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AccueilNuméros99-100DossierUn témoignage sur Lucien Sfez

Texte intégral

« Dans les sociétés en voie d’écroulement, écrivait Lucien Sfez, il naît des devins à toute heure. »

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1Je ne veux pas répéter ce que d’autres ont dit bien mieux que je ne saurais le faire. Je voudrais plutôt décrire quelques moments d’une amitié esquissée, une amitié à laquelle mes itinérances de conférencier-voyageur n’ont pas laissé le temps de vraiment s’épanouir. C’est ce que j’aurais voulu dire à Lucien mais il est trop tard. Voici alors quelques images de lui. Ces images composent, bien sûr, un portait double. C’est Lucien qu’on voit, mais ce sont mes mots qu’on entend.

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2L’une de mes premières rencontres avec Lucien eut lieu au château de Cerisy-la-Salle. Il m’avait invité à la décade qui lui était consacrée. Lucien était assis dans un fauteuil Louis XIII que l’on avait placé pour lui, au premier rang de l’auditoire, sur le côté. Il suivait les débats de ce regard brûlant dont il savait si bien éteindre l’intensité.

3Lucien était un professeur à l’italienne – ce que les Français appellent un « grand professeur ». Il se trouvait au sommet de ce système de castes auquel j’avais moi-même échappé en émigrant vers des universités américaines ou scandinaves plutôt férues de ces dramaturgies démocratiques où il est de bon ton pour les étu­diants de tutoyer les professeurs.

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4Pour parler de Lucien, je parlerais de « morgue » ou de « superbe » ; la morgue quasiment mitterrandienne d’un homme de taille moyenne, attendant que l’on s’incline vers lui ; la superbe d’un homme qui faisait sentir à tous ceux qui le surplombaient que leur stature était pire qu’un privilège, une faute de goût. Aigu, anguleux, basané, Lucien portait des mocassins noirs et des costumes légers. Sous cette tenue de mandarin, il arborait souvent un vêtement inattendu : un pull de cachemire rose, élimé, pelucheux et dont, malgré l’usure, il semblait ne vouloir à aucun prix se séparer. Surplombant ce pull rose, son expression de lassitude blasée, parfois traversée d’un éclair d’ironie, était celle d’un empereur romain. 

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5À côté de la superbe qu’il affichait, Lucien pouvait faire preuve d’une étonnante sollicitude. Un soir, au cours de la réception de clôture d’un colloque à Lisbonne, il vint me trouver à la table des desserts. J’étais en train de tendre la main vers un petit four. « Ça suffit, Daniel », me dit-il. « Vous avez déjà dîné. Vous n’avez pas besoin de dessert ! » La main encore en l’air, je devais avoir l’air interloqué. « Vous verrez, poursuivit Lucien, vous dormirez quand même... ». On peut en effet vivre sans dessert. Je renonçai donc au petit four, tout en pestant intérieurement contre Lucien. Il me parla alors de la greffe du cœur qu’il avait subie. Cette greffe lui avait permis de rester en vie. Elle l’avait même transformé en une sorte de « mutant ». Un mutant ne pouvait pas se permettre de manger n’importe quoi. Je compris alors que mon dessert avait été victime d’un processus d’identification. Me priver de dessert était une forme de sympathie. Lucien tentait de me sauver. Certes je n’étais pas malade et n’avais nul besoin d’être sauvé. Mais j’étais devenu un mutant honoraire.

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6Lucien a été mon éditeur. Il a fait traduire en français mon livre Media Events pour sa col­lection aux PUF. J’avais obtenu de lui un droit de regard sur la traduction, mais il s’est vite aperçu que l’obsessionnel que j’étais ne cessait de transformer le texte, d’y ajouter des idées, d’y reformuler certains concepts et que ce jeu risquait de durer très longtemps. Pour y mettre fin, Lucien accepta alors une sorte de pacte. J’aurais le droit de corriger mon texte, mais je lui apporterais chaque semaine une liasse de pages définitives. Qu’il pleuve ou qu’il vente, je devrais me rendre à la Sorbonne et lui remettre ces pages en mains propres. Un tel rituel impliquait beaucoup de patience de sa part, mais il s’y prêta de bonne grâce. Parfois je tentais malgré tout de reprendre mes feuillets. Lucien me rappelait alors ma promesse et me les arrachait des mains. Ensuite nous allions prendre un verre. C’est ainsi que le livre a fini par être publié et qu’un rituel obses­sionnel s’est transformé en amitié.

