- 1 Ainsi, la série Chefs, créée par Arnaud Malherbe et Marion Festraëts ; Noma au Japon (Ants of shr (...)
- 2 Olivier Roger, La cuisine en spectacle - Les émissions de recettes à la télévision (1953-2012), (...)
1La figure du chef en cuisine est un lieu commun de la communication culinaire. Divers articles et ouvrages en histoire et anthropologie culturelles nous ont invités à redécouvrir les figures de Vatel, d’Antoine Carême, d’Auguste Escoffier et celles de chefs moins légendaires mais qui ont participé à l’évolution des cultures gastronomiques. Ces dernières années, des séries télévisées, des films et des documentaires1 nous ont incités à réfléchir plus avant à cette figure et son évolution, marquée par la valorisation de postures et d’attributs renouvelés. De récents travaux ont étudié sa mise en scène télévisuelle et plus avant médiatique au fil du temps2 : ils ont ainsi alimenté, dans une perspective communicationnelle, les recherches sur l’alimentation (envisagée en tant qu’objet de discours, de récits et d’images) et sur la mise en circulation de l’alimentation dans l’ensemble des supports et des canaux médiatiques (des émissions aux séries, des fictions aux documentaires, des blogs aux réseaux sociaux).
2L’histoire de la gastronomie française est intimement liée à celle de ses grands chefs qui ont notamment accompagné le passage d’une cuisine de cour à une cuisine bourgeoise puis à une nouvelle cuisine dont les soubresauts ont marqué les précédentes décennies. Dans l’imaginaire social, le grand chef c’est traditionnellement celui qui porte l’art culinaire à son apogée et qui reste à la recherche d’expériences gustatives singulières. C’est aussi celui qui commande en cuisine, se fait respecter, voire craindre. Cet article s’intéressera à des représentations qui construisent un autre regard sur cette figure et qui évoquent une mutation importante dans les valeurs, normes, situations et relations qui la déterminent : mutation faisant écho aux actuels questionnements sur le renouvellement de nos systèmes alimentaires et sur un possible nouvel ordre mondial alimentaire. Ainsi, après avoir déployé dans une première partie (de manière non exhaustive) un éventail de figures contemporaines du chef (en esquissant une catégorisation thématique), nous étudierons plus avant, dans une seconde partie, les formes d’engagements publics et citoyens que le chef cuisinier met en scène avant de questionner dans un second article (prochain numéro) le jeu d’influence en œuvre, entre les figures du chef engagé et celles du mangeur citoyen.
3Notre méthodologie est résolument exploratoire : plutôt que de construire des corpus aux contours bien délimités, nous avons préféré les chemins buissonniers, en butinant sur Internet, de sites en blogs, des vidéos sur You tube aux réseaux sociaux, soucieuse de capter des occurrences mineures, de croiser des sources hétérogènes… Si la télévision reste encore un lieu de construction de l’autorité et de la réputation des grands chefs d’aujourd’hui, le Web autorise à aller à la rencontre de chefs « ordinaires » mais aussi à corréler apparitions médiatiques et communication des chefs. Internet favorise l’agrégation et le télescopage de contenus, invitant ainsi à construire une attention ‘traversante’ sur la figure, multi-facettes et en mouvement, du chef cuisinier, qu’il soit connu ou pas, d’ici ou d’ailleurs...
4L’ouvrage récent d’Olivier Roger (précédemment cité) a remarquablement saisi l’évolution télévisuelle de la figure du chef entre les années 1953 et 2012. Ainsi a-t-il mis en évidence le passage de la figure du grand chef emblématique nous faisant la promesse d’intégrer un savoir culinaire de haut niveau (Raymond Oliver, au fil des émissions « Cuisine à 4 mains » ou « La recette du spectateur ») à celle du chef animateur plus en phase avec la télévision relationnelle (Michel Oliver, son fils) qui cherche avant tout à susciter le lien, à jouer sur l’implication affective (« La vérité au fond de la marmite », « Bonjour et bon appétit », « Dis moi ce que tu mijotes »).
5Cet article s’inscrit donc dans une autre perspective : il questionne les représentations mettant en scène un chef « engagé », le plus souvent hors les murs, c’est-à-dire agissant en dehors de sa cuisine ou de son restaurant. Il cherche aussi à éclairer ces engagements, apparemment dispersés, en se référant tant aux logiques d’évaluation qui s’intensifient dans les mondes de la cuisine, de la gastronomie mais aussi de l’alimentation qu’aux mutations culturelles et sociales de ces mondes.
6Depuis des décennies, nombre de chefs se sont construits comme pédagogues : d’Oliver à Paul Bocuse, d’Alain Ducasse à Thierry Marx (qui investit écoles et universités, a ouvert une école et forme nombre de professionnels – nous y reviendrons), le chef c’est celui qui transmet, fait le lien entre les savoirs d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
7Des émissions télévisées aux MOOC et tutoriels en ligne, des livres de recettes aux conférences dans les lieux de culture et de savoirs, le chef fait évoluer les modalités de la transmission et les contenus de ses savoirs, savoir-faire et savoirs être. Tour à tour pédagogue, éducateur, médiateur, il se construit comme une autorité compétente, une aide bienveillante, un animateur et un évaluateur. La multiplication des dispositifs dans lesquels il s’inscrit permet de réduire la distance entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. En une époque où la crise de la transmission est régulièrement dénoncée, la figure du chef (grand ou ordinaire) s’impose donc : les parents cuisinent moins, n’ont parfois plus guère de légitimité pour prescrire un modèle alimentaire ; la défiance vis-à-vis des industries agro-alimentaires demande des approches informationnelles et éducatives renouvelées.
