L’éducation artistique et culturelle à l’épreuve de ses modèles
Résumés
L’éducation artistique et culturelle (EAC), en raison de sa double origine, militante et institutionnelle et de sa dimension interministérielle, est structurée aussi bien par des objectifs partagés que par des tensions jamais véritablement résolues. S’il existe aujourd’hui un consensus national et international sur ce que pourrait être le référentiel d’une éducation artistique de qualité, les désaccords restent importants au sujet de ses finalités, de ses modes de mise en œuvre, du rôle des artistes et des enseignants, et enfin du « modèle » lui-même. L’EAC apparait comme une forme floue et instable, d’autant plus que la variété des domaines artistiques et culturels concernés, de l’art contemporain à l’archéologie, s’appuie sur des modes de transmission différents. Il s’agit d’examiner comment, sous une appellation unique, se combinent ou s’opposent des modèles divers, voire opposés, et comment ceux-ci évoluent avec le temps et les réformes institutionnelles. En revanche, la tension entre dimension esthétique et dimension démocratique peut apparaître comme déter¬minante quels que soient les époques et les contextes.
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- 1 Marie-Christine Bordeaux, « Les aléas de l’éducation artistique et culturelle, entre démocratisati (...)
- 2 Ellen Winner, Thalia R.Goldstein, Stéphan Vincent-Lancrin, L’art pour l’art ? L’impact de l’éducati (...)
1L’éducation artistique et culturelle (EAC) se développe dans le monde de manière contrastée et contradictoire : elle est en voie d’expansion, voire de banalisation, tout en étant confrontée à des aléas récurrents, liés à sa définition même et aux changements des politiques de l’éducation et de la culture1. Le consensus social sur lequel s’appuie ce développement repose souvent sur un malentendu. Pour les uns, il s’agit de développer l’enseignement des arts au sein des programmes scolaires ; pour les autres, l’enjeu est d’ouvrir des espaces d’expression et de création au sein de l’école, mais en dehors des enseignements programmatiques et en lien étroit avec des artistes et des institutions culturelles. Ce malentendu recouvre en partie une opposition couramment invoquée entre l’éducation à l’art et l’éducation par l’art. L’EAC n’est donc pas une forme stable ni une définition partagée ; en d’autres termes, c’est une cible floue. Certes, la construction progressive de l’éducation aux arts et à la culture comme problème public a conduit les institutions à confronter et à faire converger leurs objectifs et leurs modèles et les travaux de l’Unesco témoignent de la capacité des pays membres, par-delà des conceptions et des organisations très différentes, à produire des accords sur les objectifs attendus de la pratique des arts et de la culture à l’école. Cependant, la lecture de deux grands textes de référence de l’Unesco (Feuille de route de Lisbonne, 2006 ; Agenda de Séoul, 2010) fait apparaître une tension entre deux orientations : d’une part, l’affirmation de la pratique des arts et de l’initiation culturelle comme des droits en soi et non comme des moyens tournés vers une autre fin ; d’autre part, l’adaptation aux besoins économiques de la société. La Feuille de route de Lisbonne est centrée sur des valeurs humanistes : « défendre le droit de l’homme à l’éducation et à la participation culturelle ; développer les capacités individuelles ; améliorer la qualité de l’éducation ; promouvoir l’expression de la diversité culturelle ». L’Agenda de Séoul, tout en faisant référence à la cohésion sociale et à la diversité culturelle, est fortement influencé par les besoins d’une société de l’innovation, c’est-à-dire par des objectifs dits « extrinsèques », situés en dehors du champ de l’art et de la culture : « utiliser l’éducation artistique pour accroître la capacité créatrice et novatrice de la société ». En 2014, Le rapport L’art pour l’art ?, rédigé par Ellen Winner, Thalia Goldstein et Stéphan Vincent-Lancrin pour l’OCDE, s’oriente dans la même direction : les auteurs rappellent que les responsables politiques et les décideurs du domaine de l’éducation « doivent constamment réviser les programmes scolaires afin d’assurer qu’élèves et étudiants puissent acquérir les compétences nécessaires pour s’adapter aux sociétés de l’innovation et en devenir les moteurs2. » En se développant, les politiques d’EAC sont donc confrontées à l’évolution historique des modèles qui les sous-tendent, modèles que nous allons expliciter dans un premier temps. Elles sont également confrontées aux ambitions multiples et dissymétriques qui leur sont assignées, comme nous le verrons ensuite. Dans un troisième temps, nous aborderons un dernier défi : celui de l’intégration de la dimension esthétique dans un modèle démocratique correspondant aux enjeux actuels de l’EAC.
