- 1 Nous remercions G. Kleiber et S. Miyakoshi pour leur relecture attentive.
- 2 Toutefois, Paillard (2021) lui attribue d’emblée le statut de marqueur discursif.
1Dans la littérature1, l’adverbe évidemment est généralement considéré comme appartenant à la classe des adverbes de phrase2. Même si cette appellation n’est pas adoptée à l’unanimité et que les sous-classes à l’intérieur de cette classe majeure peuvent différer d’un chercheur à l’autre, il est généralement admis que cet adverbe est défini par sa portée sur un énoncé et non sur un prédicat verbal :
[1] Évidemment, le manifestant n’a pas été blessé par le CRS. (Schlyter, 1972)
[2] Évidemment, Pierre est beaucoup trop timide. (Martin, 1974)
[3] Évidemment, Marie n’est pas partie. (Mørdrup, 1976)
[4] Il n’a rien compris, évidemment. (Borillo, 1976)
[5] J’aurai évidemment besoin de vous. (Guimier, 1996)
[6] Évidemment, Max est coupable. (Molinier & Lévrier, 2000)
- 3 Nøjgaard (1993) entend par « référent » ce que décrit un énoncé.
2Au moyen des adverbes de phrase dits « modaux » (Molinier & Lévrier, 2000) ou « assertifs » (Borillo, 1976 ; Guimier, 1996, entre autres), le locuteur « montre » son appréciation (Nølke, 1993) quant à la vérité ou au degré de certitude du contenu propositionnel de l’énoncé qui est sous sa portée. En l’occurrence, l’énonciation de l’adverbe évidemment note la conformité de l’énoncé avec son « référent3 » (Nøjgaard, 1993). Pour justifier cet aspect sémantique des adverbes modaux, les chercheurs font appel, à des degrés divers, au parallélisme existant entre énoncé à adverbe et énoncé à adjectif : un énoncé comportant un adverbe modal peut en effet être paraphrasé par un énoncé où l’adjectif, base lexicale de l’adverbe en -ment en question, prédique la proposition dans la portée de l’adverbe. Cette dernière peut apparaître soit en position sujet [7], soit en position extraposée [8] ; dans le second cas, le sujet impersonnel il apparaît :
[7] Que P est Adj = Que Pierre est beaucoup trop timide est évident.
[8] Il est Adj que P = Il est évident que Pierre est beaucoup trop timide.
- 4 Lenepveu (2020 : 125) subordonne cette équivalence à « la stabilisation du jugement, [au] renforcem (...)
3Dans la littérature, la description des adverbes de phrase, y compris évidemment, est ainsi plus ou moins cautionnée par cette équivalence, quelle que soit son utilisation dans le cadre théorique de chaque chercheur4.
4Si l’on observe les emplois de l’adverbe évidemment dans cette optique, il existe cependant des cas qui semblent résister à cette analyse :
[9] Ronan Falgoas décrit un personnage qui se joue de la situation. […] « Quand les gens lui demandent s’il y est pour quelque chose dans la disparition de sa femme [, il] dit : “bah oui, évidemment, c’est moi, évidemment que je l’ai tuée”. » Le tout d’une « manière qu’on comprend exactement l’inverse ». Pour le journaliste, « quand on sort d’une discussion avec lui, on se dit “bah non, non, c’est pas lui”. Ou alors si c’est lui, il est extrêmement fort, extrêmement solide ».
(Disparition de D. Jubillar – « C’est moi, évidemment que je l’ai tuée » : quand son mari s’amuse de la situation, les derniers témoignages en vidéo, lindependant.fr)
5L’exemple [9] comporte une suite d’énoncés comportant deux occurrences d’évidemment en discours direct, en réponse à une question rapportée. Le dialogue peut être reconstruit de la façon suivante :
[10]
L1 : Vous y êtes pour quelque chose dans la disparition de votre femme ?
L2 : Bah oui, évidemment, c’est moi, évidemment que je l’ai tuée.
- 5 Dans une analyse plus aboutie suggérée par un relecteur/une relectrice, les deux occurrences de évi (...)
6L’interprétation de son énonciation que L2 veut induire chez L1 est glosée par L1 lui-même : L2 énonce le tout d’une « manière [telle] qu’on comprend exactement l’inverse », selon L1. Dans cette interprétation, L2 ne prend donc pas en charge les deux énoncés sous la portée de l’adverbe évidemment : les énoncés en italique en [9] ne peuvent pas être remplacés par ceux de [11]. L’interlocuteur comprend à juste titre que L2 prend plutôt en charge le contraire [12]5 :
[11] ≠ [10] Il est évident que c’est moi / Il est évident que je l’ai tuée.
[12] Il n’est pas vrai que c’est moi / Il n’est pas vrai que je l’ai tuée.
7En revanche, l’exemple [13] illustre un emploi d’adverbe de phrase canonique où évidemment porte sur l’énoncé c’est moi…, lequel est comparable à l’énoncé sous la portée du même adverbe en [9] :
[13] Si je n’avais pas été là, cette maison de couture Yves Saint Laurent ne serait pas là. […] Cette maison de couture, évidemment c’est moi qui l’ai faite mais je l’ai faite pour être à son service donc je l’ai modelée à ce qu’il pouvait faire, à lui, à sa création. (P. Bergé, À voix nue, radiofrance.fr)
- 6 Dans cet exemple, évidemment renforce la concession introduite par mais, participant au fonctionnem (...)
