- 1 Voir le rapport au Premier ministre L’évaluation de la politique publique de démocratisation cultur (...)
1Dans l’article de Patrick-Germain Thomas dans ce numéro a été rappelée de manière critique l’évolution des grands récits qui, depuis des décennies, ont justifié l’action culturelle : de la critique adressée au modèle porté par Malraux et à l’élitisme des grandes institutions culturelles, par trop verticales et intimidantes, à celles, plurielles, des solutions successives proposées, à savoir : la critique radicale, hétérogène et protéiforme, de l’entreprise de démocratisation de la culture au tournant des années 68 ; l’analyse de ‘l’essoufflement’ des médiations des années 90-2000, le constat, plus ou moins nuancé mais sans cesse reconduit, de l’inadéquation entre les moyens et les fins de la démocratisation de la culture. Ainsi, si Jean Caune, Philippe Urfalino, Dominique Wallon ou Olivier Donnat ont chacun, à leur manière, rappelé qu’une politique culturelle se doit de corriger les injustices sociales, de combattre le communautarisme et de contrebalancer l’influence des industries culturelles, des médias et des logiques de marché, ils ont tous déploré l’inachèvement des réponses à ces objectifs, invitant à une nouvelle philosophie de l’action et à de nouveaux dispositifs. De même, chacun a éclairé, à sa façon, la diversification croissante des référentiels portant nos politiques culturelles, en constatant leur hétérogénéité et celle des actions qui les actualisent, au risque d’une certaine illisibilité1.
2Comment permettre à tous les individus (qui participent au financement des lieux culturels, même si tous ne les fréquentent pas de la même façon) non seulement d’accéder à la culture mais aussi de s’en approprier les contenus, les apports éducatifs et cognitifs, les potentialités émancipatrices et créatives ? De multiples solutions furent et sont envisagées : l’éducation artistique et culturelle revisitée, l’éducation permanente revalorisée, la médiation culturelle (sans cesse enrichie) ou encore la professionnalisation actualisée des médiateurs ; la création de lieux plus proches et plus ouverts à l’implication via la culture (des MJC aux Maisons des Pratiques Artistiques Amateurs, aux tiers-lieux culturels cherchant à favoriser la participation active de la population, à développer les talents amateurs) ; l’évènementiel et les initiatives ‘hors les murs’ ; ou encore l’inventivité éditoriale (supports plus conviviaux mieux adaptés à tous les publics). Mais c’est la solution numérique qui retiendra ici toute notre attention et plus particulièrement celle des médiations numériques.
3Depuis plus de trois décennies, la médiation culturelle est devenue une incontournable réponse, évolutive dans ses formes et ses dispositifs, aux constats d’échec des politiques de démocratisation. Malgré leurs métamorphoses éditoriales et numériques (engageant de nouveaux acteurs et de nouveaux contenus), leurs enjeux majeurs restent constants : l’accès aux œuvres, aux biens et aux ressources culturels (nous nous focalisons ici sur les institutions culturelles et artistiques). À un moment où les économies développées contemporaines s’énoncent comme des « sociétés de l’information et de la connaissance » et où les différences entre les pays (dans un marché mondialisé et particulièrement concurrentiel) se jouent de plus en plus dans les domaines de l’éducation, de l’innovation et de la recherche, la réaffirmation de l’impératif d’élargissement des publics et le sens donné à la notion de démocratisation évoluent vers une reconnaissance des pratiques et des usages. Les sociétés dites créatives reposent en effet sur le développement des capacités créatives des individus (certains parlent de ‘cognitariat’) : faire de l’accès aux arts et à la culture une priorité pour former des citoyens éduqués et informés mais aussi des individus curieux, créatifs et ouverts à la complexité croissante du monde. C’est dans ce cadre tendu entre logique démocratique et logique de marché que s’affirme la « solution numérique » : une ritournelle qui traduit bien une prise de conscience des nouvelles manières dont nos sociétés produisent, partagent, utilisent les connaissances mais qui actualise aussi certaines promesses ‘révolutionnaires’, à relativiser.
- 2 Ils se sont affirmés avec la Déclaration Universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle en 200 (...)
4Les médiations se sont affirmées, affinées, diversifiées au fil du temps, actualisant, à leur manière, les nouveaux paradigmes porteurs des politiques culturelles, à savoir : la démocratie culturelle (et, de là, reconnaissance de la diversité culturelle et de la singularité de toutes les cultures) et les droits culturels2 (respect de la diversité culturelle, liberté de création et de diffusion, droit de participer à la vie culturelle et à l’élaboration des politiques culturelles). Les slogans qui les portent oscillent, sans toujours clairement s’articuler, entre ‘la culture pour tous’ et ‘la culture pour chacun’ mais aussi ‘avec tous’ et ‘par tous’.
- 3 Voir le rapport Vers la démocratie culturelle, porté par Marie Claire Martel (15 novembre 2017), CE (...)
5Face à la diffusion et à la prescription d’une offre culturelle standardisée, la démocratie culturelle incite à l’affirmation des préférences et à la diversité des goûts, défend l’idée d’une société construite collectivement mais au travers de la construction de soi, de l’épanouissement de la personne (notamment par la pratique de loisirs et d’activités culturels) et de la prise de conscience de sa singularité3… Ce concept de démocratie culturelle englobe et met en cohérence des leviers d’intervention traditionnels avec d’autres, nouveaux ou revisités (la participation et la co-construction des politiques culturelles, les pratiques amateurs, l’animation et la médiation culturelles). Il s’agit tout à la fois de participer à l’émancipation et à l’expression des citoyens ainsi qu’au renforcement de la cohésion sociale et de l’inclusion, de donner à tous un accès aux patrimoines et de permettre une diversité d’expressions et de pratiques culturelles (pendant longtemps non légitimées).
