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Dossier

Laver son linge sale en famille. Gérer les contraintes de la médiatisation du politique en Allemagne

Nicolas Hubé
p. 47-61

Résumés

Depuis 1949, la production du journalisme politique et parlementaire en Allemagne est restée centralisée autour d’une institution, la Bundespressekonferenz. À travers ce texte, nous verrons comment le monde de la politique parlementaire a tenté de maintenir les frontières du jeu politique fermées à l’arrivée de plus en plus importante d’acteurs journalistiques (de la presse professionnelle notamment) et politiques (chargés de communication, cabinets de conseils, lobbyistes, etc.) extérieurs à ce jeu. Cet équilibre est rappelé à l’occa­sion d’une série d’éclats à forte visibilité médiatique au sein de la salle de conférence au cours de la dernière décennie, et portait toujours autour de l’établissement de règles normatives du « bon usage » des réseaux sociaux-numériques notamment.

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Texte intégral

  • 1 N. Hubé, La « politique des chemins courts ». Une sociologie politique et historique des relations (...)
  • 2 D. Hallin, P. Mancini, Comparing media system. Three models of media and politics, Cambridge, Cam­b (...)
  • 3 Du fait du fédéralisme, nous désignerons par jour­nalistes parlementaires les journalistes politiqu (...)
  • 4 N. Hubé, « L’économie des échanges symboliques de la politique allemande », in Aldrin P., Bargel L. (...)
  • 5 R.R. Korte, « Präsidentielles Zaudern. Der Regie­rungsstil von Angela Merkel in der Großen Koalitio (...)

1Le débat public allemand tel qu’il s’est construit sur la scène fédérale depuis 1949 repose sur ce que les acteurs appellent la « politique des chemins courts », résultat d’un long proces­sus de construction et d’institutionnalisation des relations presse-politique1, reposant sur un mécanisme de régulation « corporatiste-démocratique »2 de ces relations, basé sur des lieux, des cadres, et des modes de gestion routiniers des tensions, au sein d’un espace extrêmement réduit d’acteurs, et topographiquement circonscrit au « quartier gouvernemental » à Bonn puis à Berlin. Les journalistes politiques et parle-mentaires3 ont installé en 1949 une conférence de presse fédérale, la Bundespressekonferenz (BPK), où le gouvernement – représenté par les porte-parole des différents ministres – doit se présenter trois fois par semaine pour y expli­quer sa politique, au risque de paraître comme irrespectueux du quatrième pouvoir. Avec le déménagement de la capitale fédérale à Berlin en 1999, on assiste un temps à de très fortes tensions entre les groupes avant de retrouver une gestion pacifiée du jeu politique4. Après cette période de très forte médiatisation politique sous le chance­lier Schröder succède une période d’apparence (communicationnelle) plus calme, dominée par la figure de la chancelière Angela Merkel, en poste depuis 2005. Ce style gouvernemental est immé­diatement présenté comme une « mise en scène de la non mise en scène, de nouvelles objectivités et sobriétés comme composantes essentielles du changement de gouvernement5. »

  • 6 M. Glaab, « Politische Führung und Koalitions management Angela Merkels – eine Zischenbilanz zu den (...)
  • 7 W. Schulz, Medien und Wahlen, Wiesbaden, Springer VS, 2015, p. 54.
  • 8 Ibid. ; M. Leidecker, J. Wilke, « Langweilig ? Wieso langweilig ? : Die Presseberichterstattung zur (...)

2À bien y regarder, cette pratique du pouvoir relève plutôt d’une nécessité politique faite vertu communicationnelle. Loin d’être un seul effet d’une socialisation protestante rigide et d’une culture froide de scientifique souvent mise en récit, une lecture plus sociologique peut être faite de cette posture surplombante, attentiste et quasi présidentialiste de la chancelière, à la tête d’une « grande coalition ». Cette configuration politique particulière signifie que les deux prin­cipales familles politiques occupent des positions homologiques dans le champ pour lesquelles elles tirent un avantage symbolique ; chaque décision politique suppose un jeu d’équilibre pour faire converger les votes au parlement ; cela suppose une discipline des groupes peu favorable à la distinction par le coup médiatique6. Positions et prises de positions dans le champ politique sont alors contraintes par cette recherche d’une position médiane, qui n’est pas sans effet sur la couverture du politique et la pratique journalis­tique. Les observateurs de l’écriture politique ont ainsi constaté que, nonobstant la généralisation des outils numériques, la « présence en ligne n’apporte pas particulièrement d’avantages aux candidats, sauf si ce sont de parfaits outsiders7. » Les campagnes qui suivent l’arrivée d’Angela Merkel au pouvoir sont beaucoup moins « spec­taculaires », contribuant à l’idée de « campagnes ennuyeuses8. »

  • 9 C. Reinemann, P. Baugut, « German Political Journalism Between Change and Stability », in Kuhn R., (...)
  • 10 Par exemple : N. Minkmar, Der Zirkus. Ein Jahr im innersten der Politik, Frankfurt am Main, S. Fisc (...)
  • 11 C. de Vreese, F. Esser, D. Hopmann, Eds., Com­paring political journalism, London, Routledge, 2017.

3L’Allemagne n’échappe toutefois pas au change­ment structurel de la médiatisation du politique de toutes les démocraties occidentales, caractérisé par une accélération du temps médiatique, une plus forte spectacularisation et tabloizidation du politique, et une polarisation du jeu9. Les politiques ne manquent pas de critiquer ce « cirque » médiatique10. Paradoxalement, les enquêtes de long terme insistent sur le maintien d’un journalisme politique allemand dans une forme d’écriture la moins prompte à endosser le schéma libéral pour défendre un modèle plus légi­timiste d’écriture11. La production du journalisme politique et parlementaire semble être restée centralisée autour de la Bundespressekonferenz malgré la présence d’acteurs journalistiques (de la presse professionnelle notamment) et politiques (chargés de communication, cabinets de conseils, lobbyistes, etc.) extérieurs à ce jeu.

  • 12 Ce travail repose sur une série d’entretiens auprès de journalistes politiques, de communicants min (...)

