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Dossier

Les récits de désastre global entre lenteur dystopique, précipitation collapsologique et instantanéité apocalyptique

Luc Semal
p. 39-54

Résumés

Depuis la rubrique « science-fiction » publiée dès les années 1970 dans le mensuel écologique La Gueule ouverte et jusqu’à nos jours, les récits science-fictionnels de dystopie ou de désastre global constituent une source de réflexion et un espace de réflexivité pour l’écologie politique. Cette fonction s’accentue aujourd’hui, dans un contexte d’assombrissement des horizons écologiques et climatiques, et à mesure qu’un hypothétique développement durable perd peu à peu en plausibilité. Cet article vise à étudier pourquoi l’extraordinaire diversité des récits de désastres globaux peut aider à identifier et problématiser les questions que soulève l’écologie politique quand elle s’efforce d’imaginer, à l’ombre de la catastrophe amorcée, le devenir des sociétés humaines dans les décennies à venir, et au-delà. Il s’agira notamment de relativiser la notion d’effondrement en la réinscrivant dans un paysage plus vaste, à partir de trois questions : celle du régime de responsabilité à l’origine du désastre, celle du caractère répétitif ou inédit du désastre, et celle du rythme de concrétisation du désastre – entre lenteur dystopique, précipitation collapsologique et instantanéité apocalyptique.

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Texte intégral

  • 1 Jean-Pierre Andrevon, « Science-fiction », La Gueule ouverte, n° 3, janvier 1973, p. 23.

« Pourquoi dans la ‘revue des livres’ d’un mensuel écologique, on ne parlerait pas des romans de science-fiction ? La S.-F. est la seule littérature qui a fait de l’écologie avant Fournier. La S.-F. est la seule littérature qui a fait du pognon avec la fin du monde avant La Gueule ouverte. La S.-F. est la seule littérature intéressante aujourd’hui, la seule qui a quelque chose à dire. Ce mois-ci, ou cette année, si tu ne lis qu’un seul bouquin, ça serait bien que ce soit Tous à Zanzibar de John Brunner1. »
Jean-Pierre Andrevon

  • 2 Ibid.

1C’est en 1973, dans l’un des premiers numéros du « mensuel écologique » La Gueule ouverte, joyeusement sous-titré Le journal qui annonce la fin du monde, que Jean-Pierre Andrevon proposait cette analyse de la place centrale que la S.-F. pourrait ou devrait jouer dans la pensée écologique. Et de développer plus précisément le cas de Tous à Zanzibar, roman dystopique de John Brunner qui venait d’être traduit et publié en français, et qu’il décrivait comme « une variation sur la surpopulation avec ce qu’elle entraîne (famine, guerres, violence urbaine, etc.) », comme un roman « drôle et horrible, brillant, peut-être superficiel, mais passionnant », « infiniment plus drôle et plus sérieux que la futurologie », bref « comme de la futurologie bien comprise ». Avec une réserve toutefois : « on peut reprocher à Brunner d’avoir beaucoup plus chiadé le côté sociologique que le côté écologique : en fait, le monde dans 40 ans, ça sera bien pire que ça (si nous n’avons pas réussi à le faire changer avant)2. »

  • 3 Jean-Pierre Andrevon, Anthologie des dystopies. Les mondes indésirables de la littérature et du c (...)
  • 4 Andrew Dobson, Green Political Thought, London and New York, Routledge, 2007 ; Environmental Poli (...)
  • 5 Marius De Geus, Ecological Utopias : Envisioning the Sustainable Society, Utrecht, International (...)

2Depuis cette époque, Jean-Pierre Andrevon est devenu l’une des figures majeures de la science-fiction française, dont il explore les développements dystopiques et apocalyptiques au fil de ses romans, de ses nouvelles et de ses essais3. Mais au-delà du cas individuel, on constatera surtout que, dès le tournant des années 1960 et 1970, la pensée écologique entretenait une relation particulière avec les sombres avenirs que sait esquisser ce type de littérature. La pensée écologique (ou écologiste) est prise ici au sens d’Andrew Dobson, qui y voit une idéologie à part entière se distinguant des autres grandes idéologies contemporaines notamment par sa conviction qu’il y a des limites à la croissance, et par son ambition de proposer un projet politique intégrant cette contrainte4. Cette pensée présente un versant utopique, qui s’efforce d’imaginer ce que serait une société qui, tout en maîtrisant sa dynamique d’expansion, maintiendrait un idéal démocratique dans le respect des limites écologiques5. Mais elle présente aussi un versant dystopique extrêmement fourni, inquiet des conséquences désastreuses du dépassement des limites, souvent traversé d’angoisses apocalyptiques, et qui constitue l’un des points les plus originaux et les plus dissonants de l’écologie politique dans les imaginaires politiques contemporains.

  • 6 Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, Paris, PUF, 2019 ; Hicham-Stéphane Afe (...)

3Ce versant dystopique est difficile à circonscrire. Il s’exprime par un entrelacs de publications scientifiques, de périodiques, d’essais et de récits fictionnels qui nourrissent la perspective catastrophiste dans les théories et les mobilisations écologistes depuis un demi-siècle. En effet, depuis une cinquantaine d’années, l’écologie politique développe l’idée que les sociétés humaines sont engagées dans une trajectoire ou un processus catastrophique de dépassement des limites susceptible d’hypothéquer les conditions matérielles de la continuité de la civilisation industrielle, voire de la vie humaine6. Il y a, dans cette inquiétude sourde, quelque chose de commun à toute la pensée écologique, mais qui va pourtant de pair avec une très grande hétérogénéité dans les manières d’envisager et de qualifier le désastre annoncé. Ainsi, selon les auteurs, la catastrophe globale sera jugée possible, plausible, probable ou certaine ; déjà en cours ou encore à venir ; déjà irréversible ou encore susceptible d’être stoppée ; appelée à être brusque et soudaine ou à s’étaler sur plusieurs décennies ; imputable à la nature humaine ou à la violence du système capitaliste ; etc.