- 3 Ensemble ils ont écrit « La cuisine, c’est de l’amour, de l’art et de la technique », aux Édition (...)
8Le chef s’affiche régulièrement avec des scientifiques reconnus qui explorent l’alimentation dans tous ses états et cherchent avec lui de nouvelles idées culinaires. Le scientifique s’initie à la vulgarisation des savoirs sur l’alimentation, de plus en plus diversifiés, et collabore avec les ambassadeurs de la gastronomie. Le chef traduit en mots d’ordre et en actes les découvertes scientifiques (santé, hygiène alimentaire, etc.), affirmant sa responsabilité face aux mangeurs et… envers la planète. Ainsi la gastronomie moléculaire a-t-elle scellé cette collaboration, gage d’innovation vertueuse : Hervé This (physico-chimiste co-inventeur proclamé de la gastronomie moléculaire, auteur de « La science aux fourneaux ») a ainsi collaboré avec les chefs Pierre Gagnaire3, David Hertz, Simon… Dès 2007, le chef espagnol Ferran Adria a été invité à Harvard dans le cadre des conférences publiques « sciences et cuisine » (Annual Science of cooking public lecture series) pour présenter la cuisine moléculaire (leçon inaugurale qui fut suivie d’un livre puis d’un cours permanent, From the cuisine to soft mater). L’enjeu de cette alliance est double : à une époque d’innovation permanente, questionner les normes et les routines de nos manières de cuisiner ; montrer en quoi la science peut contribuer concrètement aux progrès de la cuisine.
9Cette figure est la plus contrastée dans ses formes et registres : le chef démultipliant les actions pour témoigner d’un engagement sans réserve dans le combat pour le manger sain, le manger mieux et le manger durable. Nous reviendrons plus avant, dans la seconde partie, sur ces engagements en essayant de mieux les situer et les relier. Ici, c’est la diversité des postures militantes adoptées par les chefs que nous pointons : lanceur d’alerte, catalyseur de troupes, évangélisateur, annonciateur d’une gastronomie « révolutionnaire »…
10L’exemple le plus connu internationalement et visible sur internet reste celui de Jamie Oliver, ce chef ubiquitaire, présent dans plus de 115 pays, qui arpente les studios télévisés depuis les années 90, multiplie les ouvrages et ateliers de cuisine, développe une intense activité numérique (sites, blog, réseaux sociaux – des millions de followers4) pour défendre une gastronomie moderne, solidaire, éthique. On ne compte plus ses engagements : auprès des jeunes défavorisés ou en rupture scolaire, contre la malbouffe, pour la qualité nutritionnelle et pour l’éducation alimentaire dans les lieux publics. Agitateur d’idées, il cherche non seulement à démocratiser la cuisine mais à mobiliser contre les industries agro-alimentaires (mais… tout en collaborant avec certaines, tel le géant américain SADIA). Se mettant en scène comme un « Croisé » en guerre contre l’obésité ou comme un « Robin des Bois » défenseur d’une alimentation saine, joyeuse, durable, il invite à la « Révolution alimentaire » via sa fondation, un site dédié (www.jamiefoodrevolition.org, ‘help change the live of kids and family’) et le Food restauration Day, un évènement mondial qui défend un regard critique sur nos habitudes alimentaires. Apostrophant Obama (après avoir longtemps été aidé par les Blair), il se construit bien comme un activiste, insubordonné, chaleureux et omniprésent.
11Dans son sillage, citons le chef brésilien David Hertz qui dénonce les abus industriels, s’engage via Gastromotiva (http://www.gastromotiva.org/en/), l’association brésilienne de la gastronomie dont il est le co-fondateur et le président, il forme des jeunes des favelas et les aide à trouver du travail ; mais aussi les chefs Massimo Bottura (Italie, https://www.osteriafrancescana.it/), Anne Cooper (États-Unis : elle a initié les programmes The Lunch Box, Parent advocacy initiative à travers sa fondation, www.chefanne.fondation.org ), et tant d’autres encore élargissant sans cesse les champs d’action (sida, maladies orphelines, etc.), au risque peut-être d’une certaine dispersion…
12Depuis longtemps la gastronomie est envisagée comme un art, le chef étant comparé à un esthète, un artisan d’art, un artiste, transmuant les produits en œuvres gustatives. Assimilé à un peintre, à un sculpteur, à un musicien, il participe pleinement à cette reconnaissance : s’il a longtemps mis en scène avant tout sa maîtrise des techniques et des contraintes de la cuisine, il valorise aujourd’hui (via diverses médiations éditoriales et numériques) la dimension exploratoire de son travail, la libre association d’idées qui le porte, son acceptation de l’imprévisible, son avant-gardisme.