6La démocratie culturelle se fonde sur une redéfinition de la notion même de culture (patrimoniale, ordinaire…) ou plutôt sur la mise en dialogue de deux définitions, structurant désormais les politiques culturelles : la culture officielle, légitime, normative (fondée sur une volonté d’égalité d’accès aux œuvres capitales de l’humanité, aux patrimoines communs) ; la culture vivante, recouvrant l’ensemble des formes d’expression et des types de pratiques (approche anthropologique, relativiste), en résistance à la seule culture officielle, ‘légitime’ ou du moins dominante, historiquement et socialement située. Elle fait valoir une conception pluralisée de la culture en y incluant les cultures populaires et en défendant l’idée selon laquelle l’action culturelle doit permettre aux groupes sociaux les plus démunis leur propre ascension culturelle. Elle permet de redéfinir les hiérarchies entre les formes de culture (rock, arts de la rue, polars, séries télé, etc.) et, de là, ouvre à la création de nouveaux lieux, temps et dispositifs, permettant la reconnaissance tant des cultures autres que des patrimoines ordinaires et de patrimoines immatériels. Ainsi s’éclaire la création de la CNHI (Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, devenue depuis musée), du MUCEM, des Maisons dédiées à des cultures mises à mal (l’Arménie, des banlieues dites sensibles…), de festivals dédiés aux cultures du monde et à la rencontre interculturelle. L’influence de l’UNESCO et le constat d’une mondialisation culturelle en devenir éclaire aussi cette effervescence. Tout comme le mouvement en continu de décentralisation culturelle qui a revitalisé les réseaux d’éducation populaire, favorisé la multiplication d’équipements de proximité, polyvalents et ouverts à la diversité, plus inclusifs et, peut-être, mieux adaptés à une diversité croissante de publics, dans un souci de répondre aux inégalités territoriales en matière culturelle… mais aussi à d’autres desseins (la place de la culture dans le développement économique, sociale et touristique des territoires).
- 4 Voir la loi du 4 Janvier 2002, relative aux Musées de France : « Chaque musée de France dispose d’u (...)
- 5 Rapport La culture pour tous, des solutions pour la démocratisation culturelle, commandé par la Fon (...)
7Ainsi, si l’insistance sur les publics dits ‘fragilisés’, ‘défavorisés’, ‘éloignés’, ‘empêchés’ (les milieux sociaux les moins investis dans la vie culturelle) et sur les jeunes publics n’a jamais été aussi prégnante, le focus les touristes ne l’est pas moins, au risque de certaines ambivalences. Ce recentrement sur les publics, sur les savoirs et pratiques des publics, renforce la place des directions des publics dans les institutions culturelles (déjà consolidée par la loi de 20024) et valorise les médiations comme autant de moyens d’offrir à chacun la possibilité d’être acteur de sa propre culture, de forger son humanité par l’interprétation et l’appropriation culturelles. Ces médiations s’inscrivent dans des cadres d’actions propices à l’intégration et à la coexistence de toutes les cultures et actualisent l’idée que la culture est une action permanente de l’homme pour améliorer et enrichir sa vie, consolider ses convictions. Pour Jean-Michel Tobelem5, il s’agit de placer chacun dans la position de pouvoir apprécier ce que la collectivité considère comme les formes les plus élevées de la vocation, de donner à chacun l’occasion de se familiariser avec les différentes expressions de la culture pour lui permettre de développer une appétence propre, correspondant à sa sensibilité, sans pour autant perdre la perspective des enjeux collectifs et de ‘culture avec tous’.
8La médiation va donc bien au-delà de l’accès : elle correspond à toutes les formes d’intervention à caractère culturel organisées à l’attention des publics ; elle se situe entre l’art, le patrimoine et les publics, avec la double volonté de favoriser les moments de plaisir de la découverte (ou des temps de délectation) et de faciliter le travail d’appropriation de connaissances. C’est une notion évolutive qui a connu et connaît encore de multiples ajustements et repentis théoriques et recouvre un foisonnement de promesses : les actions ‘hors les murs’ permettent d’être au plus près du quotidien des habitants ; les nocturnes et les nuits des musées (associés à la gratuité) attirent les jeunes publics non visiteurs ou spectateurs ; les communautés de visiteurs créent de la fidélisation et de l’engagement (tels les correspondants du Centre Georges Pompidou) les ateliers participatifs doivent pouvoir attirer tous les âges de la famille… Autant d’initiatives qui ouvrent, décloisonnent, donnent la main aux publics, encourageant un esprit de curiosité renouvelé vers les objets culturels.
9Située à l’intersection de l’éducation et du loisir, la médiation culturelle s’inscrit dans le champ de l’éducation informelle : elle cherche à instaurer un espace-temps où chacun peut déposer des significations, se faire entendre. Elle se veut une alternative aux modalités institutionnelles d’enseignement et de valorisation des savoirs autant qu’un moyen de démocratiser l’accès inégalitaire à la culture. Elle vise à faciliter la rencontre entre les citoyens, les institutions et les œuvres qui y sont présentées et répond donc, on l’a vu, à une diversité d’aspirations : favoriser tout à la fois l’accès à des œuvres et des savoirs, l’exercice du droit à la culture pour tous et pour chacun, la reconnaissance des artistes dans la Cité et ainsi réduire le fossé entre culture savante et culture populaire ; susciter l’engagement des individus envers la culture (quelque soit le secteur culturel) et enfin permettre des appropriations durables.