8Dans cet exemple, la phrase adverbiale se paraphrase par une phrase adjectivale6 :
[14] = [13] Il est évident que cette maison de couture, c’est moi qui l’ai faite.
- 7 Nous travaillons sur un corpus de pièces de théâtre contemporain, recensées sur le site internet le (...)
- 8 Pour ce qui concerne d’autres types de contextes d’occurrence de évidemment (par exemple, textes éc (...)
9Dans cet article, qui constitue un préliminaire à la description détaillée des fonctionnements de évidemment (en tant qu’emplois « adverbiaux » différents, cf. Nølke, 1993), nous nous concentrons sur l’identification des spécificités distributionnelles et formelles de l’emploi de évidemment, tel qu’il est représenté dans l’exemple [9]7. Les exemples que nous examinons sont dans la plupart des cas extraits de dialogues8. Nous révisons en premier lieu les critères classiques des adverbes de phrase ; dans un deuxième temps, nous montrons qu’un autre emploi du même mot, que nous appelons « évidemment anaphorique/situationnel », rejoint et dépasse, à la fois, la catégorie d’adverbe de phrase, de par sa nature référentielle ; en dernier lieu, nous présentons rapidement quelques exemples d’emplois anaphoriques ou situationnels où la paraphrase adjectivale n’est pas facilement acceptée, que nous appelons « évidemment ironique ».
10En tant qu’adverbe de phrase, évidemment montre deux propriétés fondamentales qui le distinguent des adverbes intégrés à la phrase :
[15] Possibilité de figurer en position détachée en tête de phrase négative
Évidemment, Luc (a + n’a pas) refusé. (cf. Délibérément, Luc (a + *n’a pas) refusé.)
- 9 Nous utilisons la synthèse de diverses propriétés sous la notion de focalisabilité proposée par Nøl (...)
[16] Impossibilité d’être le focus de la négation, de l’interrogation et de l’extraction dans C’est…que9.
Luc n’a pas (*évidemment + délibérément) refusé.
Luc a-t-il (*évidemment + délibérément) refusé ?
C’est (*évidemment + délibérément) que Luc a refusé.
11Les adverbes de phrase, ainsi distingués des adverbes intégrés à la phrase, possèdent, de surcroît, la propriété de mobilité au sein de la phrase, propre aux adverbes de phrase. Nølke (1993 : 26) montre les césures majeures dans la phrase où l’adverbe s’insère :
[17] 1., Pierre, 2., a 3. préparé son examen 4. (évidemment)
12L’interprétation sémantique de évidemment, comme Molinier & Lévrier (2000 : 106) le constatent, est « un jugement d’adhésion épistémique par rapport à la proposition qu’il [= le locuteur] énonce ». C’est un modalisateur subjectif d’une proposition. Cette interprétation est souvent explicitée à travers la paraphrase adjectivale, utilisée justement comme une « preuve », comme nous l’avons déjà signalé dans l’introduction. La portée sur la proposition est explicitée, dans les constructions adjectivales, comme une proposition subordonnée en que, argument de l’adjectif. Nous avons déjà présenté ce parallélisme en [7] et [8], par rapport à [2].
13La relation avec l’adjectif de base est exploitée non seulement dans la classification formelle des adverbes, mais aussi dans une étude résolument sémantique : par exemple, Paillard (2021 : 28) range évidemment dans la classe des marqueurs discursifs (MD) « catégorisants » : avec les MD « catégorisants », « il s’agit de dire ce qui, dans la représentation de Z [= un état de choses], peut être considéré comme étant de l’ordre du réel, du probable, du vrai, etc. ». Dans cet ordre d’idées, le point de référence pour décrire le MD évidemment se trouve être la prédication adjectivale.
14Une autre propriété caractéristique de la classe des adverbes de phrase modaux est la possibilité d’entrer dans une structure à subordination :
[18] Adv que P = (Certainement + Sûrement) que Paul viendra.
= (Certainement + Sûrement), Paul viendra. (Molinier & Lévrier 2000 : 95)
15Borillo (1976) et, à sa suite, Molinier & Lévrier (2000) notent que certains adverbes n’admettent pas la structure [18] mais une autre construction, exclamative et précédée d’une virgule :
[19] Adv, que P ! = (Certainement + Sûrement), que Paul viendra !
16La structure exclamative possède, selon Borillo (1976 : 78), les propriétés suivantes :
« […] la construction Adv, que P ! requiert presque nécessairement une situation de dialogue, vrai ou feint, car la phrase ne peut se comprendre qu’en réplique à un premier énoncé, alors que la première, Adv que P peut constituer une phrase déclarative indépendante de tout contexte de discours. »
17Selon ces auteurs, contrairement à d’autres adverbes modaux (par exemple, peut-être, cf. [20]), évidemment ne peut pas entrer dans un énoncé ayant le même contour intonatif que l’énoncé avec peut-être. Évidemment requiert un accent emphatique [21] :
[20]
Peut-être qu’il viendra.
= Il se peut qu’il vienne. (Borillo, 1976)
#Évidemment qu’il viendra.
[21] Évidemment, qu’il viendra !
