Tout en assumant la responsabilité du contenu présenté, nous adressons nos remerciements à l’acteur du monde judiciaire dont la relecture attentive de notre article a permis d’en valider le propos.
Ce travail a été soutenu par le Fonds de la Recherche Scientifique (F.R.S.-FNRS) sous les subventions 1.A112.21 et T.0158.22.
1Cet article dresse un bilan sur la mise en œuvre de l’esprit de la réforme Copernic au sein du secteur de la justice. A priori, les changements pourraient y sembler plus lents et plus partiels que dans d’autres secteurs. Ce qui interpelle, c’est une forme de tension entre la logique managériale de la réforme copernicienne et le travail quotidien des juges de première ligne. Ces derniers reconnaissent des qualités à la managérialisation de la justice (comme la mobilité, qui permet de compenser ponctuellement des surcharges de travail) mais ils revendiquent aussi de décider au plus près des citoyens en préservant l’autonomie des juges. Cet article entend répondre à la question suivante : comment les juges réceptionnent-ils les réformes inspirées de logiques managériales dans leur secteur ? Pour y répondre, une analyse à la fois des changements institutionnels et des propos des acteurs s’avère utile. Une chronologie des faits et une investigation de la manière dont les juges et chefs de corps perçoivent les évolutions administratives permet de montrer l’ambivalence des changements situés entre deux paradigmes : le New Public Management (NPM) et l’État Néo-Wébérien (ENW).
2En 2000, le gouvernement Verhofstadt I (1999-2003) dans lequel Luc Van den Bossche (Vooruit, parti socialiste flamand) détient le portefeuille de la Fonction publique adopte un document de principe sur la modernisation de l’administration publique : simplification administrative, développement de compétences managériales, incitations aux changements, etc. Ce document de principe est baptisé Copernic dans les médias. Ses effets se prolongent jusqu’à aujourd’hui. Mais qu’en est-il au sein des cours et tribunaux, notamment ceux dont les juges interagissent en première ligne avec les citoyens ?
3Depuis une vingtaine d’années, les juges (notamment les juges de paix et les juges au tribunal de police) disent être confrontés à la pression des logiques managériales portées par les réformes successives de la justice. La revalorisation et la modernisation de la justice, inscrites dans l’esprit de la réforme Copernic, entraîneraient des changements importants dans leur travail quotidien. Le constat que les juges sont confrontés à un dilemme entre un référentiel gestionnaire et un modèle de justice a déjà été scientifiquement prouvé (Vigour, 2017). Des études récentes ont aussi démontré que, même si les principes du NPM n’ont que partiellement percolé au sein du secteur judiciaire (Schoenaers, 2020), celui-ci a connu une compression des moyens, un impératif de performance, dans un contexte de blocages, de conflits et de lenteurs (de Codt, 2017) qui mettent les juges sous tension.
4Beaucoup d’analyses portent sur la réforme des arrondissements judiciaires (loi du 1er décembre 2013) et sur l’introduction de l’autonomie pour l’organisation judiciaire (loi du 18 février 2014). Cet article privilégie donc l’analyse de dispositions et réformes managériales associées au Plan Justice. Élaboré par le ministre Koen Geens (CD&V, parti social-chrétien flamand) et significativement sous-titré « Une plus grande efficience pour une meilleure Justice », le Plan Justice a été concrétisé par une série de lois, dont les lois dites pot-pourri qui ont transformé l’organisation judiciaire et des aspects de droit civil ou pénal.
5Les lois du 4 mai 2016 (pot-pourri III ; Moniteur belge, 13 mai 2016) et du 25 décembre 2017 (réforme des cantons judiciaires ; Moniteur belge, 29 décembre 2017), concernant notamment la digitalisation des cours et tribunaux ou la réorganisation des juridictions de proximité, méritent une attention particulière. C’est également le cas de diverses dispositions des lois du 19 octobre 2015 (pot-pourri I ; Moniteur belge, 22 octobre 2015), du 6 juillet 2017 (pot-pourri V ; Moniteur belge, 24 juillet 2017) et du 25 mai 2018 (pot-pourri VI ; Moniteur belge, 30 mai 2018) modifiant entre autres le fonctionnement des tribunaux de proximité. Concernant la mise en œuvre de ces lois, l’article se concentre sur la justice de proximité via les juges de paix et les juges au tribunal de police dans les arrondissements judiciaires francophones et germanophone ainsi qu’à Bruxelles.
6Des entretiens semi-directifs auprès d'un échantillon de juges de paix, juges au tribunal de police et chefs de corps de ces juridictions permettent d’identifier le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques et aux événements dont ils sont les témoins actifs (Blanchet, Gotman, 2007). 18 entretiens avec des juges de première ligne en Wallonie et à Bruxelles se répartissent comme suit : 8 entretiens avec des juges au tribunal de police et 10 entretiens avec des juges de paix. Parmi ces juges, deux occupent la place de vice-président au sein de l’arrondissement. Pour chaque arrondissement dans lequel officient des juges de première ligne francophones (Brabant wallon, Bruxelles, Hainaut, Liège, Luxembourg, Namur), ainsi que dans l'arrondissement d'Eupen, au moins un entretien avec un juge de paix et un entretien avec un juge au tribunal de police ont été réalisés. En outre, 6 entretiens avec des chefs de corps ou anciens chefs de corps de ces juridictions de proximité ont été menés. Sur ces 24 personnes interrogées, 11 étaient des femmes et 13 des hommes. En ce qui concerne leur âge, plus des trois quarts ont plus de 50 ans. Ceci s'explique par la loi belge : seuls les juristes âgés d'au moins 35 ans et ayant exercé des fonctions juridiques pendant au moins 12 ans peuvent être nommés juges de paix ou juges au tribunal de police (Truffin, 2007). Une attention particulière a été portée à la diversité des expériences et des parcours. Afin de respecter l'anonymat convenu lors des entretiens, aucune information d'identification n'est donnée et, pour tous les répondants, les mots sont entendus dans leur sens épicène.
