- 1 Norbert Elias, 2014, p. 144.
« Que s’est-il passé pour que les utopies effrayantes dominent à la place des utopies souhaitables ? […] Nous ne comprenons pas pourquoi nos espérances ont soudain fondu comme neige au soleil, pour ainsi dire, pourquoi nous avons perdu espoir, courage et cœur1. »
Norbert Elias (1986)
- 2 Mark Pettibone, participant aux manifestations contre les violences policières qui ont secoué les (...)
« J’avais l’impression d’être dans un roman de Philip K. Dick. C’était comme devenir une proie2. »
Mark Pettibone (2020)
1Désignant étymologiquement un « lieu mauvais », la dystopie, qui apparaît, en ce sens, comme l’antithèse de l’utopie, est aujourd’hui très en vogue ; elle est en effet une forme culturelle omniprésente dans la littérature (notamment mais pas seulement dans la science-fiction), au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéo, ou encore dans les mangas et les bandes dessinés, voire dans la musique. Le présent numéro de Quaderni est ainsi né d’une interrogation à l’égard de cette mode actuelle de la dystopie dont le mot lui-même, longtemps considéré comme un anglicisme, s’est largement banalisé dans la langue française. Or, si les dystopies contemporaines ont suscité de nombreuses études dans le champ des études culturelles et littéraires, leur dimension politique a été beaucoup moins examinée, du moins dans l’espace francophone. Pourtant, il est couramment admis que la dystopie « n’est pas seulement une forme narrative ou une catégorie esthétique mais bien une vision du monde qui est aussi un mode de pensée » (Bazin, 2009, p. 7). En effet, « qu’elle convoque ou non des thèmes futuristes, qu’elle fasse intervenir la science, le régime totalitaire, les intempéries climatiques ou d’autres prétextes au cataclysme, son principal invariant semble être l’attention portée à une communauté ou à un groupe humain dont les dimensions maximales peuvent être planétaires. Dans la réflexion qu’elle propose en creux ou en négatif sur les conditions du bonheur au sein de la polis, elle interroge donc essentiellement le lien social, ses fondements, son fonctionnement et sa stabilité » (Desry et Stiénon, 2015, p. 14).
2Que révèle alors le succès contemporain des récits dystopiques ? Quel sens politique lui conférer ? Ne faut-il y voir qu’un reflet des préoccupations éthiques et des inquiétudes politiques de notre modernité avancée ? La dystopie n’est-elle que l’expression d’un « désenchantement du monde », d’une perte de foi dans les anciens idéaux et d’une inquiétude grandissante face à la montée des risques et des incertitudes, en particulier celles liées à l’effondrement des sociétés et à l’autodestruction même de l’espèce humaine ? De fait, « le discours utopique semble avoir presque entièrement disparu et sa critique avec lui » (Chopplet, 2019, p. 21), et il pourrait donc être tentant de considérer que les « utopies noires », comme les nommait Norbert Elias (2014), auraient pris la place des anciennes « utopies dorées ». À rebours d’une telle perspective trop téléologique de l’histoire, il convient cependant de reconsidérer les rapports ambivalents entretenus entre l’utopie et la dystopie pour mettre en évidence l’originalité de notre moment dystopique et le replacer dans sa configuration spécifique. L’hypothèse qui guide ce numéro thématique est qu’un genre comme la dystopie ne peut être en effet compris que rapporté à la diversité de ses contextes, de ses usages et appropriations.
- 3 À ce sujet, voir notamment Corin Braga (2018).
- 4 Elle apparaît donc comme une critique ou une satire de la société existante.
