1Cette double livraison de la revue Quaderni, est consacrée à un objet, l’innovation, dont les manifestations sont aujourd’hui nombreuses et diverses, tant par les domaines concernés que par la nature des transformations opérées. C’est ce que les articles du premier numéro ont permis d’illustrer et de souligner. L’ambition de ce second numéro est de dégager la signification de l’évolution à laquelle nous assistons : Quel en est le sens ? Que révèle-t-elle sur nos sociétés ? Comment en rendre compte ? Quelles sont aujourd’hui l’essence et la nature fondamentale de l’innovation ? Pourquoi occupe-t-elle une place si importante ? Mais avant d’aborder ces questions, nous devons poser le problème de l’unité des manifestations de l’innovation que, jusqu’à présent, nous n’avons fait que postuler.
2Revenons sur le constat auquel nous conduisent les articles du premier numéro avant d’aborder la question de la nature de l’innovation.
3a) L’innovation technoéconomique telle qu’on l’a connue et représentée jusque dans les années 1970 n’est plus le mode dominant, sinon unique, de l’innovation, ni sa manifestation exemplaire, sinon paradigmatique.
- 1 Par exemple : le walkman de Sony ou l’entreprise Pernod-Ricard. Akio MORITA, fondateur de SONY, dés (...)
4Dans le champ de l’économie industrielle même, les innovations ne sont plus essentiellement associées à des produits, des ressources ou des procédés techniques nouveaux ayant un débouché commercial. Elles ne reposent plus seulement, ni même principalement, sur des inventions ou des savoir-faire techniques, ou encore sur des brevets. Cela est particulièrement net dans les systèmes publics de repérage statistique de l’innovation : alors qu’elle privilégiait, jusqu’en 2005, « l’innovation technologique de produit et de procédé », l’OCDE reconnaît aujourd’hui l’existence d’innovations non technologiques. On peut donner de multiples illustrations du fait que l’innovation industrielle n’est pas nécessairement fondée sur la technologie, et que les entreprises les plus innovantes ne sont pas nécessairement celles qui sont au cœur de ce que l’on appelle le high tech1.
- 2 Rapport Bridging the Innovation gap du Centre for Exploitation of Science and Technology, Financial (...)
5L’innovation technoéconomique est aujourd’hui reconnue comme une activité complexe qui a aussi une dimension sociale, organisationnelle ou systémique significative, si bien qu’elle ne peut plus être abordée dans les termes schumpétériens ou néo-schumpétériens qu’utilisent pourtant couramment encore un grand nombre d’économistes tant « Le modèle linéaire de l’innovation dans lequel la R&D génère une technologie qui est intégrée dans de nouveaux produits et procédés profitables… est difficile à déloger de la pensée relative à la gestion publique ou privée de la R&D2 ».
6b) On observe des innovations et une certaine réflexivité à son sujet dans des domaines très variés dont certains ont été abordés dans des articles du numéro précédent : domaine social (article de P. Leduc Browne), philosophie (contribution de C. Ramond), économie (article de B. Paulré), universités (C.-J. Bourque). Dans ce numéro la contribution de T. Delpeuch traite des innovations institutionnelles.
7c) Il existe de fortes et fréquentes injonctions à innover dans un grand nombre de domaines sinon dans la société tout entière. L’innovation est devenue un objet de slogan. Elle est désormais souvent comprise comme une sorte de « réponse unique » à l’urgence d’avoir à affronter des défis nombreux et complexes, notamment dans le contexte d’une situation mondiale bouleversée et chargée de menaces, tant sur le plan économique que politique ou social.
8d) La valorisation de l’activité innovatrice ne concerne pas que son contenu c’est-à-dire l’efficacité de son résultat. L’innovation réussie débouche sur une valorisation « en soi » des performances et des compétences de ses promoteurs. Savoir participer et contribuer au succès d’une innovation est reconnu comme un critère de performance personnelle.
9e) Le progrès économique et/ou social n’est pas lié nécessairement ou intrinsèquement à l’innovation. Chacun en est aujourd’hui conscient. La fin de la domination idéologique du progrès technique, identifié à l’innovation technoéconomique et associé nécessairement au progrès économique et social, peut être aujourd’hui considérée comme actée. L’innovation doit désormais être évaluée et son orientation régulée le cas échéant (application du principe de précaution par exemple).
10Sur la base de ce constat, comment aborder dorénavant la notion d’innovation ? Nous allons énoncer quelques principes d’analyse avant d’aborder la question de l’unité des manifestations de l’innovation.
111. Le mot innovation est ambigu puisqu’il désigne soit l’activité innovatrice, soit son résultat (un produit, un service ou un procédé nouveau, une solution nouvelle à un problème social…). Nous abordons ici l’innovation comme activité. Ce n’est pas pour la raison que les opérateurs statistiques privilégient cette approche, même si cela doit être souligné. L’idée est plutôt que si l’on privilégie le point de vue « objet », la signification du mot innovation est tout entière et seulement contenue dans la nouveauté de ce qui en est le produit. Or si l’on veut identifier la signification historique de l’évolution de l’innovation telle que nous l’avons caractérisée, c’est sur les aspects liés à la création et à la production de la nouveauté que nous devons concentrer notre attention.
- 3 Inspirée par la définition du The New Oxford Dictionary of English, Edition de 1998.
122. La définition la plus simple de l’innovation consisterait à assimiler innovation et production d’une nouveauté : Innover c’est créer et introduire, délibérément et concrètement, dans une situation ou un système existant, une façon de faire nouvelle ou un produit nouveau qui présente un intérêt aux yeux des utilisateurs ou des bénéficiaires, autrement dit qui est reconnu comme plus efficace ou plus attractif que l’offre ou les modalités actuelles de satisfaction3.
13Cette approche correspond au sens traditionnel du mot innovation. Dans le premier numéro B. Godin livre une étude historique de l’innovation abordée en toute généralité. Ce qui nous conforte dans l’approche englobante de l’innovation que nous développons ici. Mais nous nous en distinguons parce que nous cherchons à refonder précisément le sens de l’innovation dans le contexte historique actuel alors que B. Godin inscrit son propos dans une perspective longue où l’innovation, comprise comme introduction d’une nouveauté, est un concept très ancien.
143. C’est en fonction de l’éloignement historique d’avec la période d’emprise de l’innovation technoéconomique, caractéristique de la société industrielle, que nous engageons notre réflexion. C’est ce qui nous conduit, dans le même mouvement, à poser la question de la nature contemporaine de l’innovation en général dans la mesure où ses diverses manifestations pourraient avoir des caractéristiques communes qui font sens eu égard au contexte historique.
15Nous partons du principe que l’importance de l’innovation dans les sociétés contemporaines et la diversité de ses manifestations sont caractéristiques de l’entrée dans un nouveau type de société que l’on propose de baptiser, génériquement, d’après-modernité. Cela signifie que le changement des formes et des processus d’innovation dans les sociétés contemporaines ne doit pas et ne peut pas être considéré comme l’effet d’une évolution plus ou moins spontanée. Quant à la justification des changements observés par la volonté, d’adaptation à une situation, à des contraintes ou à des opportunités nouvelles (nouvelles technologies génériques ou la mondialisation par exemple), elle nous semble insuffisante.
164. Une précision s’impose : en relativisant la place centrale et quasi monopolistique de l’innovation technoéconomique durant la majeure partie du XXe siècle, nous nous serions mal fait comprendre si le lecteur retenait l’idée que, selon nous, ce type d’innovation tendrait à disparaître ou que son importance se serait sensiblement réduite. Ce serait manifestement faux et tel n’est pas notre propos. Nous voulons souligner plutôt l’émergence d’un ensemble élargi de pratiques économiques et/ou sociales et/ou politiques qui, pour deux raisons au moins, doivent être considérées comme les manifestations comparables d’une même pratique d’innovation : leur nature d’une part (action intentionnelle, volontaire et en partie concertée de création d’une nouveauté) et leur finalité d’autre part : introduire un produit nouveau ou une façon de faire nouvelle destinées à satisfaire des usagers et pouvant être reproduits ou imités.
- 4 L’importance de la dimension sémantique a été soulignée dans l’introduction au 1er numéro (revue Q (...)
17Il y a deux dimensions dans l’argumentation que nous développons dans cette introduction. Une dimension sociale d’une part, qui est celle de la manifestation empirique de la convergence de pratiques et de la reconnaissance sociale d’un résultat. Une dimension sémantique d’autre part, c’est-à-dire l’application d’une appellation commune d’innovation à ces pratiques de changement délibérées et volontaires orientées vers la mise en place d’activités nouvelles4. Ce qui se joue, c’est bien la double possibilité (épistémologique et pratique) de rassembler et d’unifier dans un même cadre et sous une appellation unique des pratiques de changement qui, à des degrés divers, procèdent de schèmes et d’intentions comparables.