18Dans leur classement des adverbes, Sabourin & Chandioux (1977) mentionnent la structure Adverbe que SN V (SN) comme dixième test, auquel évidemment répond positivement. Ces auteurs notent, cependant, qu’une différence peut séparer les adverbes du type probablement et ceux du type évidemment, puisque « la courbe mélodique de la phrase joue […] un rôle important ».
19Pour Sueur (1978), les adverbes du type peut-être (adverbes de modalité) et ceux du type évidemment (adverbes renforçatifs) se distinguent précisément par l’acceptabilité des premiers et la non-acceptabilité des seconds dans le schéma [18]. Il note qu’avec les seconds, la phrase est nécessairement exclamative même en l’absence de point d’exclamation à l’écrit ; à l’oral, le contour intonatif est clairement différent de celui de la phrase du type [18]. Avec les seconds, une virgule entre l’adverbe et la complétive est toujours possible, tandis qu’elle est exclue avec les premiers. Nous reviendrons (section 2.3.) sur la spécificité de la construction avec évidemment du type [21].
20Borillo (1976) a remarqué que la classe d’adverbes à laquelle appartient évidemment possède la propriété de pouvoir constituer, seul ou accompagné d’une prophrase, une réponse à une question totale :
[22]
L1 : Est-ce que Luc est intéressé par ce projet ?
L2 : (Oui,) Évidemment. (D’après Molinier & Lévrier, 2000 : 91-92)
21L’adverbe a donc une certaine autonomie énonciative. Cette propriété est souvent citée comme l’une des caractéristiques des adverbes de phrase modaux. Citons Nøjgaard (1993 : § 455), qui cite lui-même Hansén (1982 : 87) :
[23]
« — Alors, c’est ma faute ?
— Évidemment. » (J. Cesbon)
[24]
« — Il a donc fallu qu’on vous le raconte ?
— Oui, évidemment. » (J. Romains)
22Cette propriété, ainsi que la construction à complétive, serviront à identifier l’emploi anaphorique, comme nous allons l’observer.
23En raison de son absence de référentialité, le pronom impersonnel il ne réfère pas directement à une entité propositionnelle, mais le parallélisme suivant justifie sa relation avec une complétive :
[25]
Que Max est coupable est évident.
= Il est évident que Max est coupable.
24L’hypothèse d’une équivalence entre phrase adverbiale et phrase impersonnelle adjectivale suppose implicitement que la proposition sur laquelle porte l’adverbe apparaît canoniquement à sa droite. Or, souvent, dans un corpus écrit, la détermination de la proposition sur laquelle porte l’adverbe ne va pas de soi. Examinons l’exemple suivant, tiré d’une pièce de théâtre :
[26]
L1 : […] Cette gare est déserte… C’est étrange d’ailleurs ça… Normalement, à cette heure-là c’est noir de monde… Il n’y a même pas une rame de train sur les voies…
L2 : Évidemment, la police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
(En attendant Madeleine, Sketch de J.-P. Cantineaux et E. Beauvillain, lepro)
25L’énoncé comportant en tête de phrase évidemment peut avoir au moins deux interprétations : cette possibilité dépend de la portée propositionnelle qu’on y associe, qui est marquée, à l’oral, par une différence intonative.
26Si évidemment a une intonation non conclusive (continuative) sans pause en fin de mot, c’est un adverbe de phrase canonique : on interpréterait naturellement l’énoncé qui le suit (appelons-le q) comme étant sous sa portée, conformément à l’analyse classique de l’adverbe de phrase :
[27] q = la police a fait évacuer la zone d’impact des météorites
27La portée de l’adverbe sur la phrase qui suit s’explicite par une paraphrase adjectivale [28], hors contexte :
[28]
Il est évident que la police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
= Évidemment, la police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
- 10 Avec la phrase adjectivale, la proposition q semble faire l’objet de « stabilisation » (voir Lenepv (...)
28Dans le dialogue [26], la substitution (évidemment/il est évident que) semble s’opérer, même si certains facteurs ne permettent pas d’identifier [26] et [29]10 :
[29]
L1 : […] Cette gare est déserte… C’est étrange d’ailleurs ça… Normalement, à cette heure-là c’est noir de monde… Il n’y a même pas une rame de train sur les voies…
L2 : Il est évident que la police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
29Pour donner une interprétation naturelle aux exemples [26] et [29], il faut prendre en compte le contexte précédent, qui incite L2 à les énoncer : dans le contexte précédent, L1 constate que la gare est déserte à l’heure où il s’y trouve, contrairement à ce qui se passe normalement à la même heure au même endroit. Appelons cette proposition p :
[30] p = cette gare est déserte contrairement à d’habitude
30Non seulement L1 constate et asserte p, mais il le considère, de surcroît, comme « étrange », ce qui conduit L2 à en fournir une explication à L1. En énonçant l’un ou l’autre des énoncés en [28], L2 signifie : (parce que) la police a évacué la zone, mais elle ne constitue pas une explication « directe ». Pour que q puisse constituer une explication de p, il faut supposer un raisonnement caché : si l’on part de la prémisse q pour aboutir à la conclusion p, on constate qu’il manque entre q et p une autre prémisse. Appelons-la r :
[31]
q = la police a fait évacuer la zone d’impact des météorites
[r = cette gare fait partie de la zone d’impact des météorites]
p = cette gare est déserte contrairement à d’habitude
31A priori, L1 n’est au courant ni de q, ni de r. L2 présente q, d’emblée, comme évident, puisqu’il laisse à L1 la charge de fournir un chaînon manquant, r. Ainsi, l’énonciation de L2 fonctionne comme une réponse à la question implicite de L1. Cependant, cette omission de l’étape intermédiaire du raisonnement n’est pas un trait obligatoire : L2 pourrait donner r, en laissant dans l’ombre q, ou, au contraire, q et r ensemble. Ce qui semble primordial dans l’énonciation de évidemment portant sur un énoncé, c’est que pour L2, il s’établit un lien « évident » entre p, contextuellement récupérable, et q, syntaxiquement dépendant de l’adverbe. Pragmatiquement, par cette énonciation, L2 impose son raisonnement pour expliquer/compléter une situation, sans prendre en compte l’état de connaissances de L1.
