1Les discours sur la ville sont multiples et hétérogènes au sein des sciences sociales. Ils peuvent varier en fonction de l’ancrage disciplinaire (sciences politiques, géographie, sociologie, économie, économie politique) et des intentions de recherche mais les plus récents ont tous en commun de souligner (1) l’intensification de l’urbanisation au niveau mondial ainsi que (2) la complexité croissante de l’entité urbaine à l’heure du régime métropolitain1. L’OCDE qualifie en effet le XXIe siècle comme celui des villes et des métropoles alors que le XXe aura été celui des États et le XIXe celui des empires. La revue Tous urbains créée il y a quelques années par le philosophe Olivier Mongin privilégie l’hypothèse de l’urbanisation, vecteur de la mondialisation2. Les villes se métamorphosent et leurs structures se transforment : elles comptent une multiplicité d’intervenants incluant aussi bien des acteurs locaux que des acteurs externes pendant que leurs politiques publiques traditionnelles semblent de moins en moins pertinentes.
- 3 Dans l’ouvrage dirigé par Antoine Courmont et Patrick le Galès, Gouverner les villes numériques, PU (...)
2C’est dans ce contexte qu’émerge le slogan (buzzword) de ‘smart city’ proposé par les GAFA (les entreprises de la révolution numérique)3. Il s’inscrit a priori dans la continuité d’une série d’initiatives ayant fait l’objet d’invention de mots et de concepts sous l’influence de la mondialisation (intensification des échanges et des flux) et de la globalisation (métamorphose du capitalisme et sa financiarisation) mais contrairement à ces derniers, il fait l’objet de récits suscitant controverses et débats qu’il convient d’élucider. Aussi l’article propose d’analyser les cinq récits véhiculés par le slogan smart city (SC), après avoir rappelé dans une première partie les principales inventions qui ont servi à identifier sur le mode explicite l’impact des processus de métropolisation (liés à la mondialisation et la globalisation) sur la structure de la ville. Il ne s’agit pas d’évoquer la croissance du nombre de villes ou les taux de croissance observés au cours des dernières décennies, mais de rendre compte du sens des mots. Les récits de la SC seront appréhendés dans une seconde partie à partir du questionnement suivant :
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Doit-on interpréter la SC comme une « utopie » sociale (Picon, 2015) fondée sur l’intelligence collaborative ou plutôt comme une simple « fiction » (Sfez, 2000) promettant l’avènement d’une société devenue « intelligente » car fonctionnant sur le mode de l’échange de la donnée ?
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Ne peut-on concevoir la SC comme une étape stratégique de l’aménagement urbain qui s’inscrirait dans la continuité de l’« urbanisme des réseaux » et du génie urbain remontant au XIXe siècle et qui aurait pour caractéristique majeure de valoriser la circulation de la donnée (Offner, 2018) ?
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Faut-il comprendre les récentes controverses associées à la SC en raison d’une prise de conscience des enjeux liés au rôle de l’intelligence artificielle (algorithme) et à la place privilégiée des entreprises numériques dans la sphère urbaine (Goodman 2019) ?
3L’urbanisation du monde – autrefois associée à l’industrialisation – se poursuit. Elle est même devenue un fait majeur des sociétés contemporaines. Elle participe de la mondialisation, comme le suggère un rapport du Département des affaires sociales des Nations Unies qui dès la fin du XXe siècle signalait que la majorité de la population mondiale s’affirmait urbaine. Ce constat contraste avec les chiffres du milieu du siècle dernier qui indiquaient que seule 30 % de l’humanité était urbaine. Des villes qui franchissent le seuil des dix millions d’habitants sont identifiées au titre de megacities. Elles sont majoritairement localisées dans les pays émergents.
4Si l’urbanisation se poursuit à l’échelle mondiale, les chercheurs de sciences sociales ont fait état des processus de reconfiguration spatiale, sociale et culturelle des villes, ainsi que de leur restructuration économique en lien avec métropolisation. Pour les chercheurs anglo-américains, cette dernière est perçue comme une « révolution » en raison de l’ampleur du changement (Ghorra-Gobin, 2015).