18Dans la société industrielle un type d’innovation que nous considérons aujourd’hui comme particulier exerçait une emprise telle que la question de l’unité de l’innovation ne se posait quasiment pas. Aujourd’hui cette question se pose inévitablement et nous allons justifier par quatre arguments le fait de considérer que toutes les formes d’innovation observables relèvent d’une catégorie unique et, d’une certaine façon, « se valent » comme autant de manifestations différentes d’un objet unique et invariant.
- 5 Sur la distinction entre agence et entreprise cf. A. Touraine (1973) pp. 293-315.
19Premier argument : La place de l’entreprise dans l’innovation et son rôle, qu’il s’agisse de l’entreprise installée, c’est-à-dire « mature », ou de l’entreprise nouvellement créée (start up) se sont radicalement transformés. L’innovation s’éloigne désormais du modèle de la société industrielle dans lequel l’entreprise (ou l’entrepreneur) est l’acteur central sinon unique d’une innovation technoéconomique. Elle n’a plus, en quelque sorte, le monopole de la saisie des opportunités et de la production des innovations. Pour le dire autrement, l’entreprise n’est plus l’agence de la société5.
- 6 Au travers de ce qu’on appelle la “Corporate social innovation”. Cf. Ioannis Ioannou, 2013, Rethink (...)
- 7 Roger L. Martin et Sally R. Osberg, 2015, ‘Two keys to sustainable social entreprise’, in Harvard B (...)
- 8 Madeleine Akrich,1991, « L’analyse socio-technique », in Vinck, Dominique, La gestion de la reche (...)
20Deuxième argument : Des changements en cours, nous pouvons retenir les signes d’une convergence entre, d’un côté, l’innovation des entreprises et, de l’autre, les innovations sociales (en un sens très large dans lequel nous pouvons intégrer les innovations institutionnelles et les innovations organisationnelles). Pour le dire simplement, ces deux catégories d’innovation ne nous semblent plus aussi radicalement distinguables et opposables qu’elles l’étaient dans la société industrielle. Notre conviction se fonde, d’une part, sur une convergence des processus, évoluant dans le sens d’une organisation plus ouverte et participative impliquant un grand nombre d’acteurs et, d’autre part, sur un rapprochement des valeurs de deux façons : d’un côté, au travers de la prise en charge d’innovations sociales par les entreprises6 et, de l’autre, dans le domaine social et institutionnel, par la création d’alliances et de partenariats public-privé7 ou encore l’application d’innovations technologiques issues du secteur privé. On a par ailleurs identifié depuis les années 1970 des innovations sociotechniques, ce qualificatif désignant autant une réalité hybride (articulant les éléments techniques et non techniques) qu’un type d’analyse8.
21Si on rapproche ce constat de ce que l’on observait dans la société industrielle, on pensera que l’on assiste à un phénomène de « brouillage » des différences. Si l’on est davantage tourné vers l’avenir, on doit plutôt parler de convergences dont le sens doit être identifié. Mais souligner une convergence ne veut pas dire que l’on postule une identité et l’avènement d’un modèle unique d’innovation. Cela implique en effet l’idée de rapprochement non abouti ou de ressemblance partielle entre des innovations qui tendent à soulever des problèmes communs et ont un « air de famille ».
22Troisième argument : On observe une sorte d’élan, d’obligation et de volonté innovatrice diffuse qui a un caractère historique. Certes, cette idée d’un élan, ou d’un conatus était aussi au cœur de l’idée schumpétérienne de l’entrepreneur-innovateur. Mais il s’agissait d’une caractéristique purement individuelle et psychologique. Elle ne comportait aucune dimension sociale. Notre affirmation de l’existence d’un « marqueur » historique des innovations contemporaines, à savoir la présence d’un « élan » diffus poussant à la réalisation d’actions innovatrices, ne peut surprendre pourvu que l’on admette que la période postindustrielle contemporaine est caractérisée par une orientation culturelle spécifique vers la création et vers l’investissement en connaissance.
23Bon nombre d’auteurs soulignant cette orientation culturelle nouvelle en font une analyse exclusivement macrohistorique. Ainsi, pour A. Touraine, au début des années 70, le sujet de la création n’est pas l’acteur individuel ou « un acteur engagé dans son effort pour se saisir lui-même dans sa créativité… mais une société en tant que champ historique » (1973, p. 39). D’où le concept de « système d’action historique » (Ibid, Chapitre II). C’est la société qui est le sujet historique et « le sens des évènements ne se confond jamais avec la conscience des acteurs » (Ibid, p. 40).
24Or comment aborder l’innovation, activité créative, opérationnelle et sociale de diverses façons autrement qu’au niveau individuel ou d’un groupe ? Certes, le Touraine du début des années 2000 n’a plus le même discours que celui des années 1970 et 1980. Mais alors qu’il privilégie l’hypothèse de l’ouverture d’une période « post historique et post sociale » (2013, p. 360) donc un basculement, nous pensons que nous sommes encore dans une période ambiguë et de tension entre, d’un côté, l’intensification de contraintes économiques ou politiques relevant d’une analyse en termes de société postindustrielle et, de l’autre, l’émergence en cours d’une « culture post-sociale centrée sur les choix de l’individu » (Ibid).
- 9 Le phénomène d’accélération que nous évoquons ne doit pas être confondu avec la thèse de l’accélér (...)
25L’idée d’un éthos ou d’un impetus orientant les comportements des agents vers l’innovation peut être défendue sur une autre base que celle des orientations culturelles de la SPI. En invoquant, par exemple, l’analyse de l’accélération par Helmut Rosa (2005), le « bougisme » de P.-A. Taguieff (2001) considéré par lui comme le nouveau conformisme, ou encore, dans un registre plus catastrophiste, les analyses de P. Virilio. Certes, on pourra répondre à cet argument que l’accélération sociale n’est pas un phénomène nouveau9. Toute l’époque moderne est en effet caractérisée par « l’accélération du changement qui érode les expériences » (Koselleck, 1990, p. 284). Mais le phénomène s’est certainement amplifié avec la diffusion massive des nouvelles technologies du numérique.
26Observons que cette accélération peut en fait être compensée ou freinée par la délibération. Il y a peut-être là une forme de résistance à une fuite en avant qui nous fait penser que la réaction à l’injonction d’innovation ne consiste pas à ne pas innover, mais à innover autrement c’est-à-dire, notamment, à laisser une place importante à la délibération, aux jugements et à la participation.
27Quatrième argument : On trouve dans les contributions à ce numéro de D. Martuccelli et de T. Menissier une analyse convergente, quoique différente, des conséquences de la crise de l’idée de progrès, qui consiste à considérer que l’importance de l’innovation est inversement corrélée avec la prégnance de la notion de progrès. D. Martuccelli souligne sur cette base « L’intronisation progressive de l’imaginaire de l’innovation ». Pour sa part T. Menissier constate « la tentation de substituer l’innovation au progrès » car « la dimension désintéressée de la [science fondamentale ayant] perdu de sa valeur, la technologie… s’est imposée comme une véritable « vision du monde » ». Si bien « [qu’elle] a enrôlé la connaissance scientifique dans une attitude qui s’exprime par l’injonction permanente à innover ». D’où un « processus de modernisation permanente » qui traduit un « affolement de la modernité » et une « aliénation de l’histoire ».
28L’explication de la montée de l’innovation comme substitut en quelque sorte à l’idée de progrès est éclairante. Elle contribue à souligner son caractère historique et à montrer que l’enjeu est bien celui de savoir comment penser l’innovation dans les sociétés contemporaines. Observons cependant que la question de la généralisation de l’innovation, qui est évoquée mais non approfondie par T. Menissier, semble écartée par D. Martuccelli pour qui « la force même et la centralité des critiques envers la technique dans la période actuelle sont une pièce à conviction supplémentaire de la vigueur de ce nouvel imaginaire du changement… Si elle concentre l’essentiel des critiques, c’est parce qu’elle est désormais censée être le principal lieu de fabrication du futur. La technique devient, plus que jamais, la réponse aux défis de l’avenir. » Or pour nous le dépassement de l’innovation technoéconomique est le principal marqueur de l’innovation dans les sociétés contemporaines. Ce qui ne veut pas dire que nous écartons la technique. En fait nous en relativisons la place, y compris dans le domaine économique (cf. Paulré, 2016b), dans le prolongement d’analyses reposant sur des bases différentes mais convergentes (cf. p. e. T. Hughes, 1987, L. Sfez, 2002).
29Nous partons du principe que parler d’innovation, c’est signifier avant tout que des acteurs, au terme d’une démarche ouverte, ont produit quelque chose de nouveau qui a été validé socialement et qui peut être reproduit. L’innovation est une activité de production de changement durable au sens où celui-ci devient un modèle validé socialement, répétable pratiquement et imitable.
- 10 Dans un registre différent mais très éclairant et convergent avec notre propos, cf. les travaux du (...)
