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Dossier

L’aura transformée des communicants

Emmanuel Taïeb et Étienne Candel
p. 5-8

Texte intégral

1Jacques Pilhan, Jacques Séguéla, George Stephanopoulos et James Carville, loués pour avoir fait gagner Bill Clinton (ils sont au centre du documentaire The War Room, de Chris Hegedus et D. A. Pennebaker, sorti en 1993), Alastair Campbell, éminence grise de Tony Blair, Stéphane Fouks ou Anne Méaux aujourd’hui, incarnent ou ont incarné à leur manière la figure triomphante du conseiller en communication politique. Adeptes du marketing politique, gourous des médias, mages modernes, les « chargés de com’«  ont pu paraître, en leur temps, manipuler, dans l’ombre, des outils et des savoirs ésotériques, utilisant notamment grands nombres et données agrégées issus d’études et de sondages (ce qu’on n’appelait pas encore le big data). Les années 1980 et 1990 ont ainsi cristallisé cette croyance que la communication fait l’élection et qu’elle permet ensuite de gérer le mandat, ou qu’une crise politique peut être désamorcée par une série d’actions précises… C’est d’ailleurs pour analyser l’émergence de cette idéologie de la communication qu’a été fondée notre revue. La croyance a percé égale­ment que les hommes politiques seraient sous l’influence de ces étranges conseillers du soir au pouvoir occulte, sortes de Raspoutine modernes qui seraient la source des mauvaises décisions (au hasard, la dissolution désastreuse pour la droite de l’Assemblée nationale en 1997). Il aura fallu en tout cas que les hommes et les femmes politiques s’habituent à voir les communicants envahir leur entourage et leur prodiguer séances de coaching et avis experts, prenant la place stéréotypée, dans l’imaginaire collectif, du conseiller du roi – et le plus souvent de son mauvais conseiller.

2Même si la propagande électorale caractérise tout le XXe siècle, y compris dans ses dérives totalitaires de manipulation des masses, la démocratisation des médias a popularisé l’idée qu’en politique une bonne affiche, un sondage bien mené, un bon passage télé, ou une bonne formule pouvaient faire la différence. La croyance – encore ancrée aujourd’hui – que le « duel du second tour » de l’élection présidentielle peut faire basculer les « indécis » et doit comporter divers morceaux de bravoure des candidats, a conduit à une dramatisation de ses enjeux et à une sophistication invraisemblable de sa mise en scène. Sous la houlette du réalisateur Serge Moati, les plans de coupe ont été bannis, l’éclai­rage revu et la longueur de la table mesurée au millimètre, pour les débats auxquels participait François Mitterrand. Ces obsessions formelles ont surtout conduit à personnaliser la discussion politique, voire à la dépolitiser et à la désocio­logiser, alors qu’en parallèle, inlassablement, la sociologie électorale n’avait pourtant pas cessé d’insister sur les déterminants sociaux du vote, dans l’explication de la victoire et de la défaite, même si les indicateurs sont devenus plus labiles au fil du temps.

3Au cœur de la fiction, la figure du communicant s’est aussi imposée. Dans la série humoristique Spin City, c’est tout l’entourage du maire de New York qui se mobilise quotidiennement pour lui sauver la mise et réparer ses maladresses quand, précisément, il s’exprime sans leur truchement. La série française, Les Hommes de l’ombre met au cœur de son récit des personnages de communicants, capables littéralement de façonner un candidat et, par d’habiles dosages, lui permettre de l’emporter. On retrouve ce même mouvement dans la récente saison 3 de Baron Noir, avec le personnage de Naïma Meziani, présentée comme une pythie capable de renverser une situation, et que le héros, Philippe Rickwaert rejoint d’ailleurs dans un chalet reculé au milieu d’une tempête de neige, comme s’il lui fallait accomplir un saut dans le fantastique pour mettre fin à sa traversée du désert. L’Exercice de l’État, film de Pierre Schoeller (2011), propose une scène cocasse qui résume bien l’image qu’ont pu avoir les commu­nicants, et surtout ceux qu’ils conseillent : telle une marionnette, le ministre des Transports répète mécaniquement les mots que sa conseillère en communication lui met en bouche. Ces fictions peinent cependant à explorer le jeu politique au-delà du champ politique central, et la figure massive de l’électeur y est rarement convoquée. Tout se passe au plus haut niveau, dans des conflits interpersonnels qu’il faudrait régler dans l’idéal sans repasser par un suffrage populaire bien trop incertain.