7Deux guides d'entretien ont été conçus : pour les juges et pour les chefs de corps. Ces guides sont composés d'une série de questions ouvertes et de sous-questions qui permettent de maximiser les informations obtenues sur chaque sujet abordé (Combessie, 2007). La durée des entretiens a été d’une heure en moyenne. Sur la base de retranscriptions des entretiens, une analyse thématique séquencée (Paillé, Mucchielli, 2021) a été assistée par le logiciel NVivo. La thématisation consiste à transposer un corpus de données en différents thèmes représentatifs du contenu analysé, en lien avec l'orientation de la recherche, ainsi qu’à examiner leurs oppositions et rapprochements (Braun, Clarke, 2006). L’article repose sur la mise en relation des thèmes relatifs aux réformes et logiques managériales avec des thèmes relatifs à leur réception par les juges.
8Dans la première section de l’article, une grille analytique reprend les traits saillants de la réforme Copernic (Piraux, 2017a) en examinant leur articulation au secteur de la justice. A partir de ces caractéristiques, dans la deuxième partie de l’article, le déploiement de la réforme dans le secteur judiciaire est détaillé chronologiquement, à partir de plusieurs dispositions de lois qui concernent les juridictions de proximité. Après cette approche historique, en troisième lieu, l’article adopte une approche interprétativiste qui repose sur les propos des juges et des chefs de corps. Cela permet de comprendre, de l’intérieur, les tensions que suscite, en démocratie, la logique managériale appliquée au secteur de la justice. La discussion confronte ensuite deux paradigmes des sciences administratives (NPM et ENW) qui semblent s’imbriquer dans la mise en œuvre de la réforme copernicienne telle qu’en parlent les juges. La conclusion reflète une inquiétude de certains juges, celle d’une crise des vocations, face aux contraintes (manque de ressources humaines, lenteur de l’amélioration technique, etc.) qui ne contrebalancent pas les apports de la modernisation de la justice.
9Un premier trait majeur de la réforme Copernic lancée par le gouvernement Verhofstadt I (1999-2003) est son emphase sur l’individu, conformément aux principes du NPM, avec un partage différencié des responsabilités : les mandataires assument davantage de responsabilités que les agents subalternes (Piraux, 2017a). Par rapport à cette première caractéristique, il faut d’emblée noter que le secteur judiciaire est composé d’individualités dotées d’une très large indépendance, laquelle constitue un principe fondateur de la justice en démocratie (de Codt, 2017).
10En cela, et c’est une deuxième caractéristique de la réforme Copernic, le régime d’évaluation des agents avec sanctions à la clé (Daugnaix, Göransson, 2010), demeure, dans le secteur judiciaire, un sujet complexe. Cela s’explique au moins partiellement par le fait que les acteurs judiciaires opèrent une distinction claire entre évaluation et sanction. Ainsi, les juges sont notamment évalués sur la base de leur efficience et efficacité dans le travail, conformément à l’esprit managérial, mais il n’existe paradoxalement pas à ce jour de mesure claire et objective de leur charge de travail.
11De plus, le déploiement des outils informatiques, qui participe d’une troisième caractéristique de la réforme Copernic, demeure variable selon les tribunaux. Le projet Phénix lancé en 2001 par le gouvernement Verhofstadt I via un opérateur privé (Unisys) visait à informatiser le secteur. Après 6 ans, le projet Phénix s’avère être un échec, au grand dam des acteurs judiciaires (de Codt, 2017 ; Piraux, 2017b). Le projet Cheops, quelques années plus tard, connaitra également de nombreuses difficultés. Au-delà de la dimension informatique, le business process reengineering (BPR ; SPF Personnel et Organisation, 2005) a peu percolé dans le secteur judiciaire. Ce processus de BPR poursuivait le double objectif de transformer l’administration publique en un meilleur prestataire de services pour les citoyens et un meilleur employeur pour les agents publics. Cette amélioration managériale pouvait procéder, par exemple, par de nouvelles formes d’organisation du travail. Si des aménagements ont été constatés au sein des Maisons de justice (Sabbe et al., 2021), on ne les retrouve peu ou pas dans la gestion des cours et tribunaux.
12La création de nouvelles structures, quatrième caractéristique de la réforme Copernic (Piraux, 2017a), que nous prenons comme un jalon de possibles évolutions dans le secteur judiciaire, est sans doute celle qui a introduit le plus de changements pour les juges. La mise en place d’un Conseil supérieur de la Justice (accord Octopus en 1998) avait déjà constitué une évolution si notable qu’elle mérite d’être mentionnée, même si elle précède la réforme Copernic. Cette mise en place succède à l’affaire Dutroux (1996) qui avait catalysé une série de changements dont les effets se manifestent à long terme. Le Collège des cours et tribunaux (2014) est un de ces effets à long terme. La mise en place au niveau local, d’un comité de direction (2014) présidé par le chef de corps en charge de la gestion de l’entité judiciaire sous sa responsabilité en est un autre.
13La création du Collège des cours et des tribunaux ainsi que la mise au travail des comités de direction et l’évolution considérable de la fonction de chef de corps offrent des marqueurs d’une réforme effective, alors que toutes les réformes managériales de la justice n’ont pas été assorties de changements notables. En effet, concrètement, les chefs de corps ont impulsé une horizontalité et une coordination des interactions professionnelles qui existaient peu dans un secteur judiciaire marqué par l’individualisation des missions, particulièrement au sein des juridictions de proximité (cf. première caractéristique). Agissant comme des managers locaux (Dupont, Schoenaers, 2017), les chefs de corps ont partiellement introduit une nouvelle culture de la gestion judiciaire. Celle-ci a été réceptionnée différemment par les juges, en fonction de leurs profils. Avant de le démontrer, il est utile d’affiner ce contexte général en s’attardant sur les lois de managérialisation de la justice, impulsées par le ministre Koen Geens, et plus particulièrement sur les changements ayant concerné les juridictions de proximité.
14Dans le secteur de la justice, au début des années 2000, le Plan Thémis avait pour objectif d’adapter la réforme Copernic pour en réorganiser les structures (Vigour, 2008). Rejeté par des acteurs du secteur, il a finalement été abandonné en 2007, à la suite des élections législatives fédérales (Ficet, 2011). Le gouvernement Di Rupo (2011-2014) et plus spécifiquement la ministre de la Justice Annemie Turtelboom (OpenVLD, parti libéral flamand) amorcent des changements (y compris de paradigme) via les lois de 2013-2014. Celles-ci ayant fait l’objet de développements dans plusieurs publications scientifiques (voir par exemple Vigour, 2017 ; Dupont, Schoenaers, 2017 ; Schoenaers, 2020), nous résumerons ici leur objet en explicitant les changements à long terme qu’elles ont impliqués pour les juges de proximité.