30Une innovation ne peut être, par principe, inconsciente ou spontanée. Elle suppose au moins une volonté et une intention (éventuellement diffuses) ainsi qu’une délibération qui peuvent s’exprimer dans un projet. Et une innovation n’est pas assimilable à une création pure au sens de l’application immédiate ou directe d’une idée ou d’une invention. Car il y a, dans l’innovation, quelle qu’elle soit, un travail ou, plus généralement, un effort ou un « labeur ». L’intention et la volonté initiales se heurtent à des obstacles et des contraintes de diverses natures (sociales, politiques, financières, techniques…). Le résultat final du processus d’innovation est façonné non seulement par l’idée ou l’invention initiale, mais aussi par la façon dont ont été surmontés les obstacles apparus en cours d’avancement du processus10.
31L’article de T. Delpeuch dans ce numéro illustre parfaitement ces non linéarités et ces processus de tâtonnement dans le domaine des innovations institutionnelles : « En pratique, l’adoption d’une innovation institutionnelle ne constitue que le point de départ d’un processus de changement au cours duquel les utilisateurs apportent des ajustements au nouveau dispositif, investissent celui-ci de leurs propres enjeux et préférences, et en développent des usages imprévus. Par conséquent, les transformations initiées par l’innovation peuvent diverger considérablement des intentions initiales nourries par les réformateurs. »
32On peut attribuer au mot innovation un sens précis en écrivant : 1) qu’il s’agit d’un processus c’est-à-dire d’une séquence d’actions et d’opérations qui se décompose en différents moments pouvant être pris en charge par des acteurs différents et qui peut couvrir un domaine étendu de lieux et de moments hétérogènes, 2) que ce processus ouvert, éventuellement hautement participatif, résulte de la composition des actions d’un ensemble d’agents qui s’engagent sur la base d’un projet dans la production de solutions nouvelles ou d’objets nouveaux dont ils attendent une amélioration pour eux-mêmes, pour leurs clients et/ou pour la satisfaction des besoins sociaux, 3) que le résultat est l’introduction, dans le réel d’une situation existante, d’un comportement ou d’un objet nouveau imitable : l’innovation est destinée à produire une nouveauté qui doit être validée publiquement et qui peut être reproduite c’est-à-dire produite, imitée ou transférée ailleurs par d’autres acteurs au profit éventuellement d’autres usagers ou bénéficiaires.
33Le domaine et l’espace public dans lesquels l’innovation est validée, peuvent être de natures variées : le marché, la sphère politique et institutionnelle, un espace professionnel… Ce qui compte c’est le caractère social de la validation ou de la valorisation de l’innovation en son contenu (sans compter la valorisation de l’acte en lui-même). L’innovation n’est pas un exercice solitaire même s’il peut exister, on l’admettra volontiers, de l’innovation dans la vie quotidienne d’un individu pour des actes de la vie courante (cf. de Certeau, 1990).
34La caractérisation de l’innovation comme création sociale est cruciale mais, rappelons-le, ambiguë : d’un côté, le processus d’innovation a le plus souvent un caractère social c’est-à-dire collectif même s’il ne s’agit pas nécessairement d’un processus totalement organisé mais, de l’autre, il est social parce que son résultat (output) fait l’objet d’une double validation sociale : par ses usagers ou ses bénéficiaires, et par ses imitateurs ou développeurs.
- 11 Nous rejoignons sur ce point au moins Vincent Descombes, « L’action », in Notions de philosophie, D (...)
35Une conception générique de l’innovation comme activité (séquence d’actions) orientée vers la création d’une activité nouvelle reproductible et imitable constitue la structure abstraite et le principe d’unité de ses manifestations contemporaines. Nous utilisons ici le mot action non de façon banale, mais avec les exigences particulières qu’il a en philosophie ou en sociologie de l’action. C’est donc d’agir qu’il est question. Pour en revenir à un point déjà souligné : la définition de l’innovation comme action est pour partie une question de fait et pour partie une question conceptuelle11.
36Pour bon nombre d’auteurs, à commencer par M. Weber, l’intentionnalité suffit à définir l’action. Toutefois, en ce qui concerne l’innovation telle que nous l’appréhendons, la définir ou la caractériser par l’intention et comme commencement absolu nous semble parfois discutable car il est difficile de lier implicitement et exclusivement cette activité à un sujet ou un groupe sorti de son contexte social. Elle procède en effet des interactions entre des sujets qui conjuguent leurs actions selon des critères ou des considérations pratiques d’ordres variés et parfois contingentes, et son origine peut se révéler lointaine à l’analyse. Son découpage peut donc comporter une part d’arbitraire.
37Dans le prolongement des observations développées dans le premier numéro, nous sommes confrontés aux questions suivantes : Comment expliquer l’extension de l’innovation à des domaines nouveaux ? Pourquoi observe-t-on autant d’injonctions à l’innovation ? Que signifient-elles ? Que révèlent-elles ?
38Il est difficile, en fait, de distinguer nettement les réponses à apporter à ces questions. Certains éléments d’interprétation contribuent souvent à permettre de répondre simultanément à plusieurs. Il nous semble donc plus efficace de partir des interprétations possibles, c’est-à-dire des situations et des analyses qui donnent sens aux tendances innovatrices. Nous allons organiser notre raisonnement en fonction d’un nombre limité de mises en perspective et de facteurs d’interprétation qui nous semblent les plus éclairants.
39Nous désignerons dorénavant par la locution mouvement d’extension de l’innovation les trois « marqueurs » des nouvelles tendances innovatrices des sociétés contemporaines considérés simultanément. Par ailleurs nous donnerons souvent un sens générique à l’expression innovation sociale, c’est-à-dire qu’on l’utilisera pour désigner globalement les innovations autres que technoéconomiques.
40Pour mettre en perspective le mouvement d’extension de l’innovation, nous allons exploiter deux types d’approches. D’abord une approche économique. Ensuite une approche sociologique reprenant les logiques sociétales nouvelles proposées pour succéder à celle de la modernité et de l’industrialisation.
41Le lecteur comprendra que l’on parte d’une approche économique dans la mesure où l’innovation, historiquement, dans sa valence positive, vient de l’économie. Mais ce point de départ peut sembler aussi paradoxal car c’est souvent par dissociation, écart ou opposition vis-à-vis de l’innovation technoéconomique que des innovations sociales émergent. Nous allons traiter du rôle de trois types d’évolutions du contexte dans l’explication du mouvement d’extension de l’innovation (la crise de 2008, la mondialisation et le capitalisme), ce qui nous donnera l’occasion, au cours de l’exposé, d’éclairer ce point.
42La montée de l’innovation sociale peut historiquement s’expliquer par un développement quantitatif tendanciel des besoins sociaux. Mais on assiste aussi à une intensification des besoins (les mêmes ou d’autres que les précédents) du fait de la crise de 2008. Or non seulement l’approche économique est apparue comme insuffisante pour répondre à l’accroissement historique des besoins sociaux, mais les acteurs réalisent que le modèle économique dominant n’intègre pas tous les facteurs dont la prise en compte est nécessaire pour répondre à la crise en faisant redémarrer la croissance.
43On ne peut se contenter des réponses apportées dans le passé aux problèmes de nature sociale ou institutionnelle rencontrés aujourd’hui pour trois raisons :
441. Des contraintes budgétaires fortes : de nouvelles solutions doivent permettre de fournir des services d’une efficacité accrue à partir de ressources constantes sinon en diminution.
452. Les limites des approches traditionnelles car, dans le contexte actuel, l’innovation sociale représente une orientation qui doit être prise à différents niveaux (local, régional, national et européen) et par toutes les catégories d’acteurs : entreprises, pouvoirs publics, associations, citoyens.
463. La volonté de démocratie participative. L’objectif est d’innover de façon différente, c’est-à-dire au travers de l’engagement actif des acteurs mentionnés. La question de la participation citoy-enne représente une préoccupation importante.
47Les analyses de la Commission Européenne sont convergentes avec ces observations et nettement orientées en faveur de l’innovation sociale : « la crise financière et économique a accru l’importance de la créativité et de l’innovation en général, et de l’innovation sociale en particulier, comme facteur de croissance durable, de création d’emplois et de renforcement de la compétitivité » (Euractiv.com, 2009). En mars 2011, la Commission Européenne lança la Social Innovation Europe, une initiative qui vise à favoriser l’entrepreneuriat social, à développer des réseaux et des échanges de pratiques autour de l’innovation sociale car « toutes les formes d’innovations, pas seulement technologiques » doivent être soutenues par les politiques publiques (Commission Européenne, 2010, p. 20).
48Nous pouvons aussi nous appuyer sur une mise en perspective plus historique. On constaterait en effet, dans les sociétés industrielles, une émergence par vagues de l’économie sociale et une corrélation entre celles-ci et les périodes de crise du capitalisme : « il est possible de répartir les initiatives qui relèvent de l’économie sociale selon cinq grandes périodes qui représentent autant de vagues d’innovations répondant à ce que nous avons appelé les grandes crises » observent Levesque et Petitclerc (2008). Cela résulte d’une incompatibilité, dans les périodes de crise, entre, d’un côté, la poursuite ou l’inflexion d’un régime de croissance ou d’accumulation et, de l’autre, les formes institutionnelles et sociales qui en ont permis le développement : « les régulations macrosociales (marché, État, compromis institutionnalisés) sont ébranlées, de sorte que l’espace pour les innovations et les expérimentations s’élargit » (M. Bouchard, 2011, p. 6). On retrouve ici une approche analogue à celle développée par le courant de « L’école de la régulation » qui analyse les crises en termes de désajustement entre un régime d’accumulation (ou un mode de régulation) et une configuration institutionnelle.