13Parfois même, il va plus loin en intégrant concrètement les mondes de l’art. Deux exemples l’illustreront : en 2007, Ferran Adria (chef d’El Bulli) fut invité à participer à la Documenta5 par son directeur Robert Duergel et fit du restaurant situé à la Cala Montjoi (sur le littoral de la Catalogne) le Pavillon G de l’exposition, affirmant ainsi concrètement la gastronomie comme un art à la hauteur des autres. Invitation qui provoqua des tollés (la valeur artistique du travail du chef étant décriée) auxquels répondit ainsi Duergel : « j’ai invité Ferran Adria parce qu’il a réussi à créer son propre langage, un langage devenu très influent sur la scène internationale. C’est cela qui m’intéresse, et non pas de savoir si c’est bien perçu ou non comme de l’art. L’intelligence artistique ne dépend pas du support ». Aventure qui inspira un livre6 et un nombre conséquent de débats. Plus récemment, en 2015, Pierre Gagnaire, un chef français centré sur une cuisine faite d’émotions et de références aux arts, eut les honneurs du Palais de Tokyo. Il fit partie de la programmation de l’exposition « Le Bord des mondes » qui cherchait à explorer les mondes à la lisière de l’art, de la création, de l’invention : au fil d’un film, le processus de création de sa poésie gustative et éphémère fut notamment questionné7.
14La mobilité des chefs n’est pas nouvelle : depuis le XIXe siècle de grands chefs ont parcouru les continents en quête de produits, de saveurs locales, de nouvelles techniques, de nouveaux terroirs. Mais cette pratique s’intensifie, se communique et se médiatise de plus en plus, se structure et se diversifie aussi. Une petite sémio-anthropologie des voyages des chefs serait à faire. Ainsi peut-on déjà proposer quatre approches du chef en voyage :
15La mobilité professionnelle : le chef étoilé se déplace beaucoup, pour assister à de grands évènements gastronomiques internationaux, pour être présent dans les succursales de son restaurant, pour assister à des réunions corporatistes ou encore répondre à des invitations publiques. L’exemple du Grand Gelinaz (http://gelinaz.com/project/grand-gelinaz-shuffle) en est une illustration chatoyante : il s’agit d’un happening d’un soir, qui fait se délocaliser aux quatre coins de la planète des dizaines de grands chefs, le temps d’un dîner ; après un tirage au sort décidant où chacun va, ces chefs échangent leurs restaurants (et, quelle que soit la destination, chacun devra s’adapter et ne pas transposer sa cuisine et ses outils).
16Le voyage culturel : si la perspective reste avant tout professionnelle (il s’agit de développer ses compétences et savoir-faire), la dimension éducative s’affirme ; le chef est en quête de compétences nouvelles, de savoirs culinaires autres (techniques, manières de faire, rituels culinaires). Les résidences de chefs peuvent relever de cette entrée : elles leur offrent un cadre de travail, un hébergement, une assistance technique, une aide financière… mais aussi le temps de visiter et découvrir la culture locale.
17Le voyage et la rencontre interculturelle : le chef qui dispose de plus de temps et de marge de manœuvre est en recherche d’autres repères, de sortie de sa zone de confort, d’échanges approfondis sur les cultures alimentaires et culinaires locales. Le dialogue avec les cuisiniers et les acteurs locaux est privilégié, des expérimentations communes se développent. Il y a donc une quête non seulement d’un ailleurs mais d’altérité, d’étonnements partagés. Dans les récits de leur voyage que proposent au fil de différents médias René Redzépi (Noma), Jean Imbert (ancien lauréat de Top chef, propriétaire de l’Acajou) ou Christopher Hache (chef du Crillon, ayant parcouru le monde pendant les quatre années de fermeture de l’hôtel), on peut reconnaître cette quête.
18Le voyage de formation de soi : le chef s’efface alors derrière l’homme, qui cherche à sortir de sa culture, des références et carcans culturels et ceci dans une perspective de détachement et de bouleversement intérieurs. Ces voyages que l’on peut deviner sur certains blogs et forums, au fil de conversations avec des chefs ordinaires, posés pour un moment dans un quartier branché d’une ville monde, nous rappellent les voyageurs aventuriers et la tradition du voyage comme dispositif de formation de soi. Ces chefs cherchent moins à adopter de nouveaux cadres qu’à traverser des cultures.
19Dans la continuité de ces premières représentations, les cristallisant et les actualisant, celle du créatif, de l’entrepreneur créatif s’impose aujourd’hui. La valorisation médiatique de certains traits de personnalité des chefs (volonté, obstination, intelligence, aura, maîtrise de soi, détermination, capacité à se remettre en question, autonomie…), de certains comportements et attitudes (autonomie, curiosité, enthousiasme, empathie, prise de risque, agilité, quête d’innovation et de dépassement,…), mais aussi d’attributs symboliques (signes corporels et vestimentaires de la créativité) s’éclaire et prend tout son sens quand nous les corrélons à la définition contemporaine du talent des créatifs, au cœur des industries dites créatives, à savoir celles « qui trouvent leur origine dans la créativité, la compétence et les talents individuels […] et qui ont un potentiel pour créer de la richesse et des emplois à travers la génération et l’exploitation de la proximité intellectuelle ».
- 8 Voir ses conférences au Collège de France sur la sociologie du travail créateur : http://www.coll (...)