Du régime d’exception à la généralisation : un modèle en évolution
2Pour présenter l’évolution des modèles de l’EAC, nous nous appuierons sur le cas français, en raison de sa profondeur historique, de son degré d’institutionnalisation et des vifs débats qui ont lieu aujourd’hui encore sur les finalités de l’art à l’école. Pour cela, il faut remonter en-deçà de 1983, date de signature du premier protocole d’accord entre les ministères de l’Éducation et de la Culture. En effet, les années 1970 voient éclore de nombreuses initiatives reposant sur le militantisme d’enseignants engagés dans l’éducation populaire et les méthodes actives, ainsi que sur celui d’artistes qui recherchent un partage de leurs modes d’expression et pour qui l’art est facteur de changement social. Au cours des années 1980, ces initiatives sont institutionnalisées : des dispositifs conjoints culture-éducation (classes culturelles, ateliers de pratique, options) mettent en forme les acquis de ces expérimentations militantes et donnent officiellement droit de cité aux artistes et aux pratiques créatives dans l’école. À partir des années 1990, constatant le nombre encore limité d’élèves impliqués dans ces actions, les tutelles cherchent à étendre les projets, au-delà d’un groupe-classe, à l’établissement scolaire tout entier, voire à un réseau d’établissements scolaires. L’échelon territorial prend de l’importance à travers des jumelages culturels, des sites expérimentaux, des contrats éducatifs locaux ou des plans locaux d’EAC, et les projets financés par les collectivités locales se multiplient. Mais, dans le même temps, le rôle des artistes dans le pilotage et la gouvernance des projets diminue au profit des administrateurs culturels et des représentants des pouvoirs publics (Directions régionales des affaires culturelles, Rectorats, Inspections académiques, collectivités territoriales).
- 3 L’objectif (non atteint du fait du changement de majorité politique en 2002) était d’atteindre le c (...)
3En 2000, le plan Lang-Tasca affiche une ambition sans précédent sur le plan national, tout en conférant un rôle clé aux acteurs de terrain par le dispositif des classes à PAC (projet artistique et culturel). À la manière du micro-crédit, l’État distribue aux établissements scolaires des moyens relativement limités, tout en les encourageant à trouver localement les compléments nécessaires. L’effet multiplicateur est assez remarquable puisque plus de 20 000 projets se sont développés en deux ans3, s’ajoutant à l’existant. S’il constitue une rupture par son ampleur et l’énonciation claire d’un projet de généralisation, ce plan s’inscrit dans la continuité des politiques précédentes. On y retrouve le rôle prépondérant accordé aux artistes et aux professionnels de la culture et un double mouvement d’ouverture de l’école vers la culture (en somme, vers la société) et de la culture vers l’école. Chacun cherche à accomplir ses objectifs propres grâce à l’institutionnalisation du partenariat : pour l’école, compléter des programmes en abordant de nouveaux domaines culturels, rénover la pédagogie par une approche globale de l’individu, redonner du sens aux apprentissages ; pour la culture, ouvrir l’école à tous les arts, former un public éduqué aux problématiques de la création contemporaine et familiarisé avec les lieux et les acteurs professionnels des mondes artistiques.
- 4 Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimar (...)
- 5 Ibid.
- 6 Elle est notamment inscrite dans la Loi NOTRe, portant Nouvelle Organisation Territoriale de la Rép (...)
- 7 « L’éducation artistique et culturelle est principalement fondée sur les enseignements artistiques (...)
- 8 Cette nouvelle politique s’appuie sur des moyens augmentés par l’État, mais concentrés sur des zone (...)