49On ne peut cependant en rester là car, comme le soulignent Levesque et Petitclerc, « l’économie sociale… s’est généralement limitée à un rôle supplétif à l’égard de l’économie de marché ». Un problème d’analyse se pose donc : quelle est la nature du lien entre innovation sociale et innovation technicoéconomique ? D’un côté on peut défendre la thèse de l’existence d’un lien de complémentarité entre les innovations technoéconomiques et certaines innovations sociales destinées à en pallier les défauts ou les dérives, que nous proposons d’appeler « innovations sociales d’accompagnement ». De l’autre, on peut poser le principe d’un lien organique entre progrès technique et progrès social. Soit qu’on les conçoive comme les deux faces d’une même pièce, comme dans la société industrielle. Soit que l’innovation sociale se présente comme un domaine d’application de certaines innovations technoéconomiques. Reste une possibilité : l’indépendance entre les deux catégories d’innovations.
50On sait que le lien organique est aujourd’hui rompu. Nous l’avons déjà souligné. La montée de l’innovation sociale est considérée, pour cette raison au moins, comme une nécessité car il faut bien combler cette rupture. Par contre, rien ne dit que le premier lien soit aussi rompu et que certaines innovations sociales ne soient pas principalement, pour une part à qualifier, des innovations d’accompagnement.
51Depuis l’abandon des accords de Bretton Woods et la première crise pétrolière la globalisation n’a cessé de se développer. On peut d’ailleurs distinguer, dans la mondialisation économique, celle du capital, des périodes caractérisées par des formes sensiblement différentes : la configuration « inter-nationale », la configuration « multi-nationale » puis la configuration globale (C.- A. Michalet, 2002). D’autre part, il existe une autre manifestation de la mondialisation, moins économique dans sa nature et ses effets, même si elle implique des investissements considérables et constitue une source importante de profit : il s’agit des réseaux de communication. Selon A. Giddens (1994, p. 70) « La globalisation peut ainsi être définie comme l’intensification des relations sociales planétaires, rapprochant à tel point des endroits éloignés que les événements locaux seront influencés par des faits survenant à des milliers de kilomètres, et vice-versa… »
52Nous voulons montrer ici que si les innovations technoéconomiques sont évidemment directement impactées et stimulées, d’autres innovations plus sociales ou institutionnelles sont rendues nécessaires soit au titre d’accompagnement, soit pour tenter de remplacer certaines régulations devenues inopérantes.
53Une première conséquence de la mondialisation, dans sa deuxième configuration notamment, a été d’affaiblir le cadre national comme niveau de régulation des relations entre science, innovation et société. La « boucle colbertiste et néokeynésienne des Trente Glorieuses » (C. Bonneuil, 2004) c’est-à-dire la séquence [recherche → croissance → dépenses publiques → recherche] ne peut plus fonctionner dès lors que le système national ne peut plus être considéré, pour ce qui la concerne au moins, comme clos.
54Une seconde conséquence est la concurrence des pays à bas coûts salariaux. A. Wood appelle innovation défensive le changement technique de procédé qu’elle induit (1995). Cependant, « dans la mesure où le concept d’innovation défensive est pertinent pour rendre compte des comportements des entreprises soumises à la pression concurrentielle des pays à bas coût de production, il aura davantage tendance à prendre la forme d’innovation de produit que de procédé ». Mais si l’innovation défensive prend la forme d’innovation de produits, on observera que souvent ces derniers sont d’abord fabriqués au Nord, puis ensuite au Sud. Si bien que le Nord est condamné à innover sans arrêt pour maintenir l’écart technologique avec le Sud.
55Une troisième conséquence, qui complète la précédente, concerne la remise en cause du potentiel de croissance des pays du fait de la concurrence mondialisée. Elle débouche sur des politiques de soutien à des innovations technoéconomiques associées à des politiques d’attractivité des territoires. Si ces politiques se sont étoffées avec le temps, elles ne sont cependant pas suffisantes et pleinement efficaces. D’abord parce qu’il existe plusieurs niveaux et terrains de jeu pour l’innovation technoéconomique : l’espace mondial, le territoire national, les Régions, les villes et d’autres structures comme les systèmes productifs locaux, les clusters ou encore les districts. Raisonner en termes de concurrence entre pays est donc réducteur. Ensuite parce que l’idée même de concurrence directe entre pays est fortement contestée (cf. P. Krugman 1994) : un pays ne se comporte pas et ne peut pas être analysé comme on étudie le comportement et la compétitivité d’une entreprise.
56Une nouvelle dimension vient d’ailleurs se superposer aux précédentes. Il s’agit de l’entrée dans une économie de la connaissance. Un nouvel espace concurrentiel portant non pas sur ce qu’on appelait autrefois les facteurs de production, mais sur un élément immatériel, la connaissance émerge. Cela vient renforcer évidemment la problématique en termes d’attractivité des territoires. Et détermine aussi des problématiques nouvelles d’innovation comme par exemple, les politiques tournées vers les universités ou les innovations en éducation.
57Relever le défi de la compétitivité face aux diverses manifestations de la concurrence internationale implique, pour les États, des remises en cause nombreuses. D’une part, la promotion de l’innovation, nécessaire, ne passe pas exclusivement par des politiques étroites d’incitation ou de soutien au développement de la recherche et de la science. Le champ des acteurs à impliquer s’élargit. Pour être attractif, un territoire doit offrir des conditions favorables dont certaines ne sont pas de caractère industriel ou ne concernent pas que l’entreprise. D’où également l’appel à ces innovations sociales que nous avons baptisées d’accompagnement. D’autre part ce qui est en jeu, c’est un changement de modèle de croissance ainsi qu’un changement radical de modèle de développement. Non seulement il s’agit de s’orienter vers des innovations compétitives induites par une réorientation stratégique vers des secteurs tels que l’écologie, la santé, l’éducation, le numérique, mais il faut revoir aussi les logiques économiques globales ce qui passe, notamment, par une modification des critères de performances et des modes de gouvernance des entreprises. D’où des tentatives d’innovation tournées vers des aspects organisationnels ou institutionnels, sinon politiques.
58Mais la manifestation sans doute la plus importante de la mondialisation est la dissociation de l’économique et du social. L’activité économique et la finance relèvent désormais d’une régulation mondiale. Or l’économie globalisée est devenue trop dominante pour être contrôlée par les forces politiques et sociales nationales. Aux rôles et aux conflits centraux entre acteurs sociaux caractéristiques de la société industrielle se substitue une tension désormais essentielle entre un système économique mondial et des espaces nationaux dont la capacité régulatrice est fortement amputée et dont le caractère systémique est remis en cause.
- 12 Catherine Bodet et Thomas Lamarche, 2007, « La Responsabilité sociale des entreprises comme innova (...)
59La conséquence est que les acteurs et les instances en charge des régulations doivent en réviser les modalités et élaborer des solutions nouvelles. Par une démarche de préférence plus ouverte et participative parce que l’un des ciments ou des facteurs de clôture du système s’est affranchi du cadre national et qu’il faut donc fonder les nouvelles régulations de façon suffisamment ouverte (en interne) pour essayer de leur donner une certaine robustesse. Face à la dissociation économique-social-environnemental, l’une des démarches consiste à innover en introduisant de nouvelles régulations conçues pour conduire les entreprises à articuler et réassocier, en tout ou partie, ces points de vue jusque-là séparés pour elles. La RSE (Responsabilité sociale des entreprises) en fournit une bonne illustration12.
60Un dernier effet de la mondialisation sur l’innovation est présenté par T. Delpeuch dans sa contribution qui traite des innovations institutionnelles. Il observe que « Les différents courants du nouvel institutionnalisme sociologique ont amplement démontré [le] rôle fondamental des emprunts externes dans le changement institutionnel… l’innovation institutionnelle répond à l’insatisfaction ressentie par certains acteurs eu égard à ce qu’ils perçoivent comme un manque d’efficacité et un déficit de légitimité… [ce] qui permet d’expliquer la diffusion des nouvelles solutions d’action publique dès lors que celles-ci sont réputées efficaces… et adéquates… En effet, les responsables politico-administratifs souhaitent généralement apparaître comme des modernisateurs aux yeux de ceux dont dépend leur carrière. » Il souligne également, à juste titre, le rôle du benchmarking international qui permet notamment d’attirer l’attention sur les « bonnes pratiques ». Il est frappant de constater une émulation internationale forte dans un domaine considéré comme régalien, et le rôle joué par les technologies d’information dans la circulation des idées et les transferts d’expériences.
- 13 On retrouve les mêmes distinctions chez le premier Schumpeter, celui de 1911.