10La médiation est ainsi devenue une compétence centrale dans les politiques culturelles, œuvrant au renouvellement des liens entre celles-ci et leurs publics. Rendue obligatoire dans les musées par la loi du 4 Janvier 2002 (relative aux Musées de France, la médiation figurant parmi leurs attributions), elle recouvre un ensemble d’objets ou de dispositifs qui permettent tant l’accès à des informations ou à des ressources culturelles qu’un partage des avis et des idées (une logique plus ascendante que descendante) et ses enjeux (tout comme sa définition) ne sont pas figés. Au fil des décennies et de la redéfinition des politiques culturelles, les promesses se sont ainsi sédimentées : l’interactivité (activer le potentiel insoupçonné de liens entre les institutions culturelles et leurs publics) ; le développement d’une culture de la participation par un enrichissement citoyen des contenus (par exemple associer les individus aux démarches d’inventaire et de collecte) et donc le partage, la mise en commun (sortir d’une politique essentiellement descendante en donnant la main aux individus, en partant des individus et non plus des seules institutions) ; la personnalisation (combattre le conformisme, s’adapter aux singularités et aux capacités propres des individus à se saisir des cadres d’expressions culturelles) ; l’autonomie créative (notamment par de nouvelles formes d’apprentissage plus ludiques, par la maîtrise de nouveaux langages médiatiques). La médiation culturelle pose donc bien la question de la transmission, de la diffusion du goût et des savoirs, mais celle aussi de l’investissement des publics.
- 6 Nous choisissons cette formulation par souci de ne pas nous limiter à une approche techniciste des (...)
- 7 Voir entre autres, les travaux de Geneviève Vidal, Florence Andreacola, Camille Jutant, et ceux, pl (...)
11Les médiations culturelles numériques6 élargissent et surenchérissent sur ces promesses. Elles s’inscrivent dans des stratégies numériques des organisations et institutions culturelles – recouvrant trois pans à penser ensemble (organisation, communication et marketing, médiation) – et dans le déploiement des industries culturelles et créatives… et donc de la culture de l’écran (la culture numérique est une culture de l’écran, pour l’écran). Elles amènent à penser ensemble la place des médias et des médiations dans les stratégies de démocratisation culturelle : si les pratiques culturelles sont profondément inscrites dans l’histoire des techniques, on ne peut pas penser ces médiations (et les relations entre institutions culturelles et acteurs numériques dont elles sont le fruit) sans regarder la trame de fond des discours politiques, médiatiques promotionnels qui portent sur le rapport entre numérique, publics, pratiques, institutions culturelles. La montée en puissance des médiations numériques dans les institutions de la culture, dans les lieux de savoirs et de mémoire, est énoncée, depuis près de 40 ans comme « un nouveau souffle pour la démocratisation culturelle », tant par des rapports, des travaux de chercheurs (certes nuancés7) que par la loi (lois de 2002, 2014, et plus récemment celle du 7 juillet 2016, sur la liberté de création, l’architecture et le patrimoine). Les médiations (culturelles et patrimoniales) numériques reprennent nombre des enjeux et promesses des médiations culturelles classiques, tout en intégrant dans nos pratiques culturelles un ensemble d’objets ou de dispositifs qui permettent l’accès à des informations ou à des ressources de grande ampleur, un partage exponentiel des avis des acteurs et des publics. Les médiations numériques visent en effet à enrichir ‘l’expérience visiteurs’ de multiples manières : en y ajoutant une dimension ludique ou historique, en permettant au visiteur de visualiser ce qui a disparu, en cherchant à provoquer des émotions, en créant un continuum numérique entre la visite elle-même, ce qui la précède et ce qui la suit, afin de créer un expérience globale qui déborde largement des œuvres elles-mêmes – transformant parfois ces dernières en ambassadrices d’une époque, d’une histoire, d’un milieu particuliers. Ces médiations qui mettent en avant le support d’énonciation (c’est-à-dire le dispositif et non plus la personne médiatrice) recouvrent une grande diversité de dispositifs documentaires et techniques.
12La solution numérique repose sur l’idée que les techniques de l’information et de la communication permettent à la plupart des individus d’accéder légalement à un inépuisable réservoir de contenus culturels, via leur ordinateur, leur tablette ou leur téléphone portable, et donc de pallier l’absence physique d’institutions culturelles tout en démultipliant les modes d’accès aux équipements culturels et en favorisant de nouveaux usages, ébranlant les frontières et les catégories qui servaient à penser et à étudier les publics. Questionner les promesses des médiations numériques, leurs discours d’escorte (qui accompagnent depuis longtemps l’exploitation des dispositifs numériques par les institutions culturelles), c’est chercher à dépasser ces discours du surenchérissement, à la fonction thaumaturgique, qui alimentent les attentes de visiteurs confiants, à sortir de ces discours enthousiastes toujours prégnants qui célèbrent la culture numérique comme levier d’innovation et d’émancipation.
13Les promesses des médiations numériques enrichissent donc celles précédemment évoquées : l’accès démultiplié, augmenté, voire ubiquitaire à la culture (nouvelles formes de diffusion et de transmission des savoirs, accès à de gigantesques bases de données et pouvoir donné à chacun de s’en servir) ; l’affranchissement de l’espace et du temps (accéder à des contenus de n’importe quel endroit du monde et à toute heure mais aussi aux réserves, aux salles fermées, aux espaces peu accessibles) ; la visualisation (donner à voir des œuvres détruites, lointaines, cachées aux publics) ; le tissage de liens entre l’in situ et le ‘hors les murs’ pour les établissements culturels ; le renforcement des expériences de visite par une grande diversité de contenus ; la réactivité et la rapidité ; une créativité en continu (expérimenter, cultiver la curiosité via différents langages, formats et trouvailles numériques) ; l’inversion du cheminement vers les savoirs (partir des publics et non plus de l’objet, partir des savoirs des visiteurs et non plus de ceux des scientifiques, des experts).
