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Dossier

Trepalium : quand une série dystopique participe de la dramaturgie des problèmes publics

Héloïse Boudon
p. 71-86

Résumés

Diffusée à l’hiver 2016, la mini-série française Trepalium inaugure le cycle de fiction dystopique de la chaîne franco-allemande Arte, mettant en scène une société alternative scindée en deux par un mur et ostracisant les citoyens sans-emploi. De fait, les thématiques afférentes sont développées au cours des intrigues : inégalités sociales, stigmatisation du chômage mais aussi souffrance au travail. Nous nous interrogeons sur la fonction d’opérateur qu’endosse la série dans la sphère publique, susceptible de mettre en visibilité des problèmes publics et d’en construire des cadrages successifs au fil de la narration. En ce sens, scénaristes, producteurs et diffuseurs peuvent se concevoir comme des « entrepreneurs de morale » recourant à la sérialité dystopique afin de parvenir à la construction d’une « dramaturgie » des problèmes publics par le truchement de l’univers diégétique.

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Texte intégral

1Diffusée à l’hiver 2016, la mini-série française Trepalium inaugure le cycle de fiction dystopique de la chaîne franco-allemande Arte, dont l’idée est de « prendre à chaque fois un symptôme du monde d’aujourd’hui et de le transformer dans un monde de demain ». Produite par Katia Raïs — au sein du label Kelija de Lagardère Studios — et co-écrite par Antarès Bassis et Sophie Hiet, la série d’anticipation met en scène une société alternative scindée en deux par un mur et ostracisant les citoyens sans-emploi. Conjointement, la raréfaction de l’eau potable — réservée aux « actifs » - agit comme un levier de domination supplémentaire, perpétuant la précarité des citoyens les plus démunis. Ainsi, la « Ville » abrite les 20 % d’actifs vivant dans l’opulence mais subissant des cadences de travail infernales, tandis que la « Zone » regroupe le reste de la population au chômage et dans la misère. L’intrigue principale met en scène la mesure sociale prise par la Première ministre de la Ville, Nadia Passeron, de créer 10 000 « emplois solidaires » à destination des inactifs de la « Zone ». La décision politique sert en réalité à endiguer un mouvement activiste fomentant un coup d’État pour destituer le pouvoir en place. L’intégration des indigents de la « Zone » est l’occasion pour la série de confronter deux microcosmes apparemment aux antipodes et néanmoins unis par la problématique conductrice de la valeur du travail dans la société. Au fil des six épisodes, les thématiques afférentes sont développées dans les intrigues : inégalités sociales, stigmatisation du chômage mais aussi souffrance au travail, comme en témoigne le titre de la série, le trepalium désignant l’instrument de torture à l’origine du mot « travail ».

  • 1 Rumpala Yannick, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », Raisons p (...)
  • 2 Coulomb-Gully Marlène, Esquenazi Jean-Pierre, « Fiction et politique : doubles jeux », Mots. Les (...)

2Le choix des auteurs de s’inscrire dans le genre dystopique rejoint alors les constats de Yannick Rumpala sur les potentialités singulières de la science-fiction dans l’appréhension de problèmes publics contemporains : « la science-fiction représente une façon de ressaisir le vaste enjeu du changement social, et derrière lui celui de ses conséquences et de leur éventuelle maîtrise. […] La science-fiction offre […] des terrains et des procédés pour s’exprimer sur des mutations plus ou moins profondes, plus précisément sur les trajectoires que ces mutations pourraient suivre. Elle constitue une voie par laquelle le changement social se trouve réengagé dans une appréhension réflexive1. » Les thématiques du chômage ou de la « valeur travail » relèvent par ailleurs de problèmes publics structurels qui ne possèdent pas intrinsèquement de qualités médiagéniques. Recourir à la science-fiction et à la mise en scène permet ainsi de contourner la difficulté de les représenter en incarnant le problème public par le truchement des intrigues et des personnages. En ce sens, dystopie d’anticipation et fonctions pragmatiques de la fiction convergent pour élaborer des « œuvres politiques », non au sens exclusif de la mise en scène du politique et de ses acteurs, mais dans une acception plus large recouvrant le politique dans sa condition sociétale : « quand une fiction a pour base un univers politique, on peut dire qu’elle traite de la politique. Quand sa lecture ou sa ‘spectature’ ouvre un espace de réflexion politique pour un public, elle entre dans le domaine du politique2. »

  • 3 Chalvon-Demersay Sabine, « La fiction télévisée », in. A. Blanc, A. Pessin (dir.) L’Art du terrai (...)

3Ainsi, au même titre que les autres programmes de la télévision, la fiction est imprégnée par l’évolution et les recompositions de la sphère publique dans laquelle elle s’inscrit. Dans cette perspective, mobiliser les fictions audiovisuelles pour étudier et rendre compte des processus sociaux semble particulièrement stimulant, comme le souligne Sabine Chalvon-Demersay : « la fiction télévisée constitue un lieu d’enquête privilégiée sur les dynamiques de transformation des représentations sociales. Elle n’est pas seulement le reflet des préoccupations contemporaines, elle joue un rôle actif dans l’explicitation et la consolidation du cadre normatif qui accompagne et rend possibles ces transformations3. » Il s’agit donc de se départir d’une conception passive de la fiction, simple miroir de la société dans laquelle elle s’élabore, pour parvenir à considérer le rôle actif que ces dernières peuvent endosser dans la lutte pour la visibilité et la mise en scène des cadrages des problèmes publics ou débats de société.

