, et régression barbare par la violence des hommes. Les femmes sont donc gardiennes des acquis du passé et ce conservatisme les range du côté de la religion, nous y reviendrons.

Le désenchantement et la misère d’un monde sans religion

25Dans la description des effets de la libéralisation de la société, Michel Houellebecq porte une attention soutenue au temps et à la manière dont il est régulé socialement, vécu subjectivement, et objectivé physiquement. Socialement, le temps se sécularise et le commerce se substitue à la foi pour en construire le cycle événementiel annuel.

« Michel vivait dans un monde précis, historiquement faible, mais cependant rythmé par certaines cérémonies commerciales — le tournoi de Roland-Garros, Noël, le 31 décembre, le rendez-vous bisannuel des catalogues 3 Suisses. Homosexuel, il aurait pu prendre part au Sidathon, ou à la Gay Pride. Libertin, il se serait enthousiasmé pour le Salon de l’érotisme. Plus sportif, il vivrait à cette même minute une étape pyrénéenne du tour de France. Consommateur sans caractéristiques, il accueillait cependant avec joie le retour des quinzaines italiennes de son Monoprix de quartier » (PE 152).

26à cette organisation de la vie sociale cyclique qui se substitue aux temps liturgiques, ou déplace leur sens à tel point que l’origine de Noël— « fêter la naissance du Christ » — doit être rappelé contre toute évidence, se superpose le rétrécissement de la perspective temporelle qui donne destin individuel. En effet, en raison des changements rapides des modes de vie, l’individu n’a pas besoin de l’héritage culturel de ses ancêtres mais il pas non plus besoin de constituer un capital culturel à léguer à ses descendants.

Bruno : « je suis salarié, je suis locataire, je n’ai rien à transmettre à mon fils. Je n’ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu’il pourra faire plus tard ; les règles que j’ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l’idéologie du changement continuel c’est accepter que la vie d’un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n’aient plus aucune importance à ses yeux. C’est ainsi que nous vivons, et avoir un enfant, aujourd’hui, n’a plus aucun sens pour un homme » (PE 210).

27Cette individualisation du temps fait perdre tout sens à la succession des générations. L’enfant n’est qu’un fardeau. C’est un autre individu et donc un rival.

Bruno : « Une fois qu’on a divorcé, que le cadre familial a été brisé, les relations avec ses enfants perdent tout sens. L’enfant c’est le piège qui s’est refermé, c’est l’ennemi qu’on va devoir continuer à entretenir, et qui va vous survivre. »

28Dans la mesure où la valeur sociale de l’individu dépend de plus en plus de son capital physique, la croissance de l’enfant devient une marque insupportable du vieillissement de ses parents. L’épanouissement de son corps et son arrivée dans l’âge d’or de son potentiel érotique objective par contraste la fin progressive de la vie sexuelle des adultes. En ce sens, là aussi, l’enfant est un rival, il vient prendre une place dans le marché sexuel. Ainsi dans PE, Bruno justifie-t-il sa négligence à l’égard de son fils :

Bruno : « Je n’arrivais pas à supporter la fin de ma jeunesse ; à supporter l’idée que mon fils allait grandir, allait être jeune à ma place, qu’il allait peut-être réussir sa vie alors que j’avais raté la mienne. J’avais envie de redevenir un individu » (PE 232).

29Réduit à la valeur de son corps dont le capital s’épuise, privé d’au-delà extramondain (Le Salut) ou intramondain (la postérité), le héros houellebecquien est rivé à un corps que le temps fait pourrir inexorablement ce qui produit un spectacle morbide.

« Quand elle tournait sur le ventre, on voyait sa cellulite ; quand elle se tournait sur le dos, on voyait ses vergetures » (PE 232).

30Ne reste donc qu’à fuir le vieillissement par l’achat de jeunes prostituées ou par l’exil hors du corps dans le clonage. Mais il y a un autre Salut possible. C’est là où l’apologie de l’ordre social chrétien se déploie à nouveau, non plus comme la matrice du monde qui précédait le libéralisme, mais comme possibilité d’échapper à la réification marchande du corps par la « grâce » d’un amour gratuit.