4À travers ce texte, nous verrons comment le monde de la politique parlementaire tente de réta­blir les frontières du jeu politique et réarrange son univers plus ou moins autonome autour de règles normatives et de règles pratiques de la pratique. L’enjeu particulier pour les journalistes parle­mentaires comme pour les gouvernants est de pouvoir maintenir les frontières du groupe autour de la Bundespressekonferenz12. Ce rétablissement des frontières passe par un intérêt partagé bien compris par l’ensemble des acteurs. Cet équilibre est rappelé à l’occasion d’une série d’éclats à forte visibilité médiatique au sein de la salle de confé­rence. Au cours de plusieurs scènes marquant une stricte distance entre le premier et le quatrième pouvoir, les tenants de ce dernier manifestent leur indépendance de corps. De facto, journalistes comme communicants inscrivent l’ensemble de leurs échanges (en ligne comme hors ligne) dans cette coopération relative, bousculée récemment par les dénonciations par l’AfD de ce qui peut être vu comme de la collusion.

Garder les frontières, garder ses distances

5Plusieurs affaires émaillent le cours du second gouvernement Merkel (2009-2013). La presse allemande mène à ce moment une entreprise de moralisation de la vie publique, appelant expli­citement à la démission de différents acteurs politiques (députés, ministres et président de la République). Ces différentes affaires concernent toutes le rôle des politiques et des médias dans l’espace public. Pour autant, elles ne concernent paradoxalement que peu les règles morales et les pratiques des relations entre les groupes dont on peut plutôt dire que journalistes parlementaires et acteurs de la politique fédérale ont cherché à préserver les frontières, au prix d’un affrontement public.

Un contexte de moralisation de la vie politique

  • 13 Héritier d’une famille aristocratique bavaroise et d’une longue lignée politique, il a un cursus as (...)
  • 14 A. Holbach, Karl-Theodor « zu Guttenberg : Vom makellosen Politstar zum Lügenbaron. Eine qualitati­ (...)
  • 15 http://de.vroniplag.wikia.com/wiki/Home (consul­té le 11 mars 2018). Le nom du wiki fait référence (...)
  • 16 Au-delà de l’entreprise de morale, ces affaires nous renseignent sur le poids du titre scolaire com (...)
  • 17 Par exemple : U. Ulfkotte, Gekaufte Journalisten : Wie Politiker, Geheimdienste und Hochfinanz Deut (...)

6En mai 2010, le président fédéral, Horst Köhler (CDU), démissionne suite à des propos contro­versés au sujet de la présence de la Bundeswehr en Afghanistan ; un an plus tard, en mars 2011, le jeune ministre (38 ans) fédéral de la Défense, Karl-Theodor zu Guttenberg (CSU), abandonne son poste deux semaines après les révélations sur les nombreux plagiats contenus dans sa thèse de doctorat de droit à l’Université de Bayreuth, suite à une forte pression émanant des médias, mais un soutien fort de la chancelière et de Bild qui en avait fait son héraut13. Un site internet collaboratif est créé pour attester de ces plagiats – GuttenPlag Wiki – nommé à partir de la contraction du nom du ministre et du mot plagiat. Il est une « star politique sans tâche », fortement soutenue par la presse politique ainsi que la presse people, avant un retournement de fortune lui valant le surnom de « Baron von Googleberg »14. En contrepoint, des comités de soutien sont créés sur Facebook, plaidant pour son maintien au gouvernement. Cette affaire de plagiat ouvre une fenêtre d’oppor­tunité pour une entreprise de morale d’ampleur dans la politique allemande avec la création d’un site collaboratif – VroniPlag15 – cherchant à débusquer les titres usurpés de docteur. La liste est assez longue de député-e-s et ministres déchu-e-s : en 2011, Matthias Pröfrock (CDU), Silvana Koch-Mehrin, Margarita Mathiopoulos et Jorgo Chatzimarkakis (FDP) ; en 2012, Bijan Djir-Sarai (FDP) ; en 2013, la ministre de l’Éducation, Annette Schavan (CDU) ; en 2014, Gerd Müller (CSU)16. Dernière affaire d’une série, en février 2012, le président de la République Christian Wulff (CDU) renonce à sa fonction, après 70 jours d’intense controverse publique autour des largesses financières dont il a pu bénéficier auprès de ses contacts quand il était ministre-président de Basse-Saxe, ainsi que – et surtout – pour la pression qu’il a exercée sur le directeur de la rédaction de Bild pour qu’il ne publie pas une enquête le concernant. Ces affaires ont sans doute pu contribuer à la dénonciation publique d’une collusion au sein d’un champ politico-médiatique et alimenter la défiance émergente à l’encontre des médias et par-là contribuer à l’argumentation politique et complotiste17 de l’existence d’une presse mensongère (Lügenpresse), qui émerge à partir de 2013-201418.

Se servir de l’affaire zu Guttenberg pour rétablir les règles du jeu

7Ces affaires n’ont toutefois que peu à faire avec les stricts contours des relations entre les journa­listes parlementaires et les politiques. Une seule concerne l’espace de la politique fédérale et de la BPK : l’affaire zu Guttenberg. Elle fait l’objet d’un éclat médiatique, non pas directement à cause de la faute morale du ministre, mais pour des motifs internes au jeu : le non-respect des règles d’usages. Au travers cet épisode se joue non pas la question de la faute morale du plagiat, mais une autre faute : celle du non-respect du corps des journalistes politiques de la capitale, quasi-crime de lèse-démocratie.

  • 18 V. Lilienthal, I. Neverla, dirs., Lügenpresse, Köln, Kiepenheuer & Witsch, 2017.
  • 19 L’ensemble des citations sont tirées du procès verbal de la Pressekonferenz, 18 février 2011. Nous (...)
  • 20 N. Hubé, « Le Gouvernement peut-il parler d’une seule voix ? Institutionnalisation et délimitation (...)

