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Livres en revue

Lorenzo Vidino, Francesco Marone et Eva Entenmann, Fear thy Neighbor: Radicalization and Jihadist Attacks in the West

Julien Giry
p. 115-120
Référence(s) :

Lorenzo Vidino, Francesco Marone et Eva Entenmann, Fear thy Neighbor : Radicalization and Jihadist Attacks in the West, Milan : Ledizioni, 2017.

Texte intégral

  • 1 Lorenzo Vidino est spécialiste du radicalisme islamiste à George Washington University où il dirige (...)

1Dans ce rapport commandé et financé par l’université George Washington dans le cadre de son Program on Extremism et le think tank International Center for Counter-Terrorism (ICCT), Lorenzo Vidino, Francesco Marone et Eva Entenmann1 offrent un regard essentiellement fondé sur une approche quantitative sur la vague d’attentats terroristes qui a frappé l’Europe et l’Amérique du Nord entre 2014 et 2017.

  • 2 Originaire de Roanne, Kassim (1987-2017) était un djihadiste français membre de l’E.I. Auteur de la (...)

2Après une brève introduction, le rapport se décompose en quatre chapitres qui proposent successivement un retour sur les fondements conjoncturels du terrorisme islamiste contemporain (chap.1), une analyse statistique des at­taques perpétrées sur la période étudiée (chap.2), un essai de classification des attaques menées (chap.3) et, enfin, un focus sur les « nœuds de radicalisation » (chap.4). Le rapport est enrichi par deux annexes factuelles qui se présentent sous la forme de tableaux. La première inventorie de manière chronologique les 51 attaques terroristes considérées par la recherche. Elle mentionne, outre la date, le pays, la ville et le lieu-cible exact de chaque attaque. La seconde annexe dresse une liste de 65 individus identifiés comme ayant participé à un attentat terroriste. Chaque nom se retrouve accolé à un lieu-cible.

3Dans le premier chapitre intitulé « From Syria with Hate : the Origins of the Current Terrorist Wave », les auteurs reviennent sur les fondements conjonc­turels du djihadisme contemporain qui prend, selon eux, son essor à un moment où « le niveau stagnant de menace, le renforcement législatif et des pratiques de renseignement, la mort d’Oussama Ben Laden et l’enthousiasme généralisé suscité en Occident par le Printemps Arabe ont fait penser que le djihadisme était un problème gérable voire même en régression » (p. 22). Dans ce contexte, plusieurs facteurs cumulatifs expliqueraient la recrudescence du djihadisme et des attaques terroristes en Europe et en Amérique du Nord :

  • Les succès militaires de l’État Islamique (E.I.) et la proclamation du califat en juin 2014.

  • La mobilisation massive et inédite dans son ampleur de combattants étrangers en Syrie et en Irak, le plus fort contingent estimé à 1700 individus provenant de France.

  • Les frappes aériennes perpétrées par la coalition occidentale en Irak et en Syrie contre les positions de l’E.I. perçues et/ou présentées par une partie des musulmans et la propagande du groupe comme une agression contre l’islam.

  • Les appels répétés de l’E.I. dans son organe de propagande (Dabiq volumes 9, 12 et 13) à frapper au cœur des sociétés occidentales, en particulier les États-Unis et la France.

  • Le retour en Europe d’individus tels que Boudina ou Nemmouche entraînés par l’E.I. pour monter des cellules et conduire des attaques terroristes comme en novembre 2015 et mars 2016 à Paris et Bruxelles.

  • La multiplication des passages à l’acte, comme à Nice en juillet 2016, d’individus sans lien organique avec l’E.I.