Obsolescence du catholicisme : le Salut par les femmes ou par la science

31Dans EDL et PE, la possibilité civilisationnelle de l’amour s’identifie en partie à l’ordre social-chrétien qui a atteint son apogée au Moyen-âge. Cette possibilité d’émancipation des mécanismes de la domination naturelle correspond à la liberté, qui elle-même est pensée comme une grâce. Il n’y a pas ici d’hétéronomie, mais seulement la reconnaissance des bénéfices d’un mécanisme fonctionnel qui a pris la forme du christianisme, ordonne les pulsions individuelles et rend possible l’accès au bonheur dans la vie familiale. Or l’institution ecclésiale perd sa capacité à assurer cette fonction régulatrice. Le Salut ne reste alors possible que par certaines femmes qui ont conservé l’empreinte du christianisme le sens du don de soi. Plus durablement, c’est à la technique que Michel Houellebecq confie le soin de trouver un substitut au catholicisme dans un futur proche. La rétro-fiction donne la problématique structurante de la proposition de dépassement dystopique de la faillite du libéralisme sociétal.

Une Église qui n’est plus incorporable

32Houellebecq donne donc à ses personnages une nostalgie d’un ordre social dont la valeur vient tout autant de son contenu que de son caractère hégémonique. C’est l’holisme social, la force de la contrainte des mœurs à la conformation, qui est source de paix plus que l’action providentielle de Dieu. Quasiment Durkheimien ou plutôt explicitement Comtien, pour Houellebecq Dieu est l’hypostasie d’un état du social. La fascination pour la religion est structurée par un désir d’incorporation. Dans les PE, le baptême est ainsi présenté comme une modalité possible d’émancipation hors de la solitude de la condition individuelle, un moyen de nouer une communion matrice de communauté :

« Victor est né en décembre ; je me souviens de son baptême à l’église Saint-Michel, c’était bouleversant. ‘Les baptisés deviennent des pierres vivantes pour l’édification d’un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint’ dit le prêtre. Victor était tout rouge et tout fripé, sans sa petite robe en dentelle blanche. C’était un baptême collectif, comme dans l’Église primitive, il y avait une dizaine de familles. ‘Le baptême incorpore à l’Église dit le prêtre, il fait de nous des membres du corps du Christ’. Anne le tenait dans ses bras, il faisait quatre kilos. Il était très sage, il n’a pas du tout crié. ‘Dés lors, dit le prêtre, ne sommes-nous pas membres les uns des autres ?’ On s’est regardé entre parents, il y a eu comme un doute. Puis le prêtre a versé l’eau baptismale, par trois fois, sur la tête de mon fils ; il l’a ensuite oint du saint-chrême. […] ça m’a tellement impressionné que je me suis inscrit à un groupe Foi et Vie qui se réunissait tous les mercredi » (PE 217-218)

33Les descriptions de messe et d’offices religieux catholiques ou protestants sont fréquentes dans les romans de Houellebecq. Les prédications y sont retranscrites d’une manière favorable et avec précision. Les personnages sont saisis par la beauté des rites et interrogés, voire bouleversés par leur symbolique. Mais au-delà de l’estime voire du désir explicite de conversion, cela ne prend pas. La tentative d’insertion ecclésiale de Bruno échouera. Par conséquent, Dieu ne se trouve plus dans les formes rituelles d’une Église qui certes demeure et perpétue son message mais à l’état minoritaire, ce qui par conséquent fait perdre le poids social qui serait indispensable à l’imposition de sa vérité comme une dimension indissociable de l’existence.

« Après une discussion rapide, nous sommes allés faire un tour à la messe de minuit : le prêtre parlait d’une immense espérance qui s’était levée au cœur des hommes ; je n’avais rien à objecter à cela » (EDL 111).