20Le talent, tel que Pierre-Michel Menger8 et d’autres le définissent, ce ne sont plus simplement des capacités fonctionnelles ou des qualifications techniques mais aussi : la capacité à produire à la fois durablement et de manière évolutive une qualité et une originalité de travail ; l’agrégation de compétences managériales, techniques, artistiques et relationnelles en vue d’une innovation singulière et rare. En cela, le chef contemporain se rapproche des starts-upers et autres auto-entrepreneurs culturels, en perpétuelle compétition et remise en question, devant sans cesse affirmer leur singularité. Connecté au monde et à la diversité des mondes professionnels, capable de bouger les lignes, de s’adapter et d’anticiper, ils partagent avec le chef nombre de valeurs et de repères.
21Et cette créativité des chefs se met donc en scène par des gestes (plus libres, se voulant inspirés : Cyril Lignac), par la production d’objets et biens matériels et immatériels (création d’objets de design, de lieux, de marque : Yannik Alleno), par des publications (nombre de beaux livres…) et, parfois par des signes distinctifs : barbe et tatouages du chef hipster (brigade de Noma, etc.) ; moue sauvage et look bohème du chef inspiré (le chef américain Grant Achaz, www.alinearestaurant.com)… De la télégénie à la médiagénie, la machine à narrer et à sublimer visuellement tourne ici à plein.
22Ces représentations esquissées ne sont pas exhaustives. Elles appellent des approfondissements ultérieurs mais nous amènent déjà à nous interroger : à quoi correspond cet éclatement de la figure ? Pourquoi une diversité croissante de médias et de titres en viennent-ils à consacrer des unes ou des dossiers illustrés à ces chefs, présentés tour à tour comme des vedettes (Ducasse, Lignac), des génies (Ferran Adria ou René Redzepi), des sages (Pierre Gagnaire, Thierry Marx…) ? Que se passe-t-il pour que la voix des chefs porte bien au-delà du monde de la cuisine, s’élève de plus en plus au dessus de la mêlée, prenne place dans les arènes publiques et se fasse entendre dans une diversité croissante d’espaces publics ?
23Dans un premier temps, deux hypothèses, apparemment en tension, semblent s’opposer : soit le chef, en tant qu’acteur marchand pragmatique et avisé, s’adapterait aux tendances actuelles, construisant de manière de plus en plus professionnelle et soignée, sa réputation, via notamment un personal branding ostentatoire ; soit ce chef dans une démarche vocationnelle et sensible aux valeurs démocratiques et collaboratives contemporaines, se revendiquerait comme un acteur central de la société à une époque de grandes mutations alimentaires dont il aurait pris toute la mesure ? Nous verrons progressivement combien ces deux hypothèses s’emboîtent plus qu’elles ne s’opposent.
- 9 L’expression de personal branding a été mise en avant par Tom Peters dans une revue américaine su (...)
- 10 Telles Peaceful Chef, une agence de communication culinaire (www.agencepeaceful.com) ; One Bite (...)
- 11 Gilles Lipovestki, pour qui le capitalisme esthétique éclaire le personal branding qui, selon lui (...)
24Il est loin le temps où les chefs n’étaient que des chefs dont le travail consistait avant tout à proposer des plats avec un bel aplomb culinaire. Pour remplir son restaurant, le chef ne doit plus se contenter de la qualité de ses plats, il doit aussi travailler son image, l’actualiser en fonction de l’air du temps, c’est à dire des évolutions sociales, culturelles, technologiques, organisationnelles de la société. Aujourd’hui, la visibilité et la notoriété précèdent la reconnaissance et sont sources de pouvoir (certains chefs sont connus sans que la qualité de leur cuisine ne soit commentée). À l’époque du capitalisme narratif, le créatif se doit de fonder un récit et de le faire circuler médiatiquement jusqu’à saturation parfois. Le personal branding, c’est l’addition d’une réputation et d’une identité professionnelles, c’est l’amplification et l’élargissement d’une présence médiatique via un maximum de canaux (il se veut holistique)9. Il repose sur un story-telling particulièrement puissant, souvent initié par des agences de communication spécialisées10 : il s’agit de faire des chefs des pôles magnétiques de l’attention collective en convoquant archétypes et mythologies (les quatre éléments, la ritournelle de la prouesse et celle de l’exploit, la légende de l’initié, etc.). Il ne s’agit donc plus pour le chef de seulement cuisiner mais de donner sens à cet acte, de l’inscrire dans un contexte élargi. En cela, le personal branding relève du marketing inspirationnel, qui parle à nos désirs de sens, d’aspirations à une vie autre, qui sollicite émotions, affects et imaginaires11. Il répond aussi aux logiques évaluatives de nos sociétés : les chefs sont de plus en plus soumis aux critiques gastronomiques (professionnelles et profanes), aux logiques des classements et labels (internationaux ou locaux), à ‘l’économie des singularités’. Certains comptent leurs fans et followers, se soumettent à la logique des ‘like’, d’autres font de leur vie (via leurs blogs) de véritables épopées culinaires, alimentaires et, plus avant, culinaires.
25Ce personal branding peut dériver jusqu’à l’absurde ou friser de singuliers mélanges de genres : ainsi la communication numérique du chef péruvien Franco Noriega (cuisinier et mannequin à New York), ne portant qu’un tablier pour mieux révéler sa splendide plastique (de sa cuisine on se sait presque rien)12.