4Le deuxième chapitre, « Three Years of Attacks : an Analysis » constitue le cœur du rapport. Une première partie présente une définition phénoménolo­gique du terrorisme interprété comme « un acte délibéré de violence contre des personnes commis par un ou plusieurs individus au nom d’une idéologie violente dans l’intention de frapper, d’intimider ou d’envoyer un message à un public plus large que les victimes immédiates » (p. 38). Selon cette définition, un acte terroriste repose sur trois critères cumulatifs : l’acte violent doit être volontaire, motivé idéologiquement et découplé de motivations purement personnelles de la part de son auteur. La seconde partie fournit des éléments statistiques précieux qui rappellent, sans prétendre les restituer ici dans leur exhaustivité, que si les attaques terroristes se concentrent sur 8 pays entre l’Europe (63 % des attaques) et l’Amérique du Nord (37 %), la France (17 attentats sur 51) et les États-Unis (16/51) constituent les cibles principales des djihadistes. D’emblée, les auteurs soulignent que les réfugiés (5 %) ou les clandestins (6 %) ne portent pas de responsabilité particulièrement lourde dans les attentats terroristes puisque 73 % des actes sont commis par des na­tionaux dans leur propre pays. En conséquence, il n’est pas surprenant que 42 % des terroristes du panel soient de nationalité française. L’âge moyen des terroristes est d’un peu plus de 27 ans, 18 % ont combattu à l’étranger au sein de groupes islamistes, 63 % revendiquent leur appartenance à un groupe terroriste (presque tous à l’E.I.) et seulement 3 % des auteurs identifiés (2/65) sont des femmes. Comme le soulignent les auteurs, celles-ci sont bien plus souvent complices ou soutiens qu’auteures directes des attentats. Quant aux convertis à l’islam, aucun d’entre eux n’a séjourné dans les zones contrôlées par l’E.I. et, s’ils constituent 17 % des auteurs d’attentats terroristes, de fortes disparités nationales apparaissent : 4 % en France contre 100 % au Canada. De plus, parmi les convertis passés à l’acte, on retrouve 73 % d’individus avec des antécédents criminels (contre 57 % pour l’ensemble du panel) et 55 % ont déjà séjourné en prison (contre 34 %). Enfin, 82 % des auteurs étaient préalablement connus des pouvoirs publics.

5Le troisième chapitre dénommé « A Tripartite Categorization of Attacks » avance une typologie en trois temps des attaques terroristes perpétrées entre 2014 et 2017. La première catégorie qui recouvre 8 % des attentats est en quelque sorte le modèle historique du terrorisme islamiste, type Al-Qaïda, où des individus entraînés agissent directement sur ordre, de manière mi­nutieusement planifiée et sur des objectifs préalablement déterminés. Les exemples types de cette première catégorie sont les attentats commandités par l’E.I. des 13 novembre 2015 et 22 mars 2016 à Paris et Bruxelles. La deuxième catégorie (26 %) est celle d’acteurs dont le passage à l’acte procède de motivations idéologiques, le djihadisme, et non de liens organiques avec un groupe terroriste dont, finalement, l’identité importe moins que le discours po­litico-religieux véhiculé. Outre le ferment commun du djihadisme, les auteurs pointent que des facteurs secondaires sont déterminants dans le déclenchement des attaques : l’adhésion à d’autres formes d’idéologies radicales comme le « nationalisme noir » (Zale Thompson, alias Zaim Farouq Abdul-Malik, tue quatre policiers à New York le 23 octobre 2014), des motivations d’ordre personnel comme la vengeance (Yassin Salhi, le 26 juin 2015, décapite son employeur dans une usine de l’Isère) ou des désordres mentaux (Mohamed Lahouaijeb Bouhel, le 14 juillet 2016, à Nice, précipite un camion sur la foule). Enfin, la troisième catégorie, deux-tiers des attaques, correspond à des attentats perpétrés par des individus ayant des liens organiques avec l’E.I. mais dont le passage à l’acte demeure autonome. Cette catégorie recouvre une dynamique hybride où des membres de l’E.I. installés en Irak ou en Syrie, Rachid Kassim2 par exemple, prodiguent des « conseils », via la messagerie Telegraph notamment, à des individus restés en Europe ou en Amérique du Nord pour « réussir » leurs actions terroristes. L’attaque de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015 en est l’incarnation type.