3Remarquant que l’utopie était devenue un « mot-valise » (Sfez, 1999, p. 6), Lucien Sfez (1995 ; 1999) avait proposé d’identifier les propriétés du texte utopique, ce qu’il appelait ses « marqueurs », qui les définissaient en tant que genre de discours. Ces traits communs à la constitution du récit utopique ne portaient pas tant, selon lui, sur le contenu — variable — des utopies (morales, sociales, technologiques) que sur des éléments de structure. Peut-on, de manière analogue, dégager des marqueurs de la dystopie, des formes élémentaires de tout récit relevant de cette catégorie ? Et quels liens déceler alors entre la dystopie et l’utopie ? Sans entrer ici dans les discussions savantes autour des taxinomies littéraires3 qui distinguent la dystopie (au sens restreint de récit de fiction dépeignant une évolution ou un avenir cauchemardesque de la société réelle à partir de l’exacerbation de certains de ses traits négatifs4) de l’anti-utopie (la critique ou la satire de la société parfaite proposée par une utopie, voire de la possibilité du projet utopique lui-même) ou de la contre-utopie (la représentation d’une utopie qui a mal tourné, qui dérive vers une réalité effrayante) ou qui, à l’inverse, l’envisagent comme synonyme ou hyperonyme de ces deux catégories, le présent dossier s’appuie sur une acception, large, de la dystopie comme type de récit décrivant une société imaginaire terrifiante.
4Dans tous les cas, à un niveau minimal, quelques caractéristiques génériques, marqueurs de la dystopie, peuvent cependant être repérées (Dessy et Stiénon, 2015, p. 13-14) : d’abord, (1) l’anticipation et/ou la projection du sort d’une communauté donnée, qui lui donne, par ailleurs, (2) un certain caractère de vraisemblance ou de plausibilité (la dystopie fait en effet écho à la réalité, elle maintient un lien entre le monde fictif représenté et le monde réel) ; elle repose, en outre, (3) sur une vision négative et critique de la société ainsi représentée. Par un effet-miroir, que Keith M. Booker appelle le « pouvoir du dépaysement » (1994, p. 3-4), elle invite donc (4) à la réflexion sur sa propre société ou sa propre époque, tout en laissant assez ouvert l’éventail des interprétations et des issues possibles, ce qui se traduit formellement (5) par l’existence de différents narrateurs, de dédoublement des énonciateurs, de représentations contradictoires. Comme le résume Laurent Bazin (2009, p. 20), la dystopie se construit en effet sur une « esthétique de l’oblique (dispositifs formels ou dispositions intellectuelles déplaçant le regard pour appréhender autrement le monde) ; un art du contre-point (réversibilité des signes, polyphonie des points de vue et modulation des séries interprétatives) ; un imaginaire de la désillusion (dissonance cognitive entre certitude et doute, déconstruction des systèmes de croyance érigés en absolu) ».
- 5 Selon Claeys (2010, p. 271), le terme aurait été inventé dès 1747, orthographié comme « dustopia (...)
- 6 John Stuart Mill y critique la politique britannique en Irlande, « too bad to be practicable », e (...)
5Ces marqueurs communs aux dystopies ne signifient pas, pour autant, que ces dernières renvoient à un genre immuable et, encore moins, éternel. Bien que la première popularisation du terme même de dystopie, à défaut de son invention5, soit généralement attribuée, dans une signification non littéraire, à John Stuart Mill dans un discours politique de 18686, le mot ne devient vraiment d’un usage courant, même en anglais, qu’à la fin du XXe siècle, bien après donc la publication des quatre œuvres maîtresses que sont Nous d’Ievgueni Zamiatine (1920) ; Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1931) ; 1984 de George Orwell (1984) et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953), considérées comme les parangons du genre. La dystopie n’est pourtant pas une création du XXe siècle ; si certains spécialistes situent son acte de naissance au XIXe siècle (Stiénon, 2016), d’autres l’inscrivent dans une tradition encore plus ancienne avec l’apparition dès la fin du XVIe et le début du XVIIe siècles d’anti-utopies avec les critiques de type religieux, matérialiste et empiriste du genre utopique (Braga, 2010 et 2012 ; Vieira, 2013). On peut ainsi soutenir l’idée que la dystopie naît avec l’utopie et qu’elle lui est intrinsèquement liée (Kumar, 1987 ; Bazin, 2019). Déjà, le texte fondateur de Thomas More, L’Utopie, paru en 1516, comporte plusieurs ambivalences et doubles-sens qui semblent mettre en garde le lecteur contre certaines dérives possibles de l’utopie, suggérant que les