5Depuis le début de la décennie 1990, le concept de « ville globale » indiquant son rôle de commandement de l’économie globalisée et financiarisée a émergé. Il a été suivi une décennie plus tard par celui de « ville seconde ». D’autres mots ont qualifié les dynamiques spatiales et sociales de la restructuration de l’économie des villes : edge city (pôle suburbain), cluster (pôle de compétitivité) et creative class (classes créatives).
- 4 Saskia Sassen, The Global City : New York, London, Tokyo. Princeton University press, 1991 et 2002.
6Le concept de « ville globale » a été formalisé par Saskia Sassen (1991)4 qui fut la première à faire le constat du rôle de commandement assuré par certaines villes dans le fonctionnement de l’économie globalisée reposant sur la circulation des capitaux, la financiarisation du capitalisme et son urbanisation. Il est devenu aisé de répertorier pour chaque ville les emplois liés au secteur de la finance, à l’investissement immobilier et aux services aux entreprises (dont les services juridiques). Le concept de « ville globale » devenu la référence majeure a permis de hiérarchiser les villes à l’échelle mondiale. La sociologue a identifié les trois premières villes globales (décennie 80) en raison de l’importance des dynamiques financières incarnées par leurs bourses respectives : New York, Londres et Tokyo.
7La ville globale ne se définit pas à partir d’un seuil démographique précis. La ville de New York compte 8 millions d’habitants, mais se retrouver dans cette catégorie démographique ne signifie pas pour autant relever des villes globales. Le statut de ville globale entraîne un réaménagement des espaces urbains dans le but d’accommoder les personnes œuvrant dans l’économie financière et l’économie de services ainsi que celles impliquées dans les carrières artistiques. De nouveaux quartiers se construisent pendant que d’anciens quartiers habités par les classes moyennes connaissent une gentrification. Il s’ensuit un renouvellement social des quartiers centraux au détriment des ménages des classes populaires qui sont évincés en raison de la hausse des loyers et de l’accès au foncier. La ville globale accueille, outre les expatriés (travaillant dans l’économie de services et l’économie de la connaissance) c’est-à-dire les personnes relevant des classes créatives, des populations immigrées pauvres venus de pays du Sud. Ces dernières s’organisent pour répondre aux besoins des nouvelles classes sociales en proposant repas ou restaurants ethniques, en assurant la garde des enfants ainsi que l’aide aux personnes âgées et dépendantes. La ville globale qui s’inscrit dans les réseaux de la finance ainsi que dans ceux de l’immigration est profondément inégalitaire : on parle de « ville duale » associant la mondialisation par le haut et par le bas.
- 5 Ann Markusen& al. (ed.), Second Tier Cities, Minnesota University press, 1999.
- 6 Jerome Hodos, Second Cities : Globalization and Local Politics in Manchester and Philadelphia, Temp (...)
8La métropolisation concerne aussi bien les villes superstars comme Paris, Lyon, New York, Los Angeles, Shanghai… que les Second cities comme Lyon, Barcelone, Minneapolis-Saint Paul (Minnesota)… qui participent de la mondialisation et de la globalisation sans pour autant détenir le pouvoir de commandement de l’économie globalisée. La catégorie Second cities a été conceptualisée par la géographe économiste Ann Markusen5, et l’historien Jérôme Hodos6 avant d’être reprise par Richard Florida lors de l’appel à candidature adressé aux villes américaines (États-Unis et Canada) par Amazon en vue de l’implantation d’un second siège social, en dehors de Seattle (Washington).
9Les villes secondes se caractérisent par un passé préindustriel et industriel et comptent encore des emplois industriels. Elles ont bénéficié de politiques publiques les dotant d’infrastructures de transports pour assurer les connexions internationales (aéroports) et de modes de transports dépassant la ville centre ; elles sont connues pour leur tradition de l’innovation dans le secteur économique comme dans la sphère politique et elles se dotent progressivement d’une identité de villes secondes ; elles attirent les touristes. En d’autres termes, leur trajectoire d’insertion dans la mondialisation diffère de celle des villes superstars de la hiérarchie urbaine.
