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Politique

Gilets Jaunes : la carte (les réseaux sociaux) précède le territoire (les ronds-points)

Jean-Marc Vernier
p. 151-158

Résumés

Peu d’attention a été portée aux significations de la « forme » prise par le mouvement des Gilets Jaunes : le triptyque rond-point /gilet jaune/réseaux sociaux. Ces formes singulières sont analysées dans cet article. En premier lieu, il est rappelé l’importance symbolique de la voiture qui est au cœur de ce mouvement, les manifestants se sentant victimes d’une « chasse à l’automobiliste ». Le mythe de la voiture est écorné. Mais ces manifestations ne tombent pas du ciel, elles ont été largement préparées, dès le début 2018, par des groupes nés sur Facebook intitulés « Colère ». L’emblème du mouvement (le gilet jaune) se révèle vide de sens et le moyen d’action (le blocage des ronds-points) une impasse. Tout cela ne pouvait que s’effilocher dans un simulacre de démocratie sans État.

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Texte intégral

« En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. (…) les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. (…) cette Carte Dilatée était inutile (…). Dans les Déserts de l’Ouest subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. » Jorge Luis Borgès

1Les commentateurs ont abondamment analysé les raisons profondes du mouvement des Gilets Jaunes, ses revendications, sa sociologie, son impact politique, etc. Mais, peu d’attention a été portée aux significations de la « forme » prise par celui-ci : le triptyque rond-point / gilet jaune / réseaux sociaux. Ces formes singulières sont analysées dans cet article. En premier lieu, il est rappelé l’importance symbolique de la voiture qui est au cœur de ce mouvement, les manifestants se sentant victimes d’une « chasse à l’automobi­liste ». Mais ces manifestations ne tombent pas du ciel, elles ont été largement préparées, dès le début 2018, par des groupes nés sur Facebook intitulés « Colère » contre la limitation de la vitesse à 80 km/h. Toutefois, pour que l’explosion se manifeste, il fallait une étincelle (la hausse des carburants), un emblème (le gilet jaune) et un moyen d’action (le blocage des ronds-points). Tout cela ne pouvait que s’effilocher dans une impasse politique liée au renoncement revendiqué à la représentation, finalement victime d’un simulacre de démocratie sans État.

La voiture à bout de souffle : un mythe écorné

2La voiture n’est plus le véhicule majestueux paré d’un imaginaire social doré. Elle pollue. D’une part, la planète est en danger par sa faute. Le réchauffement climatique la disqualifie impéra­tivement. D’autre part, elle est mauvaise pour la santé, notamment des plus jeunes. Son avenir électrique la banalise par son silence même. Les moteurs ronflants, ronronnants ne sont plus de mise. La vitrine virile s’affaisse. Quelques SUV ou 4x4 font encore illusion.

  • 1 Roland Barthes, 1957, dans Mythologies, extrait des Œuvres complètes I, Éditions du Seuil.

3Roland Barthes avait décrypté dans ses Mytho­logies1le mythe de l’automobile. Un objet parle, c’est un système de signes. Le mythe naturalise, change un signe en vérité éternelle. Le mythe remplace l’explication. Avançant masqué, dépolitisé, l’objet mythifié véhicule des valeurs comme des évidences unanimement partagées. En ce sens, l’automobile est aussi une métaphore, celle d’un monde qui change en profondeur et dont l’on ne perçoit encore que les prémices. L’automobile n’est plus seule, elle s’insère dans une problématique de la mobilité. C’est mainte­nant une fonction du déplacement des personnes.

