1De nombreuses études (cf. Hansen & Rossari, 2005 ; Álvarez-Prendes, 2021 ; Traugott, 2021) décrivent la manière dont certains adverbes intégrés à la proposition ont évolué, tout en gardant leurs sens premiers comme adverbe intégré, vers des particules de focus (König, 1991) et des marqueurs pragmatiques ou discursifs à travers des processus de « grammaticalisation » (Hansen & Rossari, 2005), « pragmaticalisation » (Traugott, 2021) et/ou d’« (inter)subjectivisation » (Degand, 2014 ; Álvarez-Prendes, 2021). Ainsi, l’adverbe français déjà présente aujourd’hui, à part son sens premier comme adverbe aspectuel, de nombreux emplois à portées et fonctions différentes (Hansen, 2002 ; Hansen & Strudsholm, 2008 ; Apothéloz & Nowakowska, 2013 ; Squartini, 2014).
- 1 « […] initial position of the clause, a position necessary for reanalysis of the adverbial as a DM (...)
2La position syntaxique des adverbes joue un rôle important dans ces processus de changement sémantique : Traugott (2021 : 13) est d’avis que pour la « réanalyse d’un adverbial en tant que marqueur de discours », celui-ci doit se trouver nécessairement en « position initiale de [la] proposition1 ». De même, Degand (2014 : 153) argumente que le déplacement des marqueurs d’une position au sein de la proposition vers la périphérie entraîne de nouveaux sens, typiques des marqueurs discursifs. Plus spécifiquement, le déplacement d’un élément linguistique vers la périphérie gauche attirerait des significations « subjectives », orientées vers le locuteur et son attitude envers le discours. Au contraire, quand un adverbe se déplace vers la périphérie droite, il prendrait des significations « intersubjectives », orientées vers les interlocuteurs et la gestion des faces en interaction (Degand, 2014 : 158, 172).
3Il a été montré que les particules de focus manifestent une mobilité syntaxique plus importante que les adverbes intégrés et les marqueurs discursifs (De Cesare, 2010). Cette variété de positions syntaxiques est attribuée par certains auteurs (König, 1991) à la tendance des particules de focus à se positionner à côté du syntagme qu’elles focalisent. Cette voie de grammaticalisation des adverbes intégrés vers les particules de focus via un figement dans une position adjacente au groupe de mots qu’ils modifient a été peu explorée jusqu’à présent.
4En dépit de ces hypothèses concernant le lien entre la position syntaxique des adverbes et le développement de leurs fonctions pragmatiques, la distribution syntaxique des adverbes plurifonctionnels reste peu étudiée. C’est le cas aussi pour les études consacrées à l’adverbe plurifonctionnel déjà, qui se focalisent exclusivement sur les différents emplois sémantiques du lexème, sans tenir compte du lien entre sa position syntaxique et sa signification (Välikangas, 1982 ; Franckel, 1989 ; Hansen, 2002 ; Hansen & Strudsholm, 2008 ; Deloor, 2010 ; Apothéloz & Nowakowska, 2013 ; Deloor, 2014 ; Squartini, 2014).
5Dans cette étude, nous montrerons que la position syntaxique de l’adverbe plurifonctionnel déjà interagit significativement avec ses différents emplois en français parlé, ce qui corrobore les hypothèses de Traugott (2021) et de Degand (2014). En revanche, nous argumenterons que l’emploi de particule de focus se présente comme une exception à cause de sa distribution syntaxique hétérogène par rapport à la structure de dépendance de la phrase, et de son apparition à l’intérieur d’un syntagme.
6Dans ce qui suit, nous établirons en premier lieu une image de déjà comme adverbe plurifonctionnel (section 1). Ensuite, nous présenterons notre corpus de travail, le CFPP2000, et nous détaillerons le processus de sélection de données (section 2). Dans les sections 3 et 4, nous présenterons la méthodologie et les résultats de l’analyse de la position syntaxique (3.) et des emplois discursifs (4.) de déjà dans le CFPP2000. Nous terminerons par une brève discussion.
7L’emploi (diachroniquement) premier de déjà, et sans doute le plus saillant cognitivement, est celui d’un adverbe aspectuel, où déjà indique une certaine discrépance au niveau de la localisation d’un événement sur l’axe temporel. Ainsi, dans [1], le locuteur signale avec déjà que l’état des choses désigné dans le prédicat (« être construit ») est survenu à un moment plus tôt qu’il ne l’avait pensé. Ici, déjà opère donc sur le contenu du prédicat, et influence les conditions de vérité de celui-ci : il ajoute une nuance temporelle à l’état des choses.
- 2 Nous présenterons notre corpus de travail dans la section 2.