14Depuis longtemps, le numérique est présenté comme un puissant vecteur de démocratisation : plus de liberté donnée à chacun d’exprimer ses opinions et son potentiel créatif, plus de facilités pour accéder à l’ensemble des productions culturelles, plus d’opportunités pour découvrir des contenus originaux ou pour enrichir ses expériences culturelles… La liste des vertus attribuées est sans fin. Mais si l’outil numérique est avancé comme capable de bouleverser tant la notion d’accès à la culture que les pratiques culturelles, est-il pour autant le moyen de l’élargissement de la connaissance ? La similitude des profils des internautes culturels avec les consommateurs de sorties culturelles a été soulignée, nuançant l’impression qu’une consommation massive de culture par Internet pourrait compenser les freins à la sortie physique… L’usage d’internet serait-il le fait de personnes déjà sensibles à la culture ? Les institutions culturelles parviennent-elles grâce au digital à améliorer leurs missions de diffusion, d’éducation et de connaissance ? Leur philosophie est-elle mise à mal par ces technologies ? Ces dernières modifient-elles notre rapport à l’art ? Il s’agit de questionner frontalement et sans discontinuité la ‘révolution numérique : si l’accès à la culture a été bouleversé, on ne peut clairement affirmer que les plus éloignés socialement et culturellement soient au centre de ce bouleversement.
- 8 Mais l’énorme volumétrie de la base d’utilisateurs qui caractérise ces géants du net en fait des ac (...)
15Par ailleurs, la conception, la production et la diffusion de ces contenus et de ces médiations numériques sont associées à l’émergence de nouveaux acteurs (GAFA, Youtubeurs et amateurs geeks, notamment) et à la marginalisation d’acteurs traditionnels de la culture. La place et le rôle des GAFA et des opérateurs numériques dans l’écriture de ces promesses et dans leur traduction opérationnelle est à interroger : mécènes (du moins surtout pour les organisations les plus visibles et connues), les GAFA ont développé des outils qui pourraient leur conférer un contrôle sans précédent et, à l’échelle mondiale, sur les ressources, les pratiques et le marché de la culture – numérisation exponentielle des livres et des œuvres, ouverture au monde de l’éducation (même si Google n’a pour l’instant que l’avantage de la maîtrise des canaux de diffusion8). L’exemple du Google Art Project dont la promesse est d’« enrichir les connaissances du public et permettre à tous les publics d’avoir accès aux collections des musées » (et autres sites culturels) a ainsi fait couler beaucoup d’encre : si ce projet permet à l’internaute de se déplacer dans de nombreux lieux culturels du monde entier sans avoir à bouger physiquement, de regarder des milliers d’œuvres en HD et de créer sa page personnelle, son musée imaginaire, il a aussi donné lieu à des bras de fer mémorables avec de grands musées du monde.
16Étudier ces médiations numériques et leur place dans les actions de démocratisation culturelle, c’est aussi questionner l’évolution de l’écosystème des institutions culturelles et notamment le flot incessant de créations de start-up autour d’elles (telles Fixioneers, Artips, Smart Apps qui proposent des applications pour des lieux de culture, des destinations et des territoires). C’est envisager l’émergence de ‘nouveaux’ lieux culturels où le numérique affirme de manière ostentatoire et plurielle sa place : ainsi, dans le sillage des ECM (Espaces Culture Multimédia), la profusion des tiers-lieux culturels qui peuvent se décliner en micro-folies. Cet été, Franck Riester, ministre de la Culture dont on connaît la sensibilité à l’audiovisuel et au numérique, a annoncé, à l’occasion de l’installation du Conseil National des Tiers-lieux (à la Cité Fertile de Pantin), le déploiement de 1000 micro-folies d’ici 2022, énoncées comme autant de « véritables musées numériques », des espaces modulables « de création et de diffusion, d’échanges et de rencontres ». Ce programme intensifie un dispositif de politique culturelle ‘hors les murs’, voulant sensibiliser les publics les plus éloignés de la culture institutionnelle et ceci avec le soutien de grands opérateurs culturels (du Musée du Louvre au CNAC Georges Pompidou, du Musée Picasso à l’Opéra National de Paris, etc.). La transition numérique, à la fois célébrée et dénoncée, amène donc les acteurs de la médiation culturelle à repenser et faire évoluer non seulement leurs pratiques mais aussi leur positionnement dans le champ social et culturel.