  • 7 Edwin Zaccaï, Vingt-cinq ans de développement durable, et après ?, Paris, Presses Universitaires (...)

4Aujourd’hui, la question écologique constitue l’un des éléments incontournables du « moment dystopique » que nos sociétés semblent traverser. Cela tient sans doute au fait que les enjeux écologiques ont gagné en importance dans la hiérarchie des préoccupations collectives, mais cela tient aussi au fait que concrètement, matériellement, la situation écologique globale s’est profondément dégradée en l’espace de quelques décennies — l’aspect le plus médiatisé de cette dégradation étant la perspective de plus en plus plausible de voir définitivement s’échapper l’objectif de contenir le réchauffement global en-deçà du seuil de 2°C. L’ombre de la catastrophe globale se fait plus pressante et la perspective d’un éventuel « développement durable » perd peu à peu en plausibilité7. Et dans ce contexte global d’assombrissement des horizons écologiques et climatiques, il se manifeste un regain d’intérêt pour la question des fictions, des récits et des narratifs susceptibles d’être mobilisés comme autant de dispositifs pouvant alimenter une réflexion collective sur nos devenirs possibles à l’épreuve du désastre amorcé.

  • 8 Parmi les récits de désastre global recensés dans la rubrique science-fiction de La Gueule ouvert (...)

5Le présent article entend contribuer à cette dynamique en proposant une réflexion sur la diversité des récits science-fictionnels de désastre global qui ont accompagné l’essor de l’industrialisation dès le XIXe siècle, et plus encore l’essor des préoccupations écologiques proprement dites depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Outre les romans recensés dès les années 1970 dans la rubrique science-fiction de La Gueule ouverte, le corpus intègre d’autres œuvres science-fictionnelles — essentiellement romanesques, à l’exception d’une poignée de nouvelles et de films — qui ont été rédigées ou traduites en français, et qui ont été sélectionnées pour accentuer l’hétérogénéité des désastres globaux mis en scène. Par ailleurs, notre corpus se veut très ouvert quant aux causes immédiates du désastre, puisqu’il intègre à la fois des histoires de comètes, de pandémies, d’altération des climats, d’invasions extraterrestres, de surpopulation, d’épuisement des ressources, d’empoisonnement et de destruction des milieux, de conflit nucléaire, etc. En effet, l’objectif n’est pas ici d’évaluer la pertinence de la cause du désastre invoquée, mais plutôt de réfléchir aux modalités du désastre lui-même tel qu’il est mis en scène par l’auteur — son rythme, ses conséquences immédiates ou à long terme pour les sociétés, les responsabilités éventuellement pointées, etc. Nous travaillerons donc à partir d’un corpus évolutif de récits science-fictionnels dystopiques, apocalyptiques et post-apocalyptiques, dont certains remontent au début du XIXe siècle, et dont les plus récents n’ont que quelques années8.

6Ce faisant, on expliquera en quoi l’extraordinaire diversité des récits de désastres globaux peut aider à identifier et problématiser les questions que soulève l’écologie politique quand elle s’efforce d’imaginer, à l’ombre de la catastrophe amorcée, le devenir des sociétés humaines dans les décennies à venir, et au-delà. Nous analyserons d’abord la difficulté narrative consistant à réinsérer les récits dystopiques dans un temps qui est compté, qui n’est pas éternel, et où l’expérience humaine pourrait se voir prématurément abrégée par un désastre global. Cela nous conduira ensuite à développer trois questions visant à éclairer ce que les récits de désastre global peuvent amener aux réflexions sur le désastre écologique en cours. La première touche à l’attribution des responsabilités dans le désastre qui survient, selon que celui-ci est décrit comme découlant d’un hasard cosmique, d’une prédestination implicitement liée à la nature humaine, ou au contraire à la culpabilité bien identifiable de certains individus. La deuxième envisage le caractère unique ou au contraire répétitif, voire cyclique, de la situation : le désastre mis en scène est-il réellement inédit et définitif, ou n’est-il qu’une répétition de ce qu’ont connu d’autres civilisations avant la nôtre, par exemple celle des Mayas ? La troisième, enfin, rejoint la question des différences de rythme observables dans les récits de désastre global, la fiction étant ici tiraillée entre lenteur dystopique, précipitation collapsologique et instantanéité apocalyptique.

Les dystopies éternelles au pied du mur écologique

  • 9 Merci à Antoine Léandri d’avoir attiré mon attention sur cette citation emblématique dans le cadr (...)

7Dans 1984 de George Orwell (1948), l’un des dignitaires du régime prononce cette phrase au cours d’une séance de torture : « si vous voulez avoir une vision de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain, éternellement9. » C’est ici le mot « éternellement » qui interpellera probablement le lecteur écologiste. Dans la première moitié du XXe siècle, les récits dystopiques dits anti-totalitaires sont encore nombreux à envisager ainsi une pérennisation possible, au fil des décennies et des siècles, du système d’oppression qu’ils mettent en scène. Aucune issue, aucune fin ne semblent envisageables. Cette absence d’échappatoire présente ou future constitue un élément récurrent des récits dystopiques, où l’on assiste aux vains efforts de personnages opprimés dans des régimes politiques qui paraissent clos et indépassables.