  • 4 On peut notamment citer la série britannique Black Mirror dont le succès est devenu international (...)
  • 5 Langlais Pierre, « Trepalium interroge la valeur du travail mais ce n’est pas un brûlot », Télér (...)
  • 6 Mehl Dominique, « La ‘vie publique privée’ », in Hermès. La Revue, n° 13-14, 1994, p. 95-113.
  • 7 Esquenazi Jean-Pierre, « Quand un produit culturel industriel est-il une ‘œuvre politique’ ? », R (...)

4Déjà bien ancrée dans la littérature ou le cinéma, la dystopie semble désormais trouver sa place dans les fictions audiovisuelles, et plus particulièrement grâce au format sériel. Pourtant, malgré des succès étrangers4, le genre dystopique demeure peu plébiscité par les séries audiovisuelles françaises. Les créateurs de Trepalium font donc preuve d’audace en choisissant d’y recourir afin de proposer une réflexion « sur la place du travail dans notre société et comment il va jusqu’à définir notre identité5. » Outre les possibilités offertes par le genre, il convient désormais d’interroger plus avant la forme sérielle audiovisuelle et ses singularités. Ainsi, la série télévisée cristallise la porosité du politique : pensée et conçue comme un divertissement, elle mobilise cependant des « téléspectateurs-citoyens » participant, en puissance, de la politique. De plus, le visionnage et la consommation de séries télévisées constituent des activités éminemment privées voire solitaires. En effet, rares sont les occasions de partager collectivement, in situ, la réception d’une série, contrairement aux films de cinéma par exemple. En ceci, le visionnage et la réception des séries concernent prioritairement les vies privées des spectateurs, elles pénètrent — dans un temps long — leur intimité émotionnelle et leur chez-soi. En d’autres termes, les séries audiovisuelles dystopiques parlent du politique et concrétisent dans leurs univers diégétiques des problèmes publics qui, par le truchement du genre, s’immiscent de manière accrue dans l’intime du récepteur, pétrissent sa vie privée. Il se crée donc, lors de la réception et de l’interprétation des séries télévisées, une « vie publique privée6. » La série diffuse et amplifie mais fournit également un socle de représentations susceptible d’être partagé par des publics aussi nombreux qu’hétéroclites. En ce sens, elle fédère, agrège et construit ses canevas de compréhension ou, pour reprendre Goffman, ses cadres d’expérience propices à la transposition dans la sphère personnelle du téléspectateur. L’acte de réception et d’interprétation de l’objet devient donc la pierre angulaire de sa dimension politique qui le constitue dès lors en une « paraphrase d’une situation politique contemporaine7. »

  • 8 Ibid., p. 195.

5Œuvre politique, manifeste prémonitoire mais aussi divertissement, la série dystopique est ici envisagée comme un opérateur, aux multiples facettes, de la sphère publique. En outre, la série est modelée par les engagements — professionnels, militants ou simplement citoyens — de ses concepteurs et forme le prolongement de leurs revendications ou convictions, s’érigeant en tribune alternative. Si la démarche des auteurs de Trepalium n’est pas sans rappeler les « fictions de gauche » des années 1970, elle n’en revêt toutefois pas toutes les caractéristiques. En effet, il ne s’agit pas de s’inscrire en rupture esthétique ou idéologique avec des œuvres commerciales. Au contraire, les séries télévisées constituent au premier chef des produits des industries culturelles et diluent la dimension auctoriale de l’œuvre, battant en brèche la figure canonique de l’artiste engagé. En ceci, la dimension politique du « monde de l’art » semble chevillée au corps de nos objets et, échappant à la seule préoccupation esthétique, ces produits culturels nous poussent à « considérer le contenu politique de l’œuvre non comme une propriété interne mais comme le résultat d’une relation entretenue par l’œuvre avec l’un ou l’autre des collectifs (producteurs, public) qui se lient avec elle8. »

6Déplaçant alors la focale de la réception vers la production, nous proposons de penser la série dystopique comme partie intégrante de l’émergence, la configuration puis la dramatisation des problèmes publics. À l’appui d’entretiens avec les acteurs du « monde de l’art » de Trepalium — diffuseur et scénaristes — et d’une étude de contenu, nous envisageons que le genre sériel dystopique est investi par des scénaristes engagés qui, par fiction interposée, s’érigent en « entrepreneurs de morale ». De plus, les auteurs entremêlent les thématiques dystopiques contemporaines au fil de la série, en les agençant dans une trame intelligible et signifiante, élaborant leur interdépendance. Aussi, pénurie d’eau potable, crise de l’emploi ou robotisation de la société convergent dans la dystopie et, comme des écheveaux, entérinent l’existence d’un « moment dystopique ». In fine, les potentialités et les singularités de la construction des univers diégétiques et des représentations symboliques façonnent l’identification puis le cadrage des problèmes publics. Dans ce contexte, la série est à comprendre comme une manifestation alternative des « entrepreneurs de morale » qui saisissent le genre pour servir leur engagement.

Le monde de l’art, genèse de la dystopie d’anticipation

  • 9 Becker Howard S., Les mondes de l’art, Flammarion, [1988] 2012, p. 27.