4En 2013, s’opère un renversement de perspective avec l’inclusion du « parcours » d’EAC dans la Loi de refondation de l’école. La notion de parcours reste encore à clarifier, mais elle peut déjà être définie comme l’ensemble des rencontres, des pratiques et des références culturelles acquises tout au long de la scolarité obligatoire, en relation avec les activités périscolaires. Elle présente la difficulté d’être plus conceptuelle que pratique ; le « parcours » se constate une fois accomplie la trajectoire scolaire et la responsabilité de sa mise en œuvre est laissée aux organisations locales. Ce renversement de perspective était déjà en germe dans le plan Lang-Tasca, avec son objectif explicite de généralisation, mais il s’agissait à l’époque d’y parvenir par la multiplication des projets et la formation la plus systématique possible des enseignants et des partenaires culturels. Les périodes précédentes relevaient de la « cité inspirée4 » – selon la terminologie de Boltanski et Thévenot – où priment les valeurs du monde de l’art : originalité, singularité, avant-garde, créativité, passion, imagination, etc. À l’inverse, la loi de 2013 peut être qualifiée de « moment démocratique », où le nombre de bénéficiaires, les valeurs d’égalité et de solidarité avec les populations les moins dotées – valeurs de la « cité civique5 » – sont mises au premier plan. L’EAC y est définie comme un droit, dans le sillage de la thématique des droits culturels actuellement en expansion6, mais les modalités de mise en œuvre de ce droit suscitent de nombreux débats et interrogations. En premier lieu, la loi et ses textes d’application mentionnent à titre principal le rôle des enseignements artistiques7, notamment les enseignements obligatoires de musique et d’arts plastiques, qui n’impliquent pas nécessairement une ouverture de l’école sur son environnement artistique et culturel. Aucun nouveau dispositif n’est mis en place, à l’exception d’un pilotage territorial associant l’État et les collectivités territoriales dans le cadre des plans éducatifs de territoire (PEDT) et dans des comités réunis pour faire bénéficier des mesures nouvelles du ministère de la Culture un certain nombre de territoires prioritaires8. Enfin, l’augmentation quantitative des publics à atteindre ne risque-t-elle pas de se traduire par une baisse proportionnelle des heures d’interventions allouées à chaque projet ? Comment un partenariat reposant sur une élaboration conjointe des projets et, plus largement, le triple enjeu de l’EAC (rencontre avec les œuvres, pratiques, réflexivité) pourraient-ils s’accomplir sans s’assurer d’un volume minimal d’heures de rencontre et de travail avec des artistes ?
5Ce triple enjeu est devenu une référence internationale, à travers l’influence du modèle français. Ainsi, la Feuille de route de Lisbonne définit trois axes pédagogiques pour l’EAC : « l’étude des œuvres d’art, le contact direct avec les œuvres (concerts, expositions, livres et films), la pratique d’activités artistiques ». En France, dans la plupart des textes officiels produits depuis les années 1980, ces trois axes sont mentionnés comme des modalités complémentaires du rapport à l’art et à la culture : expérience esthétique (vécue dans le contact avec les œuvres), expérience artistique (vécue dans la création d’une forme, avec son langage spécifique), expérience réflexive et critique (vécue dans la prise de distance critique, le retour sur expérience, la mise en relation avec d’autres champs de la culture et des savoirs). En ce sens, l’EAC propose une triple médiation : par la fréquentation des œuvres, par les pratiques et par les références culturelles. On peut observer que cette structure ternaire combine trois grands modes historiques de transmission culturelle traditionnellement pris en charge par trois domaines différents de l’intervention publique : la culture, l’éducation populaire et la pratique en amateur.
Objectifs « extrinsèques » et tropisme scolaire
- 9 Pour la distinction « extrinsèque / intrinsèque », cf. Évaluer les effets de l’éducation artistique (...)
- 10 Ces remarques s’appuient sur un programme de recherche en cours, dirigé par Marie-Christine Bordeau (...)
- 11 Voir à ce sujet : Evaluating the Impact of Arts and Cultural Éducation / Évaluer les effets de l’éd (...)