8Le jour de la démission du ministre – le 18février 2011 – est un vendredi. Il s’y tient donc une conférence régulière de la Bundespresse­konferenz en présence des différents porte-parole ministériels, dont celui du gouvernement et du ministre de la Défense. Or à cette occasion, les journalistes « apprennent » qu’une conférence de presse parallèle est organisée par le ministre pour l’annonce (attendue) de sa démission19. Ce jour-là, les échanges sont très tendus, et les porte-parole font l’objet d’attaques très peu courtoises et diplomatiques. Si la première question posée par un journaliste de la deuxième chaîne de télévision publique est très neutre, la charge est portée par un membre ancien de la BPK (arrivé en 1982) et représentant de la presse régionale. Dès la première question, il se dit « abasourdi de voir que votre ministre est, à ce point, un lâche ». Il use par quatre fois de son droit de suite, « curieux de savoir, si la chancelière vous a également donné ce conseil, d’informer le public avec une telle lâcheté, ou bien, si elle vous a donné un autre conseil : aller courageusement sur le front ». Il finit par « faire la suggestion que nous interrom­pions cette farce. C’est du foutage de gueule au cube » ! La violence verbale n’est pourtant dénon­cée par personne. Les porte-parole s’en tiennent à une réserve silencieuse. « Je n’ai pas dans ma position à interpréter ou à commenter plus avant », répond ainsi le porte-parole du ministre. À l’inverse du ministre critiqué, les porte-parole respectent le cadre : l’invitation émane des journalistes, et il n’est pas possible de se lever et de quitter la salle au risque d’envenimer la situation. À situation exceptionnelle, répond ce jour-là un dispositif exceptionnel. Le président de la BPK, en personne, anime la conférence. Les journalistes objectivent cette situation : « c’est la raison précise pour laquelle c’est vous qui venez, Monsieur [le secrétaire d’État et porte-parole en chef du gouvernement], et non vos adjoints ». Le secrétaire d’État est rappelé à ses obligations constitutionnelles de chef du service d’informa­tion du gouvernement : « Vous, en tant que direc­teur du Bundespresseamt, vous considérez cela comme justifié et approprié ? », posant par-là les frontières juridiques de son poste régulièrement débattues devant la justice constitutionnelle20.

  • 21 E. Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991, p. 338-370.

9Au fond, pourtant, c’est moins la conférence extraordinaire elle-même qui semble critiquée que l’absence de toute transmission d’informa­tions sur son contenu aux « journalistes de la capitale ». Le non-respect du cadre passe pour un affront fait au corps des journalistes politiques et parlementaires. Les journalistes ne peuvent donc que nommer l’épisode tel qu’il apparaît : « une farce », terme qu’aurait utilisé Erving Goffman pour désigner une telle situation21. L’institution prend directement position : le président de la BPK dénonce « au nom du bureau » cette situation comme non conforme et « pas juste ». Fait doublement exceptionnel : le bureau a déjà pris une position ferme alors que l’institution est habituellement plutôt prudente dans ses réactions. Le Président de la BPK a bien cherché à sauver la face du gouvernement. La rupture franche n’est « pas dans nos traditions », répond-il au journaliste qui la demande. Rien n’y fait : le groupe dans son ensemble marque ses distances avec la pratique ministérielle en quittant la salle, parachevant l’affront fait au secrétaire d’État.

  • 22 « DJV rügt Informations politik nach Gutsherre-nart », communiqué du syndicat, 18 février 2011.

10Affront d’autant plus brutal que ces conférences sont destinées à la diffusion : ces images d’une salle vide sont humiliantes. Cette déclaration est suivie d’une prise de parole officielle du syndi­cat des journalistes – le Deutscher Journalisten Verband (DJV) –, qui le même jour, adresse un blâme au ministre de la Défense : « Ce n’est pas tolérable […] Il est attendu par les journalistes de la transparence de la part d’un membre du gouvernement fédéral, et non une politique d’in­formation au bon vouloir du Prince22. » Le soir même, le ministre adresse une lettre d’excuses aux journalistes sur un papier à en-tête… ne portant plus son titre de docteur !

  • 23 Entretien avec le chef de bureau du groupe de presse régionale Madsack, 25 juin 2015.

11Ces interactions donnent à voir un état particulier des relations de coopération-concurrence en Alle­magne. Si l’absence de réponse fait partie du rôle du porte-parole, l’absence de respect des règles devient un affront symbolique à l’institution journalistique. La présence muette de son porte-parole rend le cadre superflu. Ce qui fonde le sens de la Bundespressekonferenz est précisément cette double contrainte : le rituel de la rencontre et son jeu de questions-réponses ; mais aussi, la possibilité d’obtenir des réponses à des questions ouvertement posées. C’est d’ailleurs ce que pré­cise ce même journaliste de la presse régionale au cours d’un entretien. « [La BPK] n’est pas seulement une valse rituelle, où un jeu de questions-réponses est mis en scène. […] C’est aussi la possibilité d’obtenir plus d’informations, dans une situation [hésitations] disons, de concurrence. Ça vaut le coup. […] On peut faire le travail d’information dans le respect des règles traditionnelles de questions-réponses, en les submergeant [de questions], et cela sans limites et non par la fuite23. »

12Dans leurs plaidoyers pour la BPK, les journa­listes insistent tou-te-s sur ce sens institutionnel du lieu : maintenir un lieu de communication publique à l’initiative du groupe des journalistes, quels que soient les enjeux nouveaux du jeu poli­tique et médiatique, et qu’elles que soient les riva­lités auxquelles s’adonnent les journalistes. Les politiques lors de ces conférences ne « peuvent fuir » comme le précise ce même journaliste. Pour les membres de la BPK, même s’ils n’assistent pas tous à ces conférences, la légitimation de l’institution est la suivante : poser des questions politiques à la BPK et parfois de manière frontale, permet de garantir collectivement une position d’autorité vis-à-vis du public (le quatrième pou­voir et la démocratie) mais également vis-à-vis de leurs rédactions centrales (il y a une plus-value symbolique à être présent). Cela permet d’entretenir la façade publique de l’institution. Au final, cet épisode de très forte tension sert plutôt à renforcer la logique corporatiste de régulation des échanges entre soi.

(Des)investir les médias sociaux

  • 24 I. Borucki, Regieren mit Medien. Auswirkungen der Medialisierung auf die Regierungskommunikation de (...)
  • 25 S. Hong, S.H. Kim, « Political Polarization on Twitter : Implications for the Use of Social Media i (...)

13Au cours de cette même période, l’usage des réseaux socio-numériques (RSN) s’est généra­lisé. Les RSN fonctionnent en politique comme une contrainte (la possibilité de surveiller faits et gestes des élus) et une ressource de visibilité nouvelle (pour contourner les effets de la grande coalition). En Allemagne, les ministères ont fortement investi la construction de sites internet dédiés24. Ces RSN nécessitent un apprentissage nouveau de l’outil pour en faire « bon usage » et ne pas se laisser distancer dans cette course aux armements communicationnels que se livrent les agents politiques. Mais, là encore, ces usages des réseaux sociaux s’inscrivent dans les logiques de fonctionnement du champ politique fédéral. Si ces réseaux sont habituellement des lieux de la polarisation25, ils semblent ici peu appropriés à la logique politique, à la recherche permanente de compromis et à la gestion plus corporative de la part médiatique du jeu politique.