34L’adhésion reste formelle, intellectuelle, il ne peut plus s’agir d’une intégration sociale. Bruno est ainsi fasciné par Jean-Paul II dans PE et lit abondamment Péguy, mais il ne parvient pas être pris, c’est-à-dire habité par la foi et habitant de la foi. La séparation entre le corps et le monde comme entre la raison et la foi semblent irréconciliables parce qu’il n’y a plus d’appartenance totalisante à la clef de l’engagement baptismal. Les chrétiens décrits par Houellebecq sont en marge de la société. Ils sont à la fois vigie des marginaux et en voie de marginalisation. Dans PE, Anne s’occupe ainsi d’alphabétiser des migrants. Dans EDL, le seul ami du narrateur est Jean-Pierre Buvet, le curé de Vitry. Sa messe ne regroupe plus que « quatre africaines et une vieille bretonne » (EDL 138). Il essaye vainement de convertir son ami :

« ‘Tu dois accepter ta nature divine !’ s’exclame-t-il ; on se retourne à la table d’à côté. Je me sens un peu fatigué ; j’ai l’impression que nous débouchons sur une impasse. À tout hasard, je souris » (EDL 32).

35Le Père Buvet propose une doctrine qui sonne creux. Lors du mariage de Bruno, le sermon du pasteur le met dans un état de somnolence (PE 214). La doctrine semble donc irrémédiablement sans prise, elle est obsolète car incapable de provoquer un changement de vie. Jean-Pierre Buvet est lui-même bouleversé par l’expérience qu’il fera de Dieu auprès d’une femme, Patricia. Cette révélation paradoxale le conduira au suicide. Non parce qu’il aime cette femme — « je sentais que le Christ me comprenait, qu’il était avec moi » — mais parce q’il est trahi par elle. La femme semble ici mieux nouer le rapport à Dieu ou mieux sortir de la solitude individuelle que la conformation doctrinale. Le lien avec Dieu n’est pas brisé par l’infidélité au vœu de chasteté mais par l’infidélité d’une maîtresse.

Don sexuel et conversion

36La différenciation des sexes dans les romans de Michel Houellebecq oscille entre plusieurs registres : la biologisation et l’historicisation enfin l’économisme. La femme est à la fois biologique par son rapport à l’enfantement dont la possibilité lui impose de tenir compte de la brève temporalité de sa fécondité, historique comme une rémanence de la société chrétienne ou du moins ante-capitaliste qui se traduit par sa quête d’un couple durable, enfin économique dans la mesure où son sens de la fragilité et sa générosité seraient la conséquence de sa paupérisation liée au déclin rapide de son capital physique.

  • 13 Agathe Novak-Lechevalier, Houellebecq, l’art de la consolation, Paris, Stock, 2018.

37Il y a également une dimension quasi spirituelle dans la construction du genre féminin dans les romans de Houellebecq. La consolation et l’espérance viennent de la femme, c’est elle qui parvient à mettre l’homme en suspension de son corps et donc à lui faire accéder à cet état de bonheur qui chez Houellebecq s’identifie à l’expérience de la transcendance13. Le sexe de la femme est même identifié à Dieu (Plateforme 169). Pawel Hladki y voit là une provocation blasphématoire visant un effet comique. Je pense bien au contraire que c’est là une explicitation de la manière dont Houellebecq réintroduit la question du Salut.

38Deux scènes d’EDL et de PE sont à ce titre à mettre en parallèle, deux « beaux » moments dans la narration et qui sont la cause d’une conversion, d’un changement de vie d’un personnage principal. Les deux scènes se situent également dans les dunes de la côte vendéenne. Dans EDL, il s’agit d’une scène érotique entre une jeune femme et son amant qui clôture un slow lascif dans une boite de nuit. Dans PE, c’est l’errance sexuelle de Bruno qui s’achève dans un jacuzzi par le don d’une fellation par une inconnue.

« Les étoiles tournaient doucement à la verticale de son visage. […] Tout son corps frémit de bonheur. […] Il ferma les yeux, parcouru de frissons d’extase » (PE 173).

  • 14 Nous renvoyons ici au classique : Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange (...)

39Dans les deux scènes, la fellation est centrale. Cet acte sexuel asymétrique qui pourrait être interprété comme une manifestation de la domination masculine puisque la jouissance de celui-ci est sans contrepartie pour celle-là, est au contraire dans ces deux passages l’illustration de la supériorité de la femme pour cette même raison. La fellation semble être la manifestation paradoxale d’une double émancipation féminine : par rapport aux règles du marché puisque c’est un geste gratuit sans négociation préalable d’un contre-don14 ; par rapport à l’ordre social, puisque ce don réintègre des marginaux et des exclus.