  • 10 Aurélien Boutaud et Natacha Gondran, Les Limites planétaire, Paris, La Découverte, 2020.

8Cette hypothèse d’éternité constitue une forme de non-sens au regard de la pensée écologique. Dès ses origines, en effet, l’écologie politique se distingue par une critique radicale du caractère littéralement « non durable » de la civilisation thermo-industrielle fondée sur la croissance, le développement et le progrès technique. Elle fonde cette critique sur un constat de finitude des ressources, et notamment des ressources fossiles, mais également sur l’identification de limites, de frontières et de seuils au-delà desquels la croissance ne pourrait qu’entraîner des conséquences globales délétères telles que le réchauffement global, les pertes de biodiversité, l’empoisonnement des milieux, la déforestation, etc. Elle complète cette critique par un scepticisme radical à l’égard des prétentions à résoudre ces problèmes par des solutions exclusivement techniques10. Tout cela contribue à faire de l’écologie politique un courant de pensée et d’action qui se déploie « à l’ombre des catastrophes », nourri par une forme d’inquiétude plus ou moins explicite à voir les sociétés humaines embarquées dans une trajectoire catastrophique à potentiel apocalyptique.

9Le résultat en est que l’horizon du désastre global est consubstantiel de l’écologie politique. Cela ne signifie pas que l’écologie politique pourrait être réduite à cela, mais cela signifie plutôt que l’écologie politique se construit au moins pour partie en réaction ou en opposition à des processus d’expansion et de destruction réputés pouvoir mener, à terme, à un désastre global. Dès lors, les alertes relatives à ce désastre vont de pair avec les appels à la mobilisation ou à l’action pour tenter de l’enrayer ou, au moins, d’amoindrir ses conséquences, comme les deux faces d’une même médaille, d’une même dynamique de mobilisation. Le vocabulaire n’est pas homogène, mais dès les années 1970, les références à la « catastrophe », à l’« apocalypse », à la « fin du monde », à la « mort de la nature » se multiplient dans la littérature écologiste, articulées avec des appels à la mobilisation. Et, parmi les nombreux termes qui circulent alors dans cette élaboration polyphonique d’un discours politique sur le désastre écologique, la notion d’effondrement figure déjà en bonne place. Elle est utilisée dès le tournant des années 1960 et 1970 dans plusieurs textes fondateurs dont le rapport Meadows de 1972, ou le livre L’Utopie ou la mort publié en 1973 par René Dumont, lequel sera quelques mois plus tard désigné candidat pour représenter le mouvement écologique lors de l’élection présidentielle de 1974. Elle a ensuite accompagné l’écologie politique pendant des décennies, mais à bas bruit, et sans encore devenir la machine à cristalliser les polémiques qu’elle deviendrait par la suite. La publication en 2005 du livre à succès Effondrement de Jared Diamond a marqué un premier tournant, en initiant une première vague de controverses visant précisément à questionner la pertinence de cette notion pour désigner et penser le désastre écologique global.

10Mais c’est surtout avec l’invention en 2015 du néologisme « collapsologie », et avec l’accélération de l’activité éditoriale, médiatique et politique qui lui est consacrée depuis 2018, que la notion d’effondrement a acquis cette forme de centralité qui la caractérise aujourd’hui dans la réflexion sur les devenirs écologiques. On notera que, si la focalisation précise sur le néologisme « collapsologie » est une spécificité francophone, elle s’inscrit pourtant dans un mouvement plus large, transnational, qui voit une grande diversité d’écologies politiques s’inquiéter de l’assombrissement des horizons écologiques et climatiques : dans le monde anglophone, par exemple, la notion de « deep adaptation » questionne la possibilité même de l’adaptation des sociétés humaines à un réchauffement global en passe de devenir incontrôlable, au point de poser elle aussi la question d’un éventuel « effondrement » à venir. Cependant notre intention ici n’est pas d’endosser ce prisme de lecture particulier que suggère la notion nouvellement médiatisée d’effondrement, mais plutôt de questionner et relativiser sa centralité nouvelle, et peut-être passagère, dans les manières de mettre en récit le désastre écologique global. Il s’agit donc de s’appuyer sur la diversité des récits de désastre global pour réinscrire la notion d’effondrement dans un paysage plus vaste, où au moins trois questions s’entrecroisent : celle du régime de responsabilité, celle du caractère répétitif ou inédit du désastre, et celle du rythme de concrétisation du désastre.

Hasard cosmique, nature humaine et responsabilité capitaliste

11Les romans de science-fiction relatant un désastre global précèdent de beaucoup l’émergence politique, littéraire et scientifique de la question écologique. Sans prétendre identifier une origine, on peut citer le roman Le Dernier homme de Mary Shelley (1826). L’humanité s’y voit balayée en quelques années par une terrible pandémie de peste, à laquelle ne survit finalement que le seul narrateur qui, se sachant le dernier homme, se trouve confronté aux affres de l’ultime solitude : « j’avais beau essayer de me jouer la comédie, je savais que moi, fils de l’homme, et qui fut durant maintes années un individu parmi une multitude, j’étais désormais le seul survivant de mon espèce ». C’est aussi une pandémie qui est à l’origine du désastre dans La Peste écarlate de Jack London (1912), à la différence que celle-ci laisse des survivants — la fin du monde, ou même de l’humanité, étant rarement totale et définitive dans ce type de récits. D’autres causes plus exotiques peuvent intervenir, par exemple une invasion extra-terrestre dans La Guerre des mondes de H. G. Wells (1898), qui voit l’humanité frôler l’anéantissement, ou la titanesque collision de la Lune avec la Terre dans Le Manuscrit Hopkins de R. C. Sherriff (1939).