32L’examen de [26] montre que l’interprétation à part entière de l’énoncé comportant évidemment, ainsi que de l’énoncé il est évident que…, nécessite non seulement la restitution d’un schéma de raisonnement du locuteur, mais aussi une autre proposition, p, pour laquelle q sert d’explication. Autrement dit, la description aussi bien de l’adverbe évidemment que de l’adjectif évident dans le cadre strictement phrastique, qui se limite à privilégier sa portée propositionnelle à leur droite, n’est pas sémantiquement complète ; l’interprétation de ces énoncés met en cause une, voire plusieurs propositions, qui n’apparaissent pas forcément dans le cadre phrastique et qui, surtout, motivent le commentaire évidemment sur le commenté q.
33La classification de l’adverbe évidemment en tant qu’adverbe de phrase ne peut pas, évidemment, prendre en compte cette p. Si les « phrases » adverbiale et adjectivale de type [28] sont syntaxiquement complètes et qu’elles ne dépendent pas d’unités formelles supérieures, de sorte que la description de l’adverbe soit complète à l’intérieur de ce cadre phrastique, sémantiquement et pragmatiquement, une telle description n’apporte pas la clef du fonctionnement au niveau énonciatif.
34Notre propos dans cet article n’est pas de décrire les fonctionnements discursifs de l’adverbe de phrase évidemment. Pour des travaux futurs, nous pensons que pour remédier à ce manquement, il faut recourir à un outillage tel que la sémantique instructionnelle de O. Ducrot et J.-C. Anscombre (Ducrot, 1980 ; Anscombre, 1980, entre autres) qui stipulent que la signification d’un mot comporte, dans sa structure « profonde », des variables qui nécessitent d’être saturées à chaque situation discursive pour son interprétation sémantique et pragmatique, c’est-à-dire pour restituer le « sens » de l’énoncé qui comporte ce mot. L’énonciation de évidemment et de évident invite effectivement l’allocutaire à déterminer non seulement la proposition explicite sur laquelle ils portent, mais aussi à chercher des propositions qui peuvent rester implicites et qui constituent des étapes de raisonnement du locuteur, telles que q et r en [30].
35Jusqu’ici, nous avons examiné la pertinence de la notion même d’adverbe de phrase pour décrire un adverbe tel que évidemment. Nous pensons que cette catégorie est insuffisante, dans la mesure où elle ne prend en compte que l’énoncé sur lequel porte l’adverbe. Nous réfléchissons maintenant au cas où l’adverbe évidemment constitue lui-même un énoncé.
36Voici, pour rappel, l’exemple canonique :
[26]
L1 : […] Cette gare est déserte… C’est étrange d’ailleurs ça… Normalement, à cette heure-là c’est noir de monde… Il n’y a même pas une rame de train sur les voies…
L2 : Évidemment, la police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
(En attendant Madeleine, Sketch de J.-P. Cantineaux et E. Beauvillain, lepro)
37Dans la section précédente, nous avons analysé évidemment en [26] comme un adverbe de phrase portant sur l’énoncé à droite. Dans l’interprétation que nous discutons maintenant, évidemment constitue un énoncé autonome, muni d’une intonation conclusive à la fin du mot signalant la fin de l’énonciation. L’énoncé qui le suit est une autre unité énonciative. Pour preuve de son autonomie, l’adverbe seul peut apparaître sans perdre l’essentiel de l’interprétation observée en [26], abstraction faite du contexte droit :
[32]
L1 : […] Cette gare est déserte… C’est étrange d’ailleurs ça… Normalement, à cette heure-là c’est noir de monde… Il n’y a même pas une rame de train sur les voies…
L2 : Évidemment.
38Cette possibilité d’omission montre que la portée de l’adverbe s’ouvre ici vers le contexte gauche : il s’agit d’un commentaire de L2 sur un énoncé de L1. L2 l’énonce pour manifester son acquiescement à un ou plusieurs énoncés précédents de L1. En l’occurrence, on peut restituer une proposition, identique à p dans l’exemple précédemment discuté en [30] :
[30] p = cette gare est déserte contrairement à d’habitude
39Dans le cas de la portée à droite, nous l’avons vu, l’adverbe est commutable avec la séquence adjectivale impersonnelle. Dans cet emploi, par contre, c’est la phrase adjectivale c’est évident, comportant un pronom neutre anaphorique, qui paraphrase le mieux l’énoncé adverbial :
[33]
L1 : […] Cette gare est déserte… C’est étrange d’ailleurs ça… Normalement, à cette heure-là c’est noir de monde… Il n’y a même pas une rame de train sur les voies…
L2 : C’est évident, la police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
- 11 G. Kleiber nous a signalé une possibilité intéressante : évidemment serait cataphorique, du moment (...)