26Le passage du chef de la cuisine aux espaces publics et médiatiques (jusqu’à la surexposition) s’éclaire aussi par la structuration de politiques publiques (depuis les années 2000) autour des questions nutritionnelles, de santé alimentaire, d’agriculture urbaine et actuellement centrées sur une relecture voire une refondation de nos politiques alimentaires. C’est donc cette seconde entrée par les politiques publiques (qui cherchent à agir sur le symbolique afin de transformer le social et plus avant la société – et donc sur les attitudes, comportements, pratiques des citoyens mangeurs) que nous allons suivre pour mieux situer et relier la diversité des engagements mis en scène par les chefs depuis quelques années. Cette approche va nous permettre d’éclairer cette diversification de la figure, d’y deviner une cohérence et de la penser en termes dynamiques.
27En effet, les chefs s’invitent ou sont invités, de plus en plus fréquemment, dans les débats publics, y rappelant que la cuisine c’est aussi le corps d’une société, ce qui la fait vivre… Nombre de leurs déclarations sur les actions qu’ils déploient portent sur des engagements identitaires et culturels mais aussi sur des engagements, non plus centrés sur l’art culinaire, la vie en cuisine et la gastronomie, mais sur l’alimentation en devenir, sur le manger demain et plus avant sur la nécessaire évolution de nos pratiques alimentaires.
28Pressenties dès la première partie de l’article, ces diverses formes de l’engagement sont souvent officiellement encouragées tant par l’État que par la profession, via une variété de dispositifs. « Engagement » entendu ici dans un sens large, à la fois celui de la stratégie militaire (un combat localisé) et celui de la philosophie morale (une entrée résolue dans la mêlée, mise au service d’une œuvre, d’une cause, en dépit des risques).
- 13 Une palme culinaire dont les initiateurs sont les maîtres du « nouvel ordre gastronomique mondial (...)
29Le basque culinary World Prize (http://www.basqueculinaryworldprize.com/), sorte de Nobel de la Gastronomie – créé et organisé par le Culinary Center du Pays basque (centre de formation et de recherche) – vise à distinguer le chef qui aura ‘le mieux’ amélioré la société à travers la gastronomie et donc à récompenser ses engagements. Ce ne sont donc pas les talents culinaires qui sont évalués mais bien la capacité des finalistes (originaires du monde entier) de mener des initiatives en faveur de l’insertion, de l’éducation, du développement durable, de la santé13 ;
30La tablée des chefs (http://www.tableedeschefs.org/): cette initiative québécoise (regroupant des chefs et quelques autres acteurs) porte sur la critique de l’insécurité alimentaire, la lutte contre la faim, la redistribution alimentaire, etc. ;
31La France s’engage (http://lafrancesengage.fr.): plusieurs initiatives sociales et solidaires issues du monde des cuisines ont été labellisées par cette démarche initiée par l’ancien président Hollande et dont l’objectif est d’accompagner des initiatives innovantes. Et, notamment, celles de l’incontournable Thierry Marx, défenseur de l’entrepreneuriat social ;
32Les actions solidaires du Club des Chefs de chefs (www.chefs-des-chefs.com/) : pendant leur récente « tournée américaine » certains ont été filmés en train de cuisiner pour des sans-abris. Leur discours se teinte des vertus de la responsabilité sociale…
33Dans le jeu des concurrences mondiales, la gastronomie n’est donc pas épargnée : si l’identité nationale relevait autrefois des poètes et des musiciens, elle semble aujourd’hui aussi incarnée par des chefs cuisiniers qui participent à la construction identitaire des territoires. De nombreux pays et territoires réévaluent aujourd’hui les moyens de promouvoir internationalement leur cuisine et leurs chefs et se forgent une image d’excellence alimentaire, voire encouragent l’émergence de contre-cultures gastronomiques.
34Ainsi, Gaston Acurio fut dans les années 1990-2000 l’incarnation de la révolution gastronomique péruvienne, faisant de Lima la capitale culinaire du continent sud américain ; depuis, le Brésil, le Chili, l’Argentine… ont vu éclore une génération de chefs dont les talents font les unes des médias continentaux mais aussi mondiaux. Aujourd’hui, un peu comme pour la littérature et le cinéma, apparaissent dans les articles des critiques gastronomiques les plus suivis des médias grand public les noms de chefs australiens, sud-africains, etc. ;
35Le chef danois René Redzepi reste la personnalité emblématique de l’excellence et de l’influence gastronomiques des cuisines scandinaves ; il fait partie de cette génération qui réaffirme haut et fort la cuisine comme une pratique culturelle, patrimoniale et géopolitique ;
36En France, Le Collège Culinaire de France (www.college-culinaire-de-france-fr), fondé par une quinzaine de chefs français de notoriété internationale, s’est donné comme vocation de promouvoir la qualité de la restauration et de participer activement au rayonnement de la gastronomie dans le monde. Cette association propose diverses initiatives pour représenter, promouvoir et transmettre l’identité de la cuisine française, pour participer à l’attractivité de la France à l’international (notamment en défendant le métier d’artisan restaurateur et en labellisant des restaurants « de qualité »).
37La gastronomie renvoie donc bien à un code collectif nationalisé, transformant l’acte de manger en un acte d’appréciation gustative mais aussi esthétique, culturelle… et politique.