La Constitution contre les RSN ?

14L’objectif suivi par les journalistes comme les communicants semble ne pas être celui d’une continuation du combat politique en ligne. Là encore, les conférences de la BPK ont servi de lieu de définition du compromis entre groupes.

  • 26 D. Lasorsa, S. Lewis, A. Holton, « Normali­zingTwitter. Journalism practice in an emerging com­muni (...)
  • 27 Entretien avec le directeur-adjoint de la rédaction du Bild-Zeitung, secrétaire d’État en charge du (...)
  • 28 Entretien avec le responsable du bureau berlinois de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, 26 juin 201 (...)

15Le recours aux réseaux sociaux est en Allemagne relativement peu généralisé chez les journa­listes en général, et les journalistes politiques et parlementaires en particulier26. En 2015, le directeur-adjoint de la rédaction de Bild dressait ce constat : « Il n’y a aujourd’hui en Allemagne pas encore de majorité… [Hésitations] pas une grosse, mais une petite minorité seulement de twittos27. » Les journalistes parlementaires ne sont pas particulièrement prompts à faire usage de cet outil. Le responsable du bureau berlinois du quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung, n’a pas de compte Twitter et « ne veu[t] même pas savoir [ce que dit le porte-parole du gouver­nement]. Il ne peut qu’être extrême, non ?28. »

16Au cours de la campagne de 2017, la numéri­sation de l’Allemagne a d’ailleurs été un enjeu important de campagne.

  • 29 M. Revers, op. cit.
  • 30 Bundespressekonferenz, Procès verbal de la Pres­sekonferenz, 25 mars 2011, p. 11.
  • 31 Ibid., p. 13.

17L’introduction d’un tel outil dans la pratique de communication du gouvernement a été perçue comme une rupture par le politique de l’équilibre de ces transactions. Il ne faut pas que l’usage de ce nouvel outil vienne déplacer les relations presse-politique auprès d’un autre public plus amateur29. L’un des premiers tweets du porte-parole du gouvernement fait l’objet, quelques semaines après l’épisode précédent, d’un accro­chage. Après avoir ouvert son compte le 28 février 2011, le porte-parole de la chancelière diffuse, le 22 mars, une information concernant un déplacement de la chancelière aux États-Unis en juin. Cette information très institutionnelle entraîne une nouvelle confrontation publique. Lors de la conférence de presse du 25 mars, il est reproché aux services de la chancelière de « contourner » la Bundespressekonferenz, et, là encore, de ne plus respecter les contraintes légales d’information du Bundespresseamt, en privilégiant d’abord les réseaux sociaux. Or il est du rôle du Bundespresseamt d’informer avant tout les journalistes. « Faut-il [qu’en plus des canaux habituels] les correspondants suivent tous les jours, et 24 heures sur 24, le fil d’informations de twitter30 », s’interroge l’un des journalistes, dénonçant cette course aux armements. La cri­tique est clairement destinée au maintien d’une orthopraxie conservatrice et à la fermeture du jeu politique aux seuls agents légitimes (journalistes politiques et agents politiques). Pour les journa­listes, il importe de ne pas perdre leur centralité dans le jeu. En la matière, le porte-parole adjoint de la chancelière cherche à être rassurant et à ne pas remettre en cause le travail des journalistes : « Mon quotidien est de répondre à vos questions. Je ne vois pas, dans cette situation, une nouvelle évolution, mais simplement la base de notre travail, du vôtre comme du mien31. » Il s’inclut pleinement dans cette nouvelle donne.

Illustration 1 : Siège de campagne de la CDU à Berlin – septembre 2017

Source : photographie de l’auteur

  • 32 C. Nuernbergk, « Netzwerke politischer Journalis­ten : Analyse der Twitter-Accounts der Mitglieder (...)
  • 33 D. Lasorsa, S. Lewis, A. Holton, art. cit.
  • 34 C. Nuernbergk, art. cit.
  • 35 I. Borucki, U. Jun, « Regierungskommunikation im Wandel – Politikwissenschaftliche Perspektiven », (...)
  • 36 I. Borucki, « Regierungen auf Facebook - distribu­tiv, dialogisch oder reaktiv ? Eine Bestandsaufna (...)

18Pour autant, cette inquiétude vis-à-vis des réseaux sociaux reste partagée. Une étude menée en 2014 auprès des journalistes de la BPK objective cette croyance de la part des journalistes. Seul un peu plus d’un quart des membres de la BPK (26,6 %, soit 223 journalistes) dispose d’un compte twitter, et les deux tiers d’entre eux (62 %, soit 135 comptes sur les 218 publics) avaient publié moins de 500 messages32. De surcroît, les usages par les journalistes des possibilités de mise en contact, de sociabilité ou de sourçage d’informations sont assez réduits33. Ils préfèrent utiliser le média comme poursuite de leur travail d’information factuelle à destination du public, plutôt peu clivant en ne cherchant pas la confrontation avec les politiques34. Ils restent dans leur rôle de journalistes parlementaires pré­servant les frontières du jeu politique fédéral, tout comme peuvent le faire les services d’information du gouvernement35. Les RSN « sont sans doute, soit pas encore pris au sérieux comme canal de diffusion de l’information, soit qu’ils considèrent que le dialogue avec les usagers, dont l’attitude online est partiellement inappropriée, n’est pas désirée36. » Les travaux de recherche réfutent l’idée d’une campagne permanente en ligne.

Le relatif désengagement numérique

  • 37 S. Stier, A. Bleier, H. Lietz, M. Strohmaier, « Elec­tion Campaigning on Social Media : Politicians (...)
  • 38 C. Holtz-Bacha, R. Zeh, « Tweeting to the Press ? Effects of Political Twitter Activity on Offline (...)
  • 39 Discussion avec la responsable campagne numé­rique de la CDU, notes de terrain 21 septembre 2017, D (...)

