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Laurent Gosselin, Aspect et formes verbales en français

Jacques Bres
Référence(s) :

Laurent Gosselin, Aspect et formes verbales en français, Paris, Garnier, 2021, 280 p., Collection Domaines linguistiques 17, ISBN : 978-2-406-10549-7

Texte intégral

1L’ouvrage de Laurent Gosselin est une somme qui présente de façon claire et accessible tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’aspect exprimé par les formes verbales en français. Il a obtenu le Grand Prix de linguistique de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique 2023. Le présent compte rendu sera forcément réducteur, voire simplificateur de la complexité des descriptions proposées qui tient à la complexité des faits étudiés.

2Depuis plus de 30 ans, L. Gosselin creuse son sillon sur les temps verbaux, balisé par ses ouvrages de 1996, 2005, 2010, et 2013 et ses nombreux articles.

3La publication de 2021 met au centre de l’étude la notion d’aspect, tardivement reconnue comme pertinente pour l’analyse du français, qui permet d’expliciter l’un de la valeur en langue et le multiple des effets de sens en discours des temps verbaux du français. Soulignons d’emblée le souci didactique et de linguistique cumulative : l’ouvrage prend appui sur les propositions devenues désormais des classiques en la matière (i. a. Guillaume, [1929] 1984 ; Garey, 1957 ; Heine, 1993 ; Hopper & Traugott, 1993 ; Klein, 1994 ; Langacker, 1987 ; Reichenbach, 1947 [1980] ; Vendler, 1967), les discute et les retravaille. Les termes retenus pour l’analyse sont présentés en italiques, suivis entre parenthèses des termes utilisés par ailleurs dans la littérature. Les chapitres se concluent par des applications — sur le futur, le conditionnel, les périphrases aspectuelles, les temps du passé — qui mettent en œuvre les éléments théoriques mis en place précédemment. Ajoutons à cela que L. Gosselin use d’un minimum de termes idiosyncratiques et d’abréviations.

4L’ouvrage se compose de 5 chapitres. Le premier (11-60) — L’aspect verbal : présentation générale — présente la catégorie grammaticale de l’aspect et ses sous-classifications. L’aspect est défini comme « la façon de représenter le déroulement du procès (états et événements) » et clairement distingué du temps : le temps désigne le cadre chronologique dans le lequel le procès se trouve situé ; l’aspect concerne le temps inhérent au procès (temps interne) et, complémentairement, le temps de la phase qui le précède et celui de la phase qui le suit (temps externe). Toute forme verbale marque l’aspect et le temps (sauf les formes nominales). Sont distingués 4 types d’aspect :
– aspect lexical, qui concerne le lexème verbal et ses compléments, soit les types de procès : atéliques (état, activité)/téliques (accomplissement, achèvement). Mais également les préfixes et suffixes, les adverbes d’aspect, les compléments de durée, sans oublier nos connaissances du monde ;
 aspect grammatical : global (aoristique, perfectif) ; inaccompli (sécant, cursif, imperfectif) ; prospectif (précursif) ; accompli (parfait, rétrospectif, extensif, excursif) ;
– aspect de phase : pré-processuelle (pré-processive, préparatoire) ; post-processuelle (post-processive, résultante), et processuelle (processive), cette dernière se divisant en trois sous-phases : initiale, médiane, finale ;
 aspect itératif : fréquentatif, habituel, répétitif, présuppositionnel, semelfactif.

5Ces 4 types d’aspect entrent en interaction pour constituer l’aspect de telle ou telle forme verbale, à savoir la monstration de tout ou partie du procès. Laurent Gosselin parlera de visée aspectuelle pour l’aspect grammatical, et d’aspect conceptuel, catégorie qui lui permet d’articuler aspect lexical et aspect itératif. Ajoutons que, à la différence de l’approche unitaire de l’aspect (i. a. Verkuyl, 1972 ; Kamp & Rohrer, 1983 ; Langacker, 1987 ; de Swart, 1998 ; Croft, 2012) — pour laquelle l’aspect grammatical a pour seule fonction de confirmer ou de modifier le type de procès — L. Gosselin opte pour une conception dualiste de l’aspect : l’aspect conceptuel construit des procès par catégorisation, la visée aspectuelle en opère différentes monstrations. Soulignons la pertinence d’intégrer l’itératif à la catégorie de l’aspect, même s’il est possible de se demander si le terme hyperonyme de fréquence n’aurait pas été plus approprié qui permet de subsumer itératif et semelfactif.

6Le chapitre 2 (61-90) est consacré à la grammaire de l’aspect conceptuel. Sa grande originalité consiste à porter une attention toute particulière à la façon dont la prise en compte de l’aspect itératif permet d’élargir la notion de procès qui concernera non seulement le procès stricto sensu et les phases de procès, mais également les séries itératives et les agglomérats de procès. Laurent Gosselin propose de nommer procès lato sensu l’entité qui les subsume, qu’il identifie par un ensemble de propriétés définitoires, et dont il explicite à partir de nombreux exemples la grammaire récursive.