7Afin de parvenir à cerner au plus juste les enjeux et fonctions de la série dystopique dans la sphère publique française, il convient d’examiner ses conditions de fabrication et les divers acteurs qui président à sa réalisation. En effet, l’activité de production audiovisuelle est un exercice éminemment collectif. La pluralité des acteurs, leurs systèmes de collaboration mais aussi de division des tâches conduit à penser ce microcosme comme un « monde de l’art ». Ce mode de coopération, particulièrement fréquent lors des processus de création artistique, est défini par Becker comme « tout travail artistique, de même que toute activité humaine, fait intervenir les activités conjuguées d’un certain nombre, et souvent d’un grand nombre, de personnes9. » Il s’agit en outre pour le chercheur de se départir de toute forme de jugement esthétique afin d’appréhender les enjeux qui sous-tendent le système mais aussi les engagements et convictions des différents acteurs qui façonnent le résultat final. Enfin, le contexte de production et de diffusion d’une œuvre entraîne inévitablement des infléchissements sur le contenu. Aussi l’examen du « monde de l’art » singulier de Trepalium permet de mettre au jour tant les engagements des acteurs que les choix scénaristiques opérés dans la fiction. En premier lieu, le recours au genre dystopique et à l’anticipation s’est imposé comme une évidence pour la scénariste Sophie Hiet : « L’idée était née d’une envie de faire de l’anticipation. Le postulat de base, un gouvernement qui impose à un actif de prendre un chômeur, forcément, ça relève de l’anticipation et on trouvait intéressant de décaler, d’imaginer. C’est plus facile d’aborder cela sous cet angle. Après, on a radicalisé le postulat car on a imaginé 80 % de chômeurs, on a imaginé un mur d’enceinte, les actifs séparés physiquement des sans-emplois, donc là, […] on a cherché à installer au maximum un univers très spécifique, très radicalisé. »

8Ce verbatim met en lumière l’intérêt pour les acteurs du monde de l’art de s’ancrer dans le genre dystopique. Ce qui est ici souligné, c’est l’atout du divertissement — du dépaysement même — pour parler de thématiques sociétales sans verser dans le réalisme ou la naturalisme, vécus comme plombants. Le diffuseur Arte se montre également réceptif à l’exercice du « genre ». Marginale dans le paysage audiovisuel français, la chaîne franco-allemande y voit l’opportunité de renouveler un public vieillissant, comme l’admet Olivier Wotling, directeur de la fiction : « Il faut qu’on aille vers un autre public pour le renouveler parce qu’il est vieillissant […]. Trepalium par exemple, c’était absolument incroyable, c’était ultra masculin, CSP + et très jeune — 40 hein — mais donc par rapport à notre public socle, on s’est dit “c’est pas croyable” ! »

  • 10 On peut tout de même citer la série Les Revenants diffusée sur Canal + en 2012 et qui a rencontré (...)

9Les attraits du genre de l’anticipation dystopique font alors converger les intérêts des participants du « monde de l’art ». Wotling identifie par ailleurs l’intérêt de soutenir des projets audacieux ou à contre-courant de la concurrence afin de se démarquer sans pouvoir rivaliser économiquement. En ce sens, le genre dystopique dédaigné par les fictions françaises10 apparaît comme une stratégie de distinction opportune pour le diffuseur, libre de tout impératif d’audience. L’émancipation de la chaîne permet en outre de laisser une plus grande souplesse créative aux auteurs puisqu’Arte est réputée porter des projets atypiques, qui ne trouveraient pas leur place sur d’autres chaînes.

  • 11 Livingstone Sonia, Lunt Peter, Maigret Eric, « Se faire entendre dans l’espace public. Les femmes (...)

10De plus, l’identité forte du diffuseur et son image de chaîne culturelle et intellectuelle permet aux scénaristes de se représenter un « public imaginé », de se forger un horizon de réception, en adéquation avec les thématiques qu’ils souhaitent aborder. Trepalium est ainsi conçue en complémentarité des autres programmes d’Arte, et notamment les documentaires, afin de toucher un « citoyen-téléspectateur » qui « relie le téléspectateur au domaine public, en le présentant comme participant, du moins potentiellement, au fonctionnement de l’espace public11. » La vocation originelle des créateurs, le recours au genre dystopique et le public imaginé de la chaîne convergent donc dans le projet de série dystopique, comme l’atteste Wotling : « On a un public qui est curieux, tourné vers la découverte mais qui voit beaucoup de documentaires. Y compris en prime time. Donc inscrire la fiction par rapport à cette image globale de documentaire, un peu éducative... C’est donc à la fois s’inscrire dans cette lignée et jouer à quelque chose de totalement différent. »

11Enfin le choix de la dystopie s’explique par les références personnelles des acteurs du monde de l’art. Les scénaristes revendiquent ainsi l’inscription dans une généalogie d’œuvres dystopiques. Loin de relever de l’opportunisme, le choix de l’anticipation dystopique apparaît en réalité comme un véritable parti pris, dans la veine de références partagées par les deux auteurs. Sophie Hiet et Antarès Bassis citent ainsi Bienvenue à Gattaca, Les fils de l’homme ou encore les films de John Carpenter et même Hunger Games. Les scénaristes privilégient également un univers à l’esthétique peaufinée et rétro-futuriste plutôt qu’une abondance d’effets spéciaux. Ce choix de réalisation correspond bien entendu à la faisabilité du projet financé par Arte avec un budget moindre. Néanmoins, il dénote également la perspective dans laquelle s’inscrivent Bassis et Hiet. Pour eux, le propos prime. La dystopie n’est pas exploitée dans sa dimension spectaculaire mais bel et bien pour ses potentialités narratives et politiques. À ces inspirations de « genre », les scénaristes adjoignent des œuvres relevant davantage du réalisme : La Gueule de l’emploi, La mise à mort du travail ou Les vivants et les morts. Les références invoquées par les scénaristes, mêlant fiction naturaliste, documentaire et fictions dystopiques, témoignent alors du foisonnement à l’origine de Trepalium. L’univers diégétique de la série est donc interprété comme un creuset par les auteurs, au carrefour de références diversifiées. Le choix de l’anticipation permet aux scénaristes de conjuguer leurs intentions, parfois dissonantes, sans verser dans le documentaire au risque de redoubler les autres programmes d’Arte.