12Les récits de ce genre sont innombrables, de qualités très diverses, et mettent en scène une quantité sidérante de causes à l’origine du désastre global — certaines sérieuses, et d’autres loufoques. Mais au sein de cette profusion, il faudrait souligner l’importance de la rupture introduite par l’invention de la bombe atomique. Avant 1945, les récits apocalyptiques font encore souvent intervenir des hasards cosmiques ou biologiques, comme le passage d’une comète ou la survenue d’une pandémie. L’idée d’une responsabilité humaine n’est pas totalement absente : dans Quinzinzinzili de Régis Messac (1935), une arme nouvelle détruit presque toute vie humaine, à l’exception d’une maigre poignée de survivants dès les premières pages du roman… Mais de tels exemples sont rares, alors que leur foisonnement devient flagrant après 1945, le thème de l’apocalypse nucléaire devenant un leitmotiv des récits de la fin du monde. Parmi les fins du monde partielles, où quelques survivants s’efforcent de reconstruire des sociétés en contexte post-apocalyptique, on peut citer les romans Un cantique pour Leibowitz de Walter Michael Miller (1960), Dr Bloodmoney de Philip K. Dick (1963), Le Jour des fous d’Edmund Cooper (1966) ou Malevil de Robert Merle (1972). Les fins du monde définitives sont plus rares, mais elles existent, à l’image du roman Level 7 de Mordecai Roshwald (1959) ou du film Le Dernier rivage de Stanley Kramer (1959).

13L’affirmation du thème nucléaire dans les fictions de fin du monde fait écho au thème typiquement écologiste du danger lié à l’incapacité à maîtriser une puissance technique devenue, au sens propre, apocalyptique. Ce faisant, elle accompagne aussi une nette montée en puissance du poids des responsabilités humaines dans l’identification des origines désastre global. Mais quelles responsabilités humaines ? Le thème nucléaire peut conduire à mettre en avant certaines explications essentialisantes ou naturalisantes, en suivant par exemple l’hypothèse de la folie humaine qui pousse l’espèce à l’autodestruction. Mais il peut aussi conduire à pointer des responsabilités, voire des culpabilités bien plus précises — à travers la figure de ceux qui, contrairement à l’écrasante majorité de leurs contemporains, participent activement à la préparation du désastre : on pensera au Docteur Folamour de Stanley Kubrick (1964). La quasi-instantanéité de l’anéantissement nucléaire est particulièrement propice à la création de récits qui concentrent la responsabilité entre quelques mains — généralement celles des dirigeants du complexe militaro-industriel.

14Dès les années 1960-1970, cependant, la montée en puissance des thèmes écologiques a contribué à complexifier ce schéma de la responsabilité humaine en introduisant des processus plus insidieux et plus divers dans les récits apocalyptiques. Cela a aussi contribué à réintroduire du temps long, du processus, de la trajectoire, dans un genre que commençait à dominer l’instantanéité nette et sans bavure de l’explosion atomique. Dans La Fin du rêve de Philip Wylie (1972), c’est un long processus de pollution et de destruction des milieux qui conduit, sans grand soir apocalyptique ni même collapsologique, à ce que l’écrasante majorité de la population mondiale ait péri dès le premier quart du XXIe siècle. Dans Soleil vert d’Harry Harrisson (1966) et dans son adaptation par Richard Fleischer (1973), ce sont la croissance démographique, l’épuisement des ressources et la mort de la nature qui s’entrecroisent en toile de fond du récit. Les causes et les responsabilités se font moins nettes, plus complexes et interdépendantes. De même, les dates précises tendent à s’effacer au profit de trajectoires pouvant facilement s’étaler sur plusieurs décennies, instaurant ainsi une forme de nouvelle normalité dystopique pour les individus piégés dans un long déclin qui précédait leur naissance et se prolongera après leur mort. Aujourd’hui, la montée en puissance des climate fictions s’inscrit dans cette lignée, certaines éludant la question des responsabilités pour se concentrer sur le devenir d’individus aux prises avec cette nouvelle réalité, d’autres pointant au contraire des responsabilités au moins systémiques, ou plus précisément capitalistes ou productivistes, à l’image de l’étonnant Effondrement de la civilisation occidentale publié par deux historiens des sciences spécialistes du réchauffement climatique et du climato-scepticisme, Erik M. Conway et Naomi Oreskes (2014).

Caractériser la part d’inédit dans la situation présente

  • 11 Joseph Tainter, The Collapse of Complex Societies, Cambridge University Press, 1988.
  • 12 Fairfield Osborn, La Planète au pillage, Arles, Actes Sud, 2008 ; Jean Dorst, La Force du vivant, (...)
  • 13 John R. McNeill, “Sustainable survival”, in McAnany Patricia A. & Yoffee Norman (eds.), Questioni (...)