promesses de cette dernière peuvent se retourner finalement en catastrophe (Engélibert et Guidée, 2015) mais, plus fondamentalement, toute utopie apparaît réversible car la société parfaite des uns peut être une vision de cauchemar pour les autres (Booker, 1994, p. 15 ; Bagchi, 2012, p. 2-3). Symétriquement, les dystopies peuvent contenir elles-mêmes une certaine dimension idéale en offrant des alternatives à la société décrite ou en suggérant que celle-ci pourrait être empêchée ou renversée de l’intérieur. Parce qu’elle dépeint une société imaginaire, la dystopie est d’ailleurs parfois considérée comme un sous-genre de l’utopie (entendue au sens large de représentation d’un endroit qui n’existe pas), le double inversé de l’eu-topie (le lieu du bonheur), son Janus. Toutefois, « la dystopie n’est pas simplement le contraire de l’utopie. Un vrai contraire de l’utopie serait une société qui est soit complètement imprévue, soit planifiée pour être délibérément terrifiante et horrible. La dystopie, généralement invoquée, n’est ni l’une ni l’autre de ces choses » (Gordin et al., 2010, p. 1) ; elle est plus souvent une utopie qui a dégénéré, une utopie ratée en somme ou une utopie qui ne fonctionne que pour une partie de la société, voire tout simplement, la projection paroxystique de tendances négatives existantes dans la société réelle.
6S’il faut donc prendre garde à ne pas opposer hâtivement un temps de l’utopie et un âge de la dystopie, dans une vision qui serait bien trop linéaire de l’histoire, il n’en reste pas moins que certaines périodes semblent davantage propices à la valorisation de l’une ou de l’autre. Norbert Elias suggérait ainsi que « plus la réalité est barbare et indésirable, plus les utopies littéraires brossant un monde idéal sont les bienvenues ; et que plus la vie commune des hommes est sûre, réglée et civilisée — pour l’essentiel —, plus grand est leur besoin de représentations imaginaires littéraires inquiétantes, angoissantes, plutôt barbares » (Elias, 2014, p. 100). Bien que cette interprétation puisse être discutée — Elias lui-même la trouvait fragile —, elle a le mérite de souligner que l’utopie ou la dystopie sont toujours les produits d’une configuration spécifique et révélatrice d’un certain état de la société. C’est pourquoi elles devaient d’ailleurs faire partie, selon Elias, de l’analyse sociologique des représentations collectives. De fait, si le motif récurrent à l’ensemble des dystopies est une interrogation, intrinsèquement politique, sur les possibilités du vivre ensemble (Bazin, 2019, p. 47), les dystopies, comme les utopies, « voient leurs expressions se moduler en fonction du contexte politique et social où elles s’inscrivent » (Pagès, 2000, p. 46).
7Contre toute approche essentialiste ou atemporelle des genres littéraires, il convient donc au contraire de considérer que les œuvres rassemblées souvent a posteriori sous une catégorie générique comme celle d’utopie ou de dystopie, sont évolutives et manifestent donc les transformations du discours social et des conceptions du monde propres aux conditions socio-historiques de production et de réception dans lesquelles elles prennent place. Loin de relever d’un cahier des charges invariable et d’enjeux transhistoriques, elles n’existent et ne peuvent être comprises qu’en étant (re)situées dans une conjoncture et un horizon d’attente précis (Schaeffer, 1989 ; Letourneux, Stiénon, 2018). Sans vraiment différencier les récits de fiction des contes philosophiques, Thierry Paquot (2007, p. 30-33) a ainsi proposé d’identifier « trois moments des utopies occidentales » en distinguant, par leur contenu, trois sous-ensembles qui tendent à se succéder historiquement (sans totalement disparaître cependant) : les « utopies politiques » d’abord (XVI-XVIIIe siècles), qui imaginent un régime politique plus juste et égalitaire que la monarchie ; les « utopies industrialistes » ensuite (XIX-XXe siècles), qui visent à résoudre la question sociale née de la révolution industrielle et du salariat ; les « utopies écologistes » enfin (depuis le XXe siècle), qui envisagent une société plus conviviale et respectueuse de la nature et du vivant. Mais, au-delà des transformations thématiques que met en évidence Thierry Paquot, ce sont aussi les formes et les schémas même du genre qui se modifient : la fable et l’essai laissent ainsi progressivement place au roman et à la fiction ; on n’oppose plus tant l’ancien et le nouveau monde d’un point de vue géographique que le présent et l’avenir : « l’anticipation prend le relais de l’exotisme » (Bazin, 2019, p. 33).
