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Et pour finir, quelques témoignages

Copernic, vingt ans après

Jean-Marie Mottoul
p. 229-234

Texte intégral

  • 2 Le mot « huis » est synonyme de « porte » en vieux français, mais que l’on retrouve encore dans l’e (...)

1Copernic s’inscrivait dans cette vague appelée « the new public management ». Une belle illustration de ce renversement auquel on associe le nom de cet astronome, est la fonction d’huissier, celui qui est le gardien des portes2. L’huissier était chargé de protéger les fonctionnaires contre les visiteurs intempestifs. Son pouvoir n’était pas mince et il aimait en user et parfois en abuser. On demandait maintenant à cet huissier d’être la première étape d’un processus où ce visiteur serait considéré comme un client à bien accueillir. L’administré devenait le centre. On imagine ce que cela représente en termes de révolution culturelle.

  • 3 Voir Hadjiisky, Exploration of a conversion, UMR SAGE.
  • 4 Geert Bouckaert, Professeur à la KULeuven, fut un contributeur important à nos travaux.

2Copernic était donc l’enfant d’un mouvement dont il est utile d’en dire un mot pour bien comprendre les enjeux. C’est dans les années 80 que débutèrent ces réflexions sur une nouvelle gestion publique et son siège majeur en fut le comité de la gestion publique de l’OCDE3. Au sortir de la guerre, l’OCDE avait été instituée pour gérer l’aide américaine connue sous l’étiquette « plan Marshall », en faveur des pays européens appauvris par cette guerre. Disposant ainsi d’un bon réseau international, l’institution était bien placée pour diffuser ces idées nouvelles sur la gestion publique4.

3Pour lui donner l’assise nécessaire, un comité de la gestion publique (PUMA) fut créé en 1989. Ce développement fut difficile à mettre en œuvre. Beaucoup de pays estimaient que la gestion des administrations relevait de la « cuisine intérieure » de chaque pays et ne voyaient guère d’intérêt à se réunir sur ce sujet. La crainte de voir ce mouvement devenir une opposition au courant libéral qui dominait alors les pays occidentaux était également présente. On pouvait y voir un renforcement des compétences de l’Etat. L’argument favorable à la création de ce comité fut la démonstration que l’OCDE, institution chargée du développement économique, ne pouvait pas ignorer la question de la gestion publique alors même que ce développement passait par des administrations compétentes. Le lien est étroit entre prospérité et qualité des administrations. Plus encore, cette nouvelle gestion publique n’avait pas pour objet de rendre l’administration plus oppressante mais, à l’instar de notre huissier, d’opérer ce renversement par lequel le service public n’impose plus sa conception de ce qui est bon ou mauvais, mais se met à l’écoute des ayants droit dans une attitude qui efface ce côté tutélaire prétendant savoir mieux que vous ce qui vous convient.

4Le comité PUMA, par l’entremise du réseau de l’OCDE, diffusait les bonnes pratiques en créant de surcroit des groupes techniques sur des thèmes tels que l’efficacité des réunions du gouvernement, le fonctionnement du processus budgétaire, la relation avec les « clients », la gestion du personnel. La Belgique suivit ce mouvement en s’illustrant par sa méthode fondée sur des petites équipes appelées « Cellules de modernisation » chargées d’animer tout projet d’amélioration et encadrées par une équipe centrale offrant des outils de gestion.

5Le Puma salua l’originalité de la méthode et signala nos trois points faibles, à savoir le manque d’engagement politique en faveur d’une meilleure gestion publique, l’avis contraignant sur l’opportunité des dépenses de l’Inspection des Finances et le rôle des cabinets ministériels dépossédant injustement l’administration de ses pouvoirs.

6Soucieux de faire un pas décisif dans la qualité de la gestion et de donner effet à la réforme des budgets par programme, le bureau de consultance interne à la fonction publique, le bureau ABC, lança, avec l’aval du gouvernement, le projet de radioscopie des services publics. L’enjeu était d’introduire les bases du contrôle de gestion. Cette fonction a pour mission de suivre l’efficience (pas de gaspillage des ressources) et l’efficacité des différentes lignes de production : nos produits répondent-ils à ce qu’on attend de nous ?