15Un autre point d’interrogation soulevé par les œuvres présentées jusqu’ici touche au caractère cyclique, ou au contraire unique et incommensurable, du désastre mis en scène. Et là encore, la résonance est forte avec les controverses réveillées par l’écho médiatique et militant que rencontre la collapsologie. Car qualifier le désastre qui vient d’« effondrement », c’est effectuer un choix lexical dont la conséquence est d’inciter à la comparaison avec d’autres « effondrements » passés, réels ou fantasmés. De fait, les réflexions sur le destin et l’effondrement des civilisations ne sont pas nouvelles et précèdent de beaucoup la pensée écologiste11. Mais la pensée écologiste a la particularité d’en avoir fait un exercice récurrent, en invoquant de manière répétée le funeste destin d’entités telles que l’empire Maya ou la civilisation pascuane, et en y décelant autant d’avertissements pour la civilisation industrielle12. Le problème est que le principe même de ces comparaisons n’est pas sans poser question d’un point de vue scientifique. Ainsi, selon l’historien états-unien John McNeill, cela conduit presque nécessairement à sous-estimer le caractère inédit et incomparable du désastre écologique en cours13. Si effondrement il devait y avoir, il serait d’une forme radicalement nouvelle, car pour la première fois il s’agirait de la fin d’une civilisation industrielle globale fondée sur la combustion massive des énergies fossiles — sans même parler du réchauffement global ou de la question nucléaire.

16Que peuvent-nous dire à ce sujet les récits science-fictionnels de désastre global ? D’abord, on peut mentionner l’existence de nombreuses œuvres qui mettent en scène des effondrements ou des fins du monde inachevés, car désamorcés d’une manière ou d’une autre : dans le film 2012 de Roland Emmerich (2009), un désastre moins important que prévu laisse entrevoir la renaissance de la civilisation industrielle ; tandis que dans Deep Impact de Mimi Leder (1998), malgré un important cataclysme, la civilisation est sauvée in extremis par le sacrifice héroïque d’une poignée d’astronautes. Par ailleurs, à l’autre extrémité du spectre, il existe quelques œuvres, plus rares, qui mettent en scène une disparition de l’ensemble du monde vivant. Mais c’est plutôt quelque part entre ces deux extrémités que se joue le questionnement qui travaille l’écologie politique quant au devenir à long terme de l’humanité : la fin de la civilisation des énergies fossiles permettra-t-elle la renaissance d’une autre civilisation, sinon industrielle, du moins sophistiquée ? Ou ne laissera-t-elle qu’un nombre restreint de survivants évoluant dans les restes et les ruines ? Ou même ne débouchera-t-elle pas sur la fin totale de l’humanité ?

17Certains récits de désastre global s’inscrivent assez explicitement dans une lecture cyclique du destin des civilisations. Dans Un cantique pour Leibowitz de Walter Michael Miller (1960), trois grandes parties structurent le récit : la première se déroule quelque 600 ans après la guerre nucléaire, dans un monde d’apparence médiévale vivant dans le souvenir du grand déluge de flammes ; la deuxième se déroule encore six siècles plus tard, quand quelques États se sont réorganisés et se préparent à la guerre ; et la troisième se déroule encore six siècles plus tard, la modernité battant à nouveau son plein et le monde se trouvant à nouveau à la veille de la guerre nucléaire. Dans Malevil de Robert Merle (1972), tout le cycle n’est pas retracé, mais le besoin impérieux qu’ont les survivants de s’armer et de se fédérer pour assurer leur survie laisse penser que la course aux armements a encore de beaux jours devant elle. Dans Ravage de Barjavel (1943), on assiste plutôt en fin de roman à un conflit entre partisans d’un nouveau progrès technique susceptible de remettre l’humanité sur la voie de la civilisation industrielle et partisans d’une forme d’abstinence technologique inspirée par le souvenir du cataclysme survenu quelques décennies auparavant — abstinence cependant articulée à une apologie de la tradition et du patriarcat qui contraste fortement avec l’essentiel des aspirations écologistes contemporaines.

18Mais au-delà des récits d’apocalypse nucléaire, c’est aussi le problème de la finitude des ressources fossiles qui conduit à questionner la pertinence de ces approches cycliques. Certes, on peut mener une expérience de pensée sur la manière dont les sociétés humaines pourraient répéter à l’infini les mêmes erreurs. Mais cela revient à faire l’hypothèse d’une forme de droit à l’erreur, de seconde chance qui pourrait encore être offerte à l’humanité en cas de désastre global. Or, l’écologie politique soulève au contraire la question, dissonante à l’extrême, du sens d’une aventure industrielle dont le caractère éphémère et non reproductible est inscrit dans la finitude du monde et des ressources fossiles. Elle pose ainsi la question du sens de l’aventure thermo-industrielle, vouée à ne durer au mieux que quelques siècles, perdue dans l’immensité de l’univers comme dans celle des temps géologiques, et dont les protagonistes semblent croire qu’elle durera éternellement.

  • 14 Günther Anders, La Menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique, [Paris], Le Ser (...)

19Peut-être ce sens n’existe-t-il pas. Dans le roman Pop et Kok de Julien Péluchon (2012), les deux héros éponymes vivent de pauvres aventures, absurdes et pathétiques, au milieu des ruines de la civilisation. Ils vont de déconvenue en déconvenue, de mésaventure en mésaventure, et la mort les guette. On ne sait pas si l’humanité entière les suivra, mais cela ne serait pas étonnant. Nous sommes bien loin du courage grandiose et stoïcien du noble héros empreint de dignité que mettait en scène Le Dernier homme de Mary Shelley (1826). Pour le philosophe de l’ère atomique qu’était Günther Anders, la perspective que l’humanité puisse être bientôt absurdement anéantie du jour au lendemain, sans même laisser âme qui vive pour pleurer ce dénouement, nous rappelait durement à notre statut de « péquenots cosmiques14. » Il n’y aura rien après nous, disait-il ; et parce qu’il n’y aura rien, il faut se révolter contre la trajectoire qui nous conduit au néant. Ce refus de l’anéantissement trouve aujourd’hui un écho dans les mobilisations écologistes à dimension catastrophiste, qui refusent de voir l’humanité s’exposer au risque d’une disparition absurde après avoir épuisé les ressources, dévasté les autres formes de vie, ravagé les écosystèmes et bouleversé le climat.