6À la lecture des textes officiels, des textes militants et de nombreuses études internationales, on ne peut qu’être frappé par la multiplicité des objectifs attribués à la connaissance et à la pratique des arts en milieu scolaire. Cependant, ces objectifs sont largement dissymétriques : ils sont nombreux et clairement formulés dans le registre des bénéfices scolaires et comportementaux (dits » extrinsèques »), mais plus rares et plus flous dans celui des bénéfices artistiques et culturels (dits « intrinsèques »)9. Cette dissymétrie est peu visible dans les grands textes programmatiques émanant des institutions, qui affichent le plus souvent des objectifs œcuméniques, mais elle est patente dans les travaux portant sur l’évaluation des effets sur les bénéficiaires des actions10. Lorsque les institutions s’interrogent sur les retombées de leur investissement dans ce domaine, ou doivent produire des justifications, c’est la perspective « extrinsèque » qui s’impose11. C’est le cas dans beaucoup de travaux mesurant l’impact de la musique sur les compétences scolaires ou sur le développement d’une créativité sans lien véritable avec la création artistique. Internationalement, la majorité des études empiriques et des travaux scientifiques privilégie les bénéfices des pratiques artistiques et culturelles observés dans et pour le champ scolaire, c’est-à-dire du point de vue des apprentissages dans les matières les plus valorisées, de l’intérêt pour les études et des comportements en classe. Elles prennent moins en compte les effets propres au domaine artistique : l’évolution des représentations de l’art et de la culture, la compréhension des processus de création, la variété des émotions et des réceptions, la qualité des productions et l’enrichissement des références culturelles.
7Ce tropisme scolaire est si puissant qu’il influence même les partisans des objectifs et des effets « intrinsèques », qui tiennent la position inverse, mettant en valeur la capacité de l’art et des artistes à ébranler la rigidité du système éducatif et sa propension à transmettre des savoirs hors de tout contexte expérientiel. Vouloir subvertir le système scolaire par l’art, c’est encore mettre l’EAC au service d’un projet tourné vers l’école ! Et que dire des discours qui, témoignant d’un certain « romantisme pédagogique » et, survalorisant la distance supposée de l’artiste avec les routines pédagogiques, le présentent comme un modèle pour les enseignants, voire comme le modèle de l’enseignant idéal ? Ce type d’affirmation n’est pas rare parmi les acteurs des projets (médiateurs culturels, artistes, élèves et professionnels de l’éducation), qui mettent en avant les bénéfices issus de cette dimension subversive : rupture des cadres traditionnels de transmission des savoirs, effet d’étrangeté et ouverture des possibles suscités par la venue d’un adulte se situant délibérément en dehors de ces cadres, investissement émotionnel, corporel, ouverture vers des pratiques créatives, épreuve et dépassement de soi par la création et la représentation en public.
- 12 Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, trad. par Isaac Joseph [Frame Analysis : an Essay on th (...)
- 13 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception [trad. Claude Maillard], Paris : Gallimard, (...)
- 14 Delphine Saurier (dir.), Culture & Musées Entre les Murs / Hors les murs ; culture et publics empêc (...)
- 15 Alain Kerlan, L’art pour éduquer ? La tentation esthétique, Presses de l’Université Laval, 2004 ; « (...)
8Mais ce ressenti, pour réel qu’il soit du point de vue des personnes, focalise la cause du changement sur la présence de l’artiste et ne tient pas compte des circonstances, des temporalités, des dispositifs – en tant que « cadres de l’expérience12 » –, ni de l’horizon d’attente des différents acteurs impliqués dans des projets artistiques. Nous employons les termes d’horizon d’attente en relation avec la notion d’écart esthétique, définie par Hans Robert Jauss comme « la distance entre l’horizon d’attente préexistant et l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un “changement d’horizon” en allant à l’encontre d’expériences familières ou en faisant que d’autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience13. » En somme, on prête à la seule figure de l’artiste, et à la singularité de sa démarche, des effets qui mériteraient d’être analysés dans un cadre plus large. Ce que nous ne savons pas, en revanche, c’est l’intérêt que présentent, pour les artistes, pour le champ de l’art en général et pour la société, les pratiques artistiques enfantines et juvéniles. Celles-ci ne sont jamais étudiées pour elles-mêmes dans la littérature scientifique consacrée à l’EAC, ni analysées en termes esthétiques. Il paraît pourtant surprenant que l’EAC, qui, rappelons-le, combine trois expériences de l’art (esthétique, artistique, réflexive et critique), ne soit justement pas étudiée dans sa dimension esthétique et artistique. Ce constat a également été fait dans d’autres domaines d’action culturelle, comme les réalisations artistiques des personnes en situation d’illettrisme, de handicap, placées sous main de justice ou hospitalisées14. Rares sont les chercheurs qui abordent ces pratiques éducatives du point de vue esthétique, et à cet égard les travaux d’Alain Kerlan font exception15.
