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Livres en revue

Soraya Boudia et Nathalie Jas (eds), "Powerless Science? Science and Politics in a Toxic World"

Jean-Noël Jouzel
p. 127-129
Référence(s) :

Powerless Science? Science and Politics in a Toxic World
Soraya Boudia et Nathalie Jas (eds)
Berghahn Books,

Texte intégral

1Au fil des deux derniers siècles, les progrès de la chimie industrielle ont eu pour conséquence l’exposition de plus en plus massive des populations humaines à des produits potentiellement toxiques pour la santé. Les effets de ces expositions environnementales sont en retour devenus des objets de connaissance pour des disciplines comme la toxicologie ou l’épidémiologie. Ils sont également devenus des objets d’action publique, mais aussi de mo¬bilisations collectives dénonçant les dangers de cadres de vie ou de travail contaminés. Powerless science ?, ouvrage dirigé par deux historiennes des sciences françaises, Soraya Boudia et Nathalie Jas, prend pour point de départ un paradoxe bien connu : en matière de santé environnementale, la science apparaît à la fois comme le poison et le remède. Sans cesse appelés à la rescousse pour rendre mesurables et contrôlables les effets des toxiques environnementaux, les experts scientifiques se heurtent bien souvent aux limites de leurs propres savoirs en la matière.

2Ce sont ces limites dont rendent compte plusieurs des articles rassemblés dans ce volume. Sheldon Krimsky propose une présentation des débats qui entourent depuis plusieurs décennies les effets des faibles doses d’exposition environnementale à des produits toxiques, mais cette question est présente dans la plupart des articles, tant elle est au cœur des incertitudes qui entourent les liens entre environnement et santé. Elle est notamment abordée par les contributions de Nancy Langston et de Jean-Paul Gaudillière sur les contro¬verses relatives aux effets des perturbateurs endocriniens. En retraçant ces controverses au cours des dernières décennies, ces deux historiens soulignent combien la problématique des perturbateurs endocriniens a fragilisé des formes de connaissance et d’action publique en matière de santé environne¬mentale qui reposaient sur le principe selon lequel « la dose fait le poison ». L’institutionnalisation de ce principe dans la « science réglementaire » de l’évaluation du risque depuis les années 1970 est par ailleurs étudiée par la contribution de Soraya Boudia.

3La lecture des articles qui composent cet ouvrage renforce cependant l’im-pression que les controverses autour des liens entre environnement et santé ne sont pas le simple produit d’une dynamique endogène aux champs de connaissance concerné, mais qu’elles prennent aussi racine dans les usages sociaux dont ces connaissances font l’objet. Scott Frickel et Michelle Edwards proposent ainsi une analyse des politiques publiques d’évaluation des risques de contamination environnementale à la suite de l’ouragan Katrina qui a dé¬vasté la Nouvelle-Orléans en août 2005. Ils soulignent que cette évaluation repose entièrement sur des savoirs toxicologiques dont la fragilité n’est elle-même jamais questionnée, dans une optique d’« efficacité épistémique » qui fait de l’ignorance un « principe silencieux d’organisation » de ce type de politique. On ne cherche alors que les produits qu’on sait déjà toxiques, en laissant systématiquement dans l’ombre les enjeux dont la compréhension est la plus problématique, comme celui des effets des mélanges de contaminants. Dans une optique voisine, Angel Creager retrace la « carrière » du test de Ames, qui permet d’observer les éventuels effets cancérigènes des produits chimiques sur des cultures de cellules. Au début des années 1970, ce test de cancérogénèse va constituer un objet-frontière entre des groupes d’acteurs aux intérêts divergents, qui vont en promouvoir l’usage : industriels de la chimie sensibles au faible coût de cet outil, environnementalistes désireux de systématiser l’évaluation de la cancérogénicité des produits industriels, agences gouvernementales soucieuses d’accélérer les procédures d’évaluation du risque… Mais ce consensus ambigu se rompt dans les années 1980, quand Bruce Ames lui-même oriente l’utilisation de son test vers l’évaluation de produits d’origine naturelle, afin de montrer que l’alimentation humaine, plus que les expositions environnementales, est en cause dans l’augmentation du nombre de cancers dans les populations occidentales. Cette réorientation du test nourrit en retour les controverses toujours plus vives sur les liens entre environnement et santé.

4D’autres contributions s’intéressent davantage aux usages de la science par les mouvements sociaux constitués par les communautés exposées à des envi-ronnements contaminés. Jody Roberts rappelle que les premiers mouvements de ce type ont été historiquement constitués par des ouvriers travaillant dans des industries potentiellement dangereuses. On en trouve une illustration dans l’article que Paul Jobin et Yu-Hwei Tseng consacrent aux mobilisations enga¬gées dans la dénonciation des contaminations industrielles à Taïwan. Mais la plupart des contributions relatives aux mouvements sociaux s’intéressent plus largement aux communautés habitant dans des espaces contaminés par les activités industrielles. La région de Seveso sert ainsi de terrain d’enquête pour les articles de Laura Centemeri et de Stefania Barca, celles de Porto Marghera près de Venise et de Grandbois en Louisiane sont étudiées par Barbara Allen. Plusieurs de ces articles s’intéressent aux figures d’experts qui se trouvent en position de faire passer des connaissances sur les liens entre environnement et santé en direction des mouvements sociaux. A la figure de l’expert engagé, alimentant la contestation des activités industrielles s’oppose celle d’experts qui restent en retrait et privilégient ce qui leur apparaît comme une forme d’objectivité, qui peut pourtant avoir pour effet de renforcer un rapport de force généralement défavorable aux groupes mobilisés.

5On aura compris que l’ouvrage prend une tonalité volontiers critique à l’encontre des politiques qui visent à encadrer les contaminants industriels et leurs effets sur les communautés humaines exposées. Cependant, peu de contributions se risquent sur le terrain des propositions normatives en vue d’une meilleure protection de la santé environnementale. Seul l’article de Carl Cranor s’y emploie, en proposant une généralisation des tests de toxi¬cité avant mise sur le marché pour l’ensemble des produits chimiques. La proposition peut surprendre, tant les catégories de produits pour lesquelles cette évaluation des risques a priori est déjà mise en place (principalement les médicaments et les pesticides) ne sont pas exemptes de controverses relatives à leurs effets sur la santé des populations exposées. Elle semble, in fine, réintroduire une forme de foi dans la science, assez orthogonale avec le projet du livre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Noël Jouzel, « Soraya Boudia et Nathalie Jas (eds), "Powerless Science? Science and Politics in a Toxic World" »Quaderni, 91 | 2016, 127-129.

Référence électronique

Jean-Noël Jouzel, « Soraya Boudia et Nathalie Jas (eds), "Powerless Science? Science and Politics in a Toxic World" »Quaderni [En ligne], 91 | Automne 2016, mis en ligne le 18 décembre 2016, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/1021 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.1021

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Auteur

Jean-Noël Jouzel

Centre de sociologie des organisations, Sciences Po, CNRS

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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