- 7 Les deux genres ne sont pas pour autant identiques, même s’ils peuvent partager une certaine extr (...)
8De manière analogue, on peut repérer, au cours de l’Histoire, différents « moments dystopiques » qui mettent chacun en récit les problèmes spécifiques à leur époque selon des dispositifs narratifs, des modes de diffusion et d’interprétation également propres à leur temps. À cet égard, l’ouvrage de Gregory Clayes (2016) fournit une analyse précieuse. S’appuyant notamment sur un corpus de plus de deux cents textes littéraires de nature dystopique parus sur la période 1810-2010, l’historien de la pensée observe que le genre, né, selon lui, de la satire, connaît un premier succès des années 1870 à la Première Guerre mondiale ; durant ce premier moment, cette littérature dystopique cristallise surtout les préoccupations liées aux révolutions industrielles, aux inégalités sociales qu’elles engendrent mais aussi aux nouvelles inventions techniques et découvertes scientifiques, la place des machines devenant un thème central du genre. Un second moment dystopique intervient après la Première Guerre mondiale et la révolution bolchévique qui a été au cœur, selon Claeys, « de la refonte du genre littéraire dystopique et de l’inspiration du paradigme individualiste de la révolte qui a défini la vision de Zamyatin, Huxley, Orwell, Rand et d’autres » (Claeys, 2016, p. 336). Ainsi, entre 1917 et 1950, les dystopies sont principalement axées sur la question du totalitarisme et de la civilisation de masse. Depuis, le genre, de plus en plus populaire et en mutation constante, aborde davantage les scénarios liés à l’apocalypse nucléaire, aux bouleversements technologiques (robotique, informatique, génétique…), à la surpopulation et à « l’effondrement » écologique, qui interrogent, au-delà de la capacité à faire société, la possibilité même d’une existence sur Terre, ce qui peut expliquer que la dystopie puisse s’identifier à la science-fiction7. De fait, comme le conclut Gregory Claeys, « la dystopie définit de plus en plus l’esprit de notre époque » (p. 498), celle de l’épuisement des grands récits de la modernité et du développement de nouveaux sentiments de menaces liés à la mondialisation économique et culturelle, aux innovations techniques et aux enjeux écologiques.
9Force est ainsi de constater que la dystopie occupe une « place dominante dans le paysage culturel du Troisième Millénaire » à l’échelle planétaire (Bazin, 2019, p. 59). Elle connaît en effet une vogue assez inédite depuis la seconde moitié des années 1980 (voir aussi Baccolini et Moylan, 2013), tout en étant désormais extrêmement diversifiée dans ses supports. Les références à la dystopie imprègnent d’ailleurs jusqu’à la sphère médiatique et politique, où le mot lui-même est devenu très à la mode. Les multiples appropriations contemporaines d’auteurs « canoniques » du genre dystopique — l’on pense par exemple aux différents usages d’Orwell (Goldstein, 2000) —, ainsi que le récent succès commercial de romans — qu’ils mettent en scène l’avènement d’une théocratie en France (Soumission, de M. Houellebecq) ou bien le fonctionnement de la notation sociale dans une société totalitaire (La zone du dehors, d’Alain Damasio) —, d’adaptations cinématographiques (Hunger Games, Divergente) ou de séries télévisuelles (The Handmaid’s Tale, Black Mirror, Years and Years) décrivant des mondes du futur terrifiants nous interrogent donc sur la place des récits dystopiques dans nos sociétés.