40L’emploi de l’adverbe en [32] (et [26] dans cette interprétation) sera dit « anaphorique11 », par analogie avec la construction adjectivale c’est évident.
41Ajoutons une autre configuration, qui peut être comparable à [32] :
[34]
L1 : […] Cette gare est déserte… C’est étrange d’ailleurs ça… Normalement, à cette heure-là c’est noir de monde… Il n’y a même pas une rame de train sur les voies…
L2 : Évidemment, que la gare est déserte ! La police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
42Dans cette troisième variation, on constate la reprise de p dans l’énoncé adverbial de L2, introduite par le subordonnant que. L’adverbe est suivi d’une pause et l’énoncé porte une intonation exclamative. La structure peut se schématiser de la façon suivante :
[35] Adv, que P ! = Évidemment, que P !
43La structure sans emphase est difficilement acceptable dans le dialogue modèle :
[36]
L1 : […] Cette gare est déserte… C’est étrange d’ailleurs ça… Normalement, à cette heure-là c’est noir de monde… Il n’y a même pas une rame de train sur les voies…
L2 : ??Évidemment que la gare est vide. La police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
44De façon comparable, la construction impersonnelle, peu naturelle sans emphase sur évident, est difficilement acceptable dans le contexte [36] :
[37]
L1 : […] Cette gare est déserte… C’est étrange d’ailleurs ça… Normalement, à cette heure-là c’est noir de monde… Il n’y a même pas une rame de train sur les voies…
L2 : # Il est évident que la gare est vide. La police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
45Ce manque de naturel s’explique si l’on compare [37] et [38] :
[38]
L1 : […] Cette gare est déserte… C’est étrange d’ailleurs ça… Normalement, à cette heure-là c’est noir de monde… Il n’y a même pas une rame de train sur les voies…
L2 : C’est évident, que la gare est vide ! La police a fait évacuer la zone d’impact des météorites.
46Dans cette configuration discursive, évidemment (cf. [34]) et c’est évident (cf. [38]) sont « anaphoriques » : la réintroduction de la proposition qui constitue déjà un « thème » discursif rendrait les énoncés redondants, le résultat est donc un énoncé emphatique (cf. [34] et [38]). Quand l’adjectif évident entre dans cette configuration, la proposition est une complétive détachée en fin de phrase exclamative, avec pour sujet le pronom cata-anaphorique ce :
[39] C’est évident, que P ! (cf. [35])
47Ces observations suggèrent quelques constats formels : la complétive sans détachement qui suit il est évident dont nous avons observé les comportements en 2.1. est « rhématique » ; il s’agit d’un véritable complément intégré dans la phrase. Dans le cas des constructions anaphoriques observées en 2.2.1., la proposition reprise n’est pas un complément intégré, mais un élément détaché non obligatoire, associé au caractère emphatique et il s’agit d’une réexposition « thématique ».
48Nous avons signalé (1.3.) que plusieurs linguistes s’accordent pour ne pas accepter franchement la construction adverbiale à complétive sans emphase avec évidemment, contrairement à son acceptabilité franche avec des adverbes tels que probablement, peut-être, etc. Nous pensons que le statut informationnel de l’énoncé entre en jeu dans ce jugement. Empruntons le scénario de la gare déserte :
[40]
L1 : La gare est déserte, c’est étrange.
L2 : (Probablement + Peut-être + *Évidemment) que la police l’a évacuée.
49Comme le montre l’exemple [40], si l’énoncé dans la complétive est une nouvelle information, la construction à complétive est franchement inacceptable avec évidemment. L’acceptabilité s’améliore nettement si le contenu propositionnel est une reprise : le contour intonatif est plus ou moins emphatique ou exclamatif, mais ce qui est déterminant, c’est une pause virtuelle que l’on peut marquer à l’écrit par une virgule entre l’adverbe et la complétive, comme l’a signalé Sueur (1978). Vu le statut de la complétive, qui est une reprise, cette coupure nous semble inhérente à la structure en question :
[41]
L1 : La gare est déserte, la police a dû l’évacuer.
L2 : Évidemment(,) que la police l’a évacuée ( !)
- 12 Il ne mentionne pas s’il s’agit du type exclamatif ou non.
50Par ailleurs, Paillard (2021), qui mentionne d’emblée la construction à complétive12 parmi les propriétés distributionnelles de évidemment, constate que la proposition introduite dans la complétive est soit « préconstruit[e] contextuellement », soit « inféré[e] de la situation ou du contexte ». Il ne mentionne pas, cependant, l’inacceptabilité de cette construction avec une proposition non contextuellement récupérable ou inférable. Les exemples cités (Paillard 2021 : 342-343), en tout cas, sont tous de ce type et corroborent notre analyse.
51Le fait que la complétive de évidemment constitue obligatoirement une reprise va de pair avec une autre propriété évoquée ci-dessus (1.4.) et communément admise comme une des propriétés des adverbes de phrase modaux : la capacité qu’a évidemment de constituer seul une réponse à une question. Nous pouvons interpréter cette propriété sous une lumière nouvelle : évidemment en réponse à une question est, en réalité, un emploi anaphorique :
[42]
L1 : La gare est déserte ?