6Le quatrième et dernier chapitre, « The Role of Radicalization Hubs » re­vient sur les nœuds (hubs) de radicalisation. Si les auteurs insistent à juste titre sur la nécessité de se départir des explications mono-causales en termes d’exclusion, de pauvreté ou de faible dotation en capital culturel et le ca­ractère plurifactoriel et individualisé des carrières de radicalisation, ceux-ci envisagent tout de même deux logiques antagonistes, l’une top-down, l’autre bottom-up. Dans le premier cas, dont on retrouve des exemples en Allemagne, Norvège, Danemark, Pays-Bas ou Belgique, c’est la présence d’« agents de radicalisation » (p. 83) qui, en l’absence de groupement préconstitué, trans­forme un espace géographique en point névralgique de radicalisation, qu’il s’agisse d’une prison, d’un quartier défavorisé ou d’un campus universitaire. Parmi les exemples avancés, celui de la ville de Hildesheim en Allemagne est particulièrement saisissant. En effet, cette ville de Basse Saxe qui compte environ 100 000 habitants parmi lesquels peu de musulmans, détient le record national de combattants partis en Irak et en Syrie (17 individus dont Anis Amris, l’auteur de l’attaque contre le marché de Noël à Berlin en 2016). Ainsi, dès 2012, le groupe islamiste Deutsch-Islamischer Kulturveirein (DIK) ouvre dans cette ville qui se trouve en position centrale, à quelques heures de Berlin, Hambourg ou Francfort où vivent de larges communautés musulmanes, un centre islamique où toutes les figures du salafisme allemand se succèdent et attirent un public de plus en plus nombreux. L’influence du charismatique prédicateur irakien Ahmad Abdulaziz Abdullah (alias Abu Walaa) sur les troisième et quatrième générations issues de l’immigration ainsi que les convertis est particulièrement forte au point de structurer autour de sa personne un véritable réseau de propagande djihadiste et de départ vers les zones contrôlées par l’E.I. qui conduira à des actes terroristes. La seconde dynamique observée par les auteurs est celle de carrières collectives de radicalisation, sans intervention d’agents extérieurs, au sein de groupes affinitaires préconstitués. L’exemple type de cette dynamique nous est fourni par la localité de Lunel en France. Surnommée « la capitale du djihad » par les médias, la cité de 30 000 habitants qui compte environ un-tiers de mu­sulmans a fourni une vingtaine de combattants à l’E.I. Amis d’enfance, tous partagent un vif intérêt pour les sujets (géo)politiques, la religion musulmane et un sentiment de rejet vis-à-vis de la France. Parmi eux, Abdelilah Himich, légionnaire deux fois décoré puis incarcéré pour trafic de cocaïne, a joué un rôle majeur dès sa sortie de prison dans la trajectoire de radicalisation de ses camarades. Charismatique, manifestant de plus en plus ostensiblement sa religiosité, jouissant d’une notoriété locale et de capacités militaires indéniables, notamment en matière d’explosifs, il s’installe avec sa famille en Syrie au début 2014 et gravit rapidement les échelons de l’E.I. Propulsé à la tête de quelque 300 hommes, il invite alors ses amis d’enfance et de quartier à le rejoindre en Syrie. Bien que n’ayant pas commis personnellement d’acte terroriste en Europe, Himich est considéré comme l’un des « cerveaux » des attentats de Paris et Bruxelles.

7Au final, que retenir de ce rapport. Sur la forme, deux remarques doivent être formulées. D’abord, la fusion des deux annexes en un tableau unique aurait grandement facilité la tâche au lecteur. D’un seul coup d’œil, il aurait ainsi pu mettre des noms, quand cela est possible, sur telle ou telle attaque plutôt que de devoir naviguer entre les deux annexes. Ensuite, le lecteur, en particulier universitaire à qui ce rapport est notamment destiné, regrettera fortement l’absence préjudiciable de bibliographie ; il faut se contenter des notes de bas de page.

  • 3 Voir : Asiem El Difraoui (2016), Le djihadisme. Paris : PUF, p. 11-56.