- 8 Comme le héros du mythe, le personnage central de la dystopie passe par différentes étapes au cou (...)
10Ce foisonnement actuel du genre dystopique peut certes simplement témoigner de l’existence d’une demande globale pour un certain type de produit culturel relativement standardisé. Le récit dystopique repose sur une trame narrative assez simple, potentiellement universelle : il met en scène le parcours initiatique d’un ou plusieurs individus tentant de résister, le plus souvent sans succès, contre l’absurdité et l’injustice d’un ordre socio-politique vécu comme profondément aliénant (Godin, 2010). Cette trame narrative, que l’on a pu rapprocher de celle du mythe8, s’accommode d’une grande diversité de formats ou de supports — qu’il s’agisse de livres, de films, de séries télévisées, de jeux vidéo, tels que ceux qui s’adressent aux « jeunes adultes » — eux-mêmes fortement standardisés et qui circulent au sein de champs de production culturelle largement internationalisés (Sapiro, Pacouret, Picaud, 2015). Ainsi le foisonnement actuel des dystopies peut-il être lu, du moins en partie, comme le succès commercial d’un produit culturel mondialisé, potentiellement dépourvu de signification politique.
- 9 Extension d’un techno-capitalisme souvent perçu comme une forme d’« américa-nisation » du monde, (...)
- 10 Voir notamment le numéro spécial de la revue Esprit de mai 2019 intitulé « L’idéologie de la Sili (...)
11Néanmoins, l’affinité du récit dystopique avec le récit mythique, lequel permet aux sociétés de se confronter avec un certain nombre de questionnements universels, nous permet d’ouvrir la réflexion vers une autre dimension du moment dystopique actuel, qui est celle du dévoilement. Ainsi le présent dossier part-il de l’hypothèse selon laquelle le succès contemporain de ce genre est symptomatique d’une configuration idéologique et intellectuelle spécifique et que l’on peut le relier à l’expérience particulière de notre époque. En effet, c’est également la capacité du genre dystopique à mettre en scène les imaginaires d’une époque, à exprimer les tensions qui traversent l’espace social — autrement dit, à être investi de significations pleinement politiques — qui sous-tend l’existence de ce moment dystopique mondial. De ce point de vue, nous estimons qu’il existe bien un espace-temps de la dystopie aujourd’hui : celui de la mondialisation, entendue comme accélération du temps social et rétraction de la distance à travers l’extension planétaire d’un techno-capitalisme9 qui, de par son impact corrosif sur les capacités de l’action collective et le sens du commun, sur les projets d’émancipation et sur les possibilités même de la vie sur Terre, dépossède individus et sociétés de la croyance en leur capacité à maîtriser leur destin. La « face obscure » du rêve californien telle qu’elle s’exprime, notamment, dans le transhumanisme de certains entrepreneurs de la Silicon Valley illustre, au demeurant, combien l’appropriation privée de l’imaginaire utopique est porteuse de potentiel dystopique10. Rien n’illustrerait mieux, aujourd’hui, cette réversibilité de l’utopie en dystopie que les mégalopoles où coexistent espaces utopiques (ceux des gated communities promettant l’éradication du risque pour les plus fortunés) et espaces dystopiques (friches urbaines, centres-villes paupérisés) et où les promesses de la « ville intelligente » sont grosses de potentiel autoritaire, au bénéfice de quelques-uns. L’engouement actuel pour la dystopie témoignerait ainsi, plus fondamentalement, d’une difficulté des individus et des sociétés à construire un avenir collectif, d’un « malaise dans la temporalité » (Zawadzki, 2002), à une époque où l’accélération des rythmes sociaux et politiques exacerbe la crainte d’une perte de contrôle sur la vie des individus et les trajectoires des sociétés (Michon, 2005 ; Rosa, 2010), comme l’illustrent les dystopies mettant en scène, notamment sous le format sériel, des futurs simultanément déjà-là et à venir.