10Des processus sociaux et économiques inhérents à la mondialisation et à la globalisation reconfigurent la ville pour la transformer en métropole, une entité urbaine plus étendue que la ville. Ces processus concernent aussi bien les villes globales/villes mondes que les villes secondes (Ghorra-Gobin, 2015).
- 7 Joel Garreau, Edge City : Life on the New Frontier, Anchor Books, 1992.
11Identifier les processus de métropolisation s’est traduit à partir de la décennie 1990 par l’usage des mots edge city et cluster. L’edge city désigne un pôle suburbain où se concentrent bureaux et équipements et parfois loisirs. Le livre du sociologue Joël Garreau7 a été largement diffusé à la suite d’un travail de terrain l’ayant conduit dans de nombreuses villes et territoires périurbains des États-Unis. Le pôle suburbain ne ressemble pas au centre traditionnel marqué par le gratte-ciel et une skyline de tours ; il est localisé à proximité d’un nœud autoroutier et peut inclure un mall de taille imposante à proximité. L’expression edge city indique que le territoire métropolitain n’est plus structuré autour d’un centre mais s’organise sur le mode polycentrique : la métropole de Minneapolis-Saint Paul (Minnesota) concentre les fonctions économiques et culturelles dans la ville de Minneapolis et dans le comté de Hennepin, les fonctions administratives et politiques à Saint Paul pendant que le Mall of America qui attire plus de 45 millions de visiteurs par an représente une centralité suburbaine à Bloomington.
- 8 Michael E. Porter, “Clusters and the New Economics of Competition”, Harvard Business Review, Novemb (...)
12La restructuration économique liée à la métropolisation se lit également au travers du cluster ou « pôle de compétitivité » auquel l’économiste Michael Porter a consacré de nombreux écrits8.Ce terme renvoie en fait à l’organisation économique fondée sur le regroupement de certaines activités (recherche, production) relevant d’un même secteur. La concentration s’explique en raison de l’intérêt reconnu de la proximité spatiale entre individus relevant d’institutions diverses (publiques, privées) et l’opportunité d’interactions de type face to face (F2F).Pour l’économiste, les villes se retrouvant désormais en rivalité pour attirer capitaux et classes créatives, elles ont intérêt à se doter de pôles de compétitivité exigeant des investissements publics et privés. Le cluster a désigné dans un premier temps des espaces suburbains car les emplois se localisaient de préférence en dehors de la ville centre en raison du coût du foncier et de l’ambition de moderniser la filière concernée.
- 9 Richard Florida, Cities and the Creative Class, Routledge, 2005.
- 10 Dunning J.H. (ed.), Regions, Globalization and the Knowledge-Based Economy, Oxford University press (...)
13Le cluster a toutefois pris un tournant plus urbain avec le géographe-économiste Richard Florida (2003)9.Ce dernier est connu pour avoir forgé l’expression de « classes créatives », une catégorie regroupant des personnes talentueuses et hautement qualifiées relevant de différents secteurs d’activités (médias, finance, droit, art, cinéma) qui choisissent de s’installer en ville et non en banlieue ou dans le périurbain pour avoir accès aux services publics, aux aménités urbaines, tout en évoluant dans un environnement caractérisé par la diversité culturelle. Plus récemment (2017), le chercheur qui anime la revue en ligne largement diffusée City Lab, a privilégié l’hypothèse selon laquelle les villes superstars comme les villes secondes étaient concernées par l’économie de la connaissance. Il s’est notamment appuyé sur la liste de vingt villes retenues par l’entreprise Amazon à la suite de l’appel à candidature auprès des villes des États-Unis et du Canada pour implanter un second siège social. La liste publiée en janvier 2018 incluait aussi bien des villes Superstars comme New York, Los Angeles, Washington que des villes secondes comme Pittsburgh ou Cleveland. La publicité faite aux villes secondes a contribué à la diffusion de cette catégorie dans le lexique des sciences sociales. Elle a conduit à différencier sur le mode explicite les villes disposant d’un pouvoir dans les réseaux de la finance et la circulation des capitaux des villes œuvrant dans l’économie de la connaissance (knowledge - based economy)10.