  • 12 Rumpala Yannick, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », art. cité (...)

12L’espace de la série est donc perçu comme une opportunité de toucher un large public qui, de fait, implique un faisceau de contraintes et d’obligations afin de manier avec prudence des représentations largement diffusées. L’interprétation du genre de l’anticipation dystopique par les auteurs corrobore donc celle proposée par Rumpala : « Ni comme une prédiction, ni comme une divagation, mais comme une exploration : voilà comment peut être abordée la science-fiction si on la prend au sérieux et qu’on considère qu’elle peut devenir porteuse de réflexivité collective. […] Utiliser l’opération fictionnelle permet en effet d’entrer dans des espaces de pensée moins contraints […]. Dans un contexte aux évolutions incertaines, le recours à la science-fiction peut faciliter un effort de construction théorique12. » Aussi, le choix de la dystopie fait-il l’unanimité auprès des acteurs du monde de l’art tandis que les propriétés intrinsèques du genre, ses potentialités prospectives et exploratoires, ouvrent le champ des possibles à des scénaristes mus par un engagement.

Des scénaristes « entrepreneurs de morale »

  • 13 L’Emploi vide est sorti en salles en 2008.

13Le projet de fiction, d’abord pensé comme un unitaire puis décliné en épisodes, naît de la volonté conjointe des deux scénaristes de prolonger la réflexion entamée par Antarès Bassis dans son moyen métrage L’Emploi vide13. De plus, les scénaristes ont déjà collaboré à l’occasion d’un court métrage, Porteur d’hommes, en 2010. La thématique de la valeur du travail dans la société interpelle les auteurs qui souhaitent alors amplifier le propos en sortant d’une diffusion confidentielle et surtout en développant la fiction sur un temps long, comme le précise Bassis : « J’avais écrit un moyen métrage que j’ai réalisé dont l’idée était qu’un gouvernement forçait les hauts salaires à héberger un chômeur à domicile. On s’intéresse beaucoup avec Sophie à la question du travail dans la société. On avait envie de développer cette histoire et ce concept dans la durée. Et un jour, on en a parlé à une productrice. »

14Le projet de Trepalium s’inscrit alors dans la poursuite des intentions créatives des auteurs et correspond à une forme d’engagement des scénaristes qui jalonne leur carrière. Les réalisations précédentes des scénaristes illustrent d’ailleurs l’engagement et les réflexions récurrentes de leur démarche. L’identité d’Arte s’accorde avec les objectifs de Bassis et Hiet et leur offre également la possibilité de toucher un public ouvert et concerné par leurs revendications. Ainsi, le public de la chaîne franco-allemande est perçu comme éduqué, cultivé, mais aussi moins conservateur, tandis que la ligne éditoriale du diffuseur est interprétée comme un espace propice aux thématiques sociétales selon Olivier Wotling : « Les fictions que l’on va prendre doivent être dans cette ligne d’Arte et grosso modo donc, des fictions qui doivent avoir un fond, un sens assez important qui doivent [...] parler de nous, de notre société, faire découvrir d’autres univers géographiques ou sociaux et amener à réfléchir. Donc on joue sur une réflexion, un portrait de notre société, de ses peurs, de ses aspirations, de ses valeurs, essayer de comprendre ce qui la traverse. »

  • 14 Charaudeau Patrick, « Une éthique du discours est-elle possible ? », Communication, vol. 27, n° 2 (...)

15L’imagination du public et les spécificités du diffuseur déterminent alors un autre paramètre de la posture de créateur. En effet, Patrick Charaudeau définit dans le champ médiatique ce qu’il nomme, reprenant Weber, l’« éthique de conviction » et intègre « les choix de conduite et d’engagement de l’individu en fonction de ce qu’il croit être une valeur suprême à laquelle il adhère. […] La conviction est une obligation interne en fonction de soi, comme s’il s’agissait de suivre une voix venue de l’intérieur. Une obligation ayant la force du devoir intime14. » Une chaîne de niche à l’instar d’Arte laisse donc le champ libre à l’éthique de conviction des auteurs qui l’exploitent au travers de la dystopie : « Le désir à travers ce projet était d’extrapoler des constats que l’on peut faire aujourd’hui. Par exemple, le plein emploi n’existe plus et n’existera plus... Il faut arrêter de rêver, ce n’est plus possible. Il faut peut-être redéfinir le rapport que l’on a par rapport au travail... »

  • 15 Cette posture autobiographique se retrouve notamment chez les auteurs de néo-polars, étudiés par (...)

16Afin d’étayer leur éthique de conviction et d’alimenter leur fiction, les scénaristes se fondent prioritairement sur leur vécu15. Ainsi, Bassis comme Hiet se réfèrent explicitement à des exemples intimes, notamment les trajectoires de leurs proches. Antarès Bassis insiste particulièrement sur le parcours de ses parents et surtout celui de sa mère : « Moi, j’ai vu ma mère sans emploi et de voir l’impact que cela avait sur sa génération, sur son état, la honte. […]. Mes parents ont vécu la crise financière de 2008 et c’était assez difficile pour eux, d’être dans cette frustration de ne pas avoir d’identité sans travail et ensuite de retrouver les forces et l’énergie pour chercher un nouvel emploi. »

17Sophie Hiet reconnaît volontiers qu’elle ne partage pas l’expérience stigmatisante de son co-scénariste mais parvient néanmoins aux mêmes constats : « À l’inverse d’Antarès, mes parents ont eu une vie professionnelle stable et fixe. Mais en même temps, ils étaient totalement dédiés à leur travail alors qu’il faut trouver un équilibre entre une vie professionnelle et une vie privée. »

  • 16 Becker Howard S., Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, 1985, p. 171.
  • 17 Ibid., p. 172.