17Nous nous focaliserons maintenant sur les musées (d’art) pour éclairer nombre des questions précédemment posées. Depuis près de 40 ans, les musées évoluent au fil des avancées technologiques pour s’organiser, informer, communiquer, entrer en relation autrement, travailler autrement leurs collections. C’est avec la mise en place des premières bases de données dédiées à la gestion des collections dans les années 70 que les technologies sont entrées au musée. Depuis, les musées s’adaptent progressivement, parfois à marche forcée, à la digitalisation et à la culture numérique qui se dessinent (pour des raisons de concurrence, de loi du marché, d’internationalisation des publics, d’adaptation aux pratiques médiatiques des jeunes publics, acculturés au digital…). L’exemple des musées est d’autant plus intéressant que le numérique, symbole de l’immatérialité, s’y confronte à l’aspect sacré et physique de notre rapport à l’œuvre et à la visite muséale : la culture numérique transformerait tant la collection, l’exposition que la relation au public, ouvrirait à de nouvelles mises en forme des savoirs muséaux, à de nouveaux contenus, à de nouveaux modes d’accès aux inventaires, aux collections et, plus encore, permettrait aux musées de développer leurs doubles numériques…
18La nouvelle muséologie a fait évoluer les réflexions sur les musées et la culture, mettant le public au centre des préoccupations (en l’impliquant, en suscitant son éveil dans une perspective de ‘réelle’ démocratisation culturelle), valorisant les savoirs et expériences des publics… Très tôt, elle a pensé le passage de la numérisation (la base Joconde, créée en 1975 qui contribue aux portails européens, Européana, Minerva, etc.) à la diffusion des données et des contenus dans les musées, à l’éditorialisation des contenus, des collections, de l’ensemble des données des musées. Un rapport récent (certes décrié par certains) en a actualisé et renouvelé les propositions : le rapport Musées du XXe siècle, qui s’est notamment focalisé sur la reconnaissance plurielle des publics, sur l’affirmation de musées plus inclusifs (pensés comme des forums, des lieux de vie), sur la place donnée aux directions des publics. Il a complété une grande diversité de récents rapports (voir infra) encourageant à accueillir des publics variés, à inventer de nouvelles formes de participation et d’inclusion, plus adaptées à la diversité des publics, à repenser les expositions, la programmation culturelle, les actions éducatives et de médiation mais aussi de formation.
19Les promesses de participation irriguent ces différents rapports et donnent lieu à des propositions renouvelées : ainsi les invitations faites aux publics d’écrire, de photographier, de filmer et de raconter leur visite via les écritures numériques (voir le festival Emportables organisé par Museum Expert depuis 2012, appelant les visiteurs de musées, de monuments, de sites culturels et patrimoniaux à faire un film avec leur téléphone sur leur expérience de visite) ; valorisation du crowdsourcing et du crowdfunding et invitations en ligne aux contributions et aux dons). Ce mouvement participatif et contributif est accompagné par des actions d’évangélisation proposées par des intermédiaires publics et privés, souvent partenaires :
-
Ainsi les temps dédiés tels le SITEM, le Salon du patrimoine, le mémorable évènement Art# connexion du Grand Palais, en juillet 2018, ou encore les nombreuses journées d’étude organisées par la BNF, l’INHA, Beaubourg... qui sont des occasions de présentation de dispositifs innovants et de médiations numériques mais aussi de mises en discussion de ces nouvelles formes d’accès à l’art qui invitent à regarder, interpréter, interagir, imaginer autrement, à ‘explorer’ et apprécier, grâce à diverses méthodes et technologies, les œuvres d’art et biens culturels ;
-
Ainsi les propositions publicisées des labs, fablabs, living labs que les musées ont créées en leur sein pour ‘expérimenter’ : pour exemples, le Versailles Lab et le ‘Grand Versailles numérique’(en partenariat avec Orange), le Museumlab du Louvre-Lens, le Fablab d’Orsay, mais aussi les initiatives de la RMN (Réunion des Musées Nationaux) qui a déployé une stratégie numérique ambitieuse et pilote d’importants projets de refonte d’écosystèmes numériques (à l’initiative des Musées de France), le CMN (le Centre des Monuments Nationaux) et son incubateur, créé en 2018 et ouvre potentiellement à l’expérimentation numérique dans une centaine de monuments ;
-
Ainsi les multiples partenariats et actions du ministère de la Culture (tel son appel à projets « services culturels innovants » et la plateforme d’expérimentation dédiée, en lien avec des « passeurs » privés comme Culture labs, Clic France, Club Innovation Culture ou New Thanks Culture). Un évènement a sans doute permis de rendre plus concrète encore cette invitation à la création de médiations numériques innovantes : Muséomix, un marathon créatif de trois jours (lancé en 2013) pour ‘remixer’ monuments et musées, croiser culture numérique et patrimoine, créer (par équipes pluridisciplinaires) des dispositifs de médiation culturelle numérique, de façon collective, concrète et réflexive. Cette manifestation fortement médiatisée et dont le slogan est ’people make museums’ est proposée par un collectif de médiateurs culturels, de communicants geeks, de designers et makers, d’experts de contenus et tout simplement de passionnés… C’est une occasion pour les musées de démythifier l’appropriation du numérique par la médiation culturelle et patrimoniale et de redéfinir le musée, comme lieu ouvert « où chacun trouve sa place », comme laboratoire d’expérimentation mettant en dialogue des acteurs et des prototypes de médiations plus ou moins achevés, originaux et pertinents (visant l’interprétation des collections par le numérique, in situ, au cœur même des salles du musée, du monument, mais aussi l’échange, le partage). Les musées voient donc proliférer en leur sein une grande diversité d’initiatives et de médiations numériques envisageant les publics internautes ou visiteurs effectifs, de manière active, contributive, créative. Nous ne ferons ici qu’en esquisser une typologie :
-
Les sites et les plateformes participatives : via leur site, les (grands) musées peuvent de plus en plus recueillir avis, opinions mais aussi savoirs, propositions des internautes. En diversifiant les modes de consultation active, en rendant les collections accessibles à tous via le web, en se centrant à la fois sur l’objet et le public, en s’ouvrant aux pratiques collaboratives du web 2.0, le travail de médiation documentaire des musées revêt une nouvelle dimension qui favorise l’interaction, l’appropriation des œuvres par le public, tout en s’inscrivant dans les missions fondamentales des musées (et notamment de démocratisation culturelle). Nous ne donnerons qu’un exemple, celui des visiteurs internautes du site du Brooklyn Museum of arts qui peuvent indexer la collection par le biais d’un jeu intitulé Tag you’re it ! (les usagers associent les mots-clés qu’ils souhaitent aux objets de la collection) ;
-
Les galeries virtuelles : les visiteurs-internautes peuvent fouiller dans les collections numérisées, choisir, créer leur galerie d’œuvres, annoter, commenter, customiser les visuels captés, les partager.