40L’existence de ces femmes est la possibilité du bonheur car elles perpétuent un rapport à autrui dénué de calcul ou de recherche de domination. Comme Annabelle pour Michel ou Caroline pour Bruno, les femmes constituent « une raison d’espérer en l’humanité » (PE 69). Ces possibilités de rencontre relèvent de la grâce et sont d’autant plus exceptionnelles que la redéfinition des normes de la sexualité à partir des années 1960 en rend la possibilité très incertaine.

41La possibilité chrétienne d’un monde régi par l’amour s’incarne dans le don féminin. C’est bien sûr ici la rémanence d’un archétype féminin que l’on retrouve chez Michel Houellebecq : la femme qui se sacrifie, la pécheresse salvatrice. Houellebecq renoue ici avec une construction littéraire assez ancienne. Ses héroïnes ne sont pas sans évoquer la figure dostoïevskienne de la prostituée altruiste jusqu’au sacrifice (Sonia dans Crime et Châtiment) que l’on retrouve également avec le personnage de Bess dans le film Breaking the Waves (1996) de Lars von Trier. Le christianisme s’identifie au genre féminin, parce que la femme est la figure du don, du pardon et de la rédemption. Dans PE, la grand-mère de Michel incarne cette féminité :

« De tels êtres humains, historiquement, ont existé. Des êtres humains qui travaillaient toute leur vie, et qui travaillaient dur, uniquement par dévouement et par amour ; qui donnaient littéralement leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d’amour ; qui n’avaient cependant nullement l’impression de se sacrifier ; qui n’envisageaient en réalité d’autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d’amour. En pratique, ces êtres humains étaient généralement des femmes » (PE 115-116).

42Le caractère sociologique de la description manifeste clairement qu’il n’y a pas ici d’idéalisation d’un éternel féminin, il s’agit d’une subjectivation historiquement datée, d’une construction culturelle rare et relative et d’autant plus précieuse à ce titre. Le portrait de la « femme analysée » dans EDL ou de la « jeune fille de 17 ans » dans PE en sont le pendant historique.

« Il était peu vraisemblable, aujourd’hui, qu’une fille de dix-sept ans accorde une telle importance à l’amour. Il s’était écoulé vingt-cinq ans depuis l’adolescence d’Annabelle, et les choses avaient beaucoup changé, s’il fallait en croire les sondages et les magazines. Les jeunes filles d’aujourd’hui étaient plus avisés et plus rationnelles. Elles se préoccupaient avant tout de leur réussite scolaire, tâchaient avant tout de s’assurer un avenir professionnel » (PE 350-351).

43La femme « généreuse » attendant l’amour et capable de don est donc un phénomène historique et sa durée est compromise par la disparition de la société traditionnelle qui fut sa matrice. La possibilité du Salut par les femmes est transitoire et d’autres voies resteront à trouver pour sortir l’homme des perversions de l’individualisme.

L’amour : la « grâce » d’un acte libre

44Dans les romans de Michel Houellebecq, le discours sur le catholicisme est une déclinaison, une illustration et une démonstration d’une réflexion plus générale sur le destin historique de l’humanité et plus précisément sur l’âge de son extinction ou de son dépassement. L’épilogue qui conclut Les Particules élémentaires en est une des expressions la plus aboutie. Le narrateur y salue « cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créé », « Cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles » (PE 394). Ce qui singularise l’humanité du reste des animaux, c’est la dualité qui la déchire entre le vil et le noble, le naturel et le culturel. Ces oppositions recoupent celle entre holisme et individualisme. La société naît de la domestication des pulsions et de leur encadrement dans des institutions qui les orientent vers le collectif ; au contraire, l’individualisation libérale aboutit à une régression vers le naturel et la quête de la domination. La disparition des ultimes traces du christianisme correspond à l’effacement d’une forme très aboutie de la civilisation. à ce titre l’individualisme n’est pas une émancipation, c’est un retour à l’implacable détermination des lois de nature.