15La loi du 1er décembre 2013 « portant réforme des arrondissements judiciaires et modifiant le Code judiciaire en vue de renforcer la mobilité des membres de l'ordre judiciaire » réorganise les arrondissements judiciaires et élargit leur territoire, faisant passer leur nombre de 27 à 12. Dans l’esprit de la réforme Copernic, le gouvernement Di Rupo et la ministre Turtelboom justifient la réforme par une « plus grande mobilité des magistrats » et une « plus grande spécialisation » (Communiqué de presse du gouvernement via Belga, 1er mars 2013). On notera que ces mots s’inscrivent explicitement, directement, dans le paradigme du NPM. La réforme introduit des changements pour les tribunaux de police, organisés à l’échelle des arrondissements, impliquant une plus forte mobilité des magistrats sur des territoires plus grands. Dans la même veine, le juge de paix titulaire dans un canton est également nommé à titre subsidiaire dans chaque canton judiciaire de l'arrondissement. Les chefs de corps ont la charge de la mobilité des juges. En fonction des nécessités du service et si cela est justifié, ils peuvent notamment désigner de manière temporaire un juge de paix pour exercer les fonctions de juge au tribunal de police dans l'arrondissement judiciaire, et inversement. Dans ce cas, ils motivent leur décision et obtiennent le consentement du juge concerné. La mobilité du personnel judiciaire des justices de paix et tribunaux de police est également mise en œuvre par la réforme de 2013. En la matière, la loi pot-pourri V du 6 juillet 2017 assouplit les règles en rendant notamment possible la mobilité du personnel entre justices de paix et entre différentes divisions des tribunaux de police, mais aussi entre une justice de paix et un tribunal de police.
16La loi du 18 février 2014 « relative à l'introduction d'une gestion autonome pour l'organisation judiciaire » (Moniteur belge, 4 mars 2014) s’inscrit aussi dans le paradigme du NPM car, en transférant les décisions relatives à l’affectation des ressources humaines et budgétaires depuis la ou le ministre de la Justice (échelon fédéral, central) vers des entités décentralisées, elle accentue les responsabilités de ces dernières et horizontalise leurs interactions. Le Collège des cours et tribunaux et le Collège du ministère public sont chargés d’un contrôle de la qualité et de la performance. Ils communiquent de manière incitative ou contraignante avec les comités de direction. Ces derniers constituent un deuxième niveau de gestion locale, présidé par le chef de corps, et leur composition peut varier en fonction de l’entité judiciaire considérée. Le chef de corps doit soumettre, pour accéder à ce mandat à la suite d’une audition devant le Conseil supérieur de la Justice, un plan de gestion dont le comité de direction aide à la mise en œuvre. Le chef de corps est désigné pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois au sein de la même juridiction. La fonction managériale des chefs de corps, dont les profils généraux sont établis en 2000 par le Conseil supérieur de la Justice, a considérablement évolué à travers cette réforme de 2014, avec l’attribution de nouvelles responsabilités. Dans la loi pot-pourri V du 6 juillet 2017, le législateur cherche à valoriser la fonction en proposant une promotion à l’issue du mandat (par exemple, le président des juges de paix et des juges au tribunal de police a la possibilité d’être nommé conseiller à la cour d’appel). La création de ces nouvelles structures de gestion correspond à la quatrième caractéristique de la grille d’analyse (création de structures).
17Après 2014, les justices de paix et tribunaux de police se voient donc confier la responsabilité de leur propre gestion, à travers la désignation d’un président (et un vice-président) comme chef de corps dans chaque arrondissement à l’exception de Bruxelles et Eupen (loi du 1er décembre 2013). Jusqu’alors, c’était le président du tribunal de première instance qui exerçait ce rôle. Le chef de corps doit gérer la logistique, les finances, les ressources humaines, la collaboration interne et les contacts avec les partenaires externes tout en considérant les objectifs fixés dans le contrat de gestion et les directives du Collège des cours et tribunaux. Cette responsabilisation des acteurs locaux gérant des moyens par ailleurs limités correspond au premier trait identifié de la réforme Copernic et s’inscrit dans la logique de managérialisation.
18Le chef de corps est en outre chargé de mettre en œuvre l’évaluation, via un entretien de fonction et de fonctionnement individuel (Code judiciaire et arrêté royal du 18 avril 2017). Il dispose également d’un droit disciplinaire. Périodiquement, les magistrats siégeant dans les juridictions de proximité sont évalués sur la base de différents critères concernant par exemple les connaissances juridiques requises, les aptitudes à communiquer et à s’exprimer, l’éthique professionnelle, mais aussi la collégialité, l’intérêt pour la formation continue, la faculté d’adaptation ou l’efficience et l’efficacité dans le travail (arrêté royal du 20 juillet 2000). On retrouve ici la deuxième caractéristique de la grille analytique de la réforme Copernic, axée sur l’évaluation des acteurs. Elle introduit une culture organisationnelle alignée sur un référentiel managérial.
19Jusqu’en 2018, le gouvernement Michel I (2014-2018) et son ministre de la Justice Koen Geens s’inscrivent dans cette logique. Une première série de dispositions du Plan Justice concerne la modernisation de la justice par la mise en place d’un outil informatique plus performant (troisième caractéristique de la réforme copernicienne). Si différentes initiatives en matière d’informatisation de la justice ont échoué au début des années 2000, les lois pot-pourri relancent le processus. Parmi les développements notables figurent le passage à la communication électronique au sein de l’appareil judiciaire, et avec les acteurs externes tels que les citoyens, par les procédés e-Box et e-Deposit (loi pot-pourri I du 19 octobre 2015), la signification via voie électronique par l’huissier de justice (e-Signification ; loi pot-pourri III du 4 mai 2016) ou encore l’utilisation de la vidéoconférence pour certaines procédures (loi pot-pourri V du 6 juillet 2017) et plus largement, favorisée par la crise sanitaire, pour la tenue d’audiences ou de réunions entre collaborateurs. Au fil des années et récemment encore, le logiciel MaCH qui permet la digitalisation des dossiers et le partage des données, constamment mis à jour, a également été au centre de l’attention. Cet outil a été développé dans toutes les justices de paix à partir de 2007, puis étendu aux tribunaux de police et à d’autres juridictions afin de gérer les données sur un seul serveur centralisé. En 2022, dans la continuité du Plan Justice, d’autres formes de digitalisation des cours et tribunaux sont mises en œuvre comme le programme e-Sign permettant la signature électronique légale des décisions judiciaires via la carte d’identité, actuellement développé dans les justices de paix.