4Roland Barthes a développé son analyse à propos de la sortie de la nouvelle voiture de Citroën, la D.S dans les années 50. Pour lui, « (…) l’auto­mobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passion­nément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique (…). La « Déesse » [la D.S. de Citroën] a tous les caractères (…) d’un de ces objets descendus d’un autre univers, qui ont alimenté la néomanie (…). Jusqu’à présent, la voiture superlative tenait plutôt du bestiaire de la puissance ; elle devient ici à la fois plus spirituelle et plus objective. »

5L’automobile, depuis cette analyse, s’est large­ment normalisée, et un réseau d’équipements importants (autoroutes) s’est mis en place. Nous l’utilisons pour nous rendre au travail, mais aussi pour les loisirs. En milieu rural, elle est indispen­sable, d’autant plus que les moyens de transport collectifs sont limités.

6L’automobile est-elle encore le symbole de la liberté individuelle ? On peut en douter quand on voit les automobilistes emprisonnés dans un réseau de sens giratoires, ou coincés dans des embouteillages. Les manifestants subissent depuis plusieurs années cette démonétisation, démythification de l’objet-voiture.

7Outre la crise économique, l’image-symbolique de la voiture est menacée : protestations des écologistes contre la pollution de la nature et des villes par les gaz d’échappement, contre l’impact sur le réchauffement climatique, campagnes pour la sécurité routière. Après avoir été un mythe, selon l’analyse de Roland Barthes, la voiture tend enfin à devenir un outil dans l’esprit de ses utilisateurs.

8Une inquiétude latente plane sur l’avenir même de la voiture comme mode idéalisé de la moder­nité.

9Et voilà que le gouvernement porte de nouvelles estocades ! Réduire la vitesse, c’est le plaisir même de la conduite qui s’évanouit. Réduire la vitesse sur les routes à 80 km/h a été le ferment du mouvement des Gilets Jaunes, de la colère.

La gestation du mouvement : la limitation de la vitesse à 80 km/h

L’impact de la limitation de la vitesse

  • 2 Pierre C. Boyer, Thomas Delemotte, Germain Gau­thier, Vincent Rollet, Benoît Schmutz, note de l’Ins (...)

10D’où vient le mouvement des Gilets Jaunes ? L’Institut des politiques publiques (IPP)2 a apporté la réponse dans une étude sur les condi­tions d’émergence du mouvement de contestation. Une analyse fouillée qui démontre l’importance de la décision du Premier ministre de réduire la vitesse autorisée sur les routes nationales.

11À partir de données inédites de la mobilisation sur Facebook, une équipe de cinq chercheurs de l’Institut des politiques publiques (IPP) a iden­tifié les étincelles qui ont donné naissance au mouvement de contestation. En croisant diffé­rentes variables (géographie, bassin d’emploi, vote, écart de revenus, etc.), l’étude confirme que la crise des Gilets Jaunes est d’abord née de la grogne autour des 80 km/h et ensuite de la hausse des prix du carburant. En témoigne cette statistique : autour de chaque kilomètre de route passé aux 80 km/h, dix Gilets Jaunes de plus sont apparus sur Facebook par km2. «  La variable, pour laquelle on observe les corrélations les plus importantes, est la densité des routes passées à 80 km/h. (…) De même, la variable de distance moyenne domicile-travail est fortement corrélée avec la mobilisation online.  »

Le rôle du mouvement « Colère » né sur Facebook début 2018

  • 3 Voir l’article de Vincent Glad « Comment les gilets jaunes sont nés en janvier sur un rond-point de (...)

12Début 2018, le mouvement « Colère », né sur Facebook en opposition à la limitation à 80 km/h, avait commencé à réunir des opposants ruraux à cette mesure3.

13Le 12 janvier 2018, un maçon de Périgueux, Leandro Antonio Nogueira, lance un appel sur Facebook « Vous en avez marre ? C’est main­tenant ! ! », pour s’insurger contre la limitation à 80 km/h. Le groupe, intitulé « Colère 24 », nom de leur groupe Facebook, prend très vite de l’ampleur et des groupes se constituent par département : « Colère 04 », « Colère 29 » ou « Colère 73 ». Très rapidement, ils sont 80 000 inscrits sur ces groupes locaux. Un appel à sortir dans la rue et à bloquer la circulation sur les ronds-points, dans la tradition des opérations d’occupation des opérations « escargots », est lancé pour le 27 janvier dans toute la France.