61Il y a deux façons d’aborder le capitalisme. Soit on le définit à partir des rapports sociaux. Soit on le définit comme un système économique dont la dynamique et les déséquilibres sont déterminés par l’innovation et le crédit, exhibant notamment des phénomènes de « destruction créatrice ». La première approche est beaucoup plus fréquente que la seconde mais notre préférence va cependant à cette dernière. A. Touraine précise cette conception en distinguant le capitalisme, type particulier de mode de développement, d’avec la structure sociale, la société industrielle étant un exemple de structure sociale (1976). On retrouve ici la vieille opposition de la synchronie et de la diachronie, d’où procède une série de distinctions : disjonction de l’étude de la société industrielle et de celle des voies de l’industrialisation ; séparation des modes de production et des voies de développement ; distinction entre classe dirigeante, définie par les rapports de production, et élite dirigeante, agent de changement historique13.
62Mais tel qu’il est généralement défini dans sa période industrielle qui correspond à la majeure partie du XXe siècle, le développement capitaliste semble reposer totalement sur l’innovation technoéconomique. Or la question que l’on pose ici est de savoir en quoi il peut être aussi un facteur explicatif de l’existence et du développement d’innovations sociales. Il faut donc aller plus loin et commencer par observer que l’État a toujours joué un rôle au sein du mode de développement capitaliste. En une formule : le capitalisme n’a jamais été complètement libéral, il a toujours été un capitalisme d’État. (G. Deleuze et F. Guattari, 1972/73, p. 300 ; A. Touraine, 1976, p. 41). Les Trente Glorieuses, plus particulièrement, sont caractérisées par le déploiement de l’État-Providence (Welfare State) sous des formes diverses selon les pays. Mais depuis la fin du XXe siècle cette formation est en crise au point que certains analystes, y compris des antilibéraux, préconisent le transfert des missions de solidarité à la société civile et le développement d’initiatives locales. (P. Rosanvallon, 1990). Dit autrement, le système social évolue sur la base, par exemple, d’un nouveau principe de liberté du sujet personnel s’appuyant sur « un système politique de plus en plus indépendant de l’État gestionnaire et de plus en plus animé par les mouvements sociaux, les associations, l’opinion publique donc les forces de la société civile » (A. Touraine, 1997, p. 299).
63Comment rendre compte, non de cette évolution globale, mais du développement des innovations sociales, au-delà des observations déjà faites auparavant à partir de la crise ? L’analyse du néolibéralisme de M. Foucault est souvent considérée comme une approche pertinente pour la compréhension du capitalisme contemporain et nous devons en examiner la portée pour notre propos. Cette doctrine se caractérise par un nouveau mode de subjectivation (c’est-à-dire de construction du sujet) identifié par M. Foucault à la fin des années 1970 (2004) et fondé sur la généralisation de la figure de l’entrepreneur. Il se ramène à l’injonction qui serait aujourd’hui faite à tous dans nos sociétés de devenir « entrepreneur de soi-même », le travailleur y compris « étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même son propre producteur, étant pour lui-même la source de ses revenus » (Ibid, p. 232).
64Cette caractérisation du type d’individu que les États néolibéraux souhaitent produire est intéressante pour deux raisons : 1) elle promeut l’extension de la rationalité économique ainsi que la généralisation de la figure entrepreneuriale et de la concurrence à l’ensemble du champ social ; 2) elle peut être utilisée pour défendre l’idée que la norme, dans une société néolibérale, est que tous les individus, étant entrepreneurs, sont des innovateurs en puissance. L’interprétation foucaldienne du néolibéralisme peut ainsi être invoquée pour rendre compte de l’entrepreneuriat social d’une part, et pour justifier les injonctions nombreuses au changement et à l’innovation d’autre part. Or cette argumentation qui est pour partie celle de Foucault, et pour partie l’interprétation qui en est souvent faite, doit être critiquée.
65Nous n’insisterons pas sur le fait que la figure de l’entrepreneur, surtout s’il s’agit de celle de l’entrepreneur innovateur schumpétérien, est dépassée (cf. article de B. Paulré dans le numéro précédent). Car cette interprétation du néolibéralisme ne nous satisfait pas au moins sur un point que l’on peut formuler par la question suivante : de quel entrepreneur parlons-nous ? On comprend bien, à lire Foucault, qu’être entrepreneur c’est être autonome, gérer son capital humain, pouvoir prendre des initiatives et avoir une vision comptable. Mais dans la littérature économique il y a deux grandes conceptions de l’entrepreneur : d’un côté l’entrepreneur gestionnaire (par exemple : l’entrepreneur walrasien) ; de l’autre l’entrepreneur schumpétérien, figure d’entrepreneur la plus célèbre désignant l’agent de l’innovation technoéconomique du capitalisme. Or l’entrepreneur dont parle M. Foucault n’est pas l’entrepreneur schumpétérien, c’est-à-dire l’entrepreneur capable de rompre avec les routines et de casser certains codes. Son entrepreneur est essentiellement gestionnaire. Son entrepreneur n’est pas un agent du capitalisme tel que nous l’avons caractérisé.
66On peut prolonger l’argument en observant que l’étude du processus d’innovation soulève en effet certaines difficultés qui placent cette activité dans une situation paradoxale vis-à-vis de la rationalité économique. Si Schumpeter s’est peu intéressé à celui-ci, il faut cependant retenir de son analyse une idée essentielle : innover c’est être en situation d’incertitude radicale. C’est accomplir un acte qui ne procède pas d’un calcul économique et de la rationalité correspondante. D’où l’accent mis sur ce personnage atypique qu’est l’entrepreneur qui n’a pas une rationalité de gestionnaire, qui ne calcule pas, qui est un parieur et un passeur entre le monde de l’invention et le système économique. Que fait en effet l’entrepreneur innovateur ? Reprenant les termes de Deleuze et Guattari (D/G par la suite), nous sommes enclins à écrire qu’il décode : il transforme et combine des éléments pour en faire un nouveau bien ou une nouvelle activité économique. Il confectionne une activité nouvelle destinée au marché et qui va donc être axiomatisée. Mais cette activité productrice elle-même n’est pas axiomatisable.
67La nouveauté émerge au terme d’un processus qui n’est pas totalement déterminé au départ et qui procède de la résolution séquentielle d’un grand nombre de problèmes intermédiaires et/ou partiels de tous ordres. C’est cette élaboration progressive ouverte qui constitue le processus d’innovation et de création. Il ne s’agit pas, comme on le laisse parfois entendre, d’assembler des éléments préexistants. L’innovation n’est pas un Meccano. Il s’agit d’aller chercher, identifier, parfois imaginer, dans le cours même du processus, les éléments à trouver sinon à concevoir pour produire la nouveauté et opérer une marchandisation. En matière d’innovation sociale les choses ne sont pas différentes dans leur principe. Elle repose sur des ajustements de comportements, des négociations, des accords partiels sur certaines relations nouvelles à créer ou instituer. Le cheminement créatif est comparable : s’il y a au départ une idée et un projet, le résultat n’y est pas encore totalement déterminé ou déterminable. Il y a toujours une part d’incertitude et d’altérité qui crée des problèmes et des obstacles qui sont soulevés au cours du processus et dont la résolution fait partie du cheminement même. Si innover, dans son sens exigeant et général, c’est créer une nouvelle activité et des agencements nouveaux pour reprendre un concept de Deleuze, cela se fait en partie « hors système ».
68Certes, le système de création et de production de la nouveauté est contraint par le système économique en place. Mais même contrainte par les relations sociales et économiques existantes, l’innovation peut consister à transgresser, à dévier, voire à prendre le contrepied du système social existant et de sa culture. Hardt et Negri ont bien montré le potentiel de changement que constitue une contreculture (2000). Deleuze montre que ce qui est « mineur » est créateur, en opposition à ce qui constitue une « majorité », c’est-à-dire à ce qui adhère à un modèle ou à une norme (cf. A. Bouaniche, 2003).
69Prolongeons maintenant cette analyse par l’examen de la façon dont Deleuze et Guattari (D/G par la suite) abordent le capitalisme et l’innovation. Leur démarche nous fournit une mise en perspective pertinente pour au moins deux raisons. La première est que, philosophes du capitalisme, ils nous en présentent une vision originale, globale et dynamique. La seconde est que la nouveauté est au cœur de l’œuvre de Deleuze (A. Bouaniche, 2003). Certes, la vision proposée se situe à un niveau d’abstraction qui semble nous éloigner des questions que nous abordons. Mais sa grande originalité compense, par la force de ses images et de ses concepts, cet écueil. Par ailleurs, au niveau ou D/G se situent, l’étude de l’innovation ou de la création dans un système capitaliste se fait sur une base générale et globale.