Lenteur, précipitation et instantanéité

20Enfin, la diversité des récits de désastre global peut aussi aider à problématiser la question du rythme auquel se déploie la catastrophe. Or, cette question du rythme est l’un des principaux sujets de controverses soulevés par le récent succès éditorial et médiatique des thèses de la collapsologie. En effet, une critique récurrente adressée à la notion d’effondrement est de véhiculer un imaginaire de la rapidité, de l’instantanéité et de l’universalité qui n’est pas en phase avec la gradualité et la complexité de la trajectoire catastrophique en cours. C’est donc surtout l’idée que « tout » puisse s’effondrer d’un bloc, et qui plus est à court terme, qui est ici remise en cause, et non la gravité de la situation en elle-même. Ainsi, selon la philosophe des sciences Isabelle Stengers :

  • 15 Isabelle Stengers, Résister au désastre. Dialogue avec Marin Schaffner, Marseille, Wildproject, 2 (...)

« Ce qui nous attend n’est pas un big flash, comme peut l’être une déflagration atomique, une fin du monde brutale et instantanée, un rideau qui tomberait, ignorant les possibles qui poussent un peu partout. Non, quoi qu’il arrive, cela va se déglinguer pendant des siècles et cela ne va pas être drôle. Mais c’est cela qu’il faut penser, si on veut penser par le milieu. Alors ma hantise c’est : que peut-on fabriquer aujourd’hui qui puisse être éventuellement ressource pour ceux qui viennent ?15 »

21Ou, selon le philosophe et théoricien de la complexité Edgar Morin :

  • 16 Edgar Morin, « Je ne vois pas l’effondrement général », Libération, 29 juillet 2019.

« Le cours déchaîné par les trois moteurs couplés et incontrôlés que sont la science, la technique et l’économie provoquera des catastrophes multiples et diverses, s’enchaînant souvent les unes aux autres. Ainsi que d’énormes régressions politiques, sociales, intellectuelles, mentales et morales, dont des fanatismes ethniques, nationalistes, religieux… Elles recouvriront une grande partie de la planète, avec la probabilité haute de catastrophes en chaîne, d’horribles effondrements dus à des guerres nucléaires possibles. Mais je ne vois pas l’effondrement général.16 »

22Ou, selon le philosophe et théoricien du catastrophisme éclairé Jean-Pierre Dupuy :

  • 17 Jean-Pierre Dupuy, « Ne pas oublier la bombe », La Décroissance, no 159, mai 2019, p. 12.

« Les collapsologues se sont trompés de métaphore. Les catastrophes qu’ils considèrent mèneront à un long gémissement. Les hommes s’adapteront à des conditions de plus en plus inhumaines. L’effondrement, le boum ou le bang, c’est évidemment la guerre atomique qui la provoquera.17 »

23Ou encore, selon le climatologue Jean Jouzel :

  • 18 Jean Jouzel, « L’effondrement n’est pas imminent. Je nous vois griller à petit feu », Le Monde, 2 (...)

« Les collapsologues se trompent, à mon sens, d’échelle de temps. L’effondrement n’est pas imminent. Je nous vois plutôt griller à petit feu.18 »

24Il s’ensuit une tension dans les manières d’envisager les prochains développements de la catastrophe globale, entre d’une part une forme de lenteur dystopique insistant d’abord sur le caractère très graduel du désastre, avec notamment un réchauffement global montant en puissance sur plusieurs décennies, et d’autre part une forme de précipitation collapsologique qui insiste plutôt sur le risque de voir bientôt atteints certains seuils d’emballement ou d’effondrement pouvant accélérer le cours du désastre.

25Dans les fictions mentionnées jusqu’ici, il arrive que certains récits se closent sur des fins du monde absolues et immédiates, dans une forme d’instantanéité apocalyptique : ainsi, la nouvelle « Feu de joie » de Ray Bradbury (1950) s’achève lorsque le héros voit sa phrase interrompue par l’explosion d’une arme nouvelle qui embrase la planète, laquelle « brûla sans interruption durant mille millions de siècles ». Mais il est plus fréquent que la fin ultime soit quelque peu différée et laisse ainsi davantage d’espace à la narration. On peut alors voir des individus tenter d’échapper à leur sort, ou au contraire de l’accepter. Dans Le Dernier rivage de Stanley Kramer (1959), le processus de fin de l’humanité s’étale ainsi sur quelques mois, ce qui laisse encore aux protagonistes le temps de vivre, d’aimer, d’espérer, et de se résigner. Mais il s’étend sur plusieurs années dans Le Dernier homme de Mary Shelley (1826), et même sur plusieurs décennies ou plusieurs générations dans certains récits comme Soleil vert de Harry Harrisson (1966) ou La Fin du rêve de Philip Wylie (1972). Étalé à l’extrême sur des générations, voire sur des siècles, le désastre perd alors son statut d’événement délimitant clairement un avant et un après, pour se rapprocher davantage d’une nouvelle réalité dystopique au long cours.