18Les exemples antagonistes des scénaristes dessinent en réalité les contours de leur dystopie : le chômage des parents d’Antarès Bassis s’incarne dans les habitants de la « Zone » tandis que le surmenage de ceux de Sophie Hiet trouve écho chez les actifs de la « Ville », éprouvant la souffrance au travail. En ce sens, l’éthique de conviction des auteurs et sa traduction dans la dystopie, les érigent en ce qu’Howard Becker nomme des « entrepreneurs de morale » puisque « les normes sont le produit de l’initiative de certains individus, et nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles initiatives comme des entrepreneurs de morale16. » La série dystopique devient alors le lieu de la dénonciation de la valeur travail dans notre société, mais aussi le support de la « croisade morale » que mènent les auteurs : « de nombreuses croisades morales ont une coloration humanitaire marquée. Celui qui participe à ces croisades n’a pas seulement souci d’amener les autres à se conduire « bien » selon son appréciation. Il croit qu’il est bon pour eux de « bien » se conduire17. » L’intention et la conviction d’œuvrer pour le « bien commun » innervent le travail des auteurs comme l’évoque Sophie Hiet : « Nous souhaitions provoquer des interrogations sur notre rapport au travail. Nous nous sommes beaucoup interrogés nous-mêmes. J’étais du genre à culpabiliser beaucoup quand je ne travaillais pas. […] Nous voulions aussi montrer qu’une société, où le travail devient de plus en plus puissant et où ceux qui n’en ont pas sont mis de côté, se dirige droit dans le mur. La série est pessimiste mais […] nous sommes convaincus qu’au-delà du discours ambiant de survie et de crise, les gens ont des valeurs. »

19Les propos de la scénariste illustrent alors les deux composantes majeures du statut d’entrepreneur de morale et de la croisade : d’une part, l’engagement et la volonté de populariser les réflexions grâce à la dystopie. Puis, d’autre part les auteurs de Trepalium ont la certitude que le problème public qu’ils portent et mettent en scène va dans le sens du bien commun et d’une évolution positive de la société. S’ils ont personnellement repensé leur rapport au travail, ils estiment également qu’il serait salutaire pour leurs concitoyens de faire de même. Ce discours revendiqué des auteurs revêt alors les caractéristiques du travail de promotion et de justification d’un problème public par les entrepreneurs de morale. Trajectoire et expériences personnelles, engagement des auteurs et anticipation dans la fiction convergent pour élaborer la mise en visibilité et la dramaturgie du problème public de la valeur du travail dans la société.

Trepalium, une dramaturgie d’un problème public

  • 18 Gusfield Joseph, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre (...)

20La dramaturgie et la fictionnalisation des problèmes publics sont, selon Joseph Gusfield, des composantes essentielles dans la carrière d’un problème public. En ce sens, les diverses procédures visant à configurer le problème public, lui conférer une épaisseur et une signification puis à le porter jusqu’à son terme de résolution, relèvent d’une succession de fictionnalisations s’inscrivant dans une dramaturgie. Les artefacts de cette dramaturgie sont multiples et hétéroclites : ils recouvrent les productions scientifiques objectivantes — les statistiques par exemple — mais aussi les figures constitutives d’un problème public — dans notre cas, la figure du chômeur déclassé — lors duquel « la personnalisation de l’événement entretient le sens conflictuel du drame contre des personnes incarnant le désordre et contre leurs performances dans la déviance. C’est un drame entre agents où l’individu est le premier moteur18. » La singularité de la série est alors de prendre à rebours la dramaturgie classique du problème public du travail dans la sphère publique. En effet, la figure habituellement stigmatisée dans la société est celle du chômeur et de ses attributs : soupçon de paresse, fraude, abus des aides sociales, le chômeur est largement identifié comme un élément « parasite » dans les cadrages médiatiques. Les discours institutionnels basculent même la responsabilité sur le chercheur d’emploi lui-même. En revanche, la dystopie élabore une représentation a contrario : les « déviants » sont en réalité les actifs, déshumanisés par le travail, et réduits à leur obsession mortifère de productivité. Ainsi, l’engagement et le parcours biographique des auteurs de la fiction constituent un paramètre décisif dans l’élaboration des représentations portées à l’écran et confortent leur posture, caractéristique du genre, d’observateurs dissidents. La fiction cristallise et matérialise les tensions et conflits qui innervent la sphère publique tout en offrant la possibilité de déjouer les représentations dominantes en accordant de la visibilité à certains groupes ou discours invisibilisés, illustrant de fait la pluralité des arènes publiques. Ce dernier constat nous amène à poser l’hypothèse d’un possible contre-discours dans la dystopie qui dès lors s’érige en « opérateur de visibilité » potentiel, au même titre que les autres genres médiatiques.

  • 19 Céfaï Daniel, « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes (...)
  • 20 Goffman Erving, Les cadres de l’expérience, Les Éditions de Minuit, 1991.

21En effet, la publicisation et la mise en visibilité des problèmes publics impliquent la création d’une trame de récits, descriptifs ou interprétatifs, qui permettent de thématiser et encoder des horizons de pertinence. Pour Daniel Céfaï, leur « existence se joue dans une dynamique de production et de réception de récits […] ainsi que de propositions de solution. Ces récits lui confèrent son individualité, sa réalité et sa légitimité ; ils campent les protagonistes et les intrigues qui le constituent. Ils engagent des connaissances de sens commun, préjugés et stéréotypes, entres autres, partagées par les producteurs et les récepteurs19. » De fait, le tissage narratif de ces récits dans la dystopie conduit à l’élaboration de cadrages20 successifs du problème public. L’appréhension du problème à l’aune de différents registres, permet donc d’envisager l’objet sous de multiples facettes et de mettre l’accent sur différents aspects de sa configuration.