19Les RSN servent avant tout à informer le public des différentes manifestations en cours et à donner des gages aux publics proches politique­ment37. L’application de micro messagerie sert à publier des positions officielles aux journalistes38. Comme a pu nous l’expliquer la responsable de la campagne digitale de la CDU en 2017, une bonne campagne est une campagne où tout est disponible aux militant-e-s et adhérent-e-s, où les effets de reprises sont bons, et non pas pour poursuivre le débat politique par un autre moyen39. Les ripostes-party ne sont pas la norme. On comprend mieux le recours à un hashtag peu compréhensible pour les non-initié-e-s lors de cette campagne de 2017 pour la CDU : #fedid­wgugl. Forme contractée d’un des slogans de campagne - « Für Ein Deutschland, In Dem Wir Gut Und Gerne Leben » [« Pour une Allemagne, où l’on peut bien, et bien volontiers, vivre »] – le parti est contraint de l’expliciter pour qu’il soit compréhensible (voir illustration).

20Lorsqu’on regarde les usages de Twitter par les ministres (tableau 1), et les responsables de partis, on ne peut qu’être frappé par la parcimonie dans leurs usages de l’outil. Ce tableau donne raison au porte-parole du gouvernement Merkel qui affirmait, en 2011, ne pas vouloir utiliser cet outil au détriment des techniques habituelles. En mars 2020, la chancelière et le ministre de l’Intérieur n’ont pas (ou plus) utilisé leurs comptes Twitter. Il en va de même pour le compte officiel du gou­vernement, dont l’accès renvoie directement à celui du porte-parole. Depuis l’ouverture de son compte en février 2011, Steffen Seibert compte 930 095 abonnés et n’a publié que 12 100 postes, soit moins de quatre postes par jour sur la période. Ce chiffre peut être considéré comme plutôt bas, au regard de sa permanence à cette fonction. De même, réputé twittos invétéré, Peter Altmeier (CDU, ancien ministre délégué à la chancellerie, Bundeskanzleramt et actuel ministre de l’Éco­nomie) réunit 261 151 followers et n’a posté que 11 200 messages, depuis janvier 2011. En passant de la politique allemande à la politique européenne, Ursula von der Leyen passe en quelques mois de 2395 abonnés (et 4 postes) de juin 2009 à juin 2018 à 222 220 abonnés (et 355 messages) depuis juillet 2019.

21À titre de comparaison, et à la même période, le compte officiel d’Emmanuel Macron compte 4 551 443 abonnés (et 8 796 postes), tandis que le compte du gouvernement français compte 650 732 abonné-e-s, celui de l’Élysée 2 381 731 et celui de Matignon 92 973. Aussi, le ministère des Affaires étrangères, en France, est bien plus présent sur les réseaux sociaux (1 131 080 abon­nés pour 34 00 tweets depuis avril 2009) que ses homologues allemands (689 014 abonnés pour 19 700 micromessages depuis mars 2011). Enfin, les responsables partisans semblent moins se ser­vir de cet outil pour exister que leurs homologues français ; et cela est d’autant plus vrai pour les partis faisant a priori usage des réseaux sociaux dans une fonction tribunitienne. Ainsi Jean-Luc Mélenchon compte 2 096 579 abonné-e-s et la France Insoumise 90 955 alors que le compte officiel de Die Linke compte 290 849 abonné-e-s et sa responsable, Sahra Wagenknecht 421 078 ;

Nom

Parti

Fonction

Date création

Abonnés

Tweets

Angela Merkel

CDU

chancelière

Juin 2014

57 574

17

Steffen Seibert

Porte-parole du gouvernement

Février 2011

930 0995

12 100*

Peter Altmeier

CDU

ministre de l’Économie

Janvier 2011

261 151

11 200*

Ursula von der Leyen

CDU

ministre de la Défense puis

Présidente de la Commission Européenne

Juin 2009

Juillet 2019

2395*

222 220

4**

355

Heiko Maas

SPD

ministre des Affaires étrangères

Mars 2009

355 078

5932

Olaf Scholz

SPD

ministre des Finances

Mai 2009

63185

4636

Horst Seehofer

CSU

ministre de l’Intérieur

Août 2018

1299

9

Bundesregierung

Juin 2009

6 064

4

AÀ (Aff. étrangères)

Mars 2011

689 014

19 700*

CDU

Parti politique

Février 2009

308 911

23 100*

SPD

Parti politique

Mars 2009

379 776

44 300*

AFD

Parti politique

Sept. 2012

158 054

21 100*

FDP

Parti politique

Mai 2009

357 757

14 100*

Grünen

Parti politique

Avril 2008

502 496

18 600*

CSU

Parti politique

Février 2009

201 694

16 400*

Die Linke

Parti politique

Juin 2009

290 849

29 400*

Annegret Kramp-Karren­bauer

CDU

ministre de la Défense

Cheffe du parti

Juin 2009

98 702

8 074

Christian Lindner

FDP

Chef de parti

Mars 2010

384 956

15 500*

Markus Söder

CSU

ministre président Bavière

Chef de parti

Août 2012

58 718

2532

Alice Weidel

AfD

Cheffe de parti

Février 2017

96 523

2604

Björn Höcke

AfD

Responsable de la section de Thuringe –

aile radicale du parti « Die Flügel »

Septembre 2014

38 270

939

Saskia Esken

SPD

Cheffe de parti

Mars 2016

52 703

33 600

Norbert Walter-Borjans

SPD

Chef de parti

Mai 2013

35 672

4 570

Annalena Baerbock

Grünen

Cheffe de parti

Novembre 2013

69 265

3 281

Cem Özdemir

Grünen

Ancien tête de liste

Janvier 2009

172 775

10 400*

Katrin Görin-Eckardt

Grünen

Ancienne tête de liste

Juillet 2012

157 503

15 400*

Sarah Wagnenknecht

Die Linke

Cheffe de parti

Juin 2009

421 078

1483

Gregor Gysi

Die Linke

Ancien chef de parti

Octobre 2012

354 363

2166

22Tableau1 : Volume d’abonné-e-s et de tweets des principaux agents politiques fédéraux en mars 2020

Source : Comptes Twitter officiels des personnes concernées, relevés au 12 mars 2020

Légende : * Les données récupérées sur le site sont indiquées en « k tweets » pour des chiffres dépassant les 9 999 messages. Ces chiffres sont ici donc un arrondi au millier inférieur ; ** Comptage effectué en juin 2018 quand Ursula von der Leyen était ministre de la Défense.de même, l’AfD n’a que 158 054 abonné-e-s et sa responsable Alice Weidel, 96 323 tandis que le Front/Rassemblement national en comptabilise 245 717 et sa leader, Marine Le Pen, 2 360 445 !