Le narrateur sur Michel : « Profondément éloignée des catégories chrétiennes de la rédemption et de la grâce, étrangère à la notion même de liberté et de pardon, sa vision du monde en acquérait quelque chose de mécanique et d’impitoyable. Les conditions initiales étant paramétrées, les événements se développent dans un espace désenchanté et vide ; leur déterminisme est inéluctable » (PE 113).

45Au contraire, le christianisme est à la fois voie d’émancipation et de socialisation. La civilisation chrétienne libère d’homme de ses pulsions par ses techniques ascétiques et ordonne cette renonciation au bien collectif et individuel. De la sainteté de chacun dépend le bien de tous. L’affrontement pour la domination en vue de la jouissance dans l’ordre naturel, devient dans l’ordre chrétien un combat spirituel contre soi-même pour le bien ici-bas et le Salut dans l’au-delà. Cette conception de la liberté comme rupture de la détermination, le narrateur de PE l’identifie au christianisme, ayant besoin pour désigner sa condition de recourir au langage théologique en transgression d’un discours relevant de la physique quantique.

« Michel devait proposer une brève théorie de la liberté humaine sur la base d’une analogie avec le comportement de l’hélium superfluide. Phénomènes atomiques discrets, les échanges d’électrons entre les neurones et les synapses à l’intérieur du cerveau sont en principe soumis à l’imprévisibilité quantique ; le grand nombre de neurones fait cependant, par annulation statistique des différences élémentaires, que le comportement humain est — dans ses grandes lignes comme dans ses détails — aussi rigoureusement déterminé que celui de tout autre système naturel. Pourtant, dans certaines circonstances, extrêmement rares — les chrétiens parlaient d’opération de la grâce — une onde de cohérence nouvelle surgit et se propage à l’intérieur du cerveau ; un comportement nouveau apparaît, de manière temporaire ou définitive, régi par un système entièrement différent d’oscillateurs harmoniques ; on observe alors ce qu’il est convenu d’appeler un acte libre » (PE 117).

  • 15 Christos Grosdanis, « Le thème du couple heureux dans l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq », (...)

46Dans PE, cet acte libre, cette « grâce », n’advient pas car Annabelle n’ose aller voir Michel, qu’elle aime pourtant et qu’elle attend. Ne pas oser vivre à la hauteur de ce « grand amour » qui l’habite depuis sa rencontre avec Michel, la détruira par la suite au fil des violences subies qui résultent de la rivalité naturelle pour la domination des femmes. Pourtant une autre issue demeurait possible. Car le narrateur concède que l’amour est possible et arrive « dans certains cas, extrêmement rares, presque miraculeux » et « c’était la chose la plus heureuse qui puisse vous arriver sur la Terre » (PE 72). D’ailleurs, le thème du « couple heureux » traverse l’œuvre de Houellebecq15. Il est la condition d’un salut « miraculeux » dans la mesure où l’alliance émancipe de la solitude des existences individuelles et de la paupérisation de la frustration sexuelle. Mais cette possibilité reste précaire, seule la religion ou la technique peut apporter une émancipation définitive en dehors de la solitude individuelle.

L’avenir de la religion : un progressisme dystopique

  • 16 Michel Houellebecq, « Préliminaires au positivisme », préface à Auguste Comte, Théorie générale d (...)

47La satisfaction du désir et l’émancipation de l’individualisme peuvent passer par une autre voie que le couple. Le communisme sexuel des milieux échangistes de « bonne volonté » (PE chap. 16) par exemple. Reste la question religieuse. Si le catholicisme appartient au passé, la religion conserve un avenir. Non comme registre individualisé de construction d’un ordre social. Le détour par Auguste Comte est ici partagé par l’auteur avec ses personnages. Pour Comte, la religion a pour fonction de relier les hommes et de régler leurs actes16. Ainsi dans PE, pour Michel :

« Ces cons de hippies […] restent persuadés que la religion est une démarche individuelle basée sur la méditation, la recherche spirituelle, etc. Ils sont incapables de se rendre compte que c’est au contraire une activité purement sociale, basée sur la fixation, de rites, de règles et de cérémonies. Selon Auguste Comte, la religion a pour seul rôle d’amener l’humanité à un état d’unité parfaite » (PE 321).