20À la même période, une deuxième série de dispositions associées au Plan Justice concerne l’organisation et la structure de la justice de proximité. L’accord gouvernemental du 9 octobre 2014 mentionne pour la première fois la volonté de revoir la carte des cantons judiciaires, et donc des justices de paix. La loi pot-pourri I du 19 octobre 2015 prépare de tels changements en modifiant notamment l’article 72 du Code judiciaire, ce qui permet le transfert temporaire du siège d’une justice de paix ou d’un tribunal de police, sur avis du président, en cas de nécessité de service. Trois phases distinctes d’une réforme de grande ampleur peuvent ensuite être identifiées (Waxweiler, 2017). La première phase en 2016 consistait à rassembler les doubles ou triples sièges en un siège unique. Dans cette veine, la loi pot-pourri V du 6 juillet 2017 introduit la possibilité de tenir des audiences sous l’arbre : le juge de paix siège ailleurs qu’au lieu habituel de ses audiences. Fin 2016, la deuxième phase est mise en œuvre avec la loi pot-pourri IV du 25 décembre : un seul greffe peut désormais être rattaché à plusieurs justices de paix, au sein d’une même structure, et ce dans les cantons urbains principalement. La loi du 25 décembre 2017, concrétisant la troisième phase de la réforme, prévoit la suppression de cantons. En comptant la centralisation des sièges surnuméraires de 2016 et la suppression de certains cantons, on est passé en quelques années, à l’échelle du pays, de 229 à 162 sièges pour les justices de paix. Au-delà de la réduction du nombre de cantons, la loi de 2017 modifie fondamentalement la charge de travail. Ainsi, si les nécessités du service le justifient, le président a la possibilité de redistribuer des affaires dont un juge de paix a été saisi à d’autres juges territorialement compétents. Notons finalement que la loi pot-pourri VI du 25 mai 2018 « visant à réduire et redistribuer la charge de travail au sein de l'ordre judiciaire » (Moniteur belge, 30 mai 2018) s’inscrit dans la même perspective que les réformes précitées : simplifier, rationaliser, évaluer.
- 4 Pour la période plus récente, on peut citer en exemple : Maurice Krings : La justice est si lente à (...)
21De nombreuses cartes blanches dans les médias par différents membres du secteur judiciaire attestent de la pression ainsi engendrée4. Des praticiens et observateurs déplorent le nombre important de changements en peu de temps, qui induisent notamment une difficulté d’assimilation. Des experts indiquent que l’impact des réformes par rapport aux objectifs présentés serait par ailleurs différé voire absent. En effet, beaucoup des mesures planifiées par les ministres de la Justice qui se sont succédé depuis 1999 existeraient davantage dans les normes que dans les pratiques. Néanmoins, le secteur judiciaire exprime de manière récurrente, notamment via les interventions dans la presse (cf. note 3), à la fois une mise sous tension des acteurs judiciaires et un manque de moyens. Pour expliquer ce paradoxe (des changements et une pression ressentie d’une part, la faiblesse de l’impact d’autre part), il est nécessaire d’entendre et d’analyser les points de vue des acteurs de première ligne.
22L’analyse des entretiens révèle trois thèmes principaux dans les propos des acteurs, qui peuvent être mis en relation avec les caractéristiques de la réforme Copernic et des changements qu’elle a impliqués : la nouvelle fonction de chef de corps, la mise en œuvre de la digitalisation de la justice et la rationalisation à des fins économiques.
23Les acteurs interrogés associent la fonction du chef de corps aux changements managériaux récents. Cette fonction incarne plusieurs traits majeurs de la réforme Copernic. La responsabilisation, d’abord, car le chef de corps est un mandataire assumant des responsabilités en termes de logistique, ressources humaines, coordination du travail, etc. La création de nouvelles structures de gestion, ensuite, car il représente et préside le comité de direction au niveau local (dans lequel on retrouve également le vice-président et le greffier en chef de l’arrondissement). Enfin, cet acteur contribue à un régime d’évaluation : celle qu’il effectue des magistrats, sur la base des directives du Collège des cours et tribunaux.
- 5 Alors, pour Bruxelles (…) c’est assez distendu on va dire, puisque les chefs de corps sont les prés (...)
24Plus de la moitié des juges de paix et juges au tribunal de police (11/18) évoque d’emblée une relation positive avec le chef de corps, et plus largement avec le comité de direction. Toutefois, pour certains juges, ce rapport reste très fonctionnel et formel, c’est notamment la représentation qu’en ont la plupart des juges officiant dans des juridictions de l’arrondissement de Bruxelles (3/4). Cela s’explique par la situation particulière de Bruxelles en ce qui concerne l’organisation et la gestion des juridictions de proximité5.
- 6 Je pense qu’ici (…) les choses tournent. Et donc je ne sais pas s’il doit intervenir là où les chos (...)
25Le rôle managérial du chef de corps et du comité de direction est perçu avec nuances. La majorité des juges (12/18), quel que soit leur arrondissement, perçoivent le chef de corps (et le vice-président) comme étant peu interventionniste, en retrait par rapport au travail concret du juge au sein de sa juridiction6.
- 7 [Le rapport avec le chef de corps est] distant, aimable et … Et clairement tu ne m’emmerdes pas, je (...)
- 8 C’était encore l’époque où le juge (…) avait son pouvoir souverain d'appréciation et il était hors (...)