Quand le youtubeur se met au service du journalisme parlementaire

23Les journalistes de la BPK ne sont toutefois pas en dehors des évolutions du numérique mais cherchent à en garder une maîtrise relative et à entretenir les interactions interpersonnelles comme source d’information. Au début de l’année 2014, le bureau de la BPK admet un youtubeur au sein de son corps de journalistes.

24Ce journaliste de 28 ans joue alors de son patro­nyme : « Jung » signifiant jeune. Il dispose depuis 2013 d’un programme sur YouTube « Jung & Naiv – Politik für Desinteressierte » [Jung/Jeune et naïf : Politique pour désintéressés » (http://www.jungundnaiv.de/​), diffusé sur la chaîne de télévision privée Joiz. Il a été connu lors de la campagne électorale de 2013 en allant interroger les différents candidats et responsables politiques sur un ton désinvolte et des questions « naïves », sans coupe au montage. À ce titre, il remplissait les critères d’adhésion à la BPK : employé d’une chaîne couvrant la politique fédérale. À partir de 2014, il consacre un programme à la BPK. D’apparence hétérodoxe sur la forme (se mettant en scène dans l’espace de la conférence), il est au fond légitimiste. Son projet est celui d’un ré-enchantement du jeu politique, pleinement en accord avec l’ethos professionnel des journalistes politiques.

Q. Pourquoi tu poses [aux politiques] des questions ?

R. […] Pour qu’ils deviennent crédibles. Du moins pour qu’on puisse montrer les questions qu’on ne peut pas poser. Ça se voit sur la tête du porte-parole […] Le public le voit bien quand ils mentent. Ce qui est nouveau, c’est de montrer ça. Sur un procès-verbal, on ne le voit pas ! […] Je ne pose que des questions qui m’intéressent à titre personnel. Il ne s’agit pas de les blâmer. [Intervention de son assistant producteur : Ils le font tout seuls…]

Q. Quels sont justement ces thèmes ?

  • 40 Toutes les citations sont tirées d’un entretien avec Tilo Jung : 1er juillet 2015

R. Les thèmes d’intérêt général : les réfugiés, les guerres, la participation allemande [aux opérations militaires], les relations germano-américaines. […] Il faut évidemment qu’il y ait un intérêt d’actualité. […] Nous, on veut montrer comment le gouvernement informe, et comment le gouvernement argumente. [Un peu plus tard dans l’entretien] L’objectif est aussi qu’avec nos questions… peut-être qu’avec nos questions quelqu’un autour de Merkel entend les questions qu’on pose. Cette remontée est aussi importante40.

25Le format choisi par le journaliste répond aux attentes du journalisme pratiqué à la BPK : poser des questions aux porte-parole sans leur laisser la possibilité de se défausser, retranscrire cette parole le plus fidèlement possible. À ses yeux, et articulé aux attendus du lieu, c’est une manière de résister aux pratiques communicationnelles et aux éléments de langage, antithèse honnie par les journalistes du parler vrai : « Les porte-parole sont des professionnels du verbe qui ne fait pas nécessairement sens… où chacun peut y mettre ce qu’il veut. […] On les énerve. Mais tout le monde comprend qu’on est dans une relation professionnelle. […] Au gou­vernement, ils savent que c’est notre boulot. Si on est sérieux, tout le monde devrait comprendre que les relations entre journalistes parlementaires [Hauptstadtjournalisten] et le gouvernement doivent être concurrentielles. Non pas d’oppo­sition, mais concurrentielles. Et ça, ça manque dans le journalisme allemand ».

26Usant du droit de suite et de la maîtrise du droit d’initiative des questions par les journalistes, il se fait fort d’agacer les porte-parole sur certains sujets, comme le mariage pour tous, qui a été l’un des points fuyants du troisième gouvernement

27Merkel : « Les collègues nous disent, mais pour­quoi vous posez les questions alors que vous savez très bien quelle va être la réponse ? Justement ! Les faits bougent et nous, on veut montrer que le gouvernement, lui, ne bouge pas. Malgré ces faits. Cette non-réponse, c’est une réponse ! »

  • 41 M. Nieberding, « Ein Typ zum Kuscheln », Frank- furter Allgemeine Zeitung, 31 mai 2014.

28Jeune entrant aux propriétés atypiques, il se joue des règles de la BPK pour rester dans l’institution malgré l’hétérodoxie principale de son émis­sion : la mise en scène de soi. Il ne garde et ne monte que les questions-réponses posées par lui, refusant de facto le jeu collectif du groupe, qui peut considérer qu’il en vient à « monopoliser la parole ». Son entreprise est toutefois sanctionnée positivement par la profession : en 2013 comme en 2014, il est plusieurs fois nommé pour des prix de journalisme (Axel-Springer, Grimme Online Award, DeutschenFernsehpreis). Pour préserver son positionnement, il se garde bien d’être associé aux émissions satiriques. Ce n’est « pas la même chose. Il faut laisser aux citoyens la capacité de s’informer et pas juste de rire », nous dit-il. Surtout, il sait donner les gages aux membres, en jouant du off, en ne mettant jamais en scène des images ou des propos volés : il ne diffuse que des propos officiellement et publiquement tenus... en réponse à ses seules questions. Sa mise en scène de soi fait l’objet d’un travail à destination des médias. Dans un article de la très sérieuse FAZ, la journaliste ironise sur « ce type qu’on a envie de câliner », jouant de son apparence physique mais dont la pratique quotidienne est loin d’être aussi distante que la mise en scène qu’il donne à voir. « On se connaît », est-il écrit en légende d’une des deux photographies accompagnant l’article, le mettant en scène en discussion en off avec le porte-parole du gouvernement41.

  • 42 S. La Sala Urbain, « Le Petit Journal ou la séduc­tion de l’infotainment », Télévision, n° 4(1), 20 (...)

29Tout se passe comme si son émission participait à la légitimation de cette institution ancienne, désormais ouverte et accessible à un public jeune, tout en préservant les contours de la pratique intacts : il ne donne jamais à voir que des choses tenues on-the-record. À la différence des anima­teurs d’émissions de talk-show ou satiriques42, il ne s’agit pas pour lui de dénoncer la stratégie de communication par une attention aux coulisses ou aux conversations en off. Au contraire, il préserve par ses interactions l’enclosure de l’espace des conférences de la BPK en respectant la parole prononcée.