  • 17 Préliminaires au positivisme, p. 12.

48Mais Bruno lui rétorque, en citant saint Paul, que ces fonctions ne peuvent suffire à justifier l’existence d’une religion. La réponse au désir d’immortalité des hommes est indispensable. Michel Houellebecq adresse exactement cette critique à Auguste Comte et explique par cet impensé l’échec de la religion positiviste et l’erreur de datation historique du passage de l’âge métaphysique à l’âge positif17. Comte s’est trompé parce qu’il a cru que, le positivisme pouvant pallier les fonctions sociales de la religion, cette dernière était condamnée à s’éteindre. Or cette transition historique, les romans de Houellebecq en sont le théâtre. Si ses personnages en sont les contemporains ou les acteurs, c’est parce qu’en tant que scientifique ils vivent la découverte du savoir nécessaire pour faire échapper l’homme à la mort. C’est cette connaissance qui donne paradoxalement une postérité à la religion en faisant de la science la matrice d’une nouvelle révélation.

49Dans PE, le travail scientifique de Michel est le pivot qui permet la « révolution métaphysique » nécessaire à la sortie de l’« ère dématérialiste » (369). Le corps désenchanté étant devenu un tombeau, la science offre à l’homme un Salut nouveau dans le corps glorieux qu’elle est devenue capable de créer par la mutation génétique. Ce dépassement de la mort parachève l’obsolescence de la reproduction sexuelle car la succession des générations n’est plus le destin de l’humanité. Au-delà, la sexualité perd même toute valeur. L’humanité retrouve la possibilité du bonheur grâce à l’émancipation du désir sexuelle qui faisait de son corps une matière tragique. Cette solution progressiste au problème posé par l’anomie libérale a un statut romanesque ambigu. Apparemment utopique, elle semble surtout un registre ironique de dénonciation de l’avenir dystopique auquel la libéralisation des mœurs condamne l’humanité. Déraciné des traditions et des institutions qui donnaient sens à l’existence, l’humanité n’a plus qu’à fuir l’absurdité de sa condition et « s’honorer d’être ‘la première espèce animale de l’univers connu à organiser elle-même les conditions de son propre remplacement » (PE 393). Cet horizon dystopique parachève la critique du libéralisme en montrant sa responsabilité dans la sortie de l’humanisme. Dans La Possibilité d’une île (2005), Houellebecq explorera plus profondément cette hypothèse et conclura au caractère chimérique d’une augmentation technique de l’humanité : le deuil de l’idéal amoureux est impossible.

Conclusion : romantisme et politique

  • 18 Antoine Compagnon, Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005
  • 19 Albert Thibaudet, « Les idées politiques de la France », Réflexions sur la politique, Paris, Robe (...)

50Loin de moi l’idée de faire de Michel Houellebecq un auteur catholique, de qualifier ses romans de catholiques ou même d’affirmer que le catholicisme est le cœur de sa critique des sociétés occidentales contemporaines. Mais prêter attention aux références au catholicisme dans ses romans permet de saisir avec profondeur la singularité du discours antilibéral qui y est déployé et ses tangences avec la rhétorique antimoderne18. Albert Thibaudet a suggéré que le champ littéraire était devenu le seul espace possible d’expression des idées contre-révolutionnaires marginalisées du champ politique19. Les thématiques du discours romanesque de Michel Houellebecq ont effectivement bien des dimensions conservatrices : l’identification de la déchristianisation à un processus de décivilisation ; la critique de la libération sexuelle de Mai 68 comme cause d’une régression de la condition féminine ; la dénonciation de l’illusion de la liberté individuelle ; l’apologie des structures familiales traditionnelles protégées par la prohibition de l’adultère ; l’analyse du catholicisme comme sagesse historique sédimentée ; la supériorité de la coutume historique sur la raison abstraite ; la défense de la clairvoyance du pape Jean-Paul II. Ces considérations mise en scène dans des camps naturistes « nouvelle gauche » et méditées par des professeurs et fonctionnaires libertins, créent une forme de transgression de la représentation dominante des polarités politiques.

  • 20 Bruno Viard, Les tiroirs de Michel Houellebecq, Paris, PUF, 2013.