14Si les dernières décennies (1990-2010) ont été favorables à l’invention de concepts et de notions pour qualifier les mutations et transformations de la ville impactée par la métropolisation, la récente expression ‘smart city’ inscrivant la ville dans le « tournant numérique » est à l’origine de débats et polémiques. Comment l’expliquer ?
15L’analyse retient ici l’expression anglaise smart city (SC) afin de marquer la distance critique qu’il convient d’instaurer face à une innovation technique associée à un discours enchanteur véhiculé par les entreprises de la Silicon Valley. L’image d’une ville reposant sur les flux de l’interconnexion généralisée a émergé dans la sphère des GAFA qui ont la prétention de dessiner (design) les futurs modes de vie urbains à l’échelle planétaire en privilégiant notamment la voiture autonome. Aussi la ville, après avoir été le site privilégié de l’esthétique architecturale, de la flânerie (Walter Benjamin) et de la construction d’une multiplicité de réseaux techniques devient finalement smart.
- 11 « La SC se définit comme une ville qui cherche à résoudre les problèmes publics grâce à des solutio (...)
16Le récit sur la performance de la SC débute par une définition classique sur laquelle tout le monde s’accorde. Il part du principe que l’optimisation technique du fonctionnement de la ville et de l’offre de services urbains peut s’effectuer à partir d’une maîtrise de données numériques dans les domaines aussi variés que la mobilité, la transition énergétique ou la qualité de l’air. Le Parlement européen précise qu’il s’agit d’« une initiative municipale mobilisant de multiples parties prenantes11. » Aussi le récit officiel fait aussi bien référence au « tournant numérique » qu’à l’idée d’une « coopération » vertueuse entre les différents protagonistes du projet.
- 12 En 2018 le Consumer Electronic Show de Las Vegas fut organisé autour de deux thématiques : la smart (...)
17Mais la SC est plus qu’un mode de gestion de la ville en vue de l’optimisation des services urbains, elle représente un marché mondial. Cet enjeu du marché mondial est explicite dans le rapport au Premier ministre français Luc Bellot (2017). On parle d’un marché globalisé qui atteindrait 29 milliards d’euros en 2020. Des manifestations comme celle du CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas (Nevada) réunissent tous les ans les géants du numérique mais aussi les startups et les représentants d’États12. Quant à l’Expo World Congress organisée par la ville de Barcelone, elle attire surtout des responsables de villes et de métropoles ainsi que des associations civiques.
- 13 Cynthia Ghorra-Gobin (ed.), « Smart city : fiction et innovation stratégique », Quaderni n° 96, pri (...)
18La SC est en outre perçue comme un outil efficace pour les villes soucieuses de s’afficher dans le palmarès mondial des villes innovantes. Cette inscription participe de la politique d’attractivité qu’elles mènent auprès d’investisseurs financiers et des classes créatives. Toute ville ou toute métropole menant une politique de marketing (branding) s’emparerait ainsi du slogan de SC. Avec l’internationalisation de la recherche, la SC risque de devenir un thème majeur dans les programmes d’enseignement et de recherche, non limité aux sciences de l’ingénieur. La SC a fait son entrée dans les programmes des sciences humaines et sociales comme le précise Cynthia Ghorra-Gobin13.