12Si la dystopie exprime des peurs anciennes, déjà présentes dans les récits du XIXe siècle (liées, par exemple, aux innovations technologiques, aux enjeux écologiques, démographiques), elle semble traduire aussi un sentiment de chute et d’impuissance qui trouve désormais une forme d’objectivation scientifique. Littérature du basculement, du point de rupture (Claisse, 2010), la dystopie entretiendrait donc une affinité particulière avec une pensée catastrophique qui n’a certes rien de nouveau en elle-même mais qui entre aujourd’hui en étroite résonance avec la notion d’anthropocène, s’articulant ainsi avec un certain nombre de discours savants attestant de la capacité de l’homme à détruire le système terrestre (Engélibert, 2019).
- 11 Citons notamment : La France Orange mécanique, Éditions Ring, 2013 ; La France Big Brother, Éditi (...)
- 12 Créé en 2015 par six journalistes se réclamant du souverainisme, dont certains jouissent d’une fo (...)
13Vu sous cet angle, le moment dystopique actuel pourrait être interprété comme l’une des manifestations d’un certain « esprit du temps » au sein duquel la figure du réactionnaire, nostalgique d’un âge d’or révolu et prônant le retour au passé tout en saluant l’apocalypse à venir, prend la place du révolutionnaire et de son idéologie du progrès (Lilla, 2019). L’appropriation, par nombre d’essayistes ou d’« intellectuels » médiatiques que l’on a pu qualifier de « néo-réactionnaires » (Durand et Sindaco, 2015), de références renvoyant aux classiques du genre dystopique (des ouvrages à succès de l’essayiste Laurent Obertone11 à la dénomination d’un comité de journalistes s’érigeant contre une supposée censure12) semblerait ainsi valider la thèse d’un moment dystopique comme moment réactionnaire à l’échelle internationale (Durand et Sindaco, 2015, p. 18-19). Fable aux tonalités crépusculaires, le récit dystopique serait donc porteur d’un « esprit de réaction » (hostilité au progrès et à l’idée même de réforme sociale, dénonciation de forces étrangères, anonymes, dépossédant l’individu, rejet des changements technologiques) que Marc Angenot (1985) estime consubstantiel à cette « formule idéologico-littéraire » née en opposition, selon lui, aux utopies socialistes.
14Expression d’un moment réactionnaire « au pire », le moment dystopique contemporain serait, « au mieux », profondément conservateur, à travers la disqualification de l’alternative, de l’agir collectif, que la dystopie semble opérer. Fable de la « fin de l’Histoire », elle relate en effet une tentative de résistance au statu quo qui s’avère rarement collective et presque jamais victorieuse et, si elle part d’une lecture satirique du réel, d’un monde en partie déjà advenu, elle ne propose pas, contrairement à l’utopie, d’issue explicite à la société existante. De prime abord, le récit dystopique semble ainsi présenter quelque affinité avec un monde où l’absence d’alternative a été mise en formule, où les grands récits mobilisateurs auraient laissé place à la désillusion, où l’optimisme des utopies serait désormais l’apanage de quelques hommes d’affaires devenus rois d’un techno-capitalisme futuriste (Deléage, 2008) et où l’imaginaire de l’effondrement planétaire et le malaise démocratique peuvent nourrir le scepticisme, voire le sarcasme quant à la puissance transformatrice de l’action collective.
15Néanmoins, la grande diversité des positionnements des auteurs de dystopies (depuis l’engagement socialiste d’un George Orwell au combat libertarien d’une Ayn Rand), des problèmes dont les récits dystopiques extrapolent les possibles conséquences (qu’il s’agisse de l’appropriation privée des innovations technologiques et des inégalités sociales dans les dystopies des années 80, de l’accaparement du corps des femmes dans les dystopies se réclamant du féminisme ou des phénomènes migratoires dans les dystopies qualifiées de « démographiques » (Domingo, 2008)) et des usages faits de ces récits montre les limites d’un exercice taxinomique qui consisterait à essayer d’identifier le type d’idéologie dont ils seraient porteurs. Ainsi le présent dossier témoigne-t-il de la multiplicité des usages politiques possibles du genre et des références dystopiques, en partant du principe selon lequel une production culturelle n’est pas politique en raison de ses seules propriétés intrinsèques mais qu’elle acquiert également telle ou telle signification idéologique dès lors que des publics en produisent une interprétation politique, en la situant dans un contexte social, politique, culturel particulier (Esquenazi, 2011).
