Teddy Arnavielle, Grammaire pratique du français
Teddy Arnavielle, Grammaire pratique du français, Paris, Ellipses, 2024, 456 p., ISBN : 9782340085220
Texte intégral
1Dans son Histoire des Oracles (1687), Fontenelle écrivait bien malicieusement à propos de tous les savants qui se pressaient pour expliquer le miracle d’une dent d’or apparue soudain dans la bouche d’un enfant : « En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encore l’histoire ». Rullandus ajoutait à trois autres dissertateurs. Des esprits malicieux pourraient être tentés d’en faire autant à propos du dernier ouvrage de Teddy Arnavielle et se demander si sa Grammaire pratique du français n’a pas été entreprise « afin que cette langue française ne manquât pas de grammairiens » ! C’est que des grammaires revêtues des plus divers adjectifs, il n’en manquait déjà pas ! Elle vient prendre place sur les rayons des bibliothèques à côté de celles qui l’ont précédée : des grammaires tour à tour « générale » et « raisonnée » (A. Arnaud et C. Lancelot), « critique » ou « rénovée » (M. Wilmet), « systématique » (C. Baylon et P. Fabre), « fonctionnelle » (A. Martinet) ou plus, récemment, « grande » (A. Abeillé et al.) pour en rester aux seuls adjectifs qualificatifs ; mais aussi des grammaires « du sens et de l’expression » (p. Charaudeau), « pour tous » (H. Bonnard), « du français contemporain » (J.-C. Chevalier), « du français classique et contemporain » (R.-L. Wagner et J. Pinchon), « du FLE » (A. Coïaniz) ou « d’aujourd’hui » (M. Arrivé et al.), si l’on veut reprendre quelques compléments destinés à en préciser l’extension.
2T. Arnavielle qui a passionnément enseigné la grammaire à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 livre ici une grammaire « pratique » tout à fait originale par son propos, par son organisation, son ton et son mode d’écriture : une grammaire qui ne peut réellement être comparée à aucune autre. Une grammaire qu’il a baptisée « pratique » : on cherchera à expliciter le sens de cette qualification.
3Mais avant d’entrer dans le détail de la construction de l’ouvrage, disons tout de suite notre enthousiasme pour une écriture légère, « à sauts et à gambades » aurait écrit Montaigne, primesautière en quelque sorte ; une écriture qui invite le lecteur à entrer dans la description de la langue en prenant le plus grand nombre de chemins de traverse possible. On se laisse guider par l’auteur comme dans une conversation amicale sur le français : « Une situation embarrassante : le statut du troisième terme de la construction unipersonnelle » (p. 177) ; « Indéfinis. Nous les prenons comme un bloc […]. Wilmet les segmente en “quantifiants sectoriels”, “quantifiants stricts” : pourquoi pas ? » (p. 231). Le style fait un large usage de la phrase nominale et privilégie la phase simple, ne recourant à la coordination et à la juxtaposition que dès lors qu’il faut absolument allonger pour complexifier (un peu). Bonheur de lecture…
4Une grammaire « pratique »
5L’ouvrage mis à notre disposition fait un peu plus de 420 pages et — indiscrétion issue de conversations à distance avec l’auteur pendant la rédaction — il nous semble qu’ont dû rester dans les tiroirs environ 200 autres pages, sacrifiées sur l’autel d’impératifs éditoriaux.
6Si l’on devait juger au premier regard du caractère « pratique », ce serait par la simplicité du projet qui conduit le lecteur du général au particulier, de la phrase constitutive du texte (partie 1) au mot et au morphème (partie 3) en passant par le syntagme (partie 2).
7Ce serait aussi dans un plan qui ne se décline qu’en un seul niveau de sous-titres, rendant aisée une toujours possible lecture linéaire. Même si la consultation papillonnante sera sans doute le mode préféré.
8Ce serait aussi par le fait d’une écriture qui évite le plus souvent les détours des références bibliographiques tout en situant chaque fois la pensée, originale, par rapport aux principaux auteurs avec lesquels elle est en dialogue. Les chapitres sont courts, volontairement, s’enchainant non pour exposer simplement les différents aspects d’une notion, mais pour construire sur chaque point un petit trajet argumentatif ; enfin, les exemples sont ramenés à l’essentiel.
9T. Arnavielle s’est volontairement éloigné des traditions qui prennent les exemples dans la littérature et il s’en explique au début de son ouvrage : les grandes (et même les petites) œuvres artistiques valent mieux que d’être réduites au statut d’exempliers métalinguistiques.