L2 : Évidemment, la police l’a évacuée.
52Si l’on ne craint pas la redondance, l’adverbe peut être suivi d’une complétive, qui reprend le contenu assertif récupéré de la question. Cette récupérabilité suggère que évidemment anaphorique est intrinsèquement exclamatif :
[43]
L1 : La gare est déserte ?
L2 : (Oui,) évidemment, que la gare est déserte. La police l’a évacuée.
53Si l’on interprète l’adverbe en [42] comme portant sur la proposition à droite, l’énoncé répond indirectement à la question et, surtout, cette dernière ne peut pas constituer une complétive :
[44]
L1 : La gare est déserte ?
L2 : #Évidemment(,) que la police l’a évacuée.
54Ainsi, l’emploi anaphorique de évidemment constitue en soi un énoncé emphatique/exclamatif. La construction à complétive porte intrinsèquement une coupure syntaxique entre évidemment, qui est en soi un énoncé exclamatif, et la complétive, ajout de rappel, qui souligne le caractère exclamatif. L’adverbe qui répond à une question est anaphorique et emphatique/exclamatif au même titre.
- 13 À terme, la possibilité de réunir ces deux emplois sous un même adverbe n’est pas, toutefois, total (...)
55Évidemment anaphorique commute avec la construction c’est évident, mais non avec la construction impersonnelle il est évident. Nous avons également vérifié que les constructions il est évident et c’est évident, que P ne sont pas équivalentes, avec, à l’appui, l’acceptabilité de Évidemment, (que p) !, présentant obligatoirement une coupure syntaxique entre adverbe et complétive. L’emploi anaphorique de l’adverbe ne se construit donc pas avec une proposition intégrée dans la phrase, et, par suite, dans cet emploi, l’adverbe est irréductible à l’adverbe de phrase évidemment. La propriété de constituer une réponse à une question s’explique de la même façon : la réponse est anaphorique et emphatique. Formellement, on distingue au moins deux types de évidemment. La capacité qu’a cet emploi de faire référence à une proposition en dehors de son domaine syntaxique fait qu’il a plus de souplesse d’emploi que son homologue adverbe de phrase, tout en maintenant une intersection avec ce dernier13.
56Avant d’examiner les caractéristiques propres de évidemment anaphorique (4.), vérifions qu’il existe une intersection entre évidemment adverbe de phrase et évidemment anaphorique. On peut le montrer à travers la portée de l’adjectif. Si la situation énonciative n’est pas dialogale mais monologale, n’ayant plus son allocutaire qui lui fournit une des assertions qui constituent son raisonnement, L2 peut prendre en charge le tout :
[45] Adverbe de phrase
L2 : (Évidemment, + Il est évident que) la gare est déserte. La police a fait évacuer la zone dont elle fait partie.
[46] Adverbe anaphorique
L2 : La gare est déserte. (Évidemment + C’est évident). La police a fait évacuer la zone dont elle fait partie.
57Dans les deux cas, la proposition la gare est vide est prise en charge par L2 et elle est dépendante de l’adjectif évident, comme complément intégré [45] ou sujet anaphorisé [46]. Il existe une intersection entre adverbe de phrase et adverbe anaphorique, au profit des interprétations d’adverbes de phrase, tant que le tout est sous la prédication adjectivale, prise en charge par le locuteur.
- 14 Ce qui justifie la notion d’« adverbiaux contextuels » de Nølke (1993). Il a été par ailleurs signa (...)
58Or, de façon contrastive, de par son autonomie énonciative, une entité propositionnelle à laquelle fait référence l’adverbe anaphorique est co(n)textuelle14. La détermination de l’élément sur lequel porte évidemment devient très variable. L’absence d’intégration syntaxique donne sa spécificité à évidemment anaphorique ou situationnel, comme nous le verrons par la suite : en particulier, tous les emplois anaphoriques ne permettent pas la paraphrase adjectivale, soit faute de référent linguistique clair, soit faute de prise en charge par L2 de l’élément sous la portée de évidemment.
59Nous présentons quelques contextes spécifiques à l’emploi anaphorique.
- 15 Cette tendance peut aller jusqu’à la désémantisation, l’énonciation de évidemment fonctionnant comm (...)
60L’emploi anaphorique a pour trait essentiel de former un énoncé autonome, comme le montre sa capacité de constituer une réponse à une question (1.4.). L’autonomie énonciative de évidemment s’observe également quand il constitue un acquiescement dans un dialogue15 que le narrateur qualifie de « ponctuation » en [47] :
[47]
— C’est sûr, osa Robert en l’examinant, que vous n’avez pas la mine d’un gars descendu des drakkars. Ils sont descendus d’où, les Béarnais ?
— De la montagne, répondit Adamsberg. La montagne les a crachés dans un jet de lave, puis ils ont coulé sur les flancs, puis ils se sont solidifiés, et cela a fait les Béarnais.
— Évidemment, dit celui qui avait pour rôle de ponctuer.