30*

31Construites sur le temps long de la politique fédérale d’après-guerre, ces pratiques d’échanges et de coproduction de l’information entre les journalistes parlementaires et les communicants gouvernementaux ont su maintenir un monde clos où les échanges de coopération sont permanents et les distances symboliques jalousement gar­dées. Ces pratiques ne relèvent pas de l’ordre du silence contraint pour les journalistes, mais plutôt de l’obligation qui s’impose à tous les acteurs de respecter les conventions du champ autour d’une régulation corporatiste au sein de l’espace restreint de la BPK et de la Capitale fédérale. L’arrivée de l’AfD vient quelque peu bousculer ce cadre avec une stratégie de polarisation du jeu et de dénonciation de cette « presse du mensonge ».

  • 43 Notes de terrain, 21 et 22 septembre 2017, DAAD-Wahlbeobachtungsreise.

32Tout au long de la campagne de 2017, les res­ponsables de campagne ainsi que les directeurs de médias se sont ainsi trouvés « coincés » dans la réponse à apporter au parti, qui se joue de ce refus des conventions politiques : la responsable du parti quitte brusquement le débat télévisé, les journalistes sont critiqués, etc. La respon­sable du bureau berlinois du Spiegel ainsi qu’un journaliste de la rédaction du Spiegel online déclarent avoir pensé au printemps organiser les services pour faire du fact-checking, mais « au regard de la tournure de la campagne, marquée par le consensus » des partis, les journalistes ont préféré ne pas investir cet outil, qui aurait contribué à leurs yeux à renforcer les opinions des électeurs de l’AfD43, qui s’inscriraient dans un autre « registre de croyance » autour de leur vérité. Cela n’a toutefois pas empêché l’une des responsables du parti, Frauke Petry, de prendre tout le monde par surprise, au lendemain de l’élection, le 25 septembre 2017, en annonçant son intention de siéger en dehors du groupe AfD qu’elle trouve trop à droite lors d’une conférence de presse… tenue au sein de la Bundespresse­konferenz, manière de marquer (malgré tout) son acceptation des règles du jeu médiatique ! Début de l’entrée de ce parti dans l’espace régulier du jeu politico-médiatique.

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Notes

1 N. Hubé, La « politique des chemins courts ». Une sociologie politique et historique des relations presse-politique en Allemagne (1918-2018), mémoire original pour l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2018.

2 D. Hallin, P. Mancini, Comparing media system. Three models of media and politics, Cambridge, Cam­bridge University Press, 2004.

3 Du fait du fédéralisme, nous désignerons par jour­nalistes parlementaires les journalistes politiques, envoyés en tant que correspondants de leurs rédactions dans la capitale fédérale.

4 N. Hubé, « L’économie des échanges symboliques de la politique allemande », in Aldrin P., Bargel L., Bué N, Pina C., dir., Politiques de l’alternance. Sociologie des changements (de) politiques, Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2016, p. 336-356.

5 R.R. Korte, « Präsidentielles Zaudern. Der Regie­rungsstil von Angela Merkel in der Großen Koalition 2005-2009 », in Bukow S., Seemann W., dirs., Die Große Koalition, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwis­senschaften, 2010, p. 102.

6 M. Glaab, « Politische Führung und Koalitions management Angela Merkels – eine Zischenbilanz zu den Regierungen Merkel I, II und III » in Gassert P., Hennecke J., dir., Koalitionen in der Bundesrepublik. Bildung, Management und Krisen von Adenauer bis Merkel, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2017, p. 247-286.

7 W. Schulz, Medien und Wahlen, Wiesbaden, Springer VS, 2015, p. 54.

8 Ibid. ; M. Leidecker, J. Wilke, « Langweilig ? Wieso langweilig ? : Die Presseberichterstattung zur Bundes­tagswahl 2013 im Langzeitvergleich », in Holtz-Bacha C., dir., Die Massenmedien im Wahlkampf. Die Bun­destagswahl 2013, Wiesbdaden, Springer VS, 2015, p. 145-172.

9 C. Reinemann, P. Baugut, « German Political Journalism Between Change and Stability », in Kuhn R., Nielsen R.K., eds., Political Journalism in Tran­sition. Western Europe in a Comparative Perspective, London/New-York, I.B. Tauris, 2014, p. 73-92 ; P. van Aelst et al., « Political communication in a high-choice media environment : a challenge for democracy ? », Annals of the International Communication Associ­ation, 41 (1), 2017, p. 3-27 ; F. Esser, J. Strömbäck, dirs., Mediatization of Politics. Understanding the Transformation of Western Democracies, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014.

10 Par exemple : N. Minkmar, Der Zirkus. Ein Jahr im innersten der Politik, Frankfurt am Main, S. Fischer, 2013 ; J. Trittin, Stillstand Made in Germany. Ein anderes Land ist möglich !, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2014.

11 C. de Vreese, F. Esser, D. Hopmann, Eds., Com­paring political journalism, London, Routledge, 2017.

12 Ce travail repose sur une série d’entretiens auprès de journalistes politiques, de communicants ministé­riels et d’acteurs politiques, ainsi qu’une série d’obser­vations des réunions de la Bundespressekonferenz entre 2010 et 2017, ainsi qu’une mission d’observation des élections fédérales en septembre 2017. Pour plus de précisions : N. Hubé, op. cit., 2018 ; voir aussi : M. Revers, Contemporary Journalism in the US and Ger­many. Agents of Accountability, New-York, Palgrave MacMillan, 2017.

13 Héritier d’une famille aristocratique bavaroise et d’une longue lignée politique, il a un cursus ascendant rapide : élu au Bundestag en 2002 à 31 ans, il soutient son doctorat en droit en 2007. L’année d’après il est élu secrétaire général de la CSU, nommé ministre de l’Économie en 2009 dans les derniers mois du premier gouvernement Merkel avant d’être reconduit à la Défense dans le second.

14 A. Holbach, Karl-Theodor « zu Guttenberg : Vom makellosen Politstar zum Lügenbaron. Eine qualitati­ve Frame-Analyse von Zeitschriftenartikeln vor und nach dem Plagiatsskandal », in Lünenborg M, Sell S., dir., Politischer Journalismus im Fokus der Journa­listik, Wiesbaden, Springer VS., 2015, p. 91-112 ; C. Reinemann, P. Baugut, art. cit.