51Toutefois, d’autres éléments nuancent cette identification au conservatisme. Le discours romanesque déployé par Michel Houellebecq suggère que tout retour au passé est impossible. Les formes sociales historiques qui ont permis aux humains de trouver un relatif bonheur sont définitivement obsolètes. Le libéralisme a détruit leurs conditions de possibilité. Dans les romans de Houellebecq, le recours à l’ordre social chrétien sert à critiquer le présent et à décrire les fonctions d’intégration sociale que l’ordre futur devrait restaurer. La rétro-fiction est le ressort d’une projection dystopique. L’avenir devra être religieux, comme le passé, et refermer la parenthèse du libéralisme. Mais c’est la science seule qui peut désormais assumer cette mission. Et cette transition du magistère des prêtres à celui des scientifiques n’est pas qu’un transfert d’autorité, c’est une redéfinition de l’humanité. L’Homo sapiens doit laisser place à un héritier scientifiquement « augmenté ». Ces projections romanesques n’ont plus rien de conservatrices et renouent avec le progressisme scientifique d’Auguste Comte. Mais c’est un progressisme motivé par la nécessité de l’ordre d’où son ambiguïté20. L’émancipation n’en est pas l’horizon. L’extinction du désir en est la finalité. Le registre dystopique permet à Houellebecq d’ironiser sur l’impasse d’un monde qui rend séduisant un tel avenir. Entre un ordre catholique révolu et l’éventualité d’un avenir post-humain, le Salut ne reste possible que par quelques femmes. Mais cette éventualité est de l’ordre du « miraculeux » et ne concerne que quelques rares élus. Le destin des occidentaux se trouve donc pris entre une vaine nostalgie et une perspective d’extinction, c’est dire la profondeur de leur décadence. Ni totalement conservateur, non plus sincèrement progressiste, le sens du recours au catholicisme doit être cherché dans une autre dimension.

  • 21 Marc Weitzmann, « L’Inrockuptible antimoderne. Entretien avec Agathe Novak-Lechevalier », Agathe (...)

52Il ne faut pas oublier que le discours romanesque est construit pour produire des effets littéraires avant d’être éventuellement aussi, politiques. Le rapport au catholicisme doit être pensé selon cette finalité. L’oscillation entre la nostalgie d’une vie de famille où l’appareillage des sexes serait stable, offrant des gratifications ordinaires, et le désir d’une sexualité accomplie comme forme de domination qui conduit à la rivalité entre hommes pour l’accaparement des femmes, trame une douleur, un spleen, qui habite les différents héros. Cette dualité se traduit dans le style même de la narration entre des passages appliquant la neutralité de l’observation éthologique et d’autres au registre plus poétique, évoquant un possible désiré ou passé. Cette tension entre le chirurgical et l’élégiaque constitue le ressort d’un romantisme littéraire. Marc Weitzmann définit à ce titre le romantisme chez Houellebecq comme « l’expression mortifère de l’individu en proie à des désirs qui le font souffrir, et dans la quête nostalgique d’un idéal qui lui permettrait de les dépasser et de s’y fondre21. » Le catholicisme trouve sa place dans le registre romantique parce qu’il est présenté comme une forme civilisationnelle, une métaphysique, en capacité de suspendre la quête de domination naturelle et de fondre l’individu dans un ordre. Il représente la possibilité d’une culture qui accomplit la quête sexuelle naturelle en la pacifiant. Le catholicisme est à la fois un objet et un registre d’expression du romantisme houellebecquien. Il apparaît constitutif d’un possible collatéral dont la voie aurait pu donner aux héros le bonheur qu’ils cherchent. Mais ils en sont privés. L’âge contemporain les déshérite de la sagesse longuement mûrie de leurs ancêtres. Depuis Chateaubriand, romantisme et conservatisme se nouent dans l’expression littéraire de la conscience aigue du caractère tragique de la condition historique, et du décalage irrémédiable entre la temporalité des idéaux et celle du possible. L’art ambigu de Michel Houellebecq rappelle la complexité de cette circulation des significations entre le politique et l’esthétique.