19Suite au récit de la performance dans la gestion urbaine auquel tout le monde s’accorde, on note la référence aux « parties prenantes » que donne la définition du Parlement européen de la SC. Elle peut se comprendre comme l’instauration d’un sentiment de complicité entre les acteurs de la ville (y compris les usagers des services urbains) autour de l’échange de données. Mais les perceptions de ces échanges jugés vertueux varient en fonction des intérêts de chacun des acteurs impliqués dans le projet SC. Pour certains, la ville devient smart parce que sa gestion reposerait sur l’émergence d’une « intelligence collaborative » et non simplement sur l’Intelligence Artificielle (IA) ; d’autres insistent sur les comportements des habitants soucieux de leur environnement urbain et faisant preuve de civisme numérique ; il est parfois question de l’instauration d’une « relation directe » entre l’élu(e) et les personnes administrées (e-democracy) avant toute décision concernant un projet urbain. En insistant sur l’« intelligence collective », le récit de la SC se rapproche de celui du vivre-ensemble.
- 14 Antoine Picon, Smart Cities : Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, Édition B2, 2013.
- 15 Anthony Townsend, Smart Cities, Big Data. Civic Hackers, and the Quest for a New Utopia, WW. Norton (...)
20La SC est alors qualifiée d’« utopie » en raison du réenchantement d’une gestion urbaine sensible à la connexion instantanée et à la participation active des citoyens. L’ingénieur Antoine Picon souligne l’émergence d’une ‘utopie collaborative’ pour mettre en évidence le rôle des usagers14.Cette représentation de la SC est également partagée par le géographe Anthony Townsend qui insiste sur l’adjectif ‘nouvelle’ pour parler de l’‘utopie’15. En d’autres termes il s’agit d’un futur urbain associant aussi bien les actionnaires publics et privés (shareholders) que les personnes directement concernées (stakeholers) dans le but de faire des villes des entités performantes et résilientes.
- 16 « La fiction (celle du progrès) exerce une séduction dont nous sentons nous-mêmes les effets dans n (...)
21Mais la perspective de la « fiction » présentée par Lucien Sfez (2002)16 dans ses nombreux travaux sur la technique s’avère plus nuancée et plus mesurée que celle de l’« utopie ». L’avènement de la SC aurait suscité un récit enchanteur fondé sur l’échange en temps réel de données entre une entreprise et une administration ainsi que sur la complicité des usagers. Mais ce récit ne serait qu’une « fiction » parce qu’il renvoie implicitement à l’idée d’un progrès social aligné sur une avancée technologique, écrit Cynthia Ghorra-Gobin. Or le progrès social ne peut découler automatiquement de la technique. Il exige en effet une mobilisation sociale ainsi qu’un arbitrage politique, ce qui pour le moment est loin d’être évident pour ce qui concerne la SC. Le récit de la « fiction » pour parler de la SC permet d’avoir une distance critique par rapport au récit de l’« utopie » revendiquant le principe d’un ‘vivre ensemble’.
- 17 Stève Bernardin, « De l’audace technique à la conformation politique ? Quelques hypothèses de retou (...)
22La SC est en fait contemporaine de l’économie des connaissances dans la sphère économique. Suite à la division internationale du travail (industrialisation des pays émergents) et à la désindustrialisation des pays riches, les économistes ont évoqué l’avènement de l’économie de services et de l’économie de la connaissance. Aussi pour accommoder cette nouvelle facette de l’économie exigeant mobilité, flexibilité et connexion, la SC est présentée non comme un objectif en tant que tel mais comme une approche stratégique de la gestion urbaine. Le récit de la SC répond à la demande de la performance des services urbains et de la qualité de la ville dans un contexte urbain façonné par l’économie de la connaissance. Les industriels parlent de l’émergence d’une « science du service urbain », comme l’indique Stève Bernardin17.
23Aussi des chercheurs et responsables locaux conçoivent la SC comme une nouvelle étape du discours sur l’aménagement urbain. Pendant longtemps la ville a été perçue au travers du geste architectural qui lui conférait une assise monumentale et exprimait l’affirmation du/des pouvoir(s).La ville était vue comme une œuvre et une expérience esthétiques autorisant la flânerie. Mais avec l’industrialisation et son corollaire l’urbanisation, la ville a fait face à de nouvelles contraintes pour accueillir rapidement de nouvelles populations issues des campagnes. La question du logement ouvrier est devenue centrale au même titre que celle des infrastructures (eau, transports et égouts).Le succès de l’urbanisme haussmannien repose sur cette association entre architecture monumentale et urbanisme des réseaux techniques.