Les perspectives actuelles de l’EAC
9Il est pourtant important de rappeler cette dimension au moment où les politiques publiques s’engagent, sans que le mot soit prononcé, dans une généralisation de l’EAC qui pourrait bien aboutir à une forme d’industrialisation. Jusqu’à une date récente, on observe une évolution qui, tout en s’adaptant à de nouveaux paradigmes culturels et éducatifs, repose sur un ensemble de valeurs relevant de ce que Boltanski et Thévenot ont appelé la « cité inspirée » : création, imagination, intériorité, passion, spontanéité et émotion sont mises au premier rang tandis que le pouvoir subversif de l’art et des artistes est valorisé au détriment d’une école considérée comme coupée de la vie réelle du sujet et de l’évolution de la société. Les valeurs de la cité inspirée sont également mobilisées du côté des modes de transmission : à la transmission programmatique, à la transposition pédagogique et à l’évaluation-sanction sont préférés le contact direct avec le processus de création, l’expression, l’accompagnement des potentialités des enfants et des jeunes, l’exigence de la démarche étant fondée sur la responsabilisation des sujets et non sur l’adéquation à des attentes institutionnelles.
10Mais la traduction de ces valeurs sur le terrain de l’action nécessite une réflexion en profondeur sur les conditions concrètes de l’investissement des artistes et la question plus globale de l’emploi culturel, face à la multiplication des « petits » projets et à la montée de l’impératif démocratique. Le réaménagement du statut des intermittents du spectacle, visant à augmenter le nombre d’heures de formation et d’interventions scolaires, et le réinvestissement récent de la forme « résidence » dans les établissements scolaires pourraient apporter des réponses à ce problème. Il convient également d’interroger le processus d’industrialisation des interventions en milieu scolaire, organisées et évaluées à l’aune d’une efficacité de court terme (assurer, avec des garanties de qualité, les nombreuses interventions culturelles et éducatives que nécessite cette politique), et destinées à répondre à des besoins de masse. Ce serait alors la « cité industrielle », avec son cortège de valeurs liées à l’efficacité, la fiabilité, la fonctionnalité, qui s’imposerait dans le sillage de la « cité civique » impliquant une évaluation conçue exclusivement en termes de mesure d’impacts. De surcroît, l’EAC se développe dans un ensemble plus global de préoccupations liées à l’éducation à la citoyenneté, à la laïcité, à la santé, à la morale républicaine, à la sécurité. Ces multiples dimensions de l’« éducation à… » s’inscrivent dans des problématiques transversales, au sein desquelles la singularité de l’EAC, qui n’est pas seulement une « éducation à » mais aussi une « éducation par » l’art et les pratiques artistiques, pourrait être sous-estimée, voire gommée.
- 16 Anne Barrère, « Les établissements scolaires à l’heure des “dispositifs” », Carrefours de l’éducati (...)
11En conclusion, il nous semble que les enjeux actuels de l’EAC englobent et dépassent les tensions constatées depuis longtemps entre valeurs inspirées et valeurs civiques, modèle esthétique et modèle démocratique, objectifs extrinsèques et objectifs intrinsèques. Le véritable enjeu nous parait être celui de la construction d’un modèle démocratique (une éducation artistique concrètement accessible à tous), qui ne soit pas conçu selon les règles de la cité industrielle (une éducation artistique de masse). Les conditions en sont déjà connues. Elles relèvent d’une politique de soutien, de renforcement des compétences et de développement durable : formation des acteurs, création de ressources, réseaux de coopération, échanges de bonnes pratiques, accompagnement des projets, juste rémunération de l’intervention artistique, articulation entre un projet global et des appropriations et des mises en œuvre locales. Elles réclament enfin la mise en place de « dispositifs », définis par Anne Barrère comme « un niveau d’action intermédiaire entre des projets locaux, proposés et mis en œuvre par les enseignants et les équipes pédagogiques et de véritables prescriptions d’innovation et de projet16 », c’est-à-dire une articulation entre la capacité d’initiative des acteurs, leur inventivité et les prescriptions venues à la fois de la hiérarchie nationale et des collectivités territoriales.