14Si le mouvement Colère est parti de Périgueux, avec 250 personnes, ce n’est pas la seule ville mobilisée ce jour-là. Des opérations similaires sont menées dans de nombreuses autres villes de France : 2 000 personnes à Bordeaux, 2 000 à Mâcon, 500 à Dijon, 300 à Chaumont, 300 à Blois ou encore 300 à Cherbourg. Sans le savoir, ces milliers de personnes descendues dans les rues de France viennent d’initier le futur mouvement des Gilets Jaunes.

« J’avais créé Colère uniquement pour les 80 km/h, raconte l’initiateur Nogueira. Puis c’est devenu plus large parce qu’il y a eu les retraités, les vaccins obligatoires et plein d’autres reven­dications qui se sont progressivement greffées dessus. J’ai laissé les gens ajouter toutes leurs demandes et ça a donné ce mouvement qui bras­sait bien plus large que la question de départ. »

  • 4 Voir l’article du Monde d’Adrien Sénécat mentionné ci-dessus.

15Le mouvement Colère s’éteint progressivement mais va renaître de manière inattendue en octobre, quand Éric Drouet, un routier de Seine-et-Marne, lance un évènement Facebook pour bloquer la France le 17 novembre afin de protester contre les taxes sur le carburant. Les groupes Colère se réveillent sur le réseau social et se transforment en Gilets Jaunes. « Moi je ne voulais pas trop dire que c’est parti de Colère, explique Nogueira quand on lui pose la question. Mais si vous regar­dez les Gilets Jaunes, ce sont souvent d’anciens coléreux. Dans certains départements, comme la Dordogne ou la Corrèze, tous les Gilets Jaunes sont des anciens de Colère. » Le terrain était donc bien préparé. Il faut également noté que cet activisme sur Facebook est largement relayé par la nébuleuse d’extrême droite très active sur les réseaux sociaux4

16Tout ce qui a fait le succès des Gilets Jaunes est déjà présent dans Colère : les 80km/h, avant la question des taxes sur l’essence. Le même ras-le-bol des taxes en général. La même agrégation de revendications disparates sur la vie chère, la CSG, etc. La même technique pour se faire entendre : bloquer les ronds-points le samedi, jour de repos des travailleurs. Le même refus de toute récupération politique. Le même slogan qu’on commence déjà à entendre dans les cortèges : « Macron démission ! ». Et, enfin, la même orga­nisation grâce à des groupes Facebook nationaux et locaux.

17Il y a bien au départ du mouvement une jacquerie fiscale. On devrait pouvoir dire, mais cela semble curieusement un tabou, que l’essence de ce mouvement est fondamentalement de droite, ce sont les thématiques classiques de la droite extrême et populiste qui sont à l’œuvre. C’est d’ailleurs en partie confirmé par le résultat des élections européennes où le Rassemblement national est celui qui a profité de cette colère.

  • 5 Martin Vanier, « Après la colère », in Urbanisme, n° 411.

18À cela, Martin Vanier rajoute qu’« une haine croissante de la grande ville, comme aux plus belles heures de la révolution nationale vichyste, tient lieu de prêt-à-penser pour s’enfermer dans des conceptions archaïques de l’urbain, de la proximité, du local, de la mobilité, etc. La né­gation du monde qui vient l’a emporté sur sa critique transformatrice. La base de ces représentations clivantes, c’est le culte de la France des territoires5. »

19Les ingrédients sont en place. Une étincelle – la hausse du prix du carburant – et un emblème – le gilet jaune – font le reste.