[1] Emploi d’adverbe aspectuel
[En parlant des services publics de la commune parisienne d’Ivry]
C’est quand-même quelque chose d’assez euh d’assez sympa… nous on est arrivés c’était déjà construit… les bâtiments devaient avoir deux trois ans (CFPP2000)2
8Cela n’est nullement le cas dans [2]. Ici, déjà ne modifie pas le contenu propositionnel, mais est utilisé pour établir le lien entre une conclusion (c’est une voiture ça coûte cher) et une justification de cette conclusion (d’une part faut un garage). Déjà opère donc au niveau du discours, et non pas seulement au niveau de la phrase, comme dans [1]. Cet emploi de déjà correspond à la fonction d’assurer la cohésion du discours souvent associée aux marqueurs discursifs (Degand, 2014). De plus, le locuteur signale à l’aide de déjà que la justification fournie est bien apte à servir d’argument à la conclusion mentionnée, même si cela n’est pas apparent à première vue : l’idée de « discrépance » associée aussi à [1] revient ici. En effet, par la suite, le locuteur ajoute des justifications supplémentaires (faut une assurance faut de l’entretien). Ainsi, en même temps que d’articuler un lien cohésif entre deux éléments discursifs, le locuteur exprime son attitude envers son propre discours (cf. les emplois « subjectifs » de Degand, 2014).
[2] Emploi subjectif
c’est une voiture ça coûte cher […] déjà d’une part … faut un garage … faut une assurance faut de l’entretien euh (CFPP2000)
9Un autre emploi de déjà associé aux emplois subjectifs est celui de la particule de focus, où déjà met de nouveau en évidence les relations entre les éléments du discours, cette fois en focalisant un mot ou un groupe de mots dans l’énoncé. Ainsi, dans [3], déjà met en relief le groupe de mots dans son aménagement à l’intérieur du syntagme une école un peu pilote dans son aménagement.
[3] Emploi subjectif
c’était une école … assez particulière tu sais un peu pilote déjà dans son aménagement (CFPP2000)
10Dans [4], déjà n’opère pas non plus au niveau du contenu propositionnel et n’a pas d’influence sur les conditions de vérité ; sa portée concerne l’acte de parole entier. Ici, le locuteur utilise déjà pour signaler qu’il pose la question sur les veuch (verlan pour ‘cheveux’) seulement à cause d’un oubli momentané et non pas parce qu’il ne connaît pas la réponse. Il justifie ainsi le fait de prononcer une question informative : un acte de parole qui est inattendu dans le contexte. L’apparition de déjà relève donc de l’attention du locuteur envers le contexte extralinguistique et les relations interpersonnelles entre les locuteurs : il s’agit d’un emploi « intersubjectif » (Degand, 2014).
[4] Emploi intersubjectif
A : […] incapable de dire de quoi elles parlaient
B : est-ce que par exemple euh euf mince euh les ch- chev ou les non les veuch
A : oui les veuch mais ça encore je comprends […]
C : c’est quoi déjà les veuch
A : je vais me laver les veuch les cheveux (CFPP2000)
- 3 Dans la même ligne de pensée, Deloor (2010, 2012, 2014) propose que déjà active un présupposé qui v (...)
11Ces exemples montrent que déjà est un adverbe plurifonctionnel qui a des emplois intégrés à la proposition, ainsi que des emplois subjectifs et intersubjectifs. Dans tous ces emplois, l’adverbe exprime une idée de discrépance, ou de « non-congruence » (Apothéloz & Nowakowska, 2013), entre les attentes des interlocuteurs et la réalité présentée dans le discours3.
12Cette non-congruence opère à des niveaux différents du discours selon le type d’emploi. Ainsi, pour les emplois d’adverbe intégré à la proposition, déjà accentue en général la temporalité du prédicat : l’action désignée par le prédicat est inattendue par sa survenance précoce [1], son caractère achevé, etc. En outre, déjà peut souligner le fait (surprenant) qu’un référent fait partie d’une certaine catégorie (comme dans c’est déjà assez bien). En revanche, pour les emplois subjectifs, la « non-congruence » concerne les liens entre les différents éléments dans le discours : dans [2], la relation conclusion-justification est mise en relief, et dans [3], le locuteur insiste sur l’association entre les groupes de mots une école un peu pilote et dans son aménagement. Pour terminer, la discrépance peut aussi se jouer au niveau de la pertinence de l’acte de parole dans le discours pour les emplois intersubjectifs : dans [4], l’acte de poser une question informative est surprenant dans le contexte. Ce modèle interprétatif nous guidera dans l’annotation des différents emplois de déjà (voir section 4).
13Les exemples [1-3] ne diffèrent pas seulement au niveau de l’emploi de déjà, mais aussi par rapport à la position syntaxique de l’adverbe : si dans [1], déjà se trouve à l’intérieur de la structure de dépendance du verbe principal était construit (position « médiane » ; Degand, 2014), il se positionne à l’extérieur de celle-ci dans [2] et [4] (respectivement dans la périphérie gauche [2] et droite [4] ; Degand, 2014). L’exemple [3] se distingue des autres par l’apparition de déjà à l’intérieur d’un groupe nominal.