38De là, le chef devient un acteur de la diplomatie publique (c’est-à-dire incarnant les relations d’un État avec les populations d’un autre État que l’on veut informer et influencer favorablement) : si ce n’est pas nouveau, cela s’intensifie et se médiatise autrement. Partant de l’idée que la gastronomie représentait des traditions mais aussi permettait d’instaurer un climat de confiance et de dialogue, nombre de politistes l’ont envisagée comme participant des relations internationales : des banquets de l’Antiquité14 à la place de la gastronomie dans les négociations du G20, la gastronomie s’inscrit de nouveau pleinement dans les négociations diplomatiques (Escoffier n’écrivait-il pas que la bonne cuisine constituait « la plus sûre des diplomaties et le trait d’union des peuples »). Aujourd’hui, ce lien se publicise, sortant de la confidentialité. La parole est donnée aux chefs des cuisines présidentielles via des documentaires, des films, des articles…
39Ainsi le Club des Chefs des Chefs (fondé par Gilles Bragard), célébré comme une « armée mondiale du goût », se voit présenté comme un officieux G20 de la gastronomie et être reçu comme tel en 2013 par Obama et Ban Ki-moon. Depuis 2002, le Partenariat culinaire diplomatique (Diplomatic culinary partnership : https://www.jamesbeard.org/dcp) réunit le département d’État américain et la James Beard Foundation (un organisme non lucratif cherchant à éduquer, inspirer, divertir et promouvoir une meilleure compréhension de la culture culinaire américaine). Les argumentaires avancés évoquent des enjeux tant de dialogue interculturel, de relations bilatérales que de combativité économique. Dans le sillage de ce partenariat, a été créé l’American chef corps, une organisation de chefs américains au service du pays, enrôlés pour aider à la préparation de repas pour les dirigeants étrangers et participer aux programmes de diplomatie publique. Ces chefs (qui reçoivent une veste portant le drapeau américain et leur nom brodé au fil d’or) cuisinent à la Maison-Blanche, donnent des conférences, écrivent des articles, créent des blogs, twittent et développent ainsi la réputation de la cuisine et des produits nord-américains. De leur côté, les Nations Unies ne chôment pas en termes de gastro-diplomatie : l’organisation a ainsi nommé le chef espagnol Joan Roca, ainsi que ses frères, ambassadeurs de bonne volonté, pour collaborer avec le Sustainable Developpement Goals Found (http://www.sdgfund.org/) et améliorer l’accès à la nourriture et à l’emploi dans un grand nombre de pays.
40La mise en réseau des chefs fait donc partie de ce déploiement à la fois gastro-diplomatique mais aussi militant : citons la WACS (World Association of chef societies, https://www.worldchefs.org), le Club des chefs des chefs mais aussi les alliances de chefs Slow Food ( http://slowfood68.fr/alliance-des-chefs) participent à ce combat pour une gastronomie emblématique, solidaire et démocratisée. Ce n’est pas nouveau (ainsi en 1998 quelques chefs français s’étaient réunis en un collectif, le Groupe des 8 pour s’autoproclamer porte parole de la cuisine française et faire savoir qu’une révolution était en marche dans nos assiettes), mais leur multiplication et leur institutionnalisation marquent une nouvelle étape d’une structuration planétaire.
41L’intensification de ces engagements est aussi éclairée par les combats de l’UNESCO pour la défense des patrimoines culinaires et alimentaires, matériels et immatériels (objets, produits, rites), et pour la restructuration d’un tourisme dit gourmand (à la fois gastronomique, culturel, écologique et patrimonial). Elle correspond aussi aux stratégies de réappropriations symboliques par les destinations qui mettent de plus en plus en avant leurs cultures alimentaires – notamment via la labellisation mais aussi par d’attractives joutes évènementielles.
42De là, les chefs sont amenés à s’affirmer autrement vis-à-vis des acteurs du tourisme (publics et marchands) : Atout France, Relais et Châteaux, un certain nombre de CRT (Comités Régionaux du Tourisme) et de CDT (Comités départementaux) l’ont compris en réorganisant et médiatisant plus avant l’offre faite aux visiteurs et touristes. Le chef vitalise les valeurs culturelles des gastronomies locales et encourage un tourisme culinaire plus créatif. Certains publi-documentaires participent de cette tendance (ainsi l’émission « Du l’art et du cochon », diffusée sur Arte, sites.arte/tv/art-cochon.fr), tout comme une impressionnante démultiplication d’évènements gastronomiques, organisés notamment par la puissance publique : il en est ainsi pour la Fête de la gastronomie (ministère de l’Économie) ou Good France/Goût de France (parrainé par le MAE notamment)15.
43Ces espaces et ces temps publics sont donc autant d’occasions pour affirmer la place centrale des chefs, relais diplomatiques et culturels, mobilisant autour d’eux une grande diversité d’acteurs, encourageant les initiatives locales, s’impliquant pour une reconnaissance des patrimoines, une démocratisation du goût et la défense du bien manger et plus encore d’une alimentation durable.
44L’ensemble des engagements évoqués et ceux que nous allons aborder maintenant donnent souvent lieu à la rédaction et la circulation de chartes, de manifestes, de tribunes… relayées par les médias (que cela soit à l’échelle régionale, nationale ou internationale).
- 16 https://observatoire-des-aliments.fr/cuisine/redzepi-plus-influent-chefs.
- 17 Et notamment de Manger et Cuisiner éco-responsable, écrit avec Emmanuelle Jarry, Collection Beau (...)