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7Lucien m’invita un jour à aller au Brésil. Il s’agis­sait d’y porter la bonne parole de la Sorbonne à un auditoire de hauts fonctionnaires regroupés à Brasilia. Je pensais être le seul à avoir été envoyé au Brésil, j’ai découvert plus tard que nous étions plusieurs à avoir occupé la chaire de « Communication Sociale » d’une université qui, bien que située au cœur du pays, portait le nom de « Caraïbe ».

8Comme ce maître qui, dans Tristes Tropiques, indique à Claude Lévi-Strauss où acheter les vêtements légers que doit porter un ethnologue sur le terrain, Lucien m’avait fait toutes sortes de recommandations. Brasilia était une ville non seulement ennuyeuse, mais dangereuse. Je devais éviter de me rendre à l’université autrement qu’en taxi. Ces recommandations étaient parfaitement raisonnables, mais elles étaient trop raisonnables. Elles furent balayées par la réalité du Brésil.

9L’assistante qui était spécialement venue à Paris acheter des livres et des manuels destinés à mes étudiants les avait tous perdus en se rendant à Roissy. Quant à ces étudiants, ils étaient tout aussi introuvables que leurs livres. La haute administration les avait obligés à suivre mes cours et ils me vouaient une détestation cordiale. Mes cours avaient donc lieu devant un parterre rajeuni d’assistants ambitieux et de secrétaires poly­glottes. Mes véritables « étudiants » se conten­taient de consulter, de temps en temps, les notes détaillées qu’avaient prises leurs prête-noms. Petit à petit ces notes piquèrent leur curiosité. À la fin de mon séjour, je vis disparaître assistants et secrétaires pour ne plus avoir en face de moi qu’un aréopage d’officiels quinquagénaires.

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10J’avais pourtant un étudiant véritable, un étudiant qui avait suivi mes cours, dès le début.Il était jeune, intelligent et pas du tout rechigné. Il s’appelait Enrique. Enrique manifestait un talent évident, mais il ne me remit jamais son mémoire de fin d’études. Je lui écrivis pour lui rappeler à quel point il serait injuste que tous les autres élèves (qui faisaient probablement écrire leur mémoire) obtiennent un diplôme et que lui, n’en obtienne pas. La réponse ne se fit pas attendre. Elle me parvint par lettre et me laissa atterré.

« Monsieur le professeur – m’écrivait la mère d’Enrique – mon fils n’a pas remis son mémoire, parce qu’il est mort. Il a été emporté par un can­cer foudroyant. Vous recevrez bientôt un colis. »

11Le colis contenait quelques photos de mon élève, une urne pleine de ses cendres et une mission : les disperser dans l’enceinte de la Sorbonne. La Sorbonne devenait ainsi une version un peu sévère du paradis. Je décidai qu’une telle mort était trop injuste pour que je me dérobe aux souhaits de mon élève. L’urne sous le bras, je pris le bus 21 pour la rue des Écoles et pénétrai dans les couloirs de la Sorbonne, prêt à un long jeu de cache-cache avec les appariteurs.

12Je raconterai ailleurs l’épopée qui s’ensuivit. Peut-être me suis-je conduit de façon irréfléchie. En tout cas Lucien refusa de m’aider. Le juriste qu’il était m’annonça que si je persistais à accomplir ma mission, il appellerait la police. Bien entendu j’ai persisté. Bien entendu Lucien n’a pas appelé la police, ce qui fait de lui, techniquement, mon complice. Le complice et l’ami me manquent. Le « grand professeur » aussi.

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13J’ai rencontré Lucien au moment où il se trouvait déjà au sommet de sa carrière universitaire et où il commençait à s’y sentir quelque peu à l’étroit. Avant de se mettre à rêver à la science-fiction, le constitutionnaliste qu’il avait été s’était tourné vers la philosophie politique, transformé en chro­niqueur d’un effondrement généralisé : celui de toutes ces antithèses « fidèles et monstrueuses » qu’une matrice théologique nous avait léguées.

14Un tel effondrement menait à une nouvelle forme de politique. Lucien lui avait trouvé un nom : la « politique éclatée » et décidé de se tourner vers l’étude de ces images symboliques qui pourraient « réunifier les fragments épars » du politique ; qui réussiraient à en recombiner les « éclats ».

15C’est pour parler de ces images que nous nous sommes rencontrés.

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Pour citer cet article

Référence papier

Daniel Dayan, « Un témoignage sur Lucien Sfez »Quaderni, 99-100 | 2020, 9-12.

Référence électronique

Daniel Dayan, « Un témoignage sur Lucien Sfez »Quaderni [En ligne], 99-100 | Hiver 2019-2020, mis en ligne le 05 janvier 2020, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1535 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1535

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Auteur

Daniel Dayan

Directeur de recherches émérite au CNRS

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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