14Sur la base d’une étude de corpus de 458 occurrences de déjà, nous allons dans ce qui suit montrer (i) que déjà se positionne comme adverbe intégré majoritairement dans la position médiane, où il a donc gardé sa position syntaxique originale (Traugott, 2021), (ii) que les emplois intersubjectifs de déjà se trouvent majoritairement en périphérie droite (Degand, 2014), (iii) que ses emplois subjectifs se trouvent en général dans la périphérie gauche (Degand, 2014), et (iv) que l’emploi focalisateur de déjà se distingue des autres emplois subjectifs par une distribution syntaxique plus hétérogène et par son apparition fréquente à l’intérieur d’un syntagme.
15Nos données proviennent du Corpus de Français Parlé Parisien des années 2000 (CFPP2000) ou Discours sur la ville (http://cfpp2000.univ-paris3.fr/). La version que nous avons utilisée, disponible sur le site du corpus Orféo, contient 34 entretiens oraux d’une durée moyenne d’environ une heure (Branca-Rosoff et al., 2009, 2012).
16La requête déjà dans CFPP2000 a généré 484 résultats (sur un total de 700 000 mots). Parmi ces 484 occurrences se trouvaient 12 énoncés où la phrase contenant déjà était répétée par le locuteur, par exemple à cause d’une disfluence, comme dans [5]. Ces répétitions risquaient de surreprésenter certains cas, et de brouiller ainsi l’analyse statistique (cf. section 4). Nous avons décidé de préserver dans ces cas uniquement la deuxième occurrence de déjà. Nous avons aussi écarté 14 phrases interrompues comme [6], où l’information essentielle pour déterminer l’emploi discursif de déjà manque.
[5] Répétition de la phrase contenant déjà
mais je veux dire elle avait déjà bascu- ma mère avait déjà basculé (CFPP2000)
[6] Phrase incomplète
y avait quand même des cités quand je suis née … euh … et en fait plus ça allait plus la ville est devenue … déjà … (CFPP2000)
17Le total des occurrences reporté dans ce qui suit équivaut donc à 458 cas.
18Ain de vérifier les hypothèses de Degand (2014) et Traugott (2021) sur le rapport entre la position syntaxique des adverbes et leur fonction (voir Introduction), nous avons déterminé la position de déjà par rapport au verbe qui le domine directement (p. ex. taxe de la subordonnée dans [7]) et aux éléments régis par ce verbe.
[7] non je trouve qu’on taxe déjà beaucoup (CFPP2000)
19Suivant le modèle de Degand (2014), nous distinguons entre la position médiane (« medial position »), et les périphéries gauche et droite (« left and right periphery »). La périphérie gauche (désormais PG) correspond à la position à gauche du sujet préverbal ([8] ; sujet = c’), y inclus la position entre un élément disloqué à gauche et le sujet ([9] ; élément disloqué = Ivry, sujet = il).
[8] PG
déjà c’est dangereux parce qu’il y a tous les les passages (CFPP2000)
[9] PG
pour moi Ivry déjà il est tellement collé à Paris que […] (CFPP2000)
20En ce qui concerne la position médiane (désormais PM), elle comprend la position entre le sujet et le groupe verbal [10] et à l’intérieur du groupe verbal (pris au sens large comme l’ensemble formé par le verbe fléchi et les éléments régis) [11].
[10] PM
eux Français déjà ont du mal avec des langues (CFPP2000)
[11] PM
oui oui c’est déjà assez vaste (CFPP2000)
21La périphérie droite (désormais PD) correspond à la position à droite des éléments régis par le verbe (moins cher dans [12]).
[12] PD
voilà c’était moins cher déjà […] (CFPP2000)
22Ce modèle ne pouvait pas être appliqué à trois cas de figure particuliers, pour un ensemble de 45 occurrences. En premier lieu, déjà se trouve dans 13 cas à l’intérieur d’un énoncé qui se compose d’un seul syntagme non verbal, où la position de déjà par rapport à une forme verbale ne peut dès lors pas être déterminée [13]. Similairement, dans 17 cas, déjà apparaît au milieu d’un syntagme (cf. [3] dans la section 1 : une école assez particulière déjà dans son aménagement). En dernier lieu, quand déjà se trouve à gauche du sujet, il peut être interprété comme ayant une fonction focalisatrice sur le focus de l’énoncé (le focus correspondant au sujet). Si cette interprétation était possible, nous avons considéré déjà comme faisant partie du syntagme du sujet (dans [14] : déjà les deux-roues = un syntagme) ; c’est le cas pour 15 occurrences de déjà. Les 45 occurrences qui représentent l’un des trois cas de figure présentés ici sont considérées comme une quatrième catégorie : ‘à l’intérieur d’un syntagme’.