45S’engager face aux risques climatiques : le chef se construit comme un vulgarisateur et un passeur voulant faire prendre conscience au plus grand nombre que le changement climatique influence notre agriculture et notre alimentation, qu’environnement et alimentation sont liés. Ainsi en 2011, Ferran Adira et René Redzepi avaient-ils créé un groupe qui s’est donné le nom de MAD, un symposium sorte de G20, signant un manifeste « pour sauver la planète grâce à la nourriture » – et s’attirant nombre de critiques (qui ont pointé notamment que ces chefs quelque peu grandiloquents cuisinaient avant tout pour des gens très fortunés)16. Ainsi, plus sobrement, François Pasteau, président de l’Association « Bon pour le climat » (http://www.bonpourleclimat.org) et auteur d’ouvrages17, est devenu, en France du moins, une référence ;
46Lutter pour défendre la biodiversité : une lutte mise au cœur de tous les engagements comme indicateur de la santé de notre terre et comme motif de divers combats (lutter contre l’exploitation des ressources naturelles, se soucier du bien-être animal, défendre « le moins de viande », patrimonialiser les produits rares mais bons pour la réduction des usages des gaz à effets de serre, revaloriser les patrimoines alimentaires, etc.) ; parmi ces chefs : le fils d’André Daguin, Arnaud, à l’origine de l’initiative très médiatisée L’échelle de Riches Terres (http://bruitdetable.com/arnaud-daguin-lechelle-de-riches-terres/); Alain Passard (chef de L’Arpège) qui cuisine à base de légumes de saison, cultivés dans ses potagers ; Jean-Luc Rabanel qui défend la greengastronomie ; et tous ces chefs qui militent pour la pêche durable, pour la sauvegarde des ressources halieutiques (Olivier Roellinger, Joël Robuchon, entre autres) ;
47Défendre les terroirs et les bons produits : les chefs se positionnent sur la refondation d’une agriculture viable, reposant sur l’agro-écologie et la permaculture, garantes de notre sécurité alimentaire. En sont d’ardents défenseurs François Pasteau (L’épi du Pin) prenant en compte les nouveaux enjeux de l’alimentation (bio, locavore, etc.) et Yannick Alleno qui multiplie aux côtés du CERVIA (http://www.cervia.fr/) les actions pour la sauvegarde du terroir parisien et la renaissance des produits franciliens, qui a développé l’initiative Terroirs d’avenir (http://www.terroirs-avenir.fr/) et ouvert des restaurants dans ce sens (le restaurant bistronomique devenant un conservatoire du patrimoine gourmand)18 ;
48Encourager une distribution vertueuse : ils font aussi partie de cette cohorte de chefs qui, localement, veulent favoriser les circuits courts, s’adressant (via livres et blogs) à leurs clients mais intervenant aussi concrètement dans les cantines scolaires et plus généralement la restauration publique (ainsi le collectif Les pieds dans le plat, réseau national de cuisiniers et de diététiciens : https://www.collectiflespiedsdansleplat.fr/) ;
49Favoriser les sociabilités et la responsabilité alimentaire : les chefs pensent de nouveaux lieux hybrides plus hospitaliers, s’ouvrent à de nouvelles scènes de la convivialité (repas et banquets de rue, pop up hors les murs, etc.), participant ainsi à la rapide évolution des paysages alimentaires urbains (nous y reviendrons). Leurs engagements dans la ville et ses espaces publics témoignent ainsi d’une volonté de réconcilier production alimentaire et relations sociales (qu’avait dissociées l’industrialisation agro-alimentaire) ;
- 19 « Toute nourriture destinée à la consommation humaine qui est une étape de la chaîne alimentaire, (...)
50Lutter contre le gaspillage alimentaire19 : en 2014 (année européenne de lutte contre le gaspillage alimentaire, organisée par le Parlement Européen), Cyril Ligniac, tête de file d’un collectif sur ce sujet, proposa une émission sur M6, Les Chefs contre-attaquent, cherchant à sensibiliser la population française à ce phénomène ; il s’était auparavant intéressé à celui de la malnutrition dans son émission Vive la Cantine sur M6, dès 2010. Ainsi s’inscrit-il dans la continuité des luttes de Jamie Oliver mais aussi des plans « Zéro déchet » en développement dans diverses villes (San Francisco, Milan, Palerme, plus récemment Paris et son projet « du gaspillage au partage ») ;
51Innover en termes de recyclage : certains chefs (comme François Pasteau, déjà cité) témoignent via des interviews pour des plateformes spécialisées de leur souci d’innover sans cesse dans ce sens (nouveaux processus de recyclage, bio-déchets, eau micro-filtrée,…) ;
52L’éducation, de la vulgarisation à la trans-mission : l’ensemble de ces engagements convergent dans les programmes des écoles et centres de recherche créés par certains grands chefs (de Bocuse à Ducasse, de Jamie Oliver aux frères Roca, de Ferran Adria à Thierry Marx). Progressivement, la formation aux sciences du goût et à celles de la Terre, le décryptage de l’information alimentaire, une sensibilisation aux produits ‘sentinelles’, etc. s’inscrivent dans les formations des futurs chefs…
53En reliant progressivement ces engagements, nous constatons qu’ils s’inscrivent dans chacune des étapes de la chaîne alimentaire : de la production à la fabrication, de la distribution à la commercialisation, de la consommation au recyclage, le chef se fait donc omniprésent, via un activisme personnel ou collectif (entraînant d’autres chefs mais aussi producteurs, artisans de bouche, distributeurs, commerçants, spécialistes du recyclage ainsi qu’une diversité croissante de chercheurs).