26Les juges interviewés présentent la distance du chef de corps comme un gage de qualité du management, l’ingérence dans l’organisation interne du tribunal n’étant pas souhaitée, notamment en raison du principe d’indépendance juridictionnelle. Cela est particulièrement marqué chez les juges de paix7 et juges au tribunal de police8 les plus âgés de notre échantillon (3/4 des juges entre 60 et 70 ans), dont les habitudes de fonctionnement et l’autonomie sont profondément ancrées. L’individualisation, caractéristique de la réforme copernicienne, fait déjà partie de la culture organisationnelle de la justice.
- 9 On essaie de se voir (…) pour essayer de mettre sur pied de bonnes pratiques communes, mais qui son (...)
- 10 Quand on rencontre de nouveaux problèmes, on éprouve le besoin à un moment donné de faire une réuni (...)
27Le profil général d’un président des juges de paix et des juges au tribunal de police (Moniteur Belge, 28 janvier 2014) met l’accent sur la mission de dirigeant et de gestionnaire du chef de corps. Mais les juges interrogés lui attribuent davantage un rôle de coordinateur (12/18). Cette coordination entre les juges d’un même niveau de juridiction passe par la création de groupes de travail locaux, par l’organisation de rencontres sur des sujets spécifiques, de rapprochements au sein des arrondissements9. Cela implique pour les juges plus d’horizontalité dans les interactions, favorisant de plus en plus l’harmonisation des pratiques au sein des justices de paix d’une part, pourtant historiquement caractérisées par leur particularisme, et au sein des tribunaux de police d’autre part10.
- 11 Je participe à ces réunions en remplacement du président du tribunal de première instance (…) Parce (...)
28De nouveau, le rôle de coordinateur du chef de corps est moins présent dans le discours des juges de proximité officiant dans les arrondissements de Bruxelles (1/4), là où le président de première instance exerce le rôle de chef de corps. C’est également le cas à Eupen, où une relation davantage basée sur la coopération s’installe entre le chef de corps et les juges en raison de la petite taille de l’arrondissement. Par exemple, c’est un juge de paix qui assure la représentation de l’arrondissement lors des réunions des présidents des juges de paix et des juges au tribunal de police11.
- 12 Chez moi, et je suppose que si vous entendez d’autres chefs de corps (…) ils vous répondront la mêm (...)
29L’analyse des entretiens avec les chefs de corps indique des similarités avec les éléments identifiés ci-dessus. En effet, tous les chefs de corps considèrent moins leur fonction comme une fonction de direction ou de contrôle que comme un rôle de soutien et de facilitateur. Si, à Bruxelles et à Eupen, les présidents du tribunal de première instance interrogés reconnaissent avoir moins de temps à consacrer à la fonction en raison d’une forte charge de travail, l’emphase reste sur l’échange, le respect de l’autonomie des juges et l’harmonisation des pratiques. De manière générale, les chefs de corps interviennent peu au sein même des juridictions, la direction des interactions étant principalement du bas vers le haut, à travers des demandes d’aide ponctuelles en cas de difficultés12.
- 13 Les juges de paix sont, comme je vous le disais, très, très attachés à leur indépendance. Les juges (...)
30Plusieurs chefs de corps (3/6) établissent cependant une distinction entre les justices de paix et tribunaux de police quant à l’acceptation de leur fonction au sein de ces juridictions. Avant 2014, le juge de paix travaillait en étant « son propre chef », il gérait son greffe, alors que les tribunaux de police fonctionnaient déjà en équipe. Les changements, avec l’avènement d’un comité de direction, ont été plus importants pour les justices de paix où la notion d’indépendance, à un niveau fonctionnel, est plus enracinée. Cela implique pour les chefs de corps de réfléchir davantage à la manière d’emporter leur adhésion, à la manière de mener des projets sans les imposer13.
- 14 Oui, mais ça … C’est dans leur formulaire à eux hein, qu’on leur demande … Mais ce n’est pas sur ça (...)
31En ce qui concerne l’évaluation des agents, autre trait caractéristique de la réforme Copernic, peu d’éléments apparaissent dans le discours des juges : ceux-ci ne la relient pas directement à la managérialisation du secteur judiciaire. Ce sujet a cependant été abordé plus directement avec les chefs de corps et presque tous (4/6) regrettent le manque d’outils objectifs afin d’évaluer l’activité des juges et la charge de travail, par exemple des tableaux de bord qui permettraient de collecter les données canton par canton ou division par division de tribunal de police, avec un canevas précis. Si les chefs de corps restent en charge de l'évaluation des magistrats, comme le prévoit le Code judiciaire, à l’aide de formulaires préétablis et d’entretiens de fonction, l’évaluation n’a pas pour objectif de sanctionner : il s’agit essentiellement d’un dialogue avec le magistrat. Les critères d’évaluation demeurent peu précis14.
- 15 On le suit, on met en place des … Des accords qui sont bien plus constructifs que du disciplinaire, (...)
32Notons finalement que, hors plaintes extérieures, aucun chef de corps interrogé n’a eu à prendre l’initiative en matière de sanctions à l’encontre d’un juge de paix ou d’un juge au tribunal de police, et donc à appliquer son droit disciplinaire15.
33Les acteurs interrogés au sein des justices de paix et tribunaux de police ont tous mentionné l’informatisation de la justice prévue par les récentes réformes comme étant centrale dans l’évolution du fonctionnement de leurs juridictions. La digitalisation des cours et tribunaux, prônée par les lois pot-pourri à partir de 2015, est aujourd’hui au cœur des priorités du ministre de la Justice Van Quickenborne (OpenVLD, parti libéral flamand) dans le gouvernement De Croo (2020-prévu 2024). Les acteurs rencontrés ont un rapport différencié à cette digitalisation et à la manière dont elle est mise en œuvre. Certains juges (5/18) perçoivent les réformes liées à l’informatisation de la justice de manière positive, valorisant les facilités qu’offre l’informatique dans leur pratique quotidienne. Les juges de paix et de police (6/18) qui perçoivent de manière négative le processus de digitalisation mettent l’accent sur son implémentation problématique ainsi que sur le manque de moyens et de matériel. Plusieurs juges (7/18) proposent un discours nuancé sur la digitalisation des cours et tribunaux, au croisement des deux visions précédentes.
- 16 Il y a des … Des dossiers, des affaires qui ne demandent pas de longs développements dans un jugeme (...)