4À l’inverse, nombre d’hommes et de femmes politiques jouent l’authenticité et le « parler vrai », en rappelant bien qu’ils n’ont pas besoin de communicants et qu’ils entendent s’adresser directement à leurs électeurs et leurs administrés. Si l’on songe par exemple au style politique brut, gouailleur voire vulgaire, d’un Georges Frêche ou d’un Patrick Balkany, on s’étonnera moins aujourd’hui du contenu des tweets d’un Donald Trump. Car l’autre cristallisation, qu’examine le dossier de ce numéro, est la démocratisation actuelle des réseaux sociaux numériques, qui autorise non seulement une communication directe des politiques, sans le truchement de quelconques gate-keepers désormais marginali­sés, mais qui rebat complètement les cartes de la communication et de la publicité politique. Quand on peut s’adresser gratuitement à des millions de followers, souvent acquis à la cause, il devient moins urgent de faire la cour à une chaîne de télévision pour obtenir un passage au journal de 20 heures. Quand on peut ciseler sa pensée en un message court et puissant qui sera repris par tous les journalistes du pays, il devient moins utile d’organiser un coûteux meeting ou de risquer un discours improvisé. Les chiffres donnent le ver­tige : au début des années 2010, Barack Obama avait 10 millions d’abonnés sur Twitter, talonné de près par Hugo Chavez. Si actuellement le brésilien Jair Bolsonaro en a près de 7 millions, Donald Trump culmine à 82 millions ! Certes, les « anciens » modes d’adresse à la population n’ont pas disparu, et il y a toujours des discours, des interventions institutionnelles, des débats télévisés, mais la parole sur les réseaux sociaux vient puissamment redoubler le monde habituel de la parole politique.

5La communication à l’heure des dits réseaux sociaux numériques affecte l’exercice même de la politique, en replaçant le verbe des chefs au centre de l’activité politique, en court-circuitant les militants, les appareils partisans et les médias. Si la parole sur les réseaux sociaux autorise le débat d’idées, parce qu’elle est entendue par tous, elle contient aussi sa part de populisme, en créant artificiellement un lien direct entre le leader et son « peuple ». En français, le mot malsonnant de « désintermédiation » renvoie à ce mécanisme bonapartiste d’une parole venue d’en haut qui ne rencontrerait aucun obstacle. Le style direct d’un tweet ou d’une vidéo peut laisser penser à celui qui le reçoit qu’il ne s’adresse qu’à lui, que le président lui parle à l’oreille, et qu’il peut partager avec lui des réactions et des sensations brutes. Les tweets de Trump se situent ainsi très souvent sur un registre émotionnel, sur un registre de la spontanéité et du sens commun, qui accroît chez le destinataire l’impression qu’il comprend immédiatement ce que fait et dit le chef, et donc finalement qu’il peut entrer en politique par ce biais.

6L’usage intense des réseaux sociaux remet en cause l’idée même de « gaffe » politique. Si quelques tweets ont fait l’objet de rectification, Trump survit à des énormités monumentales, comme à des propos injurieux ou qui ne s’encombrent pas de la subtile langue diplomatique. Le flot de nouveaux messages vient submerger ceux qui pouvaient être problématiques, donnant le sentiment que l’acteur politique est toujours actif, qu’il survit à tout, et qu’il ne saurait être blâmé quand, comme tout un chacun, ses mots dépassent sa pensée. Ratés, les termes sont donc sans grande conséquence, car d’autres les suivent, mais réussis ils construisent l’idéologie, l’image de l’élu, et peuvent devenir performatifs. Lors de la crise du coronavirus, en mars-avril 2020, on a bien vu comment Trump ou Bolsonaro pouvaient simplement se payer de mots, et annoncer l’exis­tence d’un médicament miracle, dans une période critique où se raccrocher aux mots d’un chef quasi sacré valait pour les plus crédules promesse de guérison. Thaumaturgie verbale, où l’on attendait visiblement du président la mise à distance du discours scientifique anxiogène et le déploiement d’une parole d’apaisement et d’espérance, même s’il naviguait à vue.

7L’idée qu’il puisse y avoir une stratégie de communication derrière le microblogging, qu’il y a des community managers – la profession de communicants s’est adaptée –, que les hommes et les femmes politiques délèguent toujours à d’autres le soin de transmettre leur vision, est écrasée sous la fausse spontanéité du médium. Si les outils ont changé, leur usage demeure, pourtant. Il faut toujours sonder les cœurs et les âmes, lancer des ballons d’essai, et anticiper qu’à côté des abonnés bienveillants la moindre parole réveillera les haters et leurs réseaux actifs humains ou non-humains – tant les robots viennent prendre place dans ces stratégies. Même si ce ne sont que quelques comptes qui occupent le terrain, l’effet sera celui d’une vague hostile, alors même qu’il s’agit d’une écume. En tout cas, l’impression d’un éclatement de la parole poli­tique – professionnelle ou profane – n’a jamais été aussi grande, les nouvelles formes de com­munication se superposant aux anciennes, et les acteurs publics se multipliant. Cette accélération de la temporalité politique oblige en temps réel à riposter à ce qui circule sur les réseaux sociaux, à mesurer les réactions, à affronter une parole parfois déchaînée, volatile, impitoyable, à essayer au mieux d’imposer soi-même le sujet dont on parle, et à finalement sembler gouverner dans un temps de crise devenu permanent.

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Pour citer cet article

Référence papier

Emmanuel Taïeb et Étienne Candel, « L’aura transformée des communicants »Quaderni, 101 | 2020, 5-8.

Référence électronique

Emmanuel Taïeb et Étienne Candel, « L’aura transformée des communicants »Quaderni [En ligne], 101 | Été 2020, mis en ligne le 05 octobre 2020, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1653 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1653

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Auteurs

Emmanuel Taïeb

Sciences Po Lyon
Triangle

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Étienne Candel

Université Lyon 3 - Jean Moulin

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