Notes
1 Marie-Christine Bordeaux, « Les aléas de l’éducation artistique et culturelle, entre démocratisation et généralisation », Politiques de la culture - Carnet de recherches du Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la communication, mis en ligne le 13 octobre 2014 (http://chmcc.hypotheses.org/798)
2 Ellen Winner, Thalia R.Goldstein, Stéphan Vincent-Lancrin, L’art pour l’art ? L’impact de l’éducation artistique, Rapport pour l’OCDE, 2014, p. 24.
3 L’objectif (non atteint du fait du changement de majorité politique en 2002) était d’atteindre le chiffre de 100 000 classes à PAC au bout de 5 ans, à l’issue du plan.
4 Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
5 Ibid.
6 Elle est notamment inscrite dans la Loi NOTRe, portant Nouvelle Organisation Territoriale de la République, du 16 juillet 2015, qui stipule que la responsabilité culturelle, partagée entre les pouvoirs publics, est exercée « dans le respect des droits culturels énoncés par la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005 ».
7 « L’éducation artistique et culturelle est principalement fondée sur les enseignements artistiques. Elle comprend également un parcours pour tous les élèves tout au long de leur scolarité dont les modalités sont fixées par les ministres chargés de l’éducation nationale et de la culture » (Loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, article 10).
8 Cette nouvelle politique s’appuie sur des moyens augmentés par l’État, mais concentrés sur des zones géographiques limitées, définies comme territoires prioritaires au regard de paramètres sociodémographiques et économiques.
9 Pour la distinction « extrinsèque / intrinsèque », cf. Évaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle. Actes du symposium international de recherche, Paris, Centre Pompidou / la Documentation française, 2008.
10 Ces remarques s’appuient sur un programme de recherche en cours, dirigé par Marie-Christine Bordeaux et Alain Kerlan et associant Joëlle Aden, Christine Detrez, Myriam Lemonchois et Nathalie Montoya, avec la collaboration de Joséphine Dezellus, financé par le ministère de la Culture (DEPS) : L’évaluation des « effets » de l’éducation artistique et culturelle. Étude méthodologique et épistémologique, 2014-2016.
11 Voir à ce sujet : Evaluating the Impact of Arts and Cultural Éducation / Évaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle, Actes du symposium européen et international de recherche, Paris, Centre Pompidou/La Documentation française, 2008.
12 Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, trad. par Isaac Joseph [Frame Analysis : an Essay on the Organization of Experience, 1974], Paris, Minuit, 1991.
13 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception [trad. Claude Maillard], Paris : Gallimard, 1978, p. 58.
14 Delphine Saurier (dir.), Culture & Musées Entre les Murs / Hors les murs ; culture et publics empêchés, n° 26, 2015. Voir également Marie-Christine Bordeaux, Martine Burgos, Christian Guinchard, Action culturelle et lutte contre l’illettrisme, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2005.
15 Alain Kerlan, L’art pour éduquer ? La tentation esthétique, Presses de l’Université Laval, 2004 ; « L’art pour éduquer. La dimension esthétique dans le projet de formation postmoderne », Éducation et Sociétés, n° 19, 2007/1. Voir également Myriam Lemonchois, Pour une éducation esthétique. Discernement et formation à la sensibilité, Paris, L’Harmattan, 2003.
16 Anne Barrère, « Les établissements scolaires à l’heure des “dispositifs” », Carrefours de l’éducation, N° 36, 2013/2, p. 9-13.
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Référence papier
Marie-Christine Bordeaux, « L’éducation artistique et culturelle à l’épreuve de ses modèles », Quaderni, 92 | 2017, 27-35.
Référence électronique
Marie-Christine Bordeaux, « L’éducation artistique et culturelle à l’épreuve de ses modèles », Quaderni [En ligne], 92 | Hiver 2016-2017, mis en ligne le 05 mars 2019, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1033 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1033
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