16À cet égard, tous les récits ici étudiés ont en commun de recourir au genre dystopique pour mettre en forme une critique, plus ou moins radicale, des sociétés contemporaines — notamment à travers la mise en scène des figures de l’outsider, de l’étranger, du rebelle, du « déviant », figures qui introduisent un point de vue permettant de dévoiler les impensés dystopiques du présent. Décentrement du regard, la dystopie apparaît ainsi, notamment pour ce qui est du sous-genre post-apocalyptique, comme une porte ouverte sur moment, voire un « kairos » (Engélibert et Guidée, 2019, p. 14) laissant entrevoir une possibilité de dissidence, un horizon d’action. Il apparaît alors que loin de n’être que l’expression d’un pessimisme, d’une nostalgie ou d’une angoisse du déclin, voire de la disparition, les dystopies jouent aussi un rôle de mise en garde. En ce sens, elles ne constituent pas qu’un témoignage d’impuissance mais présentent un certain « potentiel heuristique » (Rumpala, 2010) en explorant des mondes du futur possibles. Elles appellent à la vigilance pour conjurer les menaces (Claisse, 2010) et peuvent finalement conduire à imaginer des possibilités d’action ou d’émancipation. Paradoxalement elles ne sont donc pas dépourvues de toute « conscience utopique » (Gauchet, 2003) — même s’il s’agit d’une conscience utopique délestée de la croyance en un progrès linéaire, en une possible fin de l’histoire. Ambivalentes, comme nous l’avons vu, dans leurs rapports à l’utopie (Engélibert, 2019), les dystopies nous interrogent sur notre capacité et notre volonté à faire acte de rupture avec un présent aux accents apocalyptiques (Foessel, 2012 ; Engélibert, 2019).
- 13 Apparu en 2008, au moment de la crise financière et économique, le solar punk est un mouvement in (...)
17De ce point de vue, les avatars récents du cyberpunk, tels que le « solar punk13 », semblent illustrer l’émergence d’une fiction d’anticipation qui, dégagée à la fois du messianisme eschatologique et de la croyance au progrès, dessine de véritables alternatives aux sociétés actuelles. Ils annoncent peut-être la fin prochaine d’une parenthèse dystopique sur le point d’être fermée. Aussi, plutôt que de déplorer un supposé déclin des utopies au profit des dystopies, le présent dossier entend interroger ce que celles-ci nous disent de notre époque, de ses peurs comme de ses espoirs, à travers l’analyse des récits qu’elles élaborent mais aussi de leurs modes de production, d’appropriation et de réception, qui en déterminent la signification et en conditionnent le succès. Pour répondre à une telle interrogation, les articles composant le dossier examinent différents types de dystopies en étudiant plusieurs sous-genres : littérature de l’effondrement et récits de fin du monde, cyberpunk et science-fiction, dystopies « féministes », etc. Cette diversité s’applique aussi aux supports, à la matérialité des récits étudiés, qu’il s’agisse de romans (œuvres « canoniques » ou « mineures », « littérature jeunesse »), de séries télévisées, de films.
18En étudiant les procédés (littéraires, esthétiques, temporels) déployés dans les œuvres étudiées, les trois premiers articles interrogent la façon dont ces dystopies, en donnant à voir des problèmes abstraits (tels que l’érosion de la sphère publique, le devenir du techno-capitalisme ou la crise écologique globale), mettent en récit certaines évolutions considérées comme néfastes pour le plus grand nombre. En s’intéressant au monde des producteurs de séries dystopiques, aux « consommateurs » de ces biens culturels et aux entrepreneurs de morale qui se les approprient, les trois articles suivants étudient plus spécifiquement les acteurs contribuant à l’existence d’œuvres dystopiques envisagées comme productions collectives, aux opérations de marquage qu’ils entreprennent, aux appropriations, notamment militantes, qu’ils en font.