7La première étape devait être un exercice d’identification des produits fournis.

8En estimant le temps de travail globalement nécessaire pour chacun d’entre eux, il était possible de les classer sur la base d’un double critère d’utilité et de coût allant du produit le plus utile et le moins coûteux à celui qui était le moins utile et le plus coûteux. C’était un exercice de familiarisation avec les concepts d’efficacité et d’efficience. C’était aussi une réflexion sur la finalité de chaque produit. Si les gens savent ce qu’ils font, ils ne savent pas pourquoi ou pour qui ils le font. Qu’il y avait-il au bout de la chaine ? Ne pas le savoir était un signe du niveau d’administration qui se contente d’être conforme et ne s’inquiète pas de savoir si le bénéficiaire est satisfait. Le concept de client avait plus de mal à être accepté. On touchait davantage la haute opinion que l’administration a d’elle- même.

9Les résultats furent énormes : on découvrit des produits qui terminaient dans des armoires, des procédures de vérification inutiles. On simplifia des processus, on procéda à des restructurations rendant les services plus en phase avec leur mission. Avec l’appui d’un jeu, on apprit aux fonctionnaires dirigeants que la poursuite de tout ce que l’on doit faire peut offrir un moins bon résultat que celui qui découle d’une concentration sur les produits les plus efficaces. Le Premier ministre devait déclarer à la Chambre des représentants, que la radioscopie avait donné des résultats au-delà de ce qu’en attendait le gouvernement. L’intérêt de la méthode était de permettre une démarche progressive.

10C’est alors qu’un ministre de la fonction publique, convaincu d’être un grand manager, lança le projet Copernic dont il assumait lui-même la conduite. La finalité était de restructurer les services, de mettre à leur tête de véritables managers et de transformer les cabinets ministériels en cellules stratégiques. Quant aux ministères, ils devenaient des Services Publics Fédéraux.

11L’intérêt de Copernic, c’est d’être un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. En voici la liste des erreurs.

12La première erreur est de marquer son mépris de façon ouverte ou sous-entendue vis-à-vis des fonctionnaires. Si vous voulez changer quelqu’un dans sa manière d’être, il faut d’abord lui exprimer de l’estime. Il faut le prendre par la main là où il en est et de ce point de départ, cheminer avec discernement. Lancer une grande enquête auprès de la population pour lui donner l’occasion de dire tout le mal qu’elle pense des services publics est maladroit, d’autant plus que les sacs postaux s’entassèrent au 16, rue de la loi pour n’être jamais ouverts.

13Créer un choc culturel en proclamant : « mon administration est une entreprise » est bien car cela introduit la nécessité d’une gestion qui dépasse la simple administration. Le concept de gestion est lié à celui de résultats à faire naitre, alors que l’administration est soucieuse de conformité.

14Mais Copernic alla plus loin en comparant l’administration à un supermarché. Ceci était oublier que, si elle est une entreprise, l’administration a ses spécificités en termes de gestion. Ayant souvent une fonction de contrôle du respect du droit, elle doit bien ajuster sa distance vis-à-vis des administrés, ni trop lointaine, ni trop familière.

15La deuxième erreur est de chanter : « du passé, faisons table rase » et d’appliquer cette formule à tous les services, en même temps. On peut introduire des mesures radicales, mais de façon limitée (le radicalisme sélectif) car les ressources du changement le sont également. Avec Copernic, on repartait de zéro et on s’est retrouvé avec des tonnes de papiers qui décrivaient une administration modèle, mais sans mode d’emploi pour la construire. Distribués le vendredi, ces textes devaient faire l’objet d’un débat le lundi matin, livrant ainsi l’image de dirigeants sachant sacrifier leur week-end. En fait, rien n’ayant été lu, la réunion n’était qu’une suite d’approbations et de signatures pour accord. A défaut d’une méthode de passage de l’existant au modèle en papier, rien ne se passait. Cela n’avait qu’un effet concret : chacun se demandait dans quelle case des nouveaux organigrammes il allait tomber et faisait son petit lobbying.