22Dans cette perspective, Hiet et Bassis intègrent une trame narrative subalterne qui traite de l’éducation des enfants. Ils confrontent dans la dystopie deux approches radicalement opposées : dans la « Ville », les enfants sont dès le plus jeune âge soumis à la compétition tandis que leurs résultats scolaires déterminent leur avenir professionnel. Le mode de transmission semble également intéressant puisque l’enseignement ne s’effectue plus que sur des tablettes sans l’intervention d’un enseignant. Traumatisme précoce, la réussite scolaire provoque des contre-performances dans la fiction : une fraction significative d’enfants devient mutique et reste murée dans le silence. En revanche, la « Zone » perpétue la tradition des cours en classe, dispensés par un maître d’école. Comme attendu, ce mode d’éducation contribue à former des élèves libres d’esprit et capables de porter un regard réflexif et critique sur la société. La représentation, certes caricaturale, découle d’une volonté des auteurs d’interroger plus spécifiquement les inflexions de la pédagogie et le culte de la performance : « Notre personnage d’« actif », ses enfants ne vont plus à l’école […]. Le gamin est tout seul chez lui, il a son programme sur la tablette, et très vite à 12 ans, il passe un concours, il va être repéré par des chefs d’entreprise... [...] Les enfants naissent et sont tout de suite plongés dans l’angoisse de la performance. […] À l’inverse, dans la Zone, il y a le personnage de Robinson qui est instituteur qui instruit les gamins tant bien que mal avec les instruments du bord et qui les aide à avoir une liberté de penser, à réfléchir sur tout cela. »

  • 21 Céfaï Daniel, op. cit., p. 48.

23L’adjonction d’une intrigue portant plus spécifiquement sur l’éducation permet alors d’ajouter un cadrage supplémentaire du problème public de la valeur du travail. Afin d’opérer, ces cadrages nécessitent la mise en place d’une dramaturgie spécifique qui vient renforcer la prégnance narrative du processus : « cette configuration narrative est aussi une configuration dramatique, la mise en récit se doublant souvent d’une mise en scène qui ne lui est pas réductible. L’une et l’autre ont pour caractéristique de rendre sensibles et dicibles des thèmes et de les articuler dans des contextes de sens21. » La mise en scène dystopique et l’enchevêtrement des trames narratives de la série élabore de fait l’intrication entre les différents volets du problème public comme le rappelle Antarès Bassis : « Le fait qu’il y ait de jeunes enfants et l’idée de l’héritage laissé aux futures générations. Que peut-on léguer, ne pas reproduire comme erreur.... »

  • 22 Gusfield Joseph, op. cit., p. 86.

24Comprendre la constitution d’un problème public revient donc à considérer l’articulation entre les discours institutionnels et officiels, et les formes alternatives de récits et de cadrages, produits par des acteurs civils et incarnés dans des récits médiatiques. En ce sens, le recours à la dystopie d’anticipation instille une dramaturgie au problème public qui s’inscrit dans un cadre de fictionnalisation : « la dramaturgie est seulement une manière d’organiser l’expérience — un mode de cadrage, dans les termes de Goffman. Ce n’est pas une alternative, mais un complément à l’analyse positiviste de l’action, comme organisation de moyens en vue d’atteindre une fin. Elle rend saillants les aspects souvent méconnus d’une situation complexe, aux multiples facettes22. » Avec les procédés qui lui sont propres, la fiction revêt un rôle actif dans la constitution des problèmes publics en construisant des significations complémentaires et parfois alternatives qui s’intègrent dans les controverses de la sphère publique.

L’anticipation dystopique : une extrapolation de la réalité

25Les caractéristiques du monde de l’art de Trepalium impliquent donc un métissage qui se traduit par l’hybridation de la structure, la pluralité des identités sociales et professionnelles des scénaristes ainsi que les vocations multiples dont est investie la fiction. Ce faisant, la série relève du carrefour, du support convergent qui cristallise un faisceau d’engagements et de missions qui façonnent le contenu, comme le rappelle Sophie Hiet : « On ne voulait pas juger qui que ce soit, mais au contraire comprendre tous les points de vue, ne pas condamner les actifs. Au contraire, montrer qu’il y a la même souffrance pour eux. Qu’on soit d’un côté ou l’autre du mur, il y a une même souffrance. »

  • 23 Macé éric, « Des cadres de guerre vulnérables ? La série Homeland, une heuristique critique de la (...)
  • 24 Faure Antoine, Taïeb Emmanuel, « Les ‘esthétiques narratives’ : l’autre réel des séries », Quade (...)

26Aussi la fiction s’interprète-t-elle comme un laboratoire social symbolique, force de propositions, se construisant dans une tension permanente entre retour sur la réalité et perspective prospective ou, pour le dire autrement, il faut « comprendre comment la fiction, confrontée aux mêmes questionnements que la sociologie quant à la description du monde, propose des jeux d’opérations réflexives au moyen d’une exploration des mondes possibles23. » Il convient alors de s’inscrire dans un usage herméneutique de la fiction : « c’est-à-dire comme des œuvres de fiction qui délivrent une certaine forme de « vérité » anthropologique ou sociologique, ou au moins un récit qui va stimuler l’imagination sociologique du spectateur24. » Envisager la série télévisée sous l’angle herméneutique implique de saisir la dimension doublement réflexive de la société. En effet, cette dernière pose un regard distancié sur les événements passés, produit une analyse rétrospective, mais s’interroge aussi sur les orientations et inflexions à adopter à l’avenir. Cette particularité conduit à investir Trepalium de ce rôle, à la considérer comme un opérateur de cette réflexivité.