20Par ailleurs, in situ, on constate une grande diversité de médiations pour guider, accompagner la visite du musée et des expositions : du cartel numérique à la borne ou à la tablette, des audioguides aux applications smartphones (aides à la visite, compagnons de visite), des murs de dialogue aux livres d’or, ce sont autant de médiations qui offrent des contenus situés, éditorialisés et adaptables (permettant d’allonger la durée de visite et l’expérience culturelle) et qui, en proposant des parcours adaptés, concernent des publics variés.
21Pour exemples, trois applications : Visit + (La Villette, 2000) qui, déjà, cherchait à approfondir la visite et à permettre l’exploration des contenus, en fonction des intérêts et du rythme des visiteurs ; l’application gratuite du Centre Pompidou (avec connexion wifi associée) qui a remplacé les audio-guides, proposant aux visiteurs d’ élaborer leurs propres parcours, en mettant à leur disposition des explications précises, étoffées, adaptées à chacun ; ou encore Louvrissime (« plongez dans les plus beaux tableaux du Louvre depuis votre canapé », fruit d’un partenariat entre la RMN et Panda Suite). Depuis 2009, pas loin de 520 applications muséales et patrimoniales ont été recensées, bon nombre pouvant enrichir tout à la fois l’avant, le pendant et l’après visite.
22Les serious games présentiels et le gaming invitent quant à eux à explorer une œuvre, un objet via une médiation ludique, proche des pratiques numériques de loisirs : le jeu permet d’explorer in situ, d’appréhender l’œuvre, la ressource culturelle de manière désinhibée (ainsi les consoles Nitendo au Louvre ou encore le jeu Museumcraft, visant à reconstruire le British Museum)… Certes, ce n’est pas nouveau (des CDROMS comme le Jeu ‘Versailles 1685, Complot à la cour du Roi Soleil’ se positionnaient ainsi voici plus de 20 ans) mais désormais le jeu peut se dérouler in situ (voir la multiplication des escape games dans les musées) et considérablement se complexifier. Ainsi en est-il du projet PLUG, les secrets du musée (Play Ubiquitous game and play more), déployé par et dans le Musée des arts et Métiers et analysé par Camille Jutant : ce jeu, qui permet de découvrir la totalité du musée en jouant, repose sur une technologie pervasive permettant donc l’accès in situ à des informations circonstanciées, spécifiques, en intégrant de multiples technologies (QR Code-barres et RFID - Radio frequency identification : ces étiquettes électroniques ou numériques, souvent de petite taille, qui délivrent de l’information tout au long de la visite) et en ouvrant à des usages collaboratifs innovants. Un projet qui active donc les possibilités de visite du musée, en interrogeant les conditions des interprétations des joueurs au cours d’interactions médiatisés, la chercheuse questionnant par ailleurs la façon dont s’y donne à lire l’interaction entre le jeu, les objets, le joueur.
23Les Casques nomades de RA (réalité augmentée) et/ou de RV (réalité virtuelle) attirent tous les publics et notamment les jeunes. Sorte de logiciel intelligent qui vient apporter un complément d’informations en temps réel et en lien avec l’objet regardé (et ce par l’interface d’un smartphone ou d’une tablette), la RA dans le musée constitue une interface entre les données virtuelles et le monde réel. En superposant à la réalité des éléments calculés par un système informatique en temps réel, en incrustant de façon réaliste des objets virtuels dans une séquence d’images, les casques de RA et RV procurent au visiteur le sentiment de pénétrer dans des univers immersifs, synthétiques, artificiels d’une grande présence émotionnelle.
24L’exemple de l’Histopad (proposant des visites augmentées pour remonter le temps, sur des tablettes utilisant la RA), solution retenue par des musées et des sites patrimoniaux (tels la Conciergerie, le Château de Chambord, etc.) est édifiant : ainsi l’application ‘Chambord’ (« votre premier voyage dans le temps à l’époque de François 1er ») permet au visiteur de découvrir le château du XVIe siècle et son domaine via une expérience ‘immersive et ludique’, pensée avec des spécialistes de la Renaissance et permettant d’explorer 19 salles du Château et ses collections, de zoomer sur les œuvres notables pour en découvrir les plus infimes détails. Grâce à la technologie RFID (une centaine de balises implantées) et à la géolocalisation automatique dans tout le château, le visiteur approfondit sa visite via la carte qu’il a reçue en début de visite (elle lui permet de collecter un certain nombre de renseignements dans certaines zones des parcours pour les lui révéler en fin de visite). De même, avec la visite à la Conciergerie, le visiteur peut s’immerger dans les intérieurs du monument, reconstitués tels qu’ils pouvaient être au Moyen Âge ou sous la Révolution Française tout en parcourant les salles du Palais d’aujourd’hui.
25Autant d’expériences in situ qui peuvent se prolonger sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, Pinterest via animations et discussions : les musées veulent ici aussi favoriser les activités des internautes, adoptant une tonalité chaleureuse et conviviale, s’adaptant ainsi aux langages et aux pratiques actuelles des jeunes (encourageant les live tweets, les making of photographiques, la production et diffusion de capsules vidéos amateurs, etc.).