- 18 Jean-Marc Offner, « La SC pour voir et concevoir autrement la ville contemporaine », Quaderni n° 96 (...)
24L’urbaniste et chercheur Jean-Marc Offner (2018)18 situe le récit de la SC dans le prolongement de l’« urbanisme des réseaux ». L’aménagement urbain ne se limiterait plus aux seuls architectes et urbanistes sensibles à la forme urbaine et aux ingénieurs experts des réseaux traditionnels ; il serait désormais associé aux ingénieurs issus de la révolution numérique. Dans cette perspective, la SC se présente comme l’outil performant qui permet d’appréhender les mutations métropolitaines, soit la mise en réseau des territoires. Pour Offner, la SC contribue à une meilleure connaissance de la « ville en marche » dans un contexte marqué par l’expertise lacunaire des usages face aux statistiques de stocks (nombre d’habitants, de logements, de bureaux…). La gouvernance urbaine revient désormais à articuler stocks et flux (soit le sédentaire et le mouvement). Le smartphone devient l’outil privilégié des vies mobiles : il permet de faire découvrir les plaisirs de la ville, de la proximité et de la densité à des usagers jusqu’ici éloignés de la culture de l’urbanité.
25Le récit de la SC qui insiste sur la collecte et le traitement de données principalement produites par les usagers met en évidence la place des algorithmes pour assurer la gestion des données en temps réel. La SC devient du coup indissociable de la convocation de l’Intelligence Artificielle (IA), ce qui interpelle tous ceux qui s’intéressent à la trajectoire des villes et métropoles. Les villes partagent une histoire qui remonte souvent à la période préindustrielle avant de s’adapter à la phase industrielle de l’économie et à l’urbanisme des réseaux. Mais que deviendront-elles avec la SC ? Seront-elles aussi résilientes qu’autrefois comme le laisse entendre tout discours élogieux de la SC ? Qu’en est-il de la cybersécurité ? Les systèmes informatiques seront-ils efficacement et suffisamment sécurisés ?
26Les chercheurs s’interrogent également sur le contrôle public de l’algorithme. Comment contrôler un algorithme ? À qui revient la responsabilité ? Ne risque-t-on pas d’assister à la valorisation de certaines données transmises par un groupe social au détriment d’un autre ? Comment faire ? La question est clairement posée sur le sort réservé à la circulation de données privées et aux risques liés à leur gestion par des entreprises du numérique. Ce récit entraîne de sérieuses craintes liées à la concentration d’un pouvoir qu’il soit public, privé ou les deux en même temps.
- 19 Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Front (...)
27Avec les risques liés à la privatisation de données, certains à la suite de Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School, n’hésitent pas à prôner l’émergence d’un « capitalisme de surveillance » urbain19 à l’échelle planétaire. Avec la SC, on assisterait à l’heure du capitalisme urbain à une concentration du pouvoir urbain par les entreprises du numérique. Il est certes question d’une surveillance soft c’est-à-dire non encore visible et non explicite mais elle entraîne déjà une série de questions. Les administrations locales et leurs élus deviendraient-ils au fil du temps de simples « vassaux » d’entreprises numériques après avoir abandonné toute forme de souveraineté technologique comme le laissent sous-entendre les termes de la négociation en cours entre Toronto et SidewalksLab, une filiale d’Alphabet comme Google ? L’administration locale pourrait-elle tenir en même temps le rôle de partenaire de l’entreprise et de protectrice des citoyens et habitants ?