[13] Déjà à l’intérieur d’un syntagme
A : vous voyez j’ai fait beaucoup de choses
B : sept ans de gestion municipale d’une grande ville déjà (CFPP2000)
[14] Déjà à l’intérieur d’un syntagme
déjà les deux-roues c’est dangereux (CFPP2000)
23Les résultats de cette analyse de la position syntaxique de déjà se trouvent dans le tableau 1.
Tableau 1 : Position syntaxique de déjà dans CFPP2000
Position de déjà
|
Nombre d’occurrences
|
PG
|
92 (20,1 %)
|
PM
|
260 (56,8 %)
|
PD
|
61 (13,3 %)
|
À l’intérieur d’un syntagme
|
45 (9,8 %)
|
Total
|
458 (100 %)
|
24Déjà se trouve en général le plus souvent à l’intérieur de la structure de dépendance du prédicat (PM ; 56,8 %). Il apparaît plus souvent dans la périphérie gauche (20,1 %) que dans la périphérie droite (13,3 %). La position à l’intérieur du syntagme est la moins fréquente (9,8 %). Dans la section suivante (4.), nous examinerons si les différentes positions syntaxiques de déjà sont en corrélation significative avec ses différents emplois discursifs.
25Dans cette section, nous survolerons en premier lieu (4.1.) la fréquence des différents emplois de déjà que nous avons identifiés à l’aide du modèle interprétatif d’Apothéloz & Nowakowska (2013) (section 1), en relation avec la distribution syntaxique de l’adverbe. Ensuite, nous expliquerons les résultats de cette analyse pour chaque catégorie d’emplois, en relation avec la position syntaxique de déjà dans ces emplois (4.2.-4.5.).
26Le modèle interprétatif d’Apothéloz & Nowakowska (2013) nous a permis de comparer les emplois de déjà distingués par différents auteurs et de les reclassifier dans les catégories des emplois ‘intégrés à la proposition’, ‘subjectifs’ et ‘intersubjectifs’. Les résultats de cette analyse se trouvent dans le tableau 2 :
Tableau 2 : Fréquence de chaque catégorie d’emplois discursifs de déjà dans CFPP2000
Emplois discursifs
|
Nb d’occurrences
|
Emplois intégrés à la proposition (4.2)
|
Emplois aspectuels (4.2.1.)
|
198 (43,3 %)
|
Emploi catégoriel (4.2.2.)
|
115 (25,1 %)
|
Plusieurs valeurs d’adverbe intégré à la proposition (4.2.3)
|
20 (4,4 %)
|
Total
|
333 (72,7 %)
|
Emplois subjectifs (4.3)
|
85 (18,6 %)
|
Emploi intersubjectif (4.4)
|
8 (1,7 %)
|
Combinaison d’une valeur subjective + d’adverbe intégré (4.5)
|
32 (7,0 %)
|
Total
|
458 (100 %)
|
27Le tableau 2 montre que déjà présente le plus souvent des emplois intégrés (72,7 %), dont les emplois aspectuels sont les plus fréquents (43,3 %). Les emplois subjectifs (18,6 %) sont dix fois plus attestés que l’emploi intersubjectif (1,7 %). En outre, dans 55 cas (12,0 %), déjà présente plusieurs valeurs en même temps : deux valeurs d’adverbe intégré (4,4 %) ou une valeur subjective et une ou plusieurs valeurs d’adverbe intégré (7,0 %). L’apparition de cas « hybrides » (Lamiroy & Charolles, 2004) est un phénomène courant pour les adverbes plurifonctionnels, dont les nombreux sens représentent le résultat d’étapes successives de grammaticalisation. Ainsi, Lamiroy & Charolles (2004) expliquent la présence de cas hybrides dans leur analyse de l’adverbe seulement par le modèle d’« overlap » que Heine (1993) propose pour les processus de grammaticalisation. Ce modèle se base sur l’observation que, dans ces processus, les différentes étapes de changement ne se distinguent pas nettement l’une de l’autre, mais se chevauchent au contraire, ce qui donne lieu à des emplois intermédiaires. De même, Apothéloz & Nowakowska (2013) mentionnent des cas de ‘coalescence’ où déjà exprime plusieurs valeurs à la fois.
- 4 Nous n’avons pas inclus ici les 32 cas hybrides qui présentent une combinaison d’emplois intégrés e (...)