26Enfin, en développant des politiques d’ouverture des contenus et de libération des données, ouvertes à toutes les appropriations possibles (sur leurs sites ou en collaboration avec d’autres plateformes), les musées cherchent à démocratiser leurs fonds et à rendre accessibles à tout un chacun les œuvres du domaine public, à donner à tout un chacun la possibilité d’en réutiliser l’image. Pour illustration de ces actions d’Open Data (fondée sur l’idée de visiteur ‘acteur et hackteur’, ayant libre accès aux données sans aucune mainmise au contrôle de l’institution), évoquons trois exemples : ceux du Risjkmuseum d’Amsterdam (voir son site Rijkstudio) et du Metropolitan de New York (qui ont libéré les droits de centaines de milliers d’images) – le premier demandant en contrepartie à l’internaute d’apposer la référence Rijksmuseum Amsterdam chaque fois qu’une de ses images est publiée, mixant ainsi enjeu de médiation et de communication) ; et celui des médiations numériques invitant le visiteur à intervenir sur les données durant la visite en combinant par exemple la technologie de la reconnaissance des images avec les références de l’histoire de l’art, afin de fournir en temps réel des informations sur l’œuvre d’art et l’artiste concernés : l’application Art Palette permet ainsi d’explorer l’art par la couleur, en invitant le visiteur à choisir une palette de couleurs et d’utiliser une combinaison d’algorithmes de vision (recours à l’intelligence artificielle, en partenariat avec Google, voir l’espace Experiments).
27Chaque génération de dispositifs numériques a participé à façonner une relation particulière entre l’institution muséale et ses publics. Aujourd’hui ces médiations cherchent non seulement à donner des clés de lecture du lieu ou de compréhension des œuvres et de ressources culturelles, à offrir des possibilités de relation créative à l’œuvre, elles proposent implicitement une acculturation à la culture numérique, acculturation qui semble devenir un parti pris stratégique des musées pour attirer des publics (en attente d’expériences ludiques, high-tech) mais aussi les mécènes (de Google à Orange et d’autres plus confidentiels), pour faire parler d’eux et pour apparaître plus compétitifs que les autres musées. Des interrogations émergent de là : en quoi cette adaptation progressive des musées au digital est-elle révélatrice de l’influence qu’exercent les nouvelles pratiques médiatiques des publics sur le monde de la culture ? Quels sont à terme les risques pour les musées qui saisissent l’opportunité du digital, à la fois pour servir ses missions fondamentales (et notamment la démocratisation culturelle) et pour conforter ses stratégies marketing et de séduction des publics mondialisés ? Quels sont les effets sur les internautes et les visiteurs de cette digitalisation sur les musées ?
28Ces questionnements (qui peuvent être contradictoires) participent à l’élaboration d’une critique de la culture numérique dans les musées (s’inscrivant elle-même dans celle de la transition numérique dont l’imaginaire est celui d’une simplification de la vie, d’une fluidification des échanges). Le numérique permet-il de réinventer la médiation culturelle et de redéfinir la démocratisation culturelle ? Ces médiations font-elles effectivement réfléchir, stimulent-elles les interprétations, donnent-elles envie d’aller plus loin, par soi-même ? Peuvent-elles véritablement éveiller l’ingéniosité, la curiosité, l’indépendance, la persévérance, l’audace des publics ? Comment transforment-elles les savoirs mis à disposition en connaissances pertinentes ? Compliquent-elles la visite ? Isolent-elles les visiteurs ? Mettent-elles à mal l’attention ? Favorisent-elles l’émotion plus que la compréhension ? Dans quelle mesure et selon quelles modalités les médiations numériques favorisent-elles l’élargissement de la connaissance et de la pratique ? Comment et jusqu’où ces médiations servent-elles les objectifs culturels et pédagogiques des institutions culturelles ? Les musées, s’inscrivant dans des destinations touristiques, soucieuses d’attractivité et de retombées financières, ne privilégient-ils pas des médiations spectaculaires et divertissantes favorisant des pratiques populaires dans leur enceinte mais aussi, avant tout, des pratiques de consommation médiatique ?
- 9 Eva Sandri, thèse en Sciences de l’information et de la communication, L’imaginaire des dispositifs (...)
29Il s’agit donc d’interroger le devenir de ces lieux physiques, de ces expositions et de ce visiteur ‘équipé’, ‘augmenté’, de questionner la qualité culturelle mais aussi démocratique de ces médiations… et peut-être d’épuiser ces discours prophétiques sur la révolution numérique en devenir perpétuel, d’éreinter la célébration de l’adaptation et de l’innovation, de la nouveauté et de l’émancipation culturelle par le numérique… Nombre de chercheurs s’attellent déjà à ce large programme d’évaluation des savoirs rencontrés au musée grâce à ces dispositifs numériques, montrant pour certains l’écart entre les discours souvent enthousiastes autour du numérique et la réalité des pratiques, ouvrant de nouvelles pistes sur la démocratisation culturelle pour d’autres9.
- 10 In « La thèse du ruissellement selon laquelle plus l’offre culturelle sera riche, plus elle sera pa (...)