70D/G nous proposent une philosophie du capitalisme et, à ce titre, créent des concepts qui engagent une façon originale de le penser. La première manifestation en est la caractérisation du capitalisme comme décodage et comme « déterritorialisation », c’est-à-dire comme déclassification permettant de constituer des flux de marchandise et des évaluations monétaires. L’axiomatisation remplace les codes disparus (D/G, 1972/1973, p. 293). Le décodage s’oppose évidemment au codage qui désigne tout ce qui est institution, normes, règles etc. L’État est un surcodage.
71Si le capitalisme est un système de décodage, il n’occupe cependant pas tout l’espace, même si c’est sa tendance. Et rappelons que le point de départ de notre analyse est que l’innovation technoéconomique n’est plus la seule forme d’innovation et que le problème posé est de rendre compte du mouvement contemporain d’extension de l’innovation, c’est-à-dire des innovations sociales au sens large. Or si, dans les termes de D/G, l’innovation technoéconomique peut être considérée comme une ligne de fuite « révolutionnaire » ou un « agencement de désir » comportant une activité de décodage, l’innovation sociale représente, elle, une activité de codage ou une « reterritorialisation ». Et si cela peut sembler paradoxal, c’est pourtant bien ce mélange qu’observent D/G : « À la limite, il est impossible de distinguer la déterritorialisation et la re-territorialisation, qui sont prises l’une dans l’autre ou sont comme l’envers et l’endroit d’un même processus » (D/G, 1972-73, p. 307). Les motifs de cette dynamique hybride sont variés. D/G insistent sur le fait que l’activité de codage et de reterritorialisation assurée par l’État s’explique en partie par une volonté de régulation du système (Ibid, p. 300). Mais d’autres explications sont possibles, d’autant plus que le contexte économique a changé depuis le tout début des années 1970. Il existe des circonstances dans lesquelles l’innovation technoéconomique ne peut s’avancer seule. Elle peut nécessiter des innovations sociales qui l’accompagnent ou qui compensent certains effets négatifs. Les re-territorialisations ne sont plus exclusivement assurées par l’État et n’ont pas qu’une fonction de régulation au sens contraignant. Elles peuvent avoir une dimension créative au travers de la mise en place de dispositifs nouveaux pour limiter ou compenser les « fuites ».
72Curieusement, s’agissant des deux volumes qui traitent du capitalisme, la notion d’innovation semble absente des textes de D/G. Par contre la créativité, qui est à la base de la « vraie » innovation est bien présente même si, comme nous l’avons vu, l’innovation ne peut être confondue avec elle. Cela peut s’expliquer par la démarche même de Deleuze notamment, qui n’est pas une pensée d’objets mais, au contraire, une pensée d’évènements et de flux. Introduire la notion d’innovation c’est évoquer un point ou une coupure alors que la vision du capitalisme est celle de processus, de « lignes de fuites » et de déterritorialisations. L’approche du capitalisme de D/G est globale et peu analytique au niveau méso. Pour D/G la réalité est d’abord et essentiellement mouvement. Dans cette perspective d’étude du champ social comme totalement et sans cesse constitué ou parcouru d’évènements, il ne faut pas s’étonner que les auteurs visent le « niveau infinitésimal ».
73Dans sa contribution à ce numéro, D. Martuccelli développe une analyse qui trouve ici un écho. L’auteur insiste en effet sur le déploiement contemporain « d’innovations plus ordinaires » et « infiniment moins spectaculaires » si bien que « l’innovation est porteuse d’un imaginaire ordinaire et permanent de changement, à la place d’une vision de la rupture et de l’extraordinaire ». La « force de l’imaginaire de l’innovation, c’est qu’elle est capable de donner un sens au tourbillonnage du changement, autrement que sous la figure du désordre ou du bougisme ». Cette vision semble s’accorder avec l’une des idées de D/G que nous retenons et qui est celle d’une diffusion étendue et micro de la dynamique du changement, c’est-à-dire une sorte de prolifération des lignes de fuite.
- 14 Dans l’article consacré à l’innovation en économie (Paulré, 2016b) nous observons que la vision de (...)
74Demeure cependant un élément qui nous interpelle : le rôle de la rupture. D. Martuccelli suggère-t-il que les innovations de rupture tendent à disparaitre, ou bien que seul l’imaginaire s’est transformé, une vision de l’innovation ordinaire se substituant à un imaginaire de l’innovation extraordinaire ? La thèse d’une substitution d’imaginaire retient d’autant plus notre attention que, l’auteur centrant son propos sur la technique, ce sont les innovations radicales technoéconomiques qui sont en jeu. Et si c’est bien d’imaginaire qu’il est question, nous y voyons volontiers une manifestation de la perte d’importance, comme repère, de l’innovation technoéconomique telle qu’elle était représentée au cours du XXe siècle. Par contre, s’il s’agit d’observer que l’innovation technique de rupture disparaît totalement, nous sommes enclins à penser que le phénomène mérite une qualification plus précise car, dans ce cas, comment considérer qu’il y a de la nouveauté dans le système ?14 On peut certes discuter des degrés et des formes de la rupture, mais de là à l’éliminer totalement, il y a un gap difficile à franchir. Ce qui nous amène naturellement à poser la question de la création.
75La contribution d’Emma Jeanes à ce numéro, qui exploite la perspective deleuzienne afin d’étudier la création, est éclairante et très utile. Elle souligne l’importance de l’impératif de créativité et observe qu’il constitue un élément central du discours néolibéral. Elle note l’opposition deleuzienne entre la science dite « royale » (ou « normale » si l’on retient le vocabulaire kuhnien) et la « vraie » pensée créative, c’est-à-dire ce que Deleuze appelle une pensée « nomade ». L’argument central ici est que la capacité innovatrice, qui repose habituellement sur la notion de représentation, donc de reconnaissance est, pour cette raison, limitée car elle privilégie ce qui est déjà connu, déjà donné et déjà valorisé.
76E. Jeanes conclut qu’il faut s’appuyer plutôt sur la figure de l’artiste qui apparaît en quelque sorte comme la figure exemplaire ou paradigmatique du créateur selon Deleuze : l’artiste cherche la nouveauté, et ne cherche pas une représentation. « En créant, l’artiste sera destructeur, affirmera sa différence et existera au milieu du chaos ». Elle écrit finalement : « Plutôt que la phrase éculée ‘changez !’, Deleuze pourrait suggérer à la place : ‘soyez artiste’« . Bref, c’est dans la transgression que le changement ou l’innovation véritable trouverait sa source.
77Il y a une limite dans cette interprétation deleuzienne de la création dans le capitalisme : l’artiste semble effectuer un travail de création personnelle, or l’innovation, technoéconomique ou sociale, est aujourd’hui un « art » collectif…
78L’artiste ne serait-il pas, pour notre propos, la figure moderne de l’entrepreneur schumpetérien ? On peut toutefois observer à nouveau que Deleuze semble lier directement la dynamique globale du capitalisme et les dynamiques élémentaires sans trop se préoccuper des niveaux intermédiaires et des modes de composition qui sont en jeu.
79De cette perspective deleuzienne, nous pouvons retenir : 1) le principe d’une dynamique de changement et de création intrinsèque au capitalisme, en partie fondée sur une intention d’axiomatisation mais 2) s’intégrant dans une vision hétérogène des modalités de changement associant décodage et codage, et 3) une conception de la créativité incarnée dans la figure de l’artiste.
80Le domaine que nous abordons ici est immense et complexe. Nous ne pouvons y pénétrer qu’à condition d’avoir un point d’entrée assez précis pour être suffisamment sélectif et garder présent à l’esprit notre objet d’analyse. Notre lecture va être orientée par cette question : dans une société qui ne détermine plus les conduites des acteurs de la même façon qu’au cours de la modernité, et qui est devenue une société d’individus sinon de sujets, y-a-t-il une place significative pour des activités d’innovation ? Bien évidemment, concrètement, ces activités d’innovation sont de plus en plus présentes. Tel est notre point de départ. En fait, nous voulons poser la question de savoir si, dans le contexte contemporain, le mouvement d’extension de l’innovation fait sens, autrement dit si la configuration sociétale nouvelle peut lui conférer une place et une signification.
81Dans ce qui suit, nous partons d’un constat : l’individu et l’individualisme occupent une place centrale dans ce que nous appelons les sociologies de l’après modernité. Compte tenu de notre objet, nous allons interroger les thèses et analyses développées sur ce thème à partir de deux questions : 1) l’individu contemporain, celui qu’identifient et caractérisent diversement les analyses de l’après modernité, est-il ou peut-il être animé par un élan ou des valeurs positives ou de confiance qui orientent son comportement vers un investissement comme l’innovation, tourné vers le futur et risqué ? 2) y-a-t-il place, chez cet individu, pour une attitude positive vis-à-vis des autres et donc pour des collaborations et une action collective de production de nouveauté ?
82Le concept d’individualisme est ambigu puisqu’il peut désigner d’une part le repli sur soi et sur la sphère privée, et d’autre part l’attribution du sens de sa vie à l’individu. C’est cette seconde acception que nous retenons ici.