26L’enjeu n’est pas ici de chercher à identifier les récits les plus justes d’un point de vue scientifique, mais plutôt de tirer parti de cette diversité des rythmes mis en scène pour mettre au jour des complémentarités. Ce sont ainsi les récits les plus graduels, qui s’étalent sur des générations ou sur des siècles, qui seront les plus pertinents pour penser les composantes les plus graduelles de la catastrophe écologique — par exemple, le réchauffement global. Dans son roman Le Monde englouti, J. G. Ballard (1962) met en scène une humanité à la dérive dans un monde en proie à un réchauffement infernal, non pas pour des raisons d’origine anthropique, mais à la suite d’éruptions solaires. À l’inverse, les récits de désastres précipités permettent davantage de développer tantôt les trajectoires qui précèdent la catastrophe, dans une réflexion portant sur les causes et les responsabilités, tantôt celles qui la suivent, en portant cette fois la réflexion sur les réactions, les traumatismes et les conséquences immédiates.

En guise de conclusion et d’ouvertures

  • 19 Yannick Rumpala, 2018, op. cit. ; Kyrou Ariel et Yannick Rumpala, « De la pluralité des fins du (...)
  • 20 Agentivité et inventivité que les récits d’effondrement ou de désastre global sont régulièrement (...)

27Pour le lecteur de 2020 qui vit dans un monde se réchauffant dangereusement, la surprise vient de ce que certains récits a priori écologiquement absurdes par le type de désastre qu’ils racontent peuvent, à la relecture, se révéler étonnamment pertinents par la temporalité qu’ils mobilisent. Ce constat conforte la proposition théorique faite par Yannick Rumpala d’aborder les œuvres de science-fiction comme autant de dispositifs de problématisation, et plus spécifiquement d’aborder les récits de fin du monde comme autant d’espaces d’exploration des possibles pour penser la complexité de la catastrophe écologique globale sans l’enfermer dans une prophétie trop figée, et partant trop simpliste19. Par la diversité des formes et des rythmes qu’ils mettent en scène, les récits de désastre global peuvent contribuer à problématiser les tensions et les controverses qui émergent quand l’écologie politique s’efforce de qualifier la catastrophe amorcée. Cette diversité permet aussi d’expérimenter des manières variées de mettre en récit une trajectoire catastrophique complexe, en tentant de trouver un juste équilibre entre la part de désastre global qui s’impose, et la part d’agentivité et d’inventivité des acteurs qui demeurent20. En guise de conclusion, nous finirons donc par la présentation de trois romans a priori sans lien avec la question écologique, mais qui chacun à sa manière contribue pourtant à en éclairer l’une des facettes.

  • 21 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, (...)

28Dans Le Manuscrit Hopkins de R. C. Sherriff (1939), la Lune s’écrasera bientôt sur la Terre. Hypothèse absurde, sans rapport avec la crise écologique. Mais il apparaît qu’un délai de plusieurs mois sépare l’horrible découverte et la chute proprement dite, et dès lors le roman développe l’hébétude d’une société britannique sachant sa fin prochaine, mais ne parvenant pas à le comprendre ou à l’admettre. Le héros lui-même, qui se trouve par hasard parmi les premiers informés, se surprend souvent à ne pas croire ce qu’il sait — pour poser sur cette situation les mots de Jean-Pierre Dupuy21. Cette incrédulité paradoxale permet de superbes pages sur ce que l’on appellerait aujourd’hui les dissonances cognitives : « dans la confortable salle à manger de mon oncle et de ma tante, je me refusais à croire que rien puisse jamais détruire des types aussi permanents que l’oncle Henry ou la tante Rose ». En 2020, nombre d’activistes écologistes expriment un sentiment d’incrédulité face à l’énormité de ce qu’ils annoncent, quand tout leur entourage et leur vie quotidienne semblent manifester une foi insolente en la permanence et la continuité des choses.

29Dans The Kraken Wakes de John Wyndham (1953), d’étranges boules lumineuses venues du ciel viennent chuter dans la mer. On comprendra bientôt qu’il s’agit de colons extra-terrestres qui, ayant besoin pour vivre d’une forte pression, s’installent au plus profond des océans. On ne sait à peu près rien d’eux, mais ils commencent bientôt à attaquer tous les navires qui s’approchent, puis tous les navires quittant les ports, puis les populations côtières… jusqu’à faire fondre les calottes glaciaires pour gagner en espace vital. C’est écologiquement absurde. Mais dans le récit, la lenteur de la chose — il faut des mois et des années aux extra-terrestres pour s’installer et mener à bien leur entreprise de fonte des glaces — laisse à certains des protagonistes le temps de s’habituer à la situation sans remettre en cause leur optimisme à toute épreuve : « nous sommes inquiets, raisonnablement inquiets, devant les atteintes préjudiciables qu’ont porté au commerce mondial ces attaques sous-marines, mais nous attendons avec confiance que la recherche scientifique découvre d’ici peu le moyen de rétablir la liberté des mers ». Mais la solution technique ne vient pas, les calottes glaciaires fondent, et le niveau des mers se met à augmenter dangereusement…

30Dans Le Livre de Dave de Will Self (2006), quelque chose s’est passé. Quoi exactement ? Difficile à dire, mais certains signes laissent penser au réchauffement global. Le récit décrit la vie d’un jeune garçon vivant dans un très lointain avenir post-apocalyptique, sur une terre dont il ne sait pas qu’elle a un jour été le Royaume-Uni. Londres n’est plus qu’un mythe. Il fait très chaud, l’air retentit du cri des perruches. Le jeune garçon se cherche un père, mais se heurte à une société des plus dystopiques, une théocratie médiévale révérant sans le comprendre un texte énigmatique ayant traversé les âges par une conjonction de hasards. Ce texte est le livre de Dave, écrit au tournant des XXe et XXIe siècle par un chauffeur de taxi londonien aux accents racistes et misogynes, dans le délire dû aux médicaments qu’il prenait pour soigner ses épisodes dépressifs. Il y parle de Londres, de grandes villes, de voitures, de pare-brise… autant de mots incompréhensibles pour les contemporains du jeune garçon, qui ont fait du livre de Dave leur livre sacré et qui tueront les blasphémateurs. Le réchauffement global n’est pas le sujet du roman. Mais le très long terme, oui ; et avec lui l’oubli de ce qui nous paraît important et éternel, et pourrait un jour devenir incompréhensible pour les éventuelles générations futures qui hériteront du monde.