28Le tableau 3 présente la distribution syntaxique de déjà dans chacune des trois catégories d’emplois4 :
Tableau 3 : Distribution syntaxique de déjà dans chaque catégorie d’emplois, dans CFPP2000 (N = 409, χ² = 187.34, df = 6, p < 0.01, V de Cramér = 0.48)
|
Position de déjà
|
|
Emploi discursif
|
PG
|
PM
|
PD
|
À l’intérieur d’un syntagme
|
Total
|
Emplois d’adverbe intégré
|
33 (9,9 %)
|
240 (72,1 %)
|
46 (13,8 %)
|
14 (4,2 %)
|
333 (100 %)
|
Emplois subjectifs
|
52 (61,2 %)
|
10 (11,8 %)
|
5 (5,9 %)
|
18 (21,2 %)
|
85 (100 %)
|
Emploi intersubjectif
|
0 (0 %)
|
1 (12,5 %)
|
6 (75,0 %)
|
1 (12,0 %)
|
8 (100 %)
|
Total
|
85 (20,0 %)
|
251 (58,9 %)
|
57 (13,4 %)
|
33 (7,7 %)
|
426 (100 %)
|
29Le tableau 3 montre qu’il existe en effet une corrélation significative entre la position syntaxique de déjà et son emploi discursif : chaque catégorie d’emplois manifeste une position syntaxique de prédilection. Dans les emplois subjectifs, l’adverbe se trouve majoritairement (61,2 %) dans la PG, et rarement (5,9 %) dans la PD, tandis que, dans les emplois intersubjectifs, il se trouve majoritairement (6/8 cas) dans la PD, et non pas dans la PG. Les emplois d’adverbe intégré à la proposition apparaissent dans toutes les positions, mais majoritairement en position médiane (72,1 %). Les interactions observées sont statistiquement signifiantes (N = 409, χ² = 187.34, df = 6, p < 0.01) avec un effet modéré (V de Cramér = 0,48) et confirment les hypothèses de Traugott (2021) et Degand (2014). Dans les sections suivantes (4.2-4.5), nous expliquerons en détail les emplois de chaque catégorie et nous vérifierons si les tendances observées pour les trois catégories se maintiennent dans chacun de leurs sous-emplois.
30Déjà présente deux types d’emplois comme adverbe intégré à la proposition : des emplois aspectuels (4.2.1.), où la non-congruence exprimée par déjà concerne la temporalité de l’état des choses, et l’emploi « catégoriel » (Apothéloz & Nowakowska, 2013) (4.2.2.), où déjà souligne le fait qu’un référent est un membre périphérique d’une certaine catégorie (c’est déjà bien). Dans une troisième sous-section (4.2.3), nous décrivons les cas où déjà présente une combinaison de deux emplois intégrés.
- 5 Comme l’indique Deloor (2010), la plupart des auteurs font la distinction entre deux emplois aspect (...)
31Dans notre corpus, déjà présente une série d’emplois aspectuels (43,3 %), dont l’emploi de « survenance précoce » (Apothéloz & Nowakowska, 2013) (cf. l’exemple [1]) est le plus fréquent (20,3 % du total des occurrences). Cela n’est pas surprenant, puisque cet emploi a été considéré comme l’emploi « premier » ou « original » de déjà (Hansen & Strudsholm, 2008 ; Apothéloz & Nowakowska, 2013). En plus de cet emploi, déjà apparaît dans notre corpus dans quatre autres emplois aspectuels5, qui mettent chacun en relief un autre aspect de la temporalité du prédicat. Le tableau 4 présente de manière sommaire ces cinq emplois et les différents termes qui ont été proposés par la littérature linguistique, et fait référence à un exemple de chaque emploi.
Tableau 4 : Différents emplois aspectuels de déjà dans la littérature scientifique
Non-congruence
|
Nom de l’emploi
|
Exemple
|
Localisation de l’événement sur l’axe temporel : l’événement a lieu plus tôt que prévu. (négation : ne pas encore)
|
« survenance précoce » (Apothéloz & Nowakowska, 2013), « sens continu » (Välikangas, 1982), valeur de « plus tôt que prévu » (Franckel, 1989), « phasal sense » (Hansen & Strudsholm, 2008), « valeur résultative » (Deloor, 2010)
|
[15]
|
Caractère achevé de l’événement au moment de référence : on s’attendait à ce que l’évènement ne soit pas encore achevé. (négation : ne pas encore)
|
« occurrentiel-factuel » (Apothéloz & Nowakowska, 2013), « sens continu » (Välikangas, 1982), « ce qui est à faire n’est plus à faire » (Franckel, 1989), « phasal sense » (Hansen & Strudsholm, 2008)
|
[16]
|
Aptitude d’une action comme première étape dans l’achèvement d’un but : on s’attendait à ce que cette action ne soit pas la première étape à mettre en œuvre, ou qu’elle ne figure pas parmi les étapes à réaliser pour achever le but en question.