  • 25 Chalvon-Demersay Sabine, « Trouble. L’écriture télévisuelle à l’épreuve d’une transformation des (...)
  • 26 Ibid.

27Afin de parvenir à cette réflexivité exploratoire, la fiction télévisée s’appuie naturellement sur des référents évocateurs et perceptibles pour le public. La série Trepalium s’articule donc entre réaction à l’actualité et préfiguration des évolutions potentielles pour créer un horizon de reconnaissance du problème public. Ces allers-retours entre références réelles et scénarisation se matérialisent particulièrement au cours du processus d’écriture. En ceci, les scénaristes adoptent une posture qui consiste en « la détection d’un problème émergent25 » qui sème le trouble dans l’écriture. Les scénaristes vont alors adopter des attitudes diverses et recourir à la controverse lors de la création26 : « [On a eu] beaucoup de réunions de travail. En général, je fais le premier jet. Antarès relit, prend des notes de partout, critique. On refait des réunions de brain-storming et puis, ça avance. On a travaillé ensemble pendant un an avant de présenter à Arte ! »

28Concrètement, cette tension se traduit particulièrement lors de l’étape préliminaire de documentation. Sophie Hiet et Antarès Bassis revendiquent de multiples sources, notamment des travaux sociologiques mais aussi des références à des scandales réels de la sphère publique : « Nous avons beaucoup lu la sociologue Dominique Méda. Quand les gens sont plus autonomes, ont une forme de reconnaissance, le travail peut devenir tout de suite une source de bonheur. » « Les suicides à France Télécom, c’est aussi cette souffrance là qu’on voudrait réussir à interroger. »

29Les scénaristes accomplissent donc une identification du problème public qu’ils retranscrivent dans l’univers diégétique en mixant les « affaires » et les sources, en fabriquant un agrégat qui revêt une portée généralisante. Les scénaristes évoquent également les mesures politiques prises dans certains pays à l’instar du « revenu universel » en Finlande. Le travail sur les « mécanismes » se concrétise ensuite directement dans l’écriture des trames et la mise en scène. Ainsi, Antarès Bassis a également mené des observations de « terrain » notamment pour concevoir le ghetto de la « Zone » : « Ce qui est paradoxal est que quand on n’a plus rien, des sentiments de solidarité existent. Et c’est aussi notre vision humaniste. Je suis allé sur le camp de réfugiés à Grande-Synthe, des instants de cauchemars existent mais des instants de solidarité inattendus se créent aussi. »

30Le fruit de cette exploration en amont de l’écriture se répercute dans le contenu même de Trepalium. De manière paradoxale, le ghetto est interprété comme le lieu de la cohésion et de l’humanité alors que la « Ville », a priori plus « civilisée », constitue le véritable décor dystopique. Les personnages sont dévorés par leur vie professionnelle, phagocytés par l’urbanité et ses maux : la solitude y semble une fatalité. La série dystopique tisse effectivement ce problème, tire l’écheveau sur l’ensemble des épisodes. Elle procède alors d’une condensation de la dramaturgie du problème public.

31Il faut souligner derechef la difficulté de conférer une épaisseur représentationnelle à des problèmes publics structurels. En ce sens, s’ils apparaissent comme des serpents de mer dans la sphère publique nationale, il paraît épineux d’en produire une représentation des mécanismes : le problème public du chômage chronique ou de la souffrance au travail se limite à une succession de scandales isolés sans pour autant émerger en tant qu’ensemble signifiant. La mise en scène exploratoire de la dystopie, poussant à leurs limites des réflexions logiques, atteste de la configuration plus largement systémique de la série. Le problème public structurel prend alors une dimension universelle et dépasse l’occurrence située de l’« affaire » pour faire émerger dans la sphère publique la thématique de la valeur du travail.

  • 27 Glevarec Hervé, Saint Maurice Thibaut, « élargir la vie : les séries contemporaines », in Le Déba (...)

32Afin d’ancrer la représentation dystopique dans l’univers quotidien du téléspectateur ou, pour reformuler, faire coïncider le cadre primaire social et la modalisation fictionnelle, les scénaristes vont intégrer à l’univers diégétique des éléments familiers du réel. Ainsi, les décors de la « Ville » forment un ensemble composite de bâtiments connus des téléspectateurs : la BNF, le siège parisien du Parti Communiste ou encore le Conservatoire National de la Danse. Dans une perspective similaire, la présentatrice du journal télévisé d’Arte, Leïla Kaddour, est invitée à jouer son propre rôle dans la série. Cet alliage d’anticipation fictive et de référents réels vise à actualiser l’efficience de la dystopie. Trepalium est alors interprété comme une « extrapolation » du monde réel. La série ne relève donc pas d’une transposition telle quelle : elle tisse un discours référentiel, perceptible par son public, pour établir une corrélation entre mise en scène et faits réels. Ce faisant, la concrétisation fictionnelle du culte de la performance intervient comme un futur prophétique qui légitime de le considérer comme un problème public. Ce procédé conduit, selon Glevarec et Saint Maurice, à penser la série télévisée comme un objet renouvelé, permettant de questionner les régimes de monstration : « les séries ont opéré un élargissement du pensable et du dicible. Elles ont donc pensé non seulement des contenus nouveaux mais, surtout, elles ont donné à penser de manière nouvelle, principalement en rendant visible et dicible, voire légitime, l’ordinaire caché de notre condition27. » Le récit dystopique et le scénario d’anticipation, tout comme le statut d’entrepreneur de morale des scénaristes conduisent à une représentation hyperbolique, fondée sur une fabrication prophétique qui vise à faire émerger le problème et à le configurer dans la sphère publique, en dépit des cadrages médiatiques antagonistes.