34Des juges apprécient l’informatisation qui les aide à traiter un nombre élevé de dossiers pour produire davantage de décisions. Le logiciel MaCH, par exemple, qui pour eux s’est amélioré au fil du temps, centralise les données et donne aux juges de proximité un accès à de nombreux modèles de décisions destinés à faciliter la rédaction des jugements, mais aussi à harmoniser les pratiques16.
- 17 Depuis quelques années, on a supprimé tout ce qui était abonnement papier, pour aujourd’hui n’avoir (...)
35Un autre thème récurrent dans les propos des acteurs exprimant une réception positive ou nuancée de l’informatisation de la justice concerne les moteurs de recherche et outils en ligne. Ces dispositifs facilitent l’accès à des revues juridiques, à la doctrine et à la jurisprudence lors de la prise de décision. Cependant, certains juges constatent les difficultés à trouver l’information requise dans des bases de données parfois surabondantes et complexes, et regrettent les périodiques papiers qui permettaient de suivre les actualités juridiques17.
- 18 Nous, au niveau informatique, on a des ordinateurs qui valent ce qu’ils valent. Maintenant, notre t (...)
36Le recours aux vidéoconférences, dans le cadre de formations ou de groupes de travail avec des collègues de plusieurs arrondissements, ressort également comme étant un élément positif de la digitalisation. Cela facilite le travail des juges de proximité, offrant une plus grande flexibilité et un gain de temps précieux, lorsque les déplacements, chronophages, étaient prioritaires il y a encore quelques années. Cependant, selon certains juges, le matériel informatique parfois dépassé limite l’accès à ce système, et donc la possibilité de rencontres à distance (ou de télétravail)18.
- 19 Il faudrait doubler ou tripler, quintupler ou décupler le … Le budget informatique, parce qu'il est (...)
- 20 Ça, franchement, c’est vraiment … L’horreur, quoi. Le PC, une fois sur deux, il prend des plombes p (...)
37Les juges plus critiques face aux réformes de digitalisation se focalisent surtout sur la mise en œuvre : ils dénoncent un manque de moyens financiers pour mettre en œuvre ces réformes19 et soulignent les difficultés matérielles qu’ils rencontrent20. Cela passe par des ordinateurs obsolètes pouvant dysfonctionner et impliquer une perte de temps considérable ; une connexion wifi instable ne permettant pas de travailler dans de bonnes conditions ; un manque d’outils pourtant nécessaires (scanners, imprimantes etc.) ou encore une dématérialisation problématique des dossiers, entrainant un usage anachronique du papier.
- 21 Il faut un système informatique efficient, qui permet en fait les transferts. Et quand il y a appel (...)
38Les logiciels avec lesquels doivent travailler les juges de proximité sont aussi désignés comme étant problématiques par certains acteurs. Le manque d’uniformité et de compatibilité des programmes utilisés au sein du secteur judiciaire en général complexifie les rapports entre les acteurs internes et externes, ou entre les acteurs des différents niveaux de juridictions21.
- 22 Écoutez, ça il ne faut pas m’en parler (…) le personnel du tribunal de police se plaint sept jours (...)
39De manière plus spécifique concernant la justice de proximité, une minorité des juges interrogés (4/18) portent un regard négatif et critique sur le logiciel MaCH, présenté comme vieillissant, inadapté ou encore peu ergonomique, ou sur les dysfonctionnements ponctuels d’autres programmes tel que e-Deposit ou ceux consacrés à la mise en œuvre de la signature électronique22.
- 23 Ce sont des projets qui viennent de l’extérieur sur lesquels on peut généralement être d’accord, en (...)
40Tous les chefs de corps reconnaissent des avancées informatiques. Selon eux, l’utilisation de logiciels de traitement de texte ou d’agenda en ligne partagé, par exemple, permettent un travail plus efficace et une meilleure organisation. Cependant, à l’instar de certains juges, ils identifient des problèmes communs liés à l’informatisation de la justice de première ligne et au manque de moyens pour permettre sa mise en œuvre : problèmes techniques, manque de cohérence dans l’utilisation des logiciels, outil informatique obsolète, problèmes de traduction du contenu, etc. S’il est prévu par la loi que les chefs de corps organisent l’informatisation des cours et tribunaux dont ils sont responsables, la plupart d’entre eux (4/6) constatent que leur marge de manœuvre à ce sujet est limitée et qu’ils ont peu de prise sur la réalisation effective de cette digitalisation23.
41Contrairement à ce que l’on pourrait penser, rien ne nous permet d’avancer que l’expérience ou l’âge des juges définit leur réception de l’informatisation de la justice au sein de notre échantillon. Notons toutefois que plusieurs chefs de corps (2/6) mentionnent que certains juges en fonction depuis de nombreuses années sont plus hostiles à l’informatique, réticents à changer leurs habitudes et préférant, par exemple, continuer à travailler sur des documents papier.
42À travers les entretiens, nos interlocuteurs ont abondamment abordé la question des mesures visant à rationaliser les coûts dans la gestion de la justice de proximité. Nous identifions deux thèmes récurrents à ce sujet : les mesures impliquant le manque d’affectation de ressources humaines, que ce soit au niveau des magistrats, des greffiers ou du personnel administratif, et les mesures concernant la suppression de certaines justices de paix à travers une réforme dans laquelle les acteurs rencontrés voient principalement la volonté du politique de faire des économies. Ces mesures peuvent être reliées au Plan Justice, mais aussi plus largement à une politique de rationalisation budgétaire de l’exécutif.
- 24 Du point de vue humain (…) il y a véritablement un problème (…) Il y a quand même beaucoup, beaucou (...)
43D’abord, la majorité des juges interrogés (14/18) témoignent d’un manque de moyens humains au sein des juridictions de proximité pour mener la mission qui est la leur de manière adéquate. Tant les juges de paix que les juges au tribunal de police s’inquiètent du manque de personnel administratif au sein des greffes, nécessaire pour assurer un accueil de qualité des justiciables et exécuter certaines tâches du quotidien que les juges ou les greffiers doivent dès lors prendre en charge. Plusieurs juges de paix et de police en appellent en outre à la possibilité d’être épaulés par un ou plusieurs référendaires pour des tâches précises comme la recherche documentaire. Les juges les plus expérimentés (2/18) constatent une diminution du personnel administratif au fil des années24.