(F. Vargas, Dans les bois éternels, 2006)
61Évidemment peut reprendre une proposition dans le contexte qui précède son occurrence et il marque l’adhésion du locuteur au contenu propositionnel. Le fait que la proposition sur laquelle porte l’adverbe est laissée implicite peut créer une incompréhension chez l’interlocuteur :
[48]
— Je ne suis pas ici pour l’affaire Courçon. Le garçon roux sourit, du sourire de quelqu’un qui est du métier et à qui on ne la fait pas.
— Évidemment !
— Quoi, évidemment ?
— Vous n’êtes pas ici officiellement. Je comprends. N’empêche que…
— Que rien du tout !
(G. Simenon, Maigret a peur, 1953)
- 16 Un relecteur/une relectrice nous a indiqué qu’il peut s’agir également d’une proposition doxique in (...)
62Cette capacité anaphorique donne à L2 la liberté de faire porter l’adverbe non seulement sur le contenu de l’énoncé, comme c’était le cas jusqu’ici, mais également sur l’énonciation même de L1. Par exemple, en [49], la locutrice ne prend pas en charge la proposition il y a des cadavres à la pelle, qu’elle a l’air d’asserter, pourtant, en parlant avec son mari. Il s’agit d’une proposition16 inférée à partir d’un énoncé émis par son fils, qui a fait part à ses parents de son soupçon (la poubelle du voisin contient un cadavre) :
[49] « Ton fils est complètement intoxiqué par la télé. Toute cette violence des séries américaines... Évidemment, il y a des cadavres à la pelle... Ça lui monte à la tête. »
(F. Dutruc-Rosset, L’Assassin habite à côté, 1995)
63C’est un point déterminant, l’énoncé adjectival c’est évident ne peut pas remplacer l’énoncé adverbial en [49] :
[50] « Ton fils est complètement intoxiqué par la télé. Toute cette violence des séries américaines... # C’est évident, il y a des cadavres à la pelle... Ça lui monte à la tête. »
64En dehors du contexte examiné, l’énoncé suivant est interprétable avec le locuteur qui prend en charge le contenu propositionnel. Comme c’est prévisible, évidemment à la place de l’énoncé adjectival donne l’interprétation de prise en charge :
[51] (C’est évident + Évidemment), qu’il y a des cadavres à la pelle.
65La proposition qui suit l’adverbe en [49] n’est pas une complétive : il s’agit d’une « mention » de la proposition énoncée par un locuteur autre, que le locuteur de l’énoncé adverbial ne prend pas en charge. C’est une nouvelle construction, Adv, « P » !, avec les guillemets virtuels autour de la mention, différente de Adv, que P !. Comme preuve de son statut de mention, on citera l’absence de mobilité de évidemment à l’intérieur de la proposition :
[52] Il y a, évidemment, des cadavres à la pelle !
66Autrement dit, qu’il s’agisse de évidemment ou de évident, le locuteur prendrait en charge le contenu de la complétive en que mais non une proposition en mention. [49] autorise justement cette complétive, sous réserve de restitution d’une proposition décrivant l’énonciation même d’un locuteur autre que soi. Dans ce cas-là, c’est évident devient possible aussi :
[53] « Ton fils est complètement intoxiqué par la télé. Toute cette violence des séries américaines... (Évidemment + C’est évident), qu’il dit qu’il y a des cadavres à la pelle... Ça lui monte à la tête. »
67Évidemment anaphorique dans cet exemple a une portée sur l’énonciation d’un locuteur autre que le locuteur actuel, dont il ne prend pas en charge le contenu énoncé. On s’aperçoit clairement de son statut polyphonique ironique.
68Dans un autre exemple, l’enchaînement discursif de L2 montre clairement qu’il ne prend pas en charge le sous-entendu déduit de l’énoncé de L1 :
[54]
(L1) — Je proteste contre vos dernières paroles ! s’écria Philippe. […] Pour le reste, je m’en moque et ne reconnais à personne, vous entendez, mon oncle ! ... le droit de critiquer mon attitude.
Le vieil homme haussa les épaules avec pitié.
(L2) — Évidemment, c’est moi qui ai tort !..., fit-il sans colère. Je l’ai dit, tout à l’heure, je ne fais pression sur personne et je ne veux pas imposer mes idées. […]
(Max du Veuzit, Petite comtesse, 1932)
- 17 L’emploi de évidemment est ironique ici, tout comme dans les exemples [9] et [49] : dans ces emploi (...)
69À première vue, on aurait tendance à faire porter l’adverbe sur l’énoncé qui suit. Or, il s’agit d’un sous-entendu que L2 a inféré de l’énoncé et de l’énonciation de L1 (vous avez eu tort de me critiquer), qu’il ne prend pas en charge, vu le contexte ultérieur. Dans ce cas, il est difficile de subordonner c’est moi qui ai tort à l’adjectif évident17 :
[55]
# Il est évident que c’est moi qui ai tort.
# C’est évident que c’est moi qui ai tort.
70En effet, les énoncés en [55] invitent fortement à favoriser l’interprétation où L2 prend en charge le contenu de la complétive. En [54], par contre, l’énoncé qui suit évidemment ne peut pas être réalisé comme une complétive détachée :
[56] # Évidemment, que c’est moi qui ai tort !