30Très tôt, Olivier Donnat, « le sociologue qui casse le moral10 » a amorcé la critique : « le numérique produit les mêmes effets que les équipements proposés par l’État : ce sont les milieux aisés et cultivés qui en profitent », « le numérique porté par des algorithmes et les réseaux sociaux, ouvre le goût de ceux qui ont une appétence à la culture, mais ferme le goût des autres qui, par exemple, ne regardent que des films blockbusters. » Accompagnant une pléthore de dénonciations qui fleurissent sur des forums, des blogs ou encore les réseaux sociaux (veille « flottante », 2016-2019) dont nous ne retiendrons ici que les plus saillantes et récurrentes : ces médiations satureraient la lecture de l’œuvre, seraient trop bavardes, surchargées d’intentions et de contenus ; elles abuseraient les publics, en les invitant au divertissement plus qu’à la délectation intellectuelle, à l’émotion sensorielle plus que cognitive, privilégiant l’émerveillement ; elles actualiseraient les injonctions des industriels au tout prothèse ; elles favoriseraient l’ubérisation de la culture et des musées… Pour bon nombre de critiques, ces médiations semblent donc avant tout opportunistes et jouer à plein sur leur capacité d’attraction auprès des publics technophiles : à la temporalité lente et au recul réflexif que supposent les musées s’opposeraient le rythme effréné du web et les recherches toutes en surface qui s’y jouent ; ces médiations sont aussi énoncées comme des moyens de mieux contrôler les publics, de s’adapter à eux pour mieux les fidéliser, certes mais au risque d’une surveillance et d’une personnalisation restrictive (logique algorithmique dénoncée par nombre d’internautes).
- 11 Rejoignant les analyses nuancées de Geneviève Vidal, « Critique et plaisir au cœur des usages des m (...)
31D’autres critiques ordinaires saisies sur le web se veulent plus positives : ces médiations qui, certes, favorisent le plaisir, les affects et les émotions y sont aussi envisagées comme des vecteurs de démocratisation, facilitant expérimentations et appropriations11. Elles relaient, semble-t-il, des critiques construites par des chercheurs dans le cadre de laboratoires et de programmes mais aussi les services ‘Études et Recherches’ de musées en lien avec les universités. Ainsi le LEDEN, les programmes Mutanum, P@trinium, Agorantic, Medianum, L’Observatoire des médiations culturelles innovantes, (Toulouse) ; ainsi ces jeunes chercheuses qui éprouvent ces médiations en profondeur, telles Eva Sandri ou Camille Jutant, déjà citées, Camille Rondot ou Jessica de Bideran (qui ouvre et élargit la réflexion à l’apport des médiations numériques dans les monuments, dans les musées, les CIAP mais aussi dans la ville et ses espaces publics), questionnant frontalement les enjeux communicationnels de ces médiations.
- 12 Médiarchie, Yves Citton, 2017, éd., La couleur des idées. Il y explore d’autres manières de penser (...)
32Certes, le temps court des technologies de l’information et de la communication, la rapidité d’émergence des innovations et d’évolution des modèles, rendent délicates les recherches appliquées, cette instabilité pouvant entrer en conflit avec le temps de la réflexion. Mais ces recherches s’enrichissent et se confortent de travaux au long court, dédiés à la critique de la culture numérique (Dominique Cardon notamment), de la transition numérique et de la « médiarchie » (Yves Citton)12 qui essaient de comprendre, en termes culturels et, par une approche plus en surplomb et prospective, ce que le numérique nous fait, ce qu’il façonne en nous, d’étudier notamment les conséquences de cette « augmentation » du pouvoir des individus par le numérique (les environnements connectés renforceraient-ils les possibilités d’agir de chacun, ouvriraient-ils à de nouvelles capacités d’expression et de communication ?).
33Il apparaît donc que les médiations numériques ne sont pas que de simples équipements techniques mais bien des équipements intellectuels en puissance, participant à la transmission, changeant nos modes d’accès à la culture, d’apprentissage des savoirs culturels, de relations aux œuvres.
34Si le principe de médiation comme levier majeur de démocratisation culturelle semble bien acquis, l’enjeu pour les musées est d’éviter le ‘clé en mains’ et la standardisation, d’adapter finement chaque médiation au regard de leur singularité, de leurs publics (et notamment les plus rétifs à la culture et à la visite muséale). Ainsi, nombre de médiateurs des institutions culturelles conçoivent eux-mêmes des produits éditoriaux, des produits documentaires, des médiations numériques en phase avec la philosophie, les valeurs, les habitués de leur établissement.
35Pour accompagner l’évolution des politiques de démocratisation culturelle, les musées sont donc amenés à repenser les moyens matériels, les dispositifs qui les concrétisent, cherchant à comprendre ce que le numérique apporte et enlève. C’est pourquoi ils se professionnalisent tant en termes de recherches appliquées (départements ou services études) que de propositions concrètes de médiations (professionnalisation des directions des publics) : si la plupart de ces services sont encore ‘en bout de chaîne’, nombre d’acteurs appellent à les mettre au centre des directions des musées (tels l’OCIM ou le TMNLAB). Les métiers et les compétences des musées évoluent et c’est de cette évolution que dépend leur capacité à être en phase avec la société contemporaine et avec les investissements des publics qui les ‘apprivoisent’ (en prenant des selfies, en partageant photos et vidéos, en changeant les règles de visite, les relations aux œuvres, aux autres). Il semble urgent de repenser une véritable filière de la médiation, intégrant le numérique, sa pensée critique mais aussi l’étude de ses dispositifs et de ses usages, voire de songer à une certification, voire à une labellisation des médiations numériques.
- 13 Voir les travaux de Dominique Cardon et de Fabien Gardon qui relient pratiques culturelles et de lo (...)
36La démocratisation et la démocratie culturelles sont donc loin de représenter des référentiels stables dans l’histoire des politiques culturelles. Les politiques de démocratisation et la démocratie culturelle n’ont donc pas épuisé leurs stratégies et tactiques pour atteindre de nouveaux publics, pour élargir et diversifier le spectre sociologique des publics de la culture. Si de récentes études montrent que l’outil et les médiations numériques ne suffisent pas à étendre la pratique aux populations les plus éloignées de la culture, elles pointent néanmoins l’importance des médias dans le devenir des lieux de culture et constituent un apport à la connaissance des pratiques culturelles en dialogue avec des pratiques médiatiques13.