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Notes

1 Jean-Pierre Andrevon, « Science-fiction », La Gueule ouverte, n° 3, janvier 1973, p. 23.

2 Ibid.

3 Jean-Pierre Andrevon, Anthologie des dystopies. Les mondes indésirables de la littérature et du cinéma, Paris, Vendémiaire, 2020.

4 Andrew Dobson, Green Political Thought, London and New York, Routledge, 2007 ; Environmental Politics : A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2016.

5 Marius De Geus, Ecological Utopias : Envisioning the Sustainable Society, Utrecht, International Books, 1999.

6 Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, Paris, PUF, 2019 ; Hicham-Stéphane Afeissa, La Fin du monde et de l’humanité. Essai de discours écologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.

7 Edwin Zaccaï, Vingt-cinq ans de développement durable, et après ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2011 ; Id., Deux degrés. Les sociétés face au changement climatique, Paris, Presses de Sciences po, 2019.

8 Parmi les récits de désastre global recensés dans la rubrique science-fiction de La Gueule ouverte dans les années 1970, on mentionnera Tous à Zanzibar de John Brunner (1968), Malevil de Robert Merle (1972), Le Jour des fous d’Edmund Cooper (1966), Quinzinzinzili et La Cité des asphyxiés de Régis Messac (1935 et 1937), Ravage de René Barjavel (1943), Le Grand décret de Max Ehrlich (1972), La Guerre des mouches de Jacques Spitz (1938), Les Monades urbaines de Robert Silverberg (1974) ; mais aussi des classiques anti-utopiques comme Le Talon de fer de Jack London (1908), Nous autres d’Ievgueni Zamiatine (1924), Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1931), 1984 de George Orwell (1949), etc. Parmi les ouvrages francophones qui nous ont permis d’étayer le corpus, voir : Lucian Boia, La Fin du monde. Une histoire sans fin, Paris, La Découverte, 1999 ; Christian Chélebourg, Les Écofictions. Mythologies de la fin du monde, Paris, Les impressions nouvelles, 2012 ; Alain Musset, Le Syndrome de Babylone. Géofictions de l’apocalypse, Paris, Armand Colin, 2012 ; Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018 ; Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, La Découverte, 2019.

9 Merci à Antoine Léandri d’avoir attiré mon attention sur cette citation emblématique dans le cadre de son mémoire de recherche sur les romans dystopiques de la première moitié du XXe siècle.

10 Aurélien Boutaud et Natacha Gondran, Les Limites planétaire, Paris, La Découverte, 2020.

11 Joseph Tainter, The Collapse of Complex Societies, Cambridge University Press, 1988.

12 Fairfield Osborn, La Planète au pillage, Arles, Actes Sud, 2008 ; Jean Dorst, La Force du vivant, Paris, Flammarion, 1979 ; Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006.

13 John R. McNeill, “Sustainable survival”, in McAnany Patricia A. & Yoffee Norman (eds.), Questioning Collapse : Human Resilience, Ecological Vulnerability, and the Aftermath of Empire, Cambridge University Press, 2010, p. 364-365.

14 Günther Anders, La Menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique, [Paris], Le Serpent à plumes, 2006.

15 Isabelle Stengers, Résister au désastre. Dialogue avec Marin Schaffner, Marseille, Wildproject, 2019.

16 Edgar Morin, « Je ne vois pas l’effondrement général », Libération, 29 juillet 2019.

17 Jean-Pierre Dupuy, « Ne pas oublier la bombe », La Décroissance, no 159, mai 2019, p. 12.

18 Jean Jouzel, « L’effondrement n’est pas imminent. Je nous vois griller à petit feu », Le Monde, 2 juin 2019, p. 26.

19 Yannick Rumpala, 2018, op. cit. ; Kyrou Ariel et Yannick Rumpala, « De la pluralité des fins du monde : les voies de la science-fiction », Multitudes, vol. 76, automne 2019, p. 104-112.

20 Agentivité et inventivité que les récits d’effondrement ou de désastre global sont régulièrement accusés d’écraser et d’invisibiliser, et auxquelles certaines voix tentent en retour d’accorder davantage de place… au risque d’être à leur tour accusées de produire des récits pouvant contribuer à rendre le désastre plus acceptable par une tendance à trop admirer, voire esthétiser les capacités de résilience de ceux qui parviennent à vivre au milieu des ruines. Voir : Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde, Paris, La Découverte, 2015 ; Joëlle Le Marec, « Lire et vivre dans les ruines : Tsing et Sebald », Multitudes, vol. 76, automne 2019, p. 96-102.

21 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2001.

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Pour citer cet article

Référence papier

Luc Semal, « Les récits de désastre global entre lenteur dystopique, précipitation collapsologique et instantanéité apocalyptique »Quaderni, 102 | 2021, 39-54.

Référence électronique

Luc Semal, « Les récits de désastre global entre lenteur dystopique, précipitation collapsologique et instantanéité apocalyptique »Quaderni [En ligne], 102 | Hiver 2020-2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1862 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1862

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Auteur

Luc Semal

Muséum national d’histoire naturelle
Centre d’écologie et des Sciences de la Conservation (CESCO)

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Droits d’auteur

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