71L’exemple [54] montre que la mention qui suit évidemment, et que L2 ne prend pas en charge, peut être une proposition inférée. Les étapes qui manquent à [31] peuvent être restituées comme suit :
[57]
L1 : Je ne reconnais à personne le droit de critiquer mon attitude. (sous-entendu : vous avez tort d’avoir dit ce que vous avez dit comme une critique à mon égard).
L2 : Évidemment (, que tu dis ça.) (Selon toi), c’est moi qui ai tort.
72D’un côté, L2 concède le fait que L1 a énoncé ce qu’il a énoncé (il est évident que tu dis ça) et de l’autre, il considère L1 comme source d’un point de vue qu’il ne soutient pas (c’est moi qui ai tort). La décomposition en deux temps de [57] (énonciation par L1 et inférence par L2) peut être regroupée en un seul par vouloir dire :
[58] Évidemment, que tu veux dire que c’est moi qui ai tort !
73Ce que L2 juge évident, c’est le fait que L1 a énoncé sa réplique pour en sous-entendre une autre. L’adverbe évidemment permet à L2 de prêter à L1 une intention non avouée qu’il justifie par le dire modalisé vouloir dire.
- 18 Le terme situationnel n’est pas satisfaisant, dans la mesure où l’adverbe active la référence à la (...)
74Enfin, nous ajouterons juste un exemple d’emploi, que nous appelons « situationnel18 », qui devra être analysé, selon nous, en continuité avec l’emploi anaphorique : il peut ne référer à rien, sinon à la connaissance du monde : Philippe Sollers décrit à la radio son bureau chez Gallimard :
[59] Après ça vous avez ça vous avez une grande bibliothèque avec des livres des tas de livres, tout à fait en haut vous avez toute la collection de la première revue dont je me suis occupé c’est la revue Tel quel qui a fait quand même pas mal de bruit qui est archivée maintenant comme étant tout à fait classique. Vous avez évidemment une muse c’est une grande photo de noire qui me rassure toujours qui est couchée d’une façon extrêmement voluptueuse et tranquille à la fois sur un damier […].
(Philippe Sollers, l’Éclaireur, épisode 1/5, À voix nue, France Culture, 16/01/2017)
75Ici non plus, aucune paraphrase adjectivale n’est admise.
[60] # (Il est évident + C’est évident) que vous avez une muse.
76Il prend probablement pour acquis le fait qu’il y ait une figure de muse dans le bureau d’un artiste en général, et le fonctionnement de l’adverbe consiste à confirmer une « évidence » doxique, d’où son hétérogénéité énonciative. Contrairement aux cas précédents (cf. [9], [49], [54]), cependant, le locuteur prend en charge la proposition sur laquelle porte évidemment, excluant l’interprétation ironique. Il est également à noter qu’en [59], la proposition en question ne peut pas être introduite dans une complétive :
[61] # Évidemment, que vous avez une muse.
77Cela confirme la condition primordiale de l’apparition de la complétive détachée de évidemment : il faut qu’elle soit cotextuellement déjà présente, avant sa reprise dans la complétive. Par ailleurs, [61] montre que la prise en charge par le locuteur de la proposition n’explique ni l’apparition de la complétive avec évidemment, ni l’emploi de évident, que ce soit avec il ou ce.
78L’examen de l’adverbe évidemment montre qu’il a au moins deux emplois principaux : adverbe de phrase communément admis — appelons-le « canonique » — d’un côté, et emploi anaphorique, de l’autre, — appelons-le « anaphorique » — dont l’existence n’a pas été clairement reconnue, il nous semble. Nous avons également mentionné un emploi « situationnel », qui devra être analysé comme une prolongation de l’emploi anaphorique. À côté de ces deux types majeurs, qui sont sous-tendus par une paraphrase adjectivale, nous pouvons observer un emploi que l’on peut appeler « ironique », sans possibilité de paraphrase adjectivale : c’est un cas particulier de l’emploi anaphorique ; évidemment se juxtapose à une « mention » d’une proposition dont la source est autre que le locuteur actuel, non prise en charge par ce dernier. Cet emploi est aligné sur l’emploi anaphorique, car une complétive décrivant l’acte d’énonciation du locuteur autre peut remplacer la mention. Ainsi, dans l’exemple [9] de l’introduction, le premier évidemment est clairement ironique (c’est moi ne se met pas en complétive) et dans le second évidemment, le locuteur doit prendre en charge le contenu puisque la complétive (que c’est moi qui l’ai tuée) est acceptée. Or, dans ce cas-là, le locuteur n’est plus le premier locuteur plus ou moins identique au locuteur-en-tant-qu’être-du-monde, mais le « moi » en tant qu’assassin, personnage fictif né à partir du premier énoncé. De ce point de vue, en omettant la première occurrence de évidemment (« C’est moi, évidemment que je l’ai tuée »), le titre que le journal donne à cet article trahit certainement l’intention du locuteur.
- 19 Pour une différenciation plus détaillée des deux constructions évidemment, que P et évidemment que (...)
79Le terrain formel est débroussaillé, sommairement, évidemment. Le Tableau 1 récapitule la distribution des emplois canonique, anaphorique et ironique de évidemment, par rapport à la proposition (ou la situation), chacun étant associé à une construction adjectivale, si elle existe. Une description plus complète des emplois de évidemment s’impose dans des travaux futurs19.
Tableau 1 : Distribution des emplois canonique, anaphorique et ironique
(P = proposition, S = situation)