83Il est bien connu que l’individualisme est inséparable de la modernité. C’en est une conséquence directe puisque celle-ci marque la rupture avec la tradition, ce qui entraîne en soi une certaine émancipation de l’individu. Et la démocratie, régime politique de la modernité, le soutient aussi. Cet individualisme que l’on observe du milieu du XIXe jusqu’au milieu du XXe siècle est baptisé par de Singly d’individualisme « abstrait » (2005). La démocratie qui l’accompagne est la démocratie représentative. La conception de l’acteur rationnel qui est l’une de ses manifestations débouche en économie sur la représentation d’un système concurrentiel étudié à partir d’une norme d’équilibre. Mais l’individualisme n’est ni homogène spatialement, ni immuable historiquement. Il évolue et se transforme. Ainsi, à partir des années 1960, on voit apparaître ce que de Singly appelle un individualisme « concret » caractéristique de la deuxième modernité. Ce qui est en jeu, c’est le développement de l’individu qui revendique à la fois son originalité, son authenticité et son indépendance. Celui-ci prospère dans une individualité éloignée des appartenances communautaires héritées. Si les analystes de l’après modernité se sont emparés de cette nouvelle forme d’individuation, elle n’a pas la même signification pour tous.
84Traitons de la postmodernité d’abord. Elle est revendiquée comme objet d’analyse par un grand nombre de travaux hétérogènes. Quoiqu’il en soit, elle est toujours posée en rupture avec la modernité. Ces travaux sont le plus souvent consacrés à la dimension symbolique des sociétés contemporaines, c’est-à-dire aux savoirs, à la science, à la culture et à l’art. Pour ce courant, l’ère postmoderne se manifeste par la fragmentation de l’individu dont l’identité est fragilisée. Tous les modes de vie deviennent socialement légitimes.
85D’autres analystes utilisent la notion de seconde modernité (quand ce n’est pas : modernité avancée ou haute modernité). Selon Y. Bonny, on désigne par cette notion « l’ensemble des auteurs et courants qui interprètent les transformations sociales et culturelles de la deuxième moitié du XXe siècle en termes d’inflexion dans la continuité… » (2004). Elle est employée notamment par U. Beck (2001). Pour A. Touraine l’organisation sociale, menacée notamment par la globalisation, ne peut plus trouver les moyens d’une recomposition que par « en bas », c’est-à-dire par un appel « à l’individu et non plus à la société » (2005, p. 30). Cet appel au sujet c’est en fait un appel à « l’affirmation… de la liberté et de la capacité des êtres humains de se créer et de se transformer individuellement et collectivement » (2005, p. 15).
86Pour désigner la troisième modernité, on trouve, parmi d’autres, des appellations aussi variées que : ultra-modernité, hypermodernité, ou encore modernité avancée. Dans ce contexte, selon Bobineau, « les appartenances communautaires sont choisies, testées… l’individu de la troisième modernité se singularise en revendiquant ses appartenances et c’est le paradoxe ». L’appartenance « est subjectivante parce qu’elle est revendiquée et… cultivée pour la subjectivation qu’elle produit » (M. Gauchet, 1998). Cette troisième modernité se manifeste aussi, pour certains, dans le retour à un certain « tribalisme » (M. Maffesoli, 1988).
87D. Martuccelli (2010) voit dans la singularisation le thème paradigmatique des sociétés contemporaines : « Le processus de singularisation est à la fois un procès historique et sociétal – centré sur les changements institutionnels, productifs et économiques de la société postindustrielle – et un procès culturel qui transforme l’expérience des individus et de leur rapport à la collectivité… les expériences individuelles deviennent ‘l’horizon liminaire de notre perception du social’ car c’est d’abord en référence aux expériences individuelles que le social fait sens, alors que les notions de civilisation, de classe sociale ou d’État-nation épuisent leur fonction heuristique et analytique. » (P. Rebughini, 2010).
88On peut évaluer positivement la plupart des formes ou manifestations de l’individualisation de l’après modernité dans la mesure où l’enjeu est clairement désigné : la montée de la liberté et les progrès de l’autonomie de l’individu. Mais certains aspects de l’individualisation ont néanmoins une signification ou une portée moins favorable et peuvent susciter un jugement plus négatif. Comme la question posée ici est de savoir si l’individualisation est nécessairement associée (toujours et totalement) à une conception de l’individu comme acteur ouvert sur les collaborations sociales et plus particulièrement à des innovations sociales, il est utile de souligner certaines limites des formes contemporaines d’individualisation
89L’un des premiers effets « inquiétants » de l’individualisme, qu’il soit de la modernité ou de l’après modernité, est le risque d’atomisation de la société. Il est bien connu puisqu’il a été décrit par Tocqueville (1835). Lequel avait déjà observé que si l’individualisme est à la base de la dynamique émancipatrice de la démocratie, il en représente aussi une menace.
90Un autre problème soulevé par les sociétés contemporaines est qu’elles auraient perdu tout principe d’unité, si bien qu’aucun modèle culturel ne serait suffisamment dominant pour en orienter toutes les conduites. Cela amplifie l’effet de la mondialisation déjà souligné auparavant pour justifier, notamment chez A. Touraine, la thèse d’une « Fin des sociétés » (2013).
91Autre limite : l’après modernité est souvent associée, de façon essentielle pour certains auteurs, au culte du plaisir et à la consommation. Cette quête du plaisir étend progressivement son emprise sur la culture et l’art à la fin du XXe siècle. Or on peut y voir le signe d’une soumission à la société de consommation, ce qui n’est pas nécessairement compris positivement : « C’est quand l’individualisme semble réduit à des choix de consommation que réapparaît l’idée que les conduites sont soumises à des déterminismes sociaux » (A. Touraine, 2005, p. 145) ; sinon à des manipulations de marchands pourrions-nous ajouter. On peut aussi y voir une mise en retrait de l’individu.
92G. Lipovetsky distingue au départ deux périodes : d’abord le passage à la post modernité, qui se prépare selon lui de 1880 à 1950 et dont les facteurs responsables sont la consommation de masse et les valeurs qu’elle a véhiculées (2004, p. 29). Puis la phase suivante qui débute autour de 1950, c’est-à-dire au moment « où émerge une société de plus en plus tournée vers le présent et les nouveautés qu’il apporte » (Ibid., pp. 30-31). C’est « L’ère du vide » pour reprendre le titre de l’un de ses essais (1983). Pour lui, l’hédonisme, la diversification des styles de vie et l’accélération constante des besoins de satisfaction conduisent l’homme moderne à un état de narcissisme avancé. À cela s’ajoute une désertion du champ social (2004).
93L’hypermodernité se caractérisant par une hyperconsommation, il ne faut pas s’étonner que cette période soit favorable aux entreprises et à l’innovation technoéconomique. Chaque produit, bien ou service est soumis à un rythme d’innovation accéléré. Nous sommes ici dans une logique de l’innovation qui prolonge, en l’accélérant et en l’amplifiant, l’innovation des sociétés industrielle et postindustrielle. Mais ces innovations ne sont pas nécessairement des innovations de rupture. Ce peut être des pseudo-innovations et leur rythme peut être organisé en fonction d’obsolescences programmées.
94Notre présentation de cette analyse comme illustration d’une « face sombre » de l’après modernité se justifie par un centrage sur un type d’activité et de comportement qui ferait de l’individu hypermoderne un être essentiellement passif, non ou peu tourné vers l’action et vers l’investissement social dans des activités porteuses de changement et d’un aménagement de sa sphère sociale. Selon N. Aubert, face à cette « fuite du temps » et au mouvement de globalisation qui la porte, le consommateur postmoderne réagirait en donnant une importance nouvelle à des institutions traditionnelles comme la famille, le voisinage, sa région ou la vie en province et le spirituel (2004).
95Alors que l’individualisme est le plus souvent considéré comme un repli généralisé sur la vie privée, ce qui est en jeu, selon A. Ehrenberg, c’est une norme d’autonomie. Exigée dans le domaine public, cette norme prendrait ses appuis dans le domaine privé. Pour lui, la contrepartie de cette autonomie est une exigence accrue de responsabilité. Or, « Enjoint de décider et d’agir en permanence dans sa vie privée comme professionnelle, l’individu conquérant… est en même temps un fardeau pour lui-même. Tendu entre conquête et souffrance, l’individualisme présente ainsi un double visage » (1995).
96Ce que nous retenons, à partir de l’échantillon d’illustrations recensées, c’est que nous pouvons légitimement craindre que l’individu de l’après modernité manifeste un repli sur lui-même ou sur sa « tribu », qu’il adopte des comportements narcissiques, qu’il soit fragilisé, aliéné ou encore qu’il fasse preuve de passivité. Comportements variés qui ne l’inciteraient ou ne le prédisposeraient guère à des élans de production et d’invention collective.
97Nous allons voir cependant que, pour d’autres raisons, l’individualisation est un processus qui implique l’échange avec les autres et que la construction de l’individu procède d’une activité. Les relations avec les autres, notamment à l’occasion d’expériences nouvelles (et créatrices) peuvent alors être considérées comme ayant une valeur fonctionnelle vis-à-vis du processus d’individuation. De ce point de vue, l’individualisation a une signification positive quant à l’attitude de l’individu vis-à-vis d’une action collective de changement.