Un emblème (gilet jaune) vide de sens par trop-plein de revendications (passions tristes et ressentiment à l’œuvre)

20Un étendard. Voilà ce dont a besoin un mouve­ment pour prendre de l’ampleur (les parapluies à Hong Kong, la couleur orange en Ukraine, les « bonnets rouges » bretons, les masques de Guy Fawkes de Occupy…). Le gilet jaune donne immédiatement une grande visibilité et il est un « signe » (un signal, même) relatif à l’automo­bile. Ce qui semble une idée « lumineuse » est en fait ce qui rend impossible toute incursion dans le champ de la représentation politique. Si tout le monde – n’importe qui – peut mettre un gilet jaune, alors tout peut être dit, énoncé sans aucune cohérence, comme les commentateurs l’ont amplement souligné. Sans ligne directrice, l’emblème Gilet Jaune annonce l’impuissance programmée du mouvement. La forme rend impossible l’expression politique du mouvement. La tautologie règne. Le Gilet Jaune revendique d’être… un Gilet Jaune. Et personne ne peut en sortir pour le représenter, car il n’est plus alors un Gilet Jaune. Ce que certains commentateurs analysent comme étant une stratégie politique n’est que le résultat d’une impasse tautologique.

  • 6 Martin Vanier, ibid.

« Le mouvement de « La France en colère » pourrait n’avoir, littéralement, pas de sens, ce qui lui permet d’en accueillir beaucoup, tous azimuts – le propre du rond-point – selon les exaspérations qui l’investissent6. »

  • 7 Jean Baudrillard, Simulacre et simulation, Galilée, p. 11.

21L’objet « gilet » devient un simulacre, un pur signe vide de sens. La simulacre, c’est la copie à l’identique d’un original n’ayant jamais existé. « Il ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement, ni même de parodie. Il s’agit d’une substitution au réel, des signes du réel7. » La fin de toute « expression », de la possibilité de « signifier » quelque chose.

  • 8 Martin Vanier, ibid.

« Restent les sentiments : le sentiment d’aban­don, le sentiment d’injustice, le sentiment du mépris, le sentiment du harcèlement fiscal, sans oublier ceux qui les ont précédés, comme le sen­timent d’insécurité et le sentiment d’invasion8. »

22Quand le « trop » (de revendications, de paroles, etc.) ne peut être satisfait, arrivent le ressentiment, la colère et la violence du casseur qui n’est plus qu’une pure « passion triste ».

23L’homme du ressentiment est celui qui réagit. C’est l’homme de l’esprit de vengeance, comme le dit Nietzsche, qui se dissout dans le « rien ». Du trop au rien. Pour se venger de son malheur, on invente une cause – « manifester » –, mais sans avenir, ni objet. C’est une décomposition dans le rien, dans l’incertitude qui est le propre du ressentiment.

24S’il n’y a plus de fondement certain, la réaction peut être de transformer le néant en force active : pour ne plus avoir à contempler le néant, on se jette dedans. Ce sont les mythes, les superstitions, la drogue, tout ce qu’on invente pour ne plus voir le néant. L’homme du ressentiment va vouloir se venger de son malheur. Le ressentiment est animé par les passions tristes.

25L’expression « passion triste » est de Spinoza. Par là il désigne les affects qui sont liés à une imper­fection de l’être, à une diminution de puissance ou de liberté, comme la haine, la peur, l’anxiété… Tristesse, haine, pitié déplacée, envie, jalousie, amour passionné, ambition dévorante, esprit de domination et de maîtrise sont des passions tristes, et en elles-mêmes, et dans leurs effets : destruction, rivalité, violence, compétition pour la gloire ou le profit, haine du rival, avarice, mesquinerie, la liste est quasi infinie.

  • 9 Martin Vanier, ibid.

26Ainsi que le souligne Martin Vanier, « (…) une sorte d’errance des désespoirs, dont la proximité avec diverses violences – pas seulement celle des « casseurs » – n’aura échappé à personne9. »

L’impasse des ronds-points

27De quoi les ronds-points sont-ils le nom ? Il faut bien noter qu’il s’agit d’abord d’une question de régulation des flux. Ces flux ralentis se sont arrêtés sur des ronds-points. Et les flux de tourner en rond. On retrouve à la fin ce qui était posé dès le départ. Un mouvement sans destination et donc sans avenir.