28Le récit de la SC centré sur l’« utopie collaborative » avant d’être décrit comme une simple « fiction » au service du pouvoir des maîtres de la technologie numérique et plus tard comme une innovation stratégique dans le prolongement de l’urbanisme des réseaux continue de soulever des critiques depuis que la SC est associée à l’IA et au « capitalisme urbain de la surveillance ». Pour répondre à ces critiques, la chercheuse Ellen P. Goodman, professeure à l’École de droit de l’Université Rutgers propose aux acteurs civiques, soit la société civile, de co-construire avec les chercheurs et les responsables locaux un discours sur l’éthique de la SC en vue de préserver « le commun de la donnée » (data commons). L’éthique de la SC a fait l’objet d’une conférence au Center for Ethics de l’Université de Toronto en mars 2019 qui a été largement diffusée et qui fait l’objet d’une publication à venir20.
29Les sciences sociales ont pris toute la mesure des transformations de la ville (la « ville globale » comme la « ville seconde ») et de la métropolisation sous l’effet de la mondialisation et de la globalisation. Les chercheurs n’ont pas hésité à inventer notions et concepts pour les désigner et les identifier. L’ensemble de ces notions et concepts ont fait l’objet d’analyses critiques qui en ont autorisé l’usage tout en précisant les limites. Mais le slogan SC continue de faire l’objet de débats intenses, comme l’attestent les auteurs du n° 96 de Quaderni (2018) et ceux de l’ouvrage collectif sous la direction d’Antoine Courmont et de Patrick Le Galès (2019).
30Les récits qu’incarne la SC sont multiples et ne se limitent pas à évoquer l’insertion des modalités de la gestion urbaine dans le tournant numérique. Après le premier récit sur la performance urbaine dans un marché globalisé, le deuxième récit construit sur l’utopie d’une collaboration utopique entre les différents intervenants (décideurs, administrateurs, entreprises privées et usagers) de la sphère urbaine au travers de l’échange de données pose problème. Il véhicule en effet l’image de shareholders et de stakeholders communiquant dans l’euphorie des Big Data tout en assurant l’optimum de la gestion urbaine. Le troisième récit critique l’image de l’utopie, et propose celui de la « fiction ». Il s’avère plus mesuré en signalant que le principe collaboratif ne va pas de soi et que l’idée d’un progrès social pouvait difficilement se décliner à partir d’une innovation technologique. Le quatrième récit de la SC inaugurant l’avènement d’une gestion urbaine non limitée aux seules statistiques de stocks mais englobant des statistiques de flux, est mieux partagé. Il signale l’avancée technique tout en prenant distance avec le principe d’un progrès social pour tous. Mais depuis que le récit (cinquième) de la SC convoque la thématique de l’IA et de la gouvernance de la donnée, il suscite un sérieux sentiment de défiance envers le numérique associé au capitalisme urbain et à une surveillance soft de ce dernier comme le préconise Shoshana Zuboff. La ville deviendrait-elle vassale des entreprises de Big Data en devenant smart (ce qu’elle n’aura jamais été au cours de l’histoire) ? Qu’en sera-t-il de sa souveraineté technologique ?
31Pour répondre aux critiques associés à ce cinquième récit, des chercheurs en sciences sociales à la suite d’Ellen P. Goodman réfléchissent à la possible formalisation des fondamentaux d’une « éthique » de ville devenue smart. En d’autres termes, ils sont d’accord pour reconnaître qu’à l’heure du tournant métropolitain, la ville est en mesure de convoquer l’IA pour se gouverner à condition de se doter au préalable de règles éthiques la concernant. L’objectif associé à la SC est désormais plus clair : assurer le contrôle public de l’IA et de l’usage des algorithmes, de manière à protéger la vie privée des citoyens et usagers face au risque de l’hégémonie des entreprises du numérique. L’IA représentant en quelque sorte la nouvelle frontière du pouvoir pour reprendre les termes utilisés par Shoshana Zuboff. La perspective d’une dimension éthique fondée sur une mobilisation sociale et une alliance entre chercheurs et société civile au secours de la ville devenue smart est à présent au centre des débats dans les sciences sociales.