|
« première action » (Apothéloz & Nowakowska, 2013)
|
[17]
|
Occurrence de l’évènement désigné par le prédicat à un moment antérieur à l’énonciation : on s’attendait à ce que l’agent de l’action n’ait jamais fait cette action dans le passé, mais il a bien eu cette expérience. (négation : ne jamais)
|
« existentiel » (Apothéloz & Nowakowska, 2013), « sens itératif » (Välikangas, 1982), « passé d’expérience » (Franckel, 1989), « iterative use » (Hansen & Strudsholm, 2008), « valeur expérientielle » (Deloor, 2010)
|
[18]
|
On s’attendait à ce que l’action désignée par le prédicat soit achevée pour la première fois, mais elle a déjà été achevée avant. (négation : ne jamais)
|
« non-nouveauté » (Apothéloz & Nowakowska, 2013), « pas la première occurrence » (Franckel 1989)
|
[19]
|
[15] Survenance précoce
(En parlant des services publics de la commune parisienne d’Ivry)
c’est quand-même [sic] quelque chose d’assez euh d’assez sympa… nous on est arrivés c’était déjà
construit… les bâtiments devaient avoir deux trois ans (CFPP2000)
= c’était construit à un moment plus tôt qu’on ne l’avait pensé
[16] Occurrentiel-factuel
ça se fait euh à New-York par exemple on a vu là c’est d- … des coins […] où y a déjà eu ce métissage euh … asiatique et euh … et de cuisine occidentale … donc y a d’autres coins dans le monde où ça se fait beaucoup … à Paris ça se fait pas beaucoup (CFPP2000)
= le processus du métissage est entièrement terminé à New York ; maintenant, ce processus ne peut plus se répéter
[17] Première action
Enquêtrice : OK donc là j’ai allumé la machine et là ça enregistre
Enquêté : ouais
Enquêtrice : alors …donc euh déjà ce que tu peux me dire euh comment toi et ou ta famille […] vous êtes arrivés euh à Bagnolet (CFPP2000)
= pour commencer, dis-moi comment vous êtes arrivés à Bagnolet : c’est une bonne première étape
[18] Existentiel
tout ce qui est quartier seizième dix-septième je pense que j’arriverais à me retrouver j’y suis déjà allé (CFPP2000)
= j’ai l’expérience d’aller au seizième et au dix-septième, c’est pourquoi je m’y retrouve
[19] Non-nouveauté
Enquêtrice : voilà donc est-ce que vous avez toujours vécu là ou est-ce que vous avez déménagé à un moment donné pour venir habiter ces ces
Enquêté : euh on a déménagé euh à Créteil l’année dernière dans le quatre-vingt-quatorze et sinon on avait déjà déménagé mais dans le onzième sur le boulevard Voltaire (CFPP2000)
= on a déménagé à Créteil, mais ce n’était pas la première fois qu’on a déménagé
32Le tableau 5 présente la distribution des positions syntaxiques de déjà en emploi aspectuel.
Tableau 5 : Distribution syntaxique de déjà dans chaque emploi aspectuel
|
Position de déjà
|
Emploi discursif
|
PG
|
PM
|
PD
|
À l’intérieur d’un syntagme
|
Total
|
Survenance précoce
|
11 (11,8 %)
|
61 (65,6 %)
|
21 (22,6 %)
|
0 (0 %)
|
93 (100 %)
|
Existentiel
|
0 (0 %)
|
42 (93,3 %)
|
3 (6,6 %)
|
0 (0 %)
|
45 (100 %)
|
Occurrentiel-factuel
|
2 (4,8 %)
|
33 (78,6 %)
|
7 (16,6 %)
|
0 (0 %)
|
42 (100 %)
|
Non-nouveauté
|
0 (0 %)
|
10 (100 %)
|
0 (0 %)
|
0 (0 %)
|
10 (100 %)
|
Première action
|
3 (37,5 %)
|
3 (37,5 %)
|
2 (25,0 %)
|
0 (0 %)
|
8 (100 %)
|
Total
|
16 (8,1 %)
|
149 (75,2 %)
|
33 (16,7 %)
|
0 (0 %)
|
198 (100 %)
|
33Dans les emplois aspectuels, déjà se trouve majoritairement (75,2 %) dans la position médiane, et cette tendance se maintient à l’intérieur de chaque sous-emploi. Dans les dix occurrences de « non-nouveauté », déjà se positionne même uniquement dans la position médiane. Cette observation confirme l’hypothèse que les emplois aspectuels ont gardé leur position originale (cf. Traugott, 2021). Il importe toutefois d’ajouter que, pour la plupart de ces emplois, déjà apparaît aussi dans les deux périphéries. La position à l’intérieur d’un syntagme, au contraire, n’est pas attestée pour déjà aspectuel. L’apparition de déjà aspectuel en PD pourrait s’expliquer par le fait que le locuteur décide à la fin de son énoncé d’ajouter une valeur aspectuelle au prédicat (p. ex. une valeur de survenance précoce dans [20]). Quand déjà apparaît en PG, nous supposons que cet emplacement relève d’une insistance particulière du locuteur sur la non-congruence exprimée par déjà [21], ce qui explique pourquoi cette position est moins fréquente.