  • 10 Éric Alonzo, interview de Jean-Laurent Cassely, « Avec les « gilets jaunes », le rond-point accède (...)

« Il y a tout d’abord une raison fonctionnelle à la présence des “Gilets Jaunes” sur les ronds-points. C’est un mouvement composé de gens mobilisés contre la taxe carbone, dont le terri­toire est celui du réseau automobile : ils ont donc fait avec ce qu’ils avaient sous la main. Or tout un réseau routier récent s’est organisé autour de nouvelles routes, de rocades, de déviations, qui ont la particularité d’être connectées entre elles par des giratoires. Si on souhaite couper le robinet, c’est donc là qu’il faut être, puisque le rond-point est un très bon point d’obstruction du réseau10. »

  • 11 Éric Alonzo, interview de Jean-Laurent Cassely, ibid..

28Il s’agit avec ce mouvement d’une occupation du territoire. La France est imaginairement occupée. Mais dans un espace mental hors sol par rapport à l’ancrage des villes et des villages. Ce qui est occupé, ce n’est pas la « place du marché », la « place du centre ville », c’est à la périphérie… Ce carrefour giratoire mime l’espace du café du commerce où s’échangent traditionnellement les opinions les plus variées. « Toute une ville a été fabriquée selon ces ingrédients-là, analyse Éric Alonzo, qui sont devenus les lieux de vie des gens. Le territoire des “Gilets Jaunes”, c’est d’abord celui du réseau automobile, il n’est donc pas surprenant qu’ils n’aient pas investi les places de village. Pourtant, dans le périurbain pavil­lonnaire, il reste des centres-bourgs mais ils sont souvent moins fréquentés que les nouveaux lieux de centralité que sont les supermarchés et leurs galeries marchandes11. »

29Où sont majoritairement ces ronds-points ? À l’entrée des petites villes, à la sortie des auto­routes, aux abords des centres commerciaux, à l’intersection des routes… Dans l’imaginaire des Français, les ronds-points sont l’illustration de la frénésie d’aménagement des responsables poli­tiques locaux. Le phénomène des ronds-points commence au début des années 80, pour trouver son apogée dans les années 90. Plus précisément, les ronds-points sont les nœuds, les connecteurs froids d’un réseau de communication. L’impuis­sance structurale du mouvement installé sur les ronds-points vient de ce qu’ils sont sous l’emprise des « réseaux ».

Le vide politique et la boucle « tautologique » des réseaux sociaux

  • 12 Lucien Sfez, La Politique symbolique, Quadrige, PUF, 1ère édition, 1993, p. 465.

« Si l’identité politique exige des mémoires mythiques, (…) l’éclatement des identités s’ins­talle dans la dérive horizontale de ce qui passe toujours sans jamais se fixer, (…) communication qui ne véhicule plus rien que sa propre ligne de fuite12»Lucien Sfez, La Politique symbolique

  • 13 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Éditions Galilée, 1981, p. 10.

30Au fond, ce mouvement est l’exacte illustration de la thèse de Jean Baudrillard sur l’ère du simu­lacre, lorsqu’il écrit que « Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire – précession des simulacres –, c’est elle qui engendre le territoire et s’il fallait reprendre la fable [voir la citation de Borgès], c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l’étendue de la carte13. » Avec ce mouvement, la carte c’est les réseaux sociaux et le territoire, les ronds-points.

  • 14 Op. cit., p. 16.