15 http://de.vroniplag.wikia.com/wiki/Home (consul­té le 11 mars 2018). Le nom du wiki fait référence à la fille d’Edmund Stoiber, homme fort de la CSU et de la Bavière, candidat pour la droite face à Gerhard Schröder en 2002. Sa fille Veronika a perdu son titre de docteure pour plagiat.

16 Au-delà de l’entreprise de morale, ces affaires nous renseignent sur le poids du titre scolaire comme capital politique et symbolique dans les carrières politiques allemandes et comme marqueur social. P. Manow, P. Flemming, « Der Titel als politisches Dis­tinktionsmerkmal ? Eine Untersuchung akademischer und adeliger Wahlbewerber zum Deutschen Bundestag 1949-1990 », Zeitschrift für Politikwissenschaft, 21(4), n° 2011, p. 531-551.

17 Par exemple : U. Ulfkotte, Gekaufte Journalisten : Wie Politiker, Geheimdienste und Hochfinanz Deutsch­lands Massenmedien lenken, Rottenburg, Kopp, 2014.

18 V. Lilienthal, I. Neverla, dirs., Lügenpresse, Köln, Kiepenheuer & Witsch, 2017.

19 L’ensemble des citations sont tirées du procès verbal de la Pressekonferenz, 18 février 2011. Nous remercions le bureau de la BPK de nous avoir donné accès. Archives de la BPK, classeur « Bundespres­sekonferenzen decken auf/hinterfragen. EineZusam­menstellung », non daté.

20 N. Hubé, « Le Gouvernement peut-il parler d’une seule voix ? Institutionnalisation et délimitation du rôle du porte-parole du gouvernement fédéral allemand (1949-2015) », Revue française d’administration publique, n°171, 2019, p. 681-696.

21 E. Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991, p. 338-370.

22 « DJV rügt Informations politik nach Gutsherre-nart », communiqué du syndicat, 18 février 2011.

23 Entretien avec le chef de bureau du groupe de presse régionale Madsack, 25 juin 2015.

24 I. Borucki, Regieren mit Medien. Auswirkungen der Medialisierung auf die Regierungskommunikation der Bundesregierung von 1982-2010, Opladen/Berlin/Toronto, Barbara Budrich Verlag, 2014, p. 273.

25 S. Hong, S.H. Kim, « Political Polarization on Twitter : Implications for the Use of Social Media in Digital Governments », Government Information Quaterly, n° 33(4), 2016, p. 777-782.

26 D. Lasorsa, S. Lewis, A. Holton, « Normali­zingTwitter. Journalism practice in an emerging com­munication space », Journalism Studies, 13(1), 2012, p. 19–36 ; M. Revers, op. cit.

27 Entretien avec le directeur-adjoint de la rédaction du Bild-Zeitung, secrétaire d’État en charge du porte-parolat des gouvernements Schröder I et II, 17 juin 2015.

28 Entretien avec le responsable du bureau berlinois de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, 26 juin 2015.

29 M. Revers, op. cit.

30 Bundespressekonferenz, Procès verbal de la Pres­sekonferenz, 25 mars 2011, p. 11.

31 Ibid., p. 13.

32 C. Nuernbergk, « Netzwerke politischer Journalis­ten : Analyse der Twitter-Accounts der Mitglieder der Bundespressekonferenz und ausgewählter Top-Journa­listen », in, Neuberger C., Langenohl S., Nuernbergk C., Eds., Social Media und Journalismus, Düsseldorf, Landesanstalt für Medien Nordrhein-Westfalen (LfM), 2014, p. 93.

33 D. Lasorsa, S. Lewis, A. Holton, art. cit.

34 C. Nuernbergk, art. cit.

35 I. Borucki, U. Jun, « Regierungskommunikation im Wandel – Politikwissenschaftliche Perspektiven », Raupp J., Kocks J.N., Murphy K., Eds., Regierungs­kommunikation und staatliche Öffentlichkeitsarbeit, Wiesbaden, Springer VS, 2018, p. 25-46.

36 I. Borucki, « Regierungen auf Facebook - distribu­tiv, dialogisch oder reaktiv ? Eine Bestandsaufnahme », in Henn P., Frieß D., Eds., Politische Online-Kommu­nikation : Voraussetzungen und Folgen des strukturel­len Wandels der politischen Kommunikation, Berlin, Digital Communication Research, n° 3, 2016, p. 69.

37 S. Stier, A. Bleier, H. Lietz, M. Strohmaier, « Elec­tion Campaigning on Social Media : Politicians, Audi­ences, and the Mediation of Political Communication on Facebook and Twitter », Political Communication, n° 35(1), 2018, p. 50-74.

38 C. Holtz-Bacha, R. Zeh, « Tweeting to the Press ? Effects of Political Twitter Activity on Offline Media in the 2013 German Election Campaign », in Davis R., Holtz-Bacha C., Just M., Eds., Twitter and Elections around the World. Campaigning in 140 Characters or less, New-York, Routledge, 2017, p. 27-42.

39 Discussion avec la responsable campagne numé­rique de la CDU, notes de terrain 21 septembre 2017, DAAD-Wahlbeobachtungsreise.

40 Toutes les citations sont tirées d’un entretien avec Tilo Jung : 1er juillet 2015

41 M. Nieberding, « Ein Typ zum Kuscheln », Frank- furter Allgemeine Zeitung, 31 mai 2014.

42 S. La Sala Urbain, « Le Petit Journal ou la séduc­tion de l’infotainment », Télévision, n° 4(1), 2013, p. 105-123.

43 Notes de terrain, 21 et 22 septembre 2017, DAAD-Wahlbeobachtungsreise.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Hubé, « Laver son linge sale en famille. Gérer les contraintes de la médiatisation du politique en Allemagne »Quaderni, 101 | 2020, 47-61.

Référence électronique

Nicolas Hubé, « Laver son linge sale en famille. Gérer les contraintes de la médiatisation du politique en Allemagne »Quaderni [En ligne], 101 | Été 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1679 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1679

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Auteur

Nicolas Hubé

Centre de recherche sur les Médiations (CREM)
Université de Lorraine

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Droits d’auteur

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