[20] c’était déjà plein il n’y avait plus de place déjà (CFPP2000)
[21] il a pas su me répondre… déjà les traditions se perdent entre lui et ses parents (CFPP2000)
34L’emploi « catégoriel » (Apothéloz & Nowakowska, 2013) ou « comparatif » (Hansen, 2002 ; Deloor, 2014) regroupe différents emplois reliés entre eux (cf. Franckel, 1989 : « partiel qualitatif » et « partiel quantitatif » ; Hansen & Strudsholm, 2008 : « scalar use » et « marginality use »). Ces emplois ont en commun que déjà est utilisé pour mettre en relief l’appartenance (inattendue) d’une entité à une certaine catégorie, que ce soit une valorisation ([22] : vaste), une définition ([23] : mélange) ou une localisation dans l’espace ([24] : autre chose). Dans [22], par exemple, déjà indique que le référent de c’, à savoir le quartier où habitent les interviewés, adhère bien à la catégorie des référents vastes, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Souvent, cette caractérisation est accompagnée d’une interprétation secondaire : le référent n’est pas un référent central de la catégorie à laquelle il appartient. Cette inférence se manifeste explicitement dans [22] et [23] par la présence d’un marqueur scalaire (assez [22] ; plutôt [23]) ; ainsi, dans [23], l’expérience de la mixité à l’école vécue par les enfants n’est pas considérée comme une instance « prototypique » d’un mélange, mais comme un exemple plus périphérique.
[22] Catégoriel (valorisation)
[En parlant des limites de leur quartier]
A : c’est assez vaste d’ailleurs
B : oui oui c’est déjà assez vaste (CFPP2000)
[23] Catégoriel (définition)
[En parlant de la mixité à l’école]
donc au fond pour vous il y a eu une juxtaposition de communautés mais [pause] pour vos enfants ça a déjà été plutôt un mélange (CFPP2000)
35Cette notion de « périphéricité » se manifeste plus explicitement dans les cas où déjà accompagne une expression de lieu : dans [24], le locuteur insiste avec déjà sur le fait que Mac Val se trouve sur la frontière entre Paris et « autre chose », mais ne fait plus partie de Paris.
[24] Catégoriel (localisation)
[…] Mac Val etcétéra c’est plus Paris c’est déjà autre chose (CFPP2000)
36Dans tous ces cas, la non-congruence exprimée par déjà opère au niveau de la réalité extralinguistique désignée par le prédicat : le fait qu’un certain référent adhère à une certaine catégorie dans la réalité est présenté comme étant surprenant. Ceci explique pourquoi l’emploi catégoriel appartient aux emplois intégrés à la proposition. La distribution syntaxique de déjà catégoriel reflète les tendances observées dans la section 4.1. pour la catégorie des emplois intégrés (cf. tableau 6) :
Tableau 6 : Distribution syntaxique de déjà en emploi catégoriel dans CFPP2000
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Position de déjà
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Emploi discursif
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PG
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PM
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PD
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À l’intérieur d’un syntagme
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Total
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Catégoriel
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11 (9,6 %)
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82 (71,3 %)
|
9 (7,8 %)
|
13 (11,3 %)
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115 (100 %)
|
37En effet, en emploi catégoriel, déjà se trouve dans 82 des 115 cas (71,3 %) dans la position médiane, même si, comme pour les emplois aspectuels, les deux périphéries sont attestées : 9,6 % des occurrences apparaissent en PG et 7,8 % en PD. Déjà catégoriel apparaît aussi dans 13 occurrences (11,3 %) à l’intérieur d’un syntagme : il s’agit de syntagmes nominaux où déjà se trouve entre le noyau nominal et le groupe adjectival [25]. Les occurrences en PD sont des cas comme [26], où déjà se positionne directement à droite de l’expression de catégorie. Quand déjà catégoriel se trouve en PG [27], la relation sémantique entre déjà et l’expression de catégorie (deux enfants dans [27]) se maintient même si les deux sont séparés par le sujet et le groupe verbal.
[25] […] il y a un rite avec Marie l’aînée auquel on lit des histoires déjà un peu avancées
[26] ce n’était plus notre quartier déjà (CFPP2000)
[27] déjà il y a elles ont deux enfants (CFPP2000)
38Le corpus contient aussi 20 cas où déjà combine plusieurs emplois aspectuels (4,4 %). Par exemple, déjà peut insister en même temps sur l’accomplissement d’un événement (« occurrentiel-factuel ») que sur sa survenance précoce [28].
[28] Occurrentiel-factuel + survenance précoce
c’est en train de changer à toute allure ces ce onzième c’est peut-être fini d’ailleurs c’est peut-être fait déjà
39Dans d’autres cas, déjà combine une valeur de survenance précoce avec l’emploi catégoriel : dans ces cas, déjà opère sur une caractérisation scalaire qui possède une dimension temporelle. Ainsi, dans [29], déjà met en relief le fait que la détente dans l’éducation des filles était arrivée déjà avant soixante-huit, tout en insistant sur le fait que cette détente est seulement modeste.