31Avec Baudrillard on peut dire que les « réseaux sociaux » précèdent les « ronds-points ». On comprend mieux l’impasse politique quand on saisit que les ronds-points sont une duplication des réseaux sociaux et donc insaisissables, atomisés. Les individus « Gilets Jaunes » sont des « atomes » dans le brouhaha internet. Pas de direction, pas d’orientation, une fuite dans une revendication unique, le RIC. Un mantra, une copie inversée du slogan « Macron démis­sion ! ». L’exact simulacre d’une démocratie fantasmée. Comme l’écrit Baudrillard, « Telle est la simulation, en ce qu’elle s’oppose à la repré­sentation14. » À un mouvement brownien, une revendication magique. L’absence structurelle de « sens » du mouvement ne peut s’exprimer que dans une revendication formelle. C’est la forme pseudo-délibératrice d’internet qui précède la formulation rêvée d’une refonte de l’espace politique.

  • 15 Voir par exemple, Daniel Innerarity, La Démocratie sans l’État, Essai sur le gouvernement des socié (...)

32Les réseaux sociaux utilisés par les Gilets Jaunes, comme une société à l’échelle 1 : 1, induisent un système politique opposé à la démocratie représentative. La politique doit devenir directe, immédiate, sans la médiation d’élus ou d’experts. C’est le mythe d’une démocratie 2.0 directement en prise avec elle-même, sans artifice. La société à l’échelle 1 : 1 devient un dispositif de non-repré­sentation conforme à l’utopie de la non-repré­sentation politique. Une démocratie fantasmée sans l’État15. Une carte dilatée et borgésienne strictement identique au territoire, à la volonté sans intermédiaire des citoyens…

33Avec l’anniversaire tautologique du 17 novembre 2019 par les Gilets Jaunes, la boucle est bouclée. Le Gilet Jaune fête le Gilet Jaune. Oh miroir ! L’impasse est totale.

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Notes

1 Roland Barthes, 1957, dans Mythologies, extrait des Œuvres complètes I, Éditions du Seuil.

2 Pierre C. Boyer, Thomas Delemotte, Germain Gau­thier, Vincent Rollet, Benoît Schmutz, note de l’Institut des Politiques Publiques (IPP), n° 39, avril 2019.

3 Voir l’article de Vincent Glad « Comment les gilets jaunes sont nés en janvier sur un rond-point de Dordogne » in Libération du 14 décembre 2018 et celui d’Adrien Sénécat du Monde du 17 avril 2019 http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/04/17/derriere-la-percee-des-gilets-jaunes-des-reseaux-pas-si-spontanes-et-apolitiques_5451242_4355770.html

4 Voir l’article du Monde d’Adrien Sénécat mentionné ci-dessus.

5 Martin Vanier, « Après la colère », in Urbanisme, n° 411.

6 Martin Vanier, ibid.

7 Jean Baudrillard, Simulacre et simulation, Galilée, p. 11.

8 Martin Vanier, ibid.

9 Martin Vanier, ibid.

10 Éric Alonzo, interview de Jean-Laurent Cassely, « Avec les « gilets jaunes », le rond-point accède à la conscience de place », in Slate, 14 décembre 2018, mis à jour le 30 janvier 2019.

11 Éric Alonzo, interview de Jean-Laurent Cassely, ibid..

12 Lucien Sfez, La Politique symbolique, Quadrige, PUF, 1ère édition, 1993, p. 465.

13 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Éditions Galilée, 1981, p. 10.

14 Op. cit., p. 16.

15 Voir par exemple, Daniel Innerarity, La Démocratie sans l’État, Essai sur le gouvernement des sociétés complexes, Éditions Climats, 2006.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Marc Vernier, « Gilets Jaunes : la carte (les réseaux sociaux) précède le territoire (les ronds-points) »Quaderni, 99-100 | 2020, 151-158.

Référence électronique

Jean-Marc Vernier, « Gilets Jaunes : la carte (les réseaux sociaux) précède le territoire (les ronds-points) »Quaderni [En ligne], 99-100 | Hiver 2019-2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1551 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1551

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Auteur

Jean-Marc Vernier

Membre fondateur de Quaderni

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