7Le troisième chapitre (89-143) — Les périphrases aspectuelles — traite des périphrases aspectuelles, sous-ensemble des périphrases verbales. Les périphrases verbales se composent d’une séquence d’au moins deux éléments verbaux — à la différence des locutions verbales, p. ex. prendre peur — qui se suivent, telle que seul le premier de ces éléments peut (sans que cela soit nécessairement le cas) être conjugué à une forme personnelle, tandis que les autres se présentent nécessairement sous une forme apersonnelle (infinitif ou participe). Sont discutés les différents tests (et les difficultés de leur mise en œuvre) qui permettent de délimiter la classe des périphrases verbales, notamment celui de la complétive : l’infinitif ne doit pas commuter avec ce type de subordonnée, ce qui écarte p. ex. la séquence vouloir venir dans la mesure où je veux venir peut commuter avec je veux que tu viennes. Les périphrases verbales expriment la diathèse, la modalité et l’aspect.

8Les périphrases aspectuelles forment un sous-ensemble des périphrases verbales : elles marquent, exclusivement ou partiellement, l’aspect du procès de façon régulière et stable. Sont distingués trois types d’aspects :
– l’aspect itératif, fréquentatif et/ou habituel, c.-à-d. la répétition régulière d’un même procès sur une longue période : avoir l’habitude de / pour habitude de / coutume de Vinf ;
– l’aspect de phase : la sélection de l’une des phases d’un procès : pré-processuelle : se disposer à Vinf ; initiale : se mettre à Vinf ; médiane : persister à Vinf, finale : terminer de Vinf ; post-processuelle : « rentrer de Vinf » ;
– la visée aspectuelle : prospective : aller/être sur le point de Vinf ; inaccomplie : être en train de Vinf ; accomplie : venir de Vinf.

9Ajoutons que certaines périphrases, nommées hybrides, peuvent marquer à la fois l’aspect de phase (initiale) et l’aspect itératif fréquentatif (prendre l’habitude de Vin), ou la diathèse causative et la phase initiale d’une série itérative (accoutumer SN à Vinf).

10Dans le chapitre 4 (155-220) — Modélisation du système verbal —, L. Gosselin commence par expliciter la conception systématique et systémique des temps verbaux qu’il défend depuis son ouvrage de 1996, et qui se concrétise par le modèle SdT (pour Sémantique de la temporalité), en retravail du modèle de Reichenbach (1947). Le philosophe distingue, pour décrire les temps de l’anglais, trois points : E (event point), S (speech point) et R (reference point), et deux relations temporelles entre eux : d’antériorité et de coïncidence. L. Gosselin, dès 1996, propose de remplacer les points par des intervalles et d’ajouter un intervalle circonstanciel pour les compléments de temps. Les deux relations d’antériorité (A < B) et de coïncidence (A = B) posées par Reichenbach pour l’anglais sont complétées par les relations d’inclusion (A ⊂ B), d’inclusion ou coïncidence (A ⊆ B), d’antériorité ou de coïncidence (A ≤ B). La relation entre les intervalles R et S marque le temps, la relation entre R et E marque la visée aspectuelle, l’intervalle de référence R s’interprétant comme intervalle de monstration. En appui sur l’analyse de l’aspect conceptuel (chap. 2) qui décompose le procès en procès lato sensu, procès stricto sensu, phases, séries itératives et agglomérats de procès, chacune de ces entités est affectée d’un intervalle de procès (E, E°, Epré, etc.) et d’un intervalle de référence (R1, R2, etc.). Seule la première de la chaîne, parce que conjuguée, dispose d’un intervalle S.

11Les différentes flexions verbales donnent une instruction temporelle et une instruction aspectuelle qui constituent sa valeur en langue. Soit, pour l’imparfait p. ex., R < S et R ⊂ E ; et pour l’infinitif, forme atemporelle, seulement une instruction aspectuelle : R ⊆ E. L’énoncé il allait partir sera décrit de la sorte : l’auxiliaire de visée aspectuelle aller sélectionne la phase préparatoire du procès (Epré) présentée, par l’imparfait, comme passée (R1 < S) et sous une visée inaccomplie (R1 ⊂ Epré) ; le verbe partir, à l’infinitif, exprime un procès (E°) sous visée sous-déterminée (R2 ⊆ E°). On en déduit une visée indirecte prospective sur le procès (R1 < E°). L. Gosselin accompagne l’analyse de nombreux exemples d’un chronogramme qui permet de visualiser les relations entre les différents intervalles des différents éléments.