8Sur le fond, indubitablement le deuxième chapitre, par le portait qu’il brosse des terroristes au moyen de riches données statistiques, constitue le point fort de cette recherche qui, sur cet aspect au moins, demeure un outil précieux. Deux prénotions importantes, particulièrement présentes dans l’imaginaire collectif, notamment au sein des droites radicales, nationales et identitaires, sont battues en brèche : les convertis, les « migrants » ou les étrangers ne sont pas surreprésentés dans la commission d’actes terroristes. Bien au contraire, malgré l’hétérogénéité des parcours et des carrières de radicalisation, les attentats sont majoritairement le fait de ressortissants nationaux qui agissent dans leurs propres pays. Nés musulmans, ils sont très majoritairement issus des troisième et quatrième générations de l’immigration. Ce constat empi­rique appelle alors à un certain nombre de remarques sur les lacunes de ce rapport. Ainsi, l’islam, la religion musulmane, sa place et/ou son rôle dans les carrières de radicalisation est le premier grand absent de ce travail alors même que cette question est au cœur des débats contemporains (on pense ici aux analyses divergentes de Gilles Kepel, Olivier Roy et François Burgat) autour des causes structurelles du djihadisme contemporain. À l’opposé, en ne prenant en compte que des facteurs conjoncturels, celui-ci est finalement perçu comme un phénomène hors-sol, suspendu dans un vide sociétal et découplé de toute base théologique, idéologique et/ou sociologique. Ainsi, le djihadisme n’est jamais défini autrement que comme synonyme du terme de terrorisme et l’approche passe alors à côté des spécificités politico-religieuses de ce phénomène dont l’historicité complexe et polymorphe3 échappe aux auteurs. En outre, d’un point de vue processuel, on regrettera que très peu d’informations sociologiques ou sociodémographiques sur les origines et les trajectoires de radicalisation des auteurs d’actes de terrorisme ne soient renseignées. De même, les corrélations pourtant soulignées par de nombreux travaux entre adhésion aux théories du complot, particulièrement celle d’un « Occident judéo-américain » conspirant pour détruire l’islam, et radicalisme islamiste n’apparaissent jamais dans ce rapport. Enfin, de manière totalement incompréhensible, pas un mot d’analyse n’est formulé quant au rôle, aux fonctions et aux usages de l’internet dans les processus de radicalisation islamiste alors qu’il s’agit là d’un enjeu contemporain crucial et fondamental.

9En somme, malgré des renseignements indéniables sur le profil des auteurs d’actes terroristes, nous retrouvons ici les apories classiques des recherches centrées sur des données statistiques où, en l’absence d’approche qualitative, celles-ci ne parviennent à offrir une compréhension sociologique satisfaisante du phénomène social étudié ; en l’espèce le djihadisme contemporain.

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Notes

1 Lorenzo Vidino est spécialiste du radicalisme islamiste à George Washington University où il dirige le Program on Extremism. Francesco Marone est politiste à l’Istituto per gli Studi di Politica Internazionale et chercheur associé à l’ICCT. Eva Entenmann est chercheuse associée à l’ICCT.

2 Originaire de Roanne, Kassim (1987-2017) était un djihadiste français membre de l’E.I. Auteur de la décapitation d’un otage en Syrie, il est également soupçonné d’être le commanditaire de plusieurs attaques terroristes en France dont celle ayant conduit à la mort du Père Hamel en juillet 2016.

3 Voir : Asiem El Difraoui (2016), Le djihadisme. Paris : PUF, p. 11-56.

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Pour citer cet article

Référence papier

Julien Giry, « Lorenzo Vidino, Francesco Marone et Eva Entenmann, Fear thy Neighbor: Radicalization and Jihadist Attacks in the West »Quaderni, 95 | 2018, 115-120.

Référence électronique

Julien Giry, « Lorenzo Vidino, Francesco Marone et Eva Entenmann, Fear thy Neighbor: Radicalization and Jihadist Attacks in the West »Quaderni [En ligne], 95 | Hiver 2017-2018, mis en ligne le 05 février 2018, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1150 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1150

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