10On peut encore retrouver le caractère pratique dans le fait que le livre est ponctué de doubles pages intitulées « Applications », faisant suite à deux ou trois chapitres et servant de guide aux analyses du lecteur : pour passer de la description à un « Comment faire ? ». Ainsi la première de ces respirations s’appelle-t-elle « À la recherche du centre de la phrase », qui vient après trois chapitres. On sent là que l’auteur aurait sans doute aimé proposer des activités, des exercices aidant à s’approprier plus aisément ses points de vue : mais sans doute y avait-il aussi sur ce plan des contraintes éditoriales assez strictes. Est évoquée (p. 6) la possibilité d’un « volume séparé ». Souhaitons que celui-ci voie le jour.
11Plutôt que d’être confronté à de longs développements sur une catégorie grammaticale, le lecteur est invité par le plan choisi à revenir plusieurs fois de manière spiralaire sur un même objet grammatical. Ainsi, l’interjection est vue comme liée à la production d’une phrase (Partie 1), puis comme noyau de syntagme (Partie 2), enfin comme mot, inséré dans une suite de mots, avec sa fonction dans une phrase (Partie 3). Cela n’évite pas toujours les redites, mais celles-ci sont aussi une manière de faire avancer progressivement la réflexion grammaticale. Le riche index des notions (p. 417-430) permet facilement une navigation par entrée grammaticale, invitant à un parcours plus linéaire les personnes intéressées par un aspect précis.
12Une grammaire éclectique
13Teddy Arnavielle a sans doute à cœur de montrer combien écrire une grammaire est l’exact contraire d’établir une doctrine. Pour lui, qui a codirigé avec G. Siouffi le numéro 176 de Langue française (2012) sur le thème Écrire une grammaire du français aujourd’hui, ni le savoir sur la langue ni la manière d’aborder celle-ci ne sauraient donner lieu à des entrées théoriques uniques.
14Tout au long de son parcours grammatical, l’auteur butine en choisissant les fleurs qui lui paraissent les plus accueillantes, faisant son miel des travaux de ceux qui l’ont précédé. Il nous dit dès l’abord apprécier les analyses de M. Wilmet dans sa Grammaire critique ; ajoutons qu’on retrouve aussi quelque chose de la malice du grammairien belge dans le choix de certains exemples et dans les commentaires qui en sont faits. T. Arnavielle reconnaît ses dettes et filiations dès l’avant-propos (p. 5), en citant outre M. Wilmet, H. Bonnard, J.-M. Zemb, G. Moignet. En remontant dans le temps, Guillaume est la source principale d’inspiration, sans allégeance ni renonciation à un examen critique ; L. Tesnière est également mobilisé par endroits ainsi que A. Martinet et, encore plus ancien, C. Bally. Mais on le voit aussi dialoguer avec F. Brunot et son onomasiologie radicale ; la bibliographie, volontairement restreinte (413-415) montre qu’il sollicite également L. Bloomfield, L. Hjelmslev, A. Culioli. Ces références sont soit des points d’appui qu’il prolonge et fait siens, soit des éléments très rapidement repris pour lui permettre de poser en regard sa propre analyse. Cet éclectisme de bon aloi n’est pas sans évoquer celui de la Grammaire systématique de ses collègues P. Fabre et C. Baylon, une référence encore plus « pratique » car assortie d’exercices, mais… moins complexe et moins riche.
15Une grammaire problématisante, entre sémasiologie et onomasiologie
16Avec cette Grammaire systématique de P. Fabre et C. Baylon, la Grammaire pratique de T. Arnavielle partage une autre caractéristique, qui l’éloigne encore plus de l’exercice doctrinal : le goût pour la fluidité en lieu et place de l’assertion de vérités immuables, l’importance donnée aux points de vue que l’on adopte sur la langue quand on veut la décrire et donc à la relativité des savoirs : ainsi, T. Arnavielle ne cesse d’interroger les différentes catégories en usage, ayant à cœur de montrer que ce sont des ensembles flous, mouvants, discutables. T. Arnavielle n’abandonne pas pour autant les usages traditionnels — il n’invente pas son propre métalangage, mais se coule dans celui en usage dans les classes — mais il ne cesse de les questionner, de les éprouver. Il le fait, on le sent bien, pour attirer les néophytes, ces lycéens auxquels il s’adresse à plusieurs reprises et à qui il entend donner des savoirs constitués oui, mais non sans en montrer le caractère provisoire et non définitif. On en trouve un bel exemple p. 237, au point 15 (« Quand l’adjectif se fait partie de pronom ») et dans bien d’autres cas encore. L’interrogation sur les limites est une constante (Partie 2, chapitre 7. « Les limites du syntagme » ; Partie 3, chapitre 10. « Porosité de la limite préposition-conjonction de subordination »).