12L. Gosselin explicite le système des valeurs en langue des différentes flexions sous la forme d’une instruction temporelle (relation entre R et S) et d’une instruction aspectuelle (relation entre R et E). Seul le conditionnel est affecté de deux intervalles de référence, en relation avec sa morphologie : R2 marqué par [r], et R1 marqué par la flexion d’imparfait. Cette valeur en langue entre, en discours, en interaction avec des éléments cotextuels qui vont la préciser ou l’enrichir, ou induire des faits de conflit et de résolution de conflit : p. ex. dans il dormit à 9 h 30, le conflit entre le procès activité au passé simple et le circonstant ponctuel se résout par la contraction du procès sur sa borne initiale, en équivalence à s’endormir. Le chapitre se termine par un développement substantiel sur le participe passé, dans lequel L. Gosselin défend son analyse de l’aspect du participe passé comme global ; et par une application dans laquelle il étudie en détail l’un de la valeur en langue du futur antérieur et le multiple de ses effets de sens en discours, ainsi que les analogies de son fonctionnement avec les autres temps composés, et sa singularité au sein du système verbal. Je n’hésite pas à dire que cette étude du futur antérieur est un modèle du genre, qui donne envie de (tenter de) faire de même pour les autres flexions verbales.

13Le dernier chapitre (221-265) — Aspect et temps ramifié — traite de la relation entre l’aspect et la modalité, et s’applique à montrer que la visée aspectuelle permet de déterminer le statut modal des procès, à savoir si les procès sont présentés comme vrais, irrévocables, inéluctables, contrefactuels ou simplement possibles. Pour ce faire, L. Gosselin fait appel à la notion philosophique (Aristote, Bergson, Prior, Kripke) de l’asymétrie modale du temps : envisagé depuis un point de repère, le cours des événements qui précèdent est irrévocable, c’est-à-dire qu’il est rétrospectivement nécessaire (représentation linéaire) ; alors que le cours des événements qui suivent est prospectivement possible (représentation ramifiée). L’auteur pose deux points de ramification : l’un correspond à la borne finale de l’intervalle d’énonciation (S) à partir duquel ce qui est présent ou passé est irrévocable, et ce qui est futur est possible. S sert à définir les modalités temporelles. L’autre correspond à la borne finale de l’intervalle de référence (R) à partir de laquelle ce qui précède est présenté comme irrévocable, et ce qui suit reste possible. R sert à définir les modalités aspectuelles. De la sorte, avec les visées globale (passé simple) et accomplie (passé composé), le procès relève tout entier de l’irrévocable ; avec la visée inaccomplie (imparfait, présent), le début du procès relève de l’irrévocable et sa fin du possible ; avec la visée prospective (aller + inf.), tout le procès relève du possible. Cette analyse est appliquée au futur simple, aux temps du passé, aux périphrases aspectuelles et au conditionnel (subjectif). Soit p. ex. un énoncé au futur avec visée globale comme il traversera la place : le procès est temporellement possible parce que situé après S, mais aspectuellement irrévocable parce qu’il n’excède pas la borne finale de R (E =R).

14Je tiens à souligner deux façons de faire de L. Gosselin tout au long de son ouvrage : (i) le soin de présenter ses développements en relation avec les autres théorisations en explicitant ce qu’il leur doit, comme de justifier ses choix sans transformer le choix opposé en épouvantail, soin qui s’inscrit dans une approche cumulative des connaissances du domaine ; (ii) le souci constant de ne pas masquer les « faits inconfortables » : les difficultés que rencontre la modélisation sur tel ou tel point, les questions restées en suspens.

15Ce n’est pas le moindre intérêt de cette modélisation exigeante des formes verbales du français que d’avoir été appliquée, par différents chercheurs, à différentes langues : arabe parlé d’Alger, arabe marocain et berbère tamazight, saramaka, japonais, chinois mandarin ; et d’avoir également fait l’objet d’applications didactiques et d’implémentations informatiques.

16Partageant l’approche cumulative de L. Gosselin, je poserai, en prolongement de nos discussions amicales, deux questions tenant à des points particulièrement difficiles sur l’analyse desquels nous divergeons : le participe passé, le conditionnel :
– analyser le participe passé comme d’aspect global permet-il de rendre compte du fait qu’il s’accorde avec le SN auquel il est incident, et ce, à la différence du participe présent : les pétales tombés des cerisiers de mai / les pétales tombant des cerisiers de mai ?
– Laurent Gosselin fait intervenir dans sa description du conditionnel deux intervalles de référence : R1 marqué par [r], et R2 par la flexion de l’imparfait. Si R2 porte sur E, sur quel intervalle de procès porte R1 ? Qu’est-ce qui, dans le modèle, permet de lui associer un « point de vue subjectif » ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jacques Bres, « Laurent Gosselin, Aspect et formes verbales en français »Cahiers de praxématique [En ligne], 82 | 2024, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/praxematique/9660 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ew5

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Auteur

Jacques Bres

Université Paul-Valéry Montpellier 3

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