54Le chef témoigne au fil de ces engagements que c’est bien l’équilibre de la planète qui est en jeu. Il agit dans ce sens en proposant une approche à 360°, en invitant à penser une société où l’alimentation (au sens large) serait résolument centrale, à envisager la gastronomie comme une transition exemplaire vers une alimentation plus saine, écologique et durable et comme un ensemble de réponses aux crises alimentaires contemporaines. Ainsi nos sociétés sont passées d’un modèle où se nourrir était une question de survie à un modèle où l’alimentation est devenue une question à la fois de santé, de plaisir, de bien-être, un phénomène social mais aussi une problématique écologique, économique, géopolitique.
55À l’époque des Commons et des combats pour une société collaborative, le chef s’engage contre la destruction de ressources, de modes de vie, de cultures alimentaires et participe à la défense du bien commun et des biens communs – ces combats se déployant à différentes échelles, du local au mondial et réciproquement. Mais l’échelle locale semble devenir la plus pertinente, tant pour lutter contre les pratiques des grands groupes industriels qui façonnent de manière indifférenciée nos systèmes alimentaires que pour insuffler une dynamique, susciter des mobilisations concrètes.
56Revenons donc à cette échelle qui est celle de la proximité concrète, celle de l’expérimentation de nouvelles façons de produire, de s’organiser face aux périls précédemment envisagés. Les chefs prennent donc bien place dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques urbaines autour du « nourrir la ville »20. L’exemple de Belo Horizonte (qui a créé voici des années une direction de la sécurité alimentaire et nutritionnelle), ceux de Québec, Chicago, Vancouver, Londres ont donné lieu à des études, rapports, essais conséquents. Et l’on peut rappeler que le 15 octobre 2015 à Milan, pendant l’Exposition Universelle « Nourrir la planète, énergie pour la vie », 101 villes du monde ont signé le pacte de la politique alimentaire urbaine - ce pacte visant à promouvoir les systèmes alimentaires durables, à sensibiliser le public à une stratégie alimentaire territoriale. Les métropoles semblent avoir bien pris conscience de cette non durabilité de leurs actuels systèmes alimentaires (liés à une industrialisation fondée sur des processus de production intensive, énergivore, polluante, coûteuse… agissant comme de gigantesques pompes à matières) et de la nécessité de favoriser rapidement une transition écologique et durable. Elles semblent donc vouloir repenser l’usage des leviers urbains par rapport aux nouveaux enjeux alimentaires et avoir saisi le rôle de relais, de médiateur, de pédagogue des chefs, en les impliquant et en leur donnant des moyens, en leur permettant de se positionner comme des acteurs de la ville et de sa transformation. La planète comptera près de 10 milliards d’habitants dans quelques décennies, elle sera de plus en plus urbaine : de là, l’urgence à œuvrer de manière associative pour de nouveaux systèmes alimentaires.
- 21 Les chefs Heston Blumenthal et Gordon Ramsay à Heathrow, Thierry Marx à la Gare du Nord, Michel R (...)
57Des palais présidentiels aux hôtels de ville, des cantines scolaires à celles des hôpitaux, des universités aux foodlabs, des musées aux tiers lieux, des gares aux aéroports21, les chefs investissent la ville, ses lieux et ses espaces publics (ainsi les food-trucks autorisés par la ville de Paris). Ils s’y mettent en scène pour évoquer les liens entre ville et agriculture, envisager de nouvelles pratiques alimentaires, questionner les expérimentations agri-urbaines en cours. En cela, le chef, grand ou anonyme, se fait ferment d’urbanité, sortant de la zone de confort du restaurant, accompagnant les nouvelles pratiques alimentaires qui se déploient dans les villes-monde (à suivre dans le prochain article).
58Le chef s’inscrit donc tout au long de la chaîne alimentaire, comme origine et comme horizon. Il cultive médiatiquement une vision globale, témoignant de sa compréhension des changements en cours, de sa capacité à les traduire et accompagner, en réveillant les cultures alimentaires du XXIe siècle. Dans ce puzzle d’engagements, de participations actives, se tisse un récit renouvelé sur sa légitimité et se joue une mise à l’épreuve de sa crédibilité (car sa place dans la refondation de nos systèmes alimentaires reste, concrètement, satellite).
- 22 Article à paraître dans le prochain numéro de la revue, « Figures du Chef Cuisinier (seconde part (...)
59Ainsi, malgré leur diversification et leur inscription dans un nombre exponentiel d’espaces médiatiques et de lieux symboliques, les figures du chef s’ordonnent, progressivement : elles participent à mettre en valeur et en scène tant son civisme que sa responsabilité sociale et culturelle. Reste maintenant à mieux comprendre les processus d’influence mobilisés et leur pertinence (notamment au regard des mutations actuelles des pratiques alimentaires) ; reste à dépasser la profusion des figures pour envisager les valeurs qui les relient et leur possible réception… et donc simplement à approfondir l’approche communicationnelle annoncée22.