98Dans l’un de ses livres (2009), Vincent de Gaulejac présente les « quatre figures possibles » (et superposables) du sujet : le sujet social qui se construit initialement au travers des processus de socialisation ; le sujet existentiel, qui exprime en partie ce que dit Touraine de l’individuation du sujet : la réalisation de soi, au travers de la valorisation de ses différences et de l’acceptation des différences de l’autre ; le sujet réflexif est celui qui sait prendre de la distance par rapport à lui-même et à son environnement immédiat, et qui peut observer le champ de tensions dont il est le support ; et le sujet acteur qui est celui qui passe à l’acte, non plus seul, mais en réseau, en groupe, en mouvement, dans le but de transformer son environnement.
99La distinction de l’individu et du sujet est déterminante pour la compréhension de la socialité de l’individu. L’idée est double : 1) Est sujet celui qui a conquis son indépendance, et 2) l’indépendance, base de l’individualisme doit être obtenue activement. Plus que l’individualisme c’est alors le passage de l’individu au sujet qui caractérise la modernité. Ce passage suppose la liberté laquelle, pour produire ses effets sur l’individu, doit être abordée sous l’angle de l’autonomie.
100Mais cette transformation n’est ni un phénomène naturel, ni le résultat d’une évolution et encore moins celui d’une adaptation. C’est le produit d’une construction. Le passage de l’individu au sujet, c’est-à-dire à l’acteur et à l’agent capable de transformer sa situation, est le produit d’un travail. Il est la conséquence d’épreuves et d’expériences, ou encore d’apprentissages qui ne sont pas forcément imposés à l’individu mais qu’il peut aussi rechercher, suite aux injonctions ou aux pressions. Car en devenant sujets, les individus doivent être amenés à faire davantage appel à leur imagination et à leur créativité, et à prendre des initiatives risquées.
101D’où la nécessité, dans cette après-modernité, d’une plus grande capacité réflexive. D’une part à cause de l’affaiblissement des conditionnements et des déterminismes sociaux. D’autre part parce que l’engagement libre et ouvert dans l’action et les relations sociales crée la nécessité d’une réflexivité pour que l’individu puisse associer la volonté d’autonomie et le souci d’une efficacité sociale. L’orientation de son existence personnelle par l’individu et la volonté de donner un sens à son action l’appellent également.
102La subjectivité nécessite aussi l’intersubjectivité. La subjectivité n’est ni un donné, ni une production autoréférentielle. Le sujet se forme tout en construisant son monde dans sa relation avec les autres et grâce à elle. L’intersubjectivité est une condition nécessaire de la subjectivité. Elle n’est pas uniquement de l’ordre de l’épistémologie ou encore de la psychanalyse. Elle ne fait pas que désigner la façon dont les processus de construction et de transmission des connaissances se coordonnent entre individus. I. Aubert voit ainsi l’origine de cette problématique chez Fichte et le concept réciproque d’individu : « Dans cette position de vis-à-vis et de reconnaissance mutuelle qui fait du Moi un individu, le Moi exige deux choses : la reconnaissance de sa liberté pour l’avenir, et un comportement cohérent de l’autre à son égard par une autolimitation absolue » (2008). L’intersubjectivité rejoint le thème de la reconnaissance mis en avant par A. Honneth qui note aussi l’existence d’« un lien nécessaire entre la conscience de soi et la reconnaissance intersubjective » (1997, p. 1273) : « Un sujet, pour autant qu’il se sait reconnu par un autre dans certaines de ses capacités et de ses qualités […] découvre toujours aussi des aspects de son identité propre, par où il se distingue sans nul doute possible des autres sujets » (1992, p. 26).
103Il nous semble que l’étude de l’innovation dans les sociétés contemporaines illustre ce que F. Dubet appelle expérience sociale par laquelle « le sujet se constitue dans la mesure où il est tenu de construire une action autonome et une identité propre » et dans laquelle il doit mixer des logiques d’action (1994, p. 254). Dans une société qui a perdu son unité et dans un contexte d’incertitude où les normes apparaissent comme des « coproductions sociales » (F. Dubet et D. Martuccelli, p. 147), et où les individus sont confrontés à une « obligation d’être libre » (Ibid, p. 169) ne doit-on pas considérer l’innovation (qui est à la fois activité de production de normes, de procédures et production du sujet) comme une activité nécessaire ?
104L’innovation trouve selon nous naturellement sa place dans les sociétés contemporaines de l’après-modernité à la fois comme occasion d’expérience, comme mode de socialisation et de construction du sujet, en même temps que comme activité de création collective. Elle met simultanément à l’épreuve des enjeux individuels et des enjeux collectifs. Elle permet aux agents à la fois d’éprouver la société comme produit de leurs actions et de s’éprouver comme membre de la société. Nous rejoignons T. Menissier lorsqu’il suggère un renouvellement possible, grâce à l’innovation, du rapport entre histoire et politique. Notamment du fait de « dynamiques collectives » à l’œuvre permettant « d’expérimenter des modes de socialité originaux ».
105Dans une société sans unité et soumise à des turbulences, l’innovation tend ainsi à devenir une activité de base. Elle a d’ailleurs perdu depuis longtemps son caractère exceptionnel et prométhéen, c’est-à-dire schumpeterien. Paradoxalement elle se trouve soumise au risque de devenir routinière, ne serait-ce que du fait des injonctions dont elle est l’objet. Mais si l’innovation est bien en passe d’acquérir une certaine centralité ce n’est pas de n’importe quelle façon. Si on ne peut (et si on ne doit) séparer l’individuation et la socialisation, il faut en effet, pour permettre à chacun de se construire, aller dans le sens de la participation la plus large aux expériences qui vont permettre la production en commun d’activités et la reconnaissance mutuelle. Bref, le partage de l’innovation implique la participation qui semble aussi être devenue, de nos jours, une exigence sociale et politique sinon une technique de gouvernement.
106On peut évoquer, pour clore (provisoirement) cette mise en perspective, l’ouvrage que J. Zask a consacré à la participation qu’elle aborde comme entreprise d’individuation (2011). Pour elle, participer ce n’est pas se comporter en sujet entrepreneurial à la Foucault et ce n’est pas « s’activer pour soi-même » ; c’est prendre part à des activités, des expériences qui visent l’accomplissement de soi et le développement du commun. J. Zask observe également que l’individuation n’est pas une simple réponse à des stimuli, mais qu’elle suppose l’initiative et la créativité du sujet. Même si l’innovation n’est pas dans le champ de vision de l’auteur, comment ne pas penser, là aussi, qu’elle est l’expérience d’individuation par excellence et peut-être la meilleure façon, sinon la seule, dans les sociétés contemporaines en mal d’unité et de futur, d’assurer l’interdépendance entre individualisation et socialisation, entre la construction du sujet et la production sociale ?
107L’innovation occupe, sous différentes formes, une place centrale dans les sociétés contemporaines. Cette évolution traduit une transformation des pratiques ainsi qu’une prise de conscience et une orientation nouvelle privilégiant un concept et une sémantique révélateurs d’une certaine réflexivité de la société et des acteurs. Ce que nous devons souligner et retenir, c’est autant la montée d’innovations sociales et institutionnelles en tous genres, que le fait que le concept d’innovation, réservé pendant longtemps aux nouveautés technoéconomiques de l’économie industrielle, voit son usage s’étendre, avec de nouvelles significations et des implications ou des dimensions originales (telles que l’individuation et la participation). Nous pensons que l’innovation à la fois répond à une exigence diffuse explicable de diverses façons, et constitue une forme d’expérience ou d’épreuve ayant un certain caractère fonctionnel au niveau de l’individuation et de la production du lien social.
108Si nous sommes aujourd’hui dans une société d’innovation, c’est donc pour plusieurs raisons et non, simplement, pour affronter la concurrence internationale. Il ne faut pas comprendre la société d’innovation comme une société dans laquelle on innove (éventuellement beaucoup), mais comme une société qui, en quelque sorte, innove, c’est-à-dire comme une société dans laquelle l’innovation est une activité diffuse qui engage des collectifs, qui mobilise des individus et qui joue un rôle constitutif essentiel, bref qui la traverse de part en part.
109Lorsque nous lisons qu’il faut promouvoir une société d’innovation (par exemple, l’initiative Innovation Nation au Royaume-Uni) nous constatons que, le plus souvent, pour leurs auteurs, il n’y a de changement technique et d’innovation que pour des raisons essentiellement économiques. Le projet à l’origine de ce double numéro de Quaderni a une toute autre orientation puisque l’enjeu d’une société d’innovation se situe dans l’extension de l’innovation en dehors du domaine technoéconomique (qu’elle englobe) et sur des bases et des motifs qui ne sont pas qu’économiques. Les enjeux en sont sociaux, institutionnels et politiques et il s’agit d’étendre la capacité réflexive et de production de changement d’une société bien au-delà de l’économie industrielle.