16La troisième erreur est de laisser la main au consultant qui vient avec ses outils formatés qu’il ne peut adapter car c’est la maison mère qui dicte la méthode même depuis Washington. On a souvent dit aux membres du Bureau ABC à l’issue de leurs prestations : « mais c’est moi qui ai fait le travail » Ce à quoi ils répondaient : « c’est vrai et je vous en félicite, mais reconnaissez que sans nous, vous ne le faisiez pas » Telle est la bonne posture du consultant. Avec Copernic, vous étiez tout au plus invité à signer des papiers. S’il y a bien un isomorphisme dans les méthodes de gestion de toute entreprise marchande, ce qui permet à un consultant de garder son modèle qu’il n’y a plus qu’à paramétrer sur la base des données du client ; en revanche la gestion publique n’offre pas cette même facilité.

17A côté de ces erreurs, il y a des fautes. Ici s’ajoute une composante morale qui aggrave l’accusation. La première (quatrième erreur) est de ne pas appliquer à soi- même les comportements que l’on demande à autrui. Le ministre ne travaillait pas avec son administration tout en le recommandant à ses collègues.

18La seconde (cinquième erreur) a trait au recrutement des dirigeants. La procédure était la suivante : les candidats devaient passer par un bureau de chasseur de têtes. L’avis de ce bureau était contraignant et le gouvernement devait choisir parmi les lauréats. Le ministre pensait que de nombreux cadres du secteur privé seraient intéressés. Le ministre aurait dû savoir que ceux qui réussissent dans le secteur privé ne viennent pas passer un examen pour un emploi dans une administration. Personnellement, je passai cette épreuve et reçu un courrier de ce chasseur de tête disant que j’étais apte à toute fonction de direction générale. Rien ne pouvait plus m’empêcher d’accéder à une telle fonction car je compris que du côté francophone, il y avait peu de lauréat. Je pouvais même être le seul. Qu’à cela ne tienne, le gouvernement décida d’annuler la procédure et de la remplacer. Il y aurait toujours un chasseur de tête, mais son avis ne serait plus contraignant et ne pouvait plus être porté à la connaissance des candidats. On devait préciser l’emploi pour lequel on concourait et il y avait une deuxième épreuve plus technique touchant la matière traitée par le poste pour lequel on était candidat et devant un jury présidé par le chef de cabinet du ministre de la fonction publique nommé Secrétaire Permanent au Recrutement. A ce moment-là, je sais que les dés sont pipés, mais je ne me représente que pour alimenter les affres des consciences. Je repasse donc chez le chasseur de tête, rencontre les mêmes personnes qui, en ce qui me concerne, ne pouvaient pas se déjuger dans un intervalle de temps si court. Mes réponses à l’épreuve technique dans une matière que j’enseigne par ailleurs, me vaut le commentaire suivant de la part du membre du jury, professeur à l’université : « je vois que vous maitrisez bien les concepts ». Quand vous êtes membre d’un jury pour un poste qui ne relève pas de vos services, vous agissez comme un conseiller et vous considérez que c’est le membre qui aura la responsabilité de travailler avec le postulant choisi qui doit avoir le dernier mot, sauf dans le cas extrême où celui-ci montrerait un jugement manifestement malhonnête et manquant d’intégrité. Le chasseur de tête, soucieux de la réputation de son entreprise où l’intégrité est une valeur essentielle, refusa de poursuivre cette collaboration notifiant que si l’Etat savait quelles personnes il allait recruter, il était inutile d’organiser des procédures. Cela relevait de sa responsabilité. Faire semblant d’observer une procédure de recrutement financée par le contribuable est un comble d’hypocrisie.