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Notes

1 Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre. Essai sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002, p. 57. Voir aussi : Pascal Durand et Sarah Sindaco, Le discours « néo-réactionnaire ». Transgressions conservatrices, Paris, CNRS éditions, 2015.

2 Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 2012.

3 Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de La Manif pour tous, Paris, Seuil, 2019.

4 Michel Houellebecq, « Il ne s’est rien passé depuis la fin du Moyen-âge », Entretien avec Luc Richard et Sébastien Lapaque, Immédiatement, n° 2, décembre 1996, p. 11-13.

5 « Michel Houellebecq répond à ‘Perpendiculaire’ », Le Monde, 18 septembre 1998 ; Cf. dossier « Houellebecq et nous », Immédiatement n° 9-10, décembre 1998. Voir aussi une mise en perspective : Louise Moor, « Posture polémique ou polémisation de la posture ? », COnTEXTES [En ligne], 10 | 2012, mis en ligne le 07 avril 2012, consulté le 27 août 2020. URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/contextes/4921 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/contextes.4921

6 Publié depuis en France : Michel Houellebecq, « L’Église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide », entretien avec Geoffroy Lejeune, Revue des Deux Mondes, octobre 2019, p. 10-26.

7 Louis Betty, Without God. Michel Houellebecq and materialist horror, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2016.

8 Pawel Hladki, « Le christianisme dans l’œuvre de Michel Houellebecq », in Sabine Van Wesemael et Bruno Viard (dir.), L’unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 127.

9 éditions citées dans le texte : Extension du domaine de la lutte, Paris, J’ai Lu, 1999 ; Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.

10 Serge Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La découverte, 2009.

11 Ce n’est pas ici une analyse explicative par la structuration du champ de production littéraire que je souhaite mettre en œuvre. Sur cette approche : Gisèle Sapiro, Les écrivains et la politique en France. De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, Paris, Seuil, 2018.

12 Même si la référence à Roland Barthes est canonique, dans les années 1990 c’est plutôt Philippe Muray qui, dans un registre très différent, fait référence comme contempteur des nouvelles mythologies. Cf. Exorcismes spirituels tome 1 : Rejet de greffe, Paris, Les Belles Lettres, 1997 ; Exorcismes spirituels tome 2 : Les Mutins de Panurge, Paris, Les Belles Lettres, 1998 ; Exorcismes spirituels tome 3, Paris, Les Belles Lettres, 2002 ; Exorcismes spirituels tome 4 : Moderne contre moderne, Paris Les Belles Lettres, 2005.

13 Agathe Novak-Lechevalier, Houellebecq, l’art de la consolation, Paris, Stock, 2018.

14 Nous renvoyons ici au classique : Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1923] », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 145-279.

15 Christos Grosdanis, « Le thème du couple heureux dans l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq », in Sabine Van Wesemael et Bruno Viard (dir.), L’unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 231 -240.

16 Michel Houellebecq, « Préliminaires au positivisme », préface à Auguste Comte, Théorie générale de la religion [1852], Paris, Mille et une nuits, 2005, p. 5-13.

17 Préliminaires au positivisme, p. 12.

18 Antoine Compagnon, Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005.

19 Albert Thibaudet, « Les idées politiques de la France », Réflexions sur la politique, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 164.

20 Bruno Viard, Les tiroirs de Michel Houellebecq, Paris, PUF, 2013.

21 Marc Weitzmann, « L’Inrockuptible antimoderne. Entretien avec Agathe Novak-Lechevalier », Agathe Novak-Lechevalier (dir.), Houellebecq, Cahier de l’Herne, Paris, L’Herne, 2017. p. 270.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yann Raison du Cleuziou, « L’apologie du catholicisme dans les romans de Michel Houellebecq : entre rétro-fiction conservatrice et progressisme dystopique »Quaderni, 102 | 2021, 133-156.

Référence électronique

Yann Raison du Cleuziou, « L’apologie du catholicisme dans les romans de Michel Houellebecq : entre rétro-fiction conservatrice et progressisme dystopique »Quaderni [En ligne], 102 | Hiver 2020-2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1910 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1910

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Auteur

Yann Raison du Cleuziou

Université de Bordeaux
Institut de Recherche Monstesquieu

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Droits d’auteur

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