17De temps en temps, T. Arnavielle s’autorise une création, une innovation terminologique, mais sans jamais verser dans le jargon ; ainsi, p. 376 propose-t-il la fonction de « relateur » pour la préposition et la conjonction : une création lexicale modérée, on en conviendra.
18Cette question des limites des catégories formelles, traditionnellement utilisées dans les grammaires scolaires de manière non problématisée (il est vrai que pour déconstruire encore faut-il avoir au préalable construit), confère à T. Arnavielle et à sa Grammaire pratique un positionnement original. La fluidité et le caractère poreux des catégories l’inciteraient volontiers à opter pour un parti pris onomasiologique, allant du sens vers les formes qui le portent, dans leur diversité, mais il explique aussi pourquoi ce point de vue ne peut être radicalement et systématiquement suivi (Partie 3, chapitre 12, point 5. « Onomasiologie »). Plutôt que de rompre avec les catégories traditionnelles en les chassant par la porte pour les voir revenir par la fenêtre, l’auteur préfère les conserver (analyse sémasiologique) tout en « marquant que la sémantique ne peut se laisser enfermer dans des cadres rigides, ce qui entraîne d’inévitables chevauchements, d’où, d’ailleurs les difficultés qu’on éprouve à marquer les frontières entre ces classes. » (p. 396). Il s’agit donc de « tenir les deux bouts de la chaîne, celui de la forme et du sens, dans une démarche de va-et-vient, en utilisant les apports récents et importants de la sémantique grammaticale ». Un beau programme, parfaitement réalisé.
19Une grammaire pratique… pour quels lecteurs ?
20« Le public visé est varié », écrit T. Arnavielle à la p. 5. L’auteur aimerait toucher les élèves des lycées à l’âge où on les invite à nouveau aujourd’hui à porter un regard sur la langue, peut-être avec plus de recul que dans les études primaires et au collège.
21L’étudiant en Lettres serait un public plus « réaliste » pour notre grammairien. C’est aussi notre avis, car tout n’est pas aussi simple dans cette Grammaire, en dépit des efforts d’écriture déjà mentionnés !
22« Les spécialistes n’apprendront pas grand-chose ; leurs recherches sont arrivées à un niveau d’élaboration que l’on n’a pu ici que laisser entrevoir » (p. 6). Une affirmation marquée du sceau de la modestie, mais que l’on ne saurait prendre trop vite pour argent comptant. Certes, l’écriture est allègre, certes les exemples sont réduits et fabriqués pour l’occasion afin d’en être plus démonstratifs, mais l’importance déjà mentionnée de la problématisation et du questionnement font de cet ouvrage, par bien des aspects, un livre qui ouvre autant de débats qu’il n’apporte de réponses. Et quel lecteur pourra se trouver en position de débattre, sinon le spécialiste ?
23On peut certes lire cette grammaire au premier degré et passer allègrement sur une formule comme celle de la p. 376 « On peut se contenter de voir en eux des termes… » ou encore p. 378 de « On peut se satisfaire de… ». Mais derrière ces tournures comme derrière d’autres du même type se cache un important travail de simplification : une implicitation visant la simplicité. Que fait T. Arnavielle dans ces passages ? Il synthétise, sur une voie moyenne dont il ne nous livre pas toutes les positions, des débats de spécialistes qu’il a lus pour nous et dont on trouve parfois les échos en rapides références bibliographiques, mises là pour ceux dont la curiosité serait à la hauteur des capacités de lecture. Parfois, au terme de son débat intérieur dont il ne nous a pas livré tous les tenants et aboutissants, il conclut pour nous (p. 388) : « On peut suivre Martinet, qui traite (1972 : 82 ; 1985 : 119-120) le terme présentateur comme l’actualisateur d’un prédicat nominal, adjectival, adverbial, infinitival, participial), modèle large qui définit aussi la liaison sujet-verbe). » T. Arnavielle, s’il dit ne pas s’adresser aux spécialistes, ne devrait donc pas manquer de les intéresser !
24Parmi toutes les grammaires existantes, il manquait bien une Grammaire pratique !
Pour citer cet article
Référence électronique
Bruno Maurer, « Teddy Arnavielle, Grammaire pratique du français », Cahiers de praxématique [En ligne], 82 | 2024, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/praxematique/9658 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ew4
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