19On modifia donc, une nouvelle fois, la procédure. Il n’y aurait plus de chasseur de têtes mais deux épreuves sur lesquelles le Secrétariat Permanent de Recrutement aurait la maitrise. Je postule évidemment même si le nom du lauréat circule dans les bureaux pour avoir été choisi par le gouvernement avant le début de l’épreuve. La fuite viendrait du transfert du nom de l’ « élu » au Secrétaire Permanent au Recrutement, le message étant tombé sous des yeux qui n’auraient pas dû être là. Quoiqu’il en soit, ce fut bien cette personne qui fut nommée. Deux quiz forment la première épreuve, l’un sur la maîtrise des calculs et l’autre sur la compréhension de textes par des questions qui vérifient votre quotient intellectuel.

20La seconde épreuve consiste à présenter un cas d’entreprise au départ d’un document d’environ 60 pages que vous recevez une heure avant votre passage devant le jury. Il s’agit de sauver l’entreprise menacée de faillite, d’affronter les syndicats, de faire l’analyse des voies pour sortir de ces difficultés. Une heure, c’est court et mon expérience professionnelle me donne un réel avantage permettant de relever les informations importantes et les démarches appropriées. Le bruit circule que celui qui est déjà nommé a reçu le document bien avant et qu’un consultant est venu l’assister dans sa préparation.

21La sixième erreur est pour le ministre de la Fonction publique de ne pas avoir adopté un comportement souhaitable qui fasse office d’exemple, comme travailler en équipe avec son administration.

22La septième erreur est de ne pas avoir profité de l’autorité de l’OCDE pour mettre en place deux recommandations de celle-ci, à savoir mettre un terme à deux points noirs qui plombent les tentatives de réformes : les cabinets ministériels et le pouvoir de l’inspection des finances de porter un jugement d’opportunité sur les dépenses au lieu de s’en tenir à la conformité budgétaire.

23Après ce passage de Copernic, des années plus tard, on ne savait toujours pas ce qu’était le nouvel organigramme de mon SPF et l’emploi que j’y occuperais.

24Quel spectacle, avons-nous ainsi offert aux administrations du monde entier.

25En août 1974, au sortir de mon service militaire, je m’inscris au concours de recrutement de conseillers des Finances. C’est un emploi attrayant car vous débutez directement au rang 13 et êtes assuré d’être promu au rang 14 après 9 ans et au rang 15 après 18 ans. Tout qui est versé sur les carrières me dit que je n’ai aucune chance car une longue expérience préalable est nécessaire. Je passe les épreuves, au milieu de 120 candidats pour trois postes à pourvoir et une semaine après le dernier examen, je reçois un courrier me disant que j’ai réussi et suis classé à la première place.

26Bien que n’ayant aucune expérience de la vie, celle des études et du service militaire n’étant pas encore un véritable vécu, je sens que je dois être fier de mon pays parce qu’un jeune à peine sorti de son village, peut ainsi y être nommé à une haute charge, simplement parce qu’il a réussi un concours et que cette situation ne doit être courante que dans quelques pays.

27Avec Copernic, le bureau ABC a été détruit à la demande, dit-on, de consultants privés pour lesquels il était un concurrent. Que pensez d’un ministre qui ne défend pas son administration ? Cette destruction fait partie aussi du passif de ce projet. Et ne pas le rappeler à l’occasion de ses 20 ans, aurait été une lacune bien grave.

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Notes

2 Le mot « huis » est synonyme de « porte » en vieux français, mais que l’on retrouve encore dans l’expression « à huis-clos ».

3 Voir Hadjiisky, Exploration of a conversion, UMR SAGE.

4 Geert Bouckaert, Professeur à la KULeuven, fut un contributeur important à nos travaux.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Marie Mottoul, « Copernic, vingt ans après »Pyramides, 37-38 | 2023, 229-234.

Référence électronique

Jean-Marie Mottoul, « Copernic, vingt ans après »Pyramides [En ligne], 37-38 | 2023, mis en ligne le 02 août 2023, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pyramides/2134

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Auteur

Jean-Marie Mottoul

J.-M. Mottoul, Conseiller général des Finances hre, et notamment Chef de corps des conseillers de la Fonction publique et directeur du bureau ABC chargé de consultance en gestion et organisation (1990‑2000).

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