33En conclusion, la série dystopique identifie, configure puis fictionnalise le problème public de la valeur du travail dans la société mais aussi celui du chômage de masse et ses douleurs. Ainsi, la temporalité longue du récit sériel offre des possibilités renouvelées. De fait, la pluralité des arches narratives, leur stratification, permet de construire une dystopie au confluent de problématiques a priori distinctes et de les appréhender dans leur interdépendance. Interprétée comme un creuset, la série dystopique traduit l’existence d’un moment dystopique, cristallisant et corrélant les problèmes publics contemporains. La démarche scénaristique des auteurs peut dès lors s’interpréter comme la diffusion d’une croisade morale. Il serait néanmoins erroné de conclure sur ces considérations pessimistes. En effet, Trepalium n’est pas dépourvu d’espoir et tend même au happy end. Ainsi, le renversement du gouvernement de la « Ville » conduit à la « réunification » des deux entités géographiques lors d’une scène largement inspirée de la chute du mur de Berlin. L’art renaît, des fresques apparaissent sur les ruines, le check point cède et enfants de la « Ville » et de la « Zone » fraternisent. Si la dystopie ne propose pas explicitement de solution ni de résolution du problème public, il n’en demeure pas moins qu’elle laisse entrevoir la potentialité de bâtir des futurs alternatifs.

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Notes

1 Rumpala Yannick, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », Raisons politiques, n° 40, 2010, p. 99.

2 Coulomb-Gully Marlène, Esquenazi Jean-Pierre, « Fiction et politique : doubles jeux », Mots. Les langages du politique, n° 99, 2012, p. 10.

3 Chalvon-Demersay Sabine, « La fiction télévisée », in. A. Blanc, A. Pessin (dir.) L’Art du terrain. Mélanges offerts à Howard S. Becker, L’Harmattan, 2004, p. 220-221.

4 On peut notamment citer la série britannique Black Mirror dont le succès est devenu international grâce à son achat par la plateforme Netflix, ou encore la série suédoise Real Humans qui a rencontré un succès d’estime et d’audience lors de sa diffusion sur la chaîne Arte.

5 Langlais Pierre, « Trepalium interroge la valeur du travail mais ce n’est pas un brûlot », Télérama, 17/09/2015.

6 Mehl Dominique, « La ‘vie publique privée’ », in Hermès. La Revue, n° 13-14, 1994, p. 95-113.

7 Esquenazi Jean-Pierre, « Quand un produit culturel industriel est-il une ‘œuvre politique’ ? », Réseaux, n° 167, 2011, p. 206.

8 Ibid., p. 195.

9 Becker Howard S., Les mondes de l’art, Flammarion, [1988] 2012, p. 27.

10 On peut tout de même citer la série Les Revenants diffusée sur Canal + en 2012 et qui a rencontré un succès mondial.

11 Livingstone Sonia, Lunt Peter, Maigret Eric, « Se faire entendre dans l’espace public. Les femmes, la télévision et le citoyen-téléspectateur », Réseaux, n° 63, 1994, p. 65.

12 Rumpala Yannick, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », art. cité, p. 111-112

13 L’Emploi vide est sorti en salles en 2008.

14 Charaudeau Patrick, « Une éthique du discours est-elle possible ? », Communication, vol. 27, n° 2, 2010, p. 61-62.

15 Cette posture autobiographique se retrouve notamment chez les auteurs de néo-polars, étudiés par Erik Neveu et Annie Collovald, « Le “néo-polar”. Du gauchisme politique au gauchisme littéraire », Sociétés & Représentations, n° 11, 2001.

16 Becker Howard S., Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, 1985, p. 171.

17 Ibid., p. 172.

18 Gusfield Joseph, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Economica, 2009, p. 92.

19 Céfaï Daniel, « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques », Réseaux, n° 75, 1996, p. 47.

20 Goffman Erving, Les cadres de l’expérience, Les Éditions de Minuit, 1991.

21 Céfaï Daniel, op. cit., p. 48.

22 Gusfield Joseph, op. cit., p. 86.

23 Macé éric, « Des cadres de guerre vulnérables ? La série Homeland, une heuristique critique de la guerre au terrorisme », in Réseaux, n° 199, 2016, p. 76-77.

24 Faure Antoine, Taïeb Emmanuel, « Les ‘esthétiques narratives’ : l’autre réel des séries », Quaderni, n° 88, 2015.

25 Chalvon-Demersay Sabine, « Trouble. L’écriture télévisuelle à l’épreuve d’une transformation des sensibilités morales », in D. Céfaï, C. Terzi (dir.) L’expérience des problèmes publics, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 255.

26 Ibid.

27 Glevarec Hervé, Saint Maurice Thibaut, « élargir la vie : les séries contemporaines », in Le Débat, n° 194, 2017, p. 181.

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Pour citer cet article

Référence papier

Héloïse Boudon, « Trepalium : quand une série dystopique participe de la dramaturgie des problèmes publics »Quaderni, 102 | 2021, 71-86.

Référence électronique

Héloïse Boudon, « Trepalium : quand une série dystopique participe de la dramaturgie des problèmes publics »Quaderni [En ligne], 102 | Hiver 2020-2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1877 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1877

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Auteur

Héloïse Boudon

Université Paris 2 - Panthéon-Assas (CARISM)

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Droits d’auteur

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