- 25 On est tous les jours en train de jongler avec les collaborateurs (…) Moi je fonctionne avec un gre (...)
44Outre le personnel administratif du greffe, le nombre de greffiers est également limité au sein des juridictions de proximité, notamment en raison de la fusion des greffes dans certaines justices de paix en milieu urbain (loi pot-pourri IV du 25 décembre 2016). Plusieurs juges (7/18) mentionnent des difficultés d’organisation lorsqu’un greffier est malade par exemple, les solutions proposées pour le remplacer étant absentes. Les juges interrogés officiant dans une même structure, ou parfois même à l’échelle de l’arrondissement en passant par le greffier en chef, doivent s’organiser pour se répartir le soutien des greffiers, lors de visites des lieux par exemple, ou en cas d’absences prolongées de certains collaborateurs25.
- 26 Concrètement, on n’a pas assez de moyens humains (…) Au niveau du gouvernement, ils ne remplissent (...)
45Le nombre de magistrats nommés au sein des arrondissements interpelle également les acteurs interrogés. Pour les juges de paix, leur nombre a diminué à la suite de la réforme des cantons (cf. infra). Les tribunaux de police font également face à un manque structurel de juges, que les acteurs n’attribuent pas à une réforme spécifique, mais à une gestion guidée par des objectifs budgétaires. Plusieurs juges de police (4/8), ainsi que deux chefs de corps, font notamment allusion à une politique du ministre Koen Geens (2014-2020) qui assumait vouloir limiter les dépenses en ressources humaines, du fait de la réduction de la marge budgétaire, notamment en remplissant à moins de 90 % le cadre fixé par la loi, soit le nombre de magistrats (et greffiers) nommés, et en ne publiant à dessein et de manière sélective qu’une partie des places vacantes. Notons qu’à la suite d’une action en justice, le tribunal de première instance francophone de Bruxelles a condamné en 2020 l’État belge pour n’avoir pas respecté la loi. Pourtant, les effets d’une telle politique se font encore ressentir au sein de tribunaux de proximité26
- 27 Nous on l’a pris de plein fouet, hein. Puisque … On a dû un peu pousser les murs ici, dans le bâtim (...)
46Selon les juges de paix rencontrés, premiers concernés par la réforme des cantons de 2017, la suppression de justices de paix et des sièges multiples s’inscrit également dans cette volonté de réaliser des économies d’échelles dans le fonctionnement de la justice de proximité. Sur les dix juges de paix rencontrés, tous n’ont pas connu la réforme. Cinq ont été directement impactés par la diminution du nombre de cantons ou par la suppression de sièges et ont vu leur compétence territoriale s’accroître. Ces juges se disent « victimes » de la réorganisation ou se présentent comme devant « subir » cette réforme, notamment en raison d’une augmentation considérable de leur charge de travail. En outre, trois de ces juges officiant dans des cantons ruraux aux territoires étendus soulignent la contradiction entre cette réforme et le caractère de proximité de leur juridiction : le fait de supprimer des lieux de justice éloigne le citoyen et représente un frein à l’accessibilité à la justice de première ligne pour une partie moins aisée de la population (cette idée est également exprimée par quatre chefs de corps rencontrés)27.
47La question des ressources humaines disponibles au sein des juridictions de proximité constitue également un thème récurrent pour les chefs de corps. Au niveau des magistrats, certains déplorent la politique de l’ancien ministre Geens (3/6) induisant un manque de juges de police. Deux chefs de corps regrettent également la diminution du nombre de cantons, et donc de juges de paix. En ce qui concerne le personnel administratif et les greffiers, plusieurs chefs de corps (4/6) font écho aux propos des juges et reconnaissent un manque structurel d’employés au sein des tribunaux de proximité. Les chefs de corps soulignent la nécessité d’un soutien plus important de collaborateurs formés à la mise en œuvre de la digitalisation, mais aussi pour assurer un accueil de qualité du justiciable et décharger les juges de certaines tâches administratives.
- 28 Je devais [sur injonction du ministre] redécouper les (…) cantons (…) J'apprends un jour que les (… (...)
48À propos de la réformes des cantons de 2017 plus spécifiquement, si seulement un (ancien) chef de corps était en fonction lors de sa mise en œuvre, notre analyse met en avant les difficultés et tensions qui ont accompagné ce processus. Notons qu’un acteur interrogé en sa qualité de juge de paix, mais qui a exercé par le passé un mandat de chef de corps, confirme cette tendance : les deux acteurs, alors en charge de désigner le ou les cantons de leurs arrondissements à supprimer, mentionnent la position incommode dans laquelle ils se trouvaient, contraints d’appliquer les directives ministérielles et désireux de maintenir le caractère de proximité de la justice de paix mais aussi de bonnes relations avec les juges dont ils étaient présidents28.
49Un acteur interrogé établit par ailleurs le lien entre la mise en œuvre difficile de cette réforme dans chaque arrondissement et le fait que presqu’aucun chef de corps des juridictions de proximité en Wallonie et à Bruxelles de la première génération n’ait souhaité renouveler son mandat. Les autres chefs de corps, ayant connu cette période de réforme en tant que juges de proximité, témoignent également d’une situation compliquée et de tensions liées à la suppression de cantons et au rôle du chef de corps dans ce processus.
50La réponse à la question de savoir comment les juges réceptionnent les réformes et logiques managériales dans leur secteur est relativement commune aux chefs de corps, aux juges de paix et de police, car les mêmes phénomènes bureaucratiques sont expérimentés par tous. Ces acteurs mettent en avant la relative pertinence de l’évaluation, l’effet pervers de la mobilité et le manque de moyens performants au service de la digitalisation. À travers ces trois phénomènes bureaucratiques, la justice de proximité en Belgique apparait, en ligne avec la littérature scientifique existante au sujet des juges de première ligne (Colaux, Schiffino, Moyson, 2023), soumise à des tensions entre deux paradigmes différents en administration publique : le NPM et l’ENW (Bouckaert, 2022).
51L’indépendance du juge et la qualité de la justice (Frydman, Jeuland, 2011 ; Lienhard, Kettiger, 2018) sont des fondements de la démocratie que la managérialisation met au défi de la performance. La performance est caractéristique du NPM (Bezes, Musselin, 2015) dans lequel s’inscrivent des réformes administratives comme Copernic. La performance est aussi liée de longue date aux évaluations individuelles (Nioche, 1982). Une première forme de tension apparait ici entre le fait que l’évaluation soit prévue dans les textes coperniciens mais qu’elle soit peu mise en œuvre, même si les chefs de corps appliquent les méthodes d’auto-évaluation. Il est symptomatique que l’évaluation soit peu présente dans les entretiens avec les acteurs. Ils parlent davantage de la qualité des décisions rendues, de la proximité avec le citoyen, de la nécessité d’avoir du temps pour rendre des jugements pertinents. Ce faisant, ils prônent une culture professionnelle de la qualité et du service public qui, caractéristique de l’État Néo-Wébérien (ENW), s’oppose aux mécanismes du marché dans le secteur privé qui sont prégnants dans le NPM (Bouckaert, 2022) et aux défauts de l’évaluation individuelle (Martuccelli, 2016).
52Contrairement à l’évaluation, la mobilité des magistrats est une réforme législative plus largement appliquée. Cela s’explique certainement en partie par le fait que, pour les chefs de corps et juges eux-mêmes, elle leur permet de s’adapter au manque de moyens. La mobilité favorise la spécialisation des juges et l’harmonisation des pratiques et de la jurisprudence. Elle diminue aussi le déséquilibre de la charge de travail entre les acteurs du secteur. En gérant les ressources de manière mobile, les chefs de corps n’appliquent pas purement et simplement des procédures, ils adoptent une orientation résultats, et révèlent une dimension supplémentaire de l’ENW (Bouckaert, 2022). Les audiences sous l’arbre (loi pot-pourri V du 6 juillet 2017), c’est-à-dire dans un local où se trouvait un siège supprimé par la rationalisation, s’inscrit dans la volonté de l’ENW de se rapprocher des citoyens (Bouckaert, 2022). Une double tension est toutefois manifeste ici. D’une part, les audiences sous l’arbre sont peu pratiquées pour des raisons logistiques (un seul juge parmi ceux interrogés y a eu recours). D’autre part, la mobilité et la possibilité de recourir à des juges suppléants véhiculent le risque de remplacer la nomination du nombre de juges au cadre prévu par la loi.
53La digitalisation des cours et tribunaux de première ligne révèle aussi un paradoxe important. La transformation digitale de l’administration publique (dont l’administration judiciaire) vise « une plus grande efficacité de l’action publique et une amélioration du service fourni aux citoyens en accélérant la circulation de l’information grâce à une ‘administration en réseau’ (développement de serveurs de bases de données et d’intranets), une communication horizontale et un meilleur contrôle de gestion budgétaire » (Mabi, 2021 : 879). Ci-dessus, la description des normes et des pratiques des acteurs a montré comment ces changements s’effectuent. Mais ils sont partiels : la mise en œuvre de la digitalisation est déficitaire dans la justice de proximité en Belgique pour des raisons économiques et budgétaires (Dubois et al., 2019). À l’heure actuelle, des groupes de travail incluant certains juges de proximité œuvrent à une meilleure implémentation de la digitalisation. Les réformes sur la digitalisation datent de la dernière décennie et il est possible, comme le mentionnait un chef de corps lors de nos entretiens, qu’il s’agisse d’une période de transition pour aller vers un outil informatique plus performant, permettant d’alléger la charge de travail, de favoriser la transparence et l’e-gouvernement qui caractérisent l’ENW (Bouckaert, 2022). Récemment, la pandémie liée au covid‑19 a accéléré la numérisation de la justice, via les vidéoconférences et le télétravail notamment. Mais l’écart paradoxal entre la très grande vitesse de l’évolution numérique et la lenteur de la digitalisation de la justice reste frappant.
54Depuis 2013, la réforme de la justice s’est principalement inscrite dans le NMP dont Copernic a incarné des caractéristiques : individualisation, évaluation, informatisation, création de structures. La mise en œuvre de la managérialisation se confronte toutefois, d’un côté aux représentations qu’ont les acteurs de leur métier et, de l’autre côté, au manque de moyens publics. Les résultats concrets que produit la réforme de la justice se situent plus près d’un État Néo-Wébérien que d’un Nouveau Management Public, ce qui s’explique par les pratiques des acteurs, elles-mêmes influencées par les conceptions qu’ils ont des réformes.
55Les entretiens auprès de juges de paix, juges de police et chefs de corps révèlent cette ambivalence. La nécessité de moderniser et d’améliorer le fonctionnement de la justice est majoritairement reconnue par les juges. La plupart des acteurs interrogés voient à travers les logiques managériales une volonté d’accroitre l’efficience des tribunaux, par exemple en augmentant le nombre de décisions rendues. Pour certains, elle faciliterait aussi certaines procédures et optimiserait l’utilisation des deniers publics. Mais la volonté qu’expriment les juges de rendre justice en restant proches des citoyens malgré des moyens limités génère des contraintes et des tensions au sein des juridictions de proximité. Plusieurs acteurs interrogés s’inquiètent d’ailleurs de l’attractivité de la fonction de juge de proximité à l’avenir. En effet, face aux écueils que rencontrent les juges de paix et juges aux tribunaux de police, les candidats pourraient se détourner de cette carrière, surtout à Bruxelles où les juges de paix doivent être bilingues.
56C’est donc une analyse nuancée des conceptions qu’ont les juges qui s’impose pour expliquer que la justice belge demeure encore aujourd’hui une des administrations publiques les plus réticentes à la mise en œuvre de l’esprit de la réforme Copernic. Fondamentalement, les entretiens laissent à voir que les juges de proximité prônent une indépendance et une autonomie de leur fonction, notamment dans leur rapport aux chefs de corps. Ils restent arrimés à une logique d’autonomie propre au secteur judiciaire, faisant également écho au principe d’individualisation du NPM. Mais ils privilégient en même temps un rapport aux citoyens qui les rapprochent d’un ENW. La justice semble ainsi continuer à s’affranchir des logiques de l’exécutif qui a prôné le NPM au fil des législatures. Le rôle premier des juges dans une démocratie représentative demeure un argument (implicite) de leurs réserves à l’égard des réformes managériales.