[29] Catégoriel + survenance précoce
[…] plusieurs personnes du septième qui qui situaient cette rupture dans l’éducation des filles justement euh dix ans avant soixante-huit […] les gens étaient déjà un peu plus détendus (CFPP2000)
40Quand déjà combine plusieurs emplois d’adverbe intégré, sa distribution syntaxique est comparable à celles que nous avons décrites pour les emplois intégrés ‘uniques’ ci-dessus (cf. tableau 7 ci-dessous) : la majorité des occurrences apparaît en PM (9/20), les deux périphéries sont aussi attestées (4/20 en PD, 6/20 en PG), et une seule occurrence se présente à l’intérieur d’un syntagme.
Tableau 7 : Distribution syntaxique de déjà « hybride » d’emplois intégrés dans CFPP2000
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Position de déjà
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Emploi discursif
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PG
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PM
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PD
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À l’intérieur d’un syntagme
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Total
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Combinaison d’emplois intégrés
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6 (30,0 %)
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9 (45,0 %)
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4 (20,0 %)
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1 (5,0 %)
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20 (100 %)
|
41Dans les emplois subjectifs, déjà véhicule une interprétation de non-congruence au niveau de trois types de relations intradiscursives : (i) la relation entre une justification et la conclusion associée, qui correspond à l’emploi « justificatif » (Apothéloz & Nowakowska, 2013), (ii) la relation entre une concession et la conclusion logique (« réfutation d’une concession ») et (iii) celle entre un syntagme et le prédicat dans lequel il figure (« particule de focus », d’après le « nontemporal focus-particle use » de Hansen & Strudsholm, 2008). Le tableau 7 présente les résultats de l’analyse de la position de déjà dans chaque emploi subjectif.
Tableau 8 : Distribution syntaxique de déjà en emploi subjectif dans CFPP2000
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Position de déjà
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Emploi discursif
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PG
|
PM
|
PD
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À l’intérieur d’un syntagme
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Total
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Justificatif [30]
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48 (94,1 %)
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0 (0 %)
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0 (0 %)
|
3 (5,9 %)
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51 (100 %)
|
Réfutation d’une concession [31]
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4 (100,0 %)
|
0 (0 %)
|
0 (0 %)
|
0 (0 %)
|
4 (100 %)
|
Particule de focus [32-34]
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0 (0 %)
|
10 (33,3 %)
|
5 (16,6 %)
|
15 (50,0 %)
|
30 (100 %)
|
Total
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52 (61,2 %)
|
10 (11,7 %)
|
5 (5,9 %)
|
18 (21,2 %)
|
85 (100 %)
|
42Nous avons expliqué l’emploi « justificatif » (Apothéloz & Nowakowska, 2013 ; « thematic » dans Hansen & Strudsholm, 2008), où déjà indique l’aptitude d’une justification pour atteindre une certaine conclusion, à l’aide de l’exemple [2]. Cet emploi est le troisième emploi le plus fréquent et se manifeste dans 11,1 % du total des occurrences. Déjà justificatif se trouve presque toujours (94,1 %) dans la périphérie gauche. Dans les 3 cas où déjà justificatif se trouve à l’intérieur d’un syntagme, l’énoncé dont il fait partie ne contient pas de verbe et présente une justification par un syntagme prépositionnel (pour les problèmes de dos déjà dans [30]).
[30] Justificatif
Enquêté : je me suis toujours dit si j’étais pas trop loin de Paris je pense que j’aurais repris un deux-roues ça c’est une évidence […]
Enquêtrice : pourquoi avez-vous arrêté
Enquêté : et bien pour les problèmes de dos déjà (CFPP2000)
43Le deuxième emploi subjectif, « réfutation d’une concession », n’a pas encore été mentionné dans la littérature scientifique et se manifeste dans 4 occurrences dans le CFPP2000 (0,9 %). Cet emploi présente en quelque sorte la relation discursive inverse à celle de l’emploi « justificatif » : déjà signale ici que la concession qui précède n’est pas assez forte pour empêcher la conclusion de se réaliser. Dans [31], par exemple, la locutrice parle du choix entre deux options de logement : une où elle payerait moins, mais où elle serait plus loin de ses parents, et une où elle payerait plus, mais où elle habiterait plus près de ses parents. Avec déjà, elle indique que le fait de payer plus cher n’empêche pas qu’elle puisse choisir le deuxième logement, parce qu’ainsi elle ne doit pas payer le baby-sitting de ses enfants.
[31] Réfutation d’une concession
le calcul que j’ai fait c’est que […] le petit plus qu’on mettait dans le loyer […] on le gagnait en baby-sitting […] parce qu’on était tout près de chez mes parents […] voilà [rire] c’était le calcul […] je me suis dit [« ] au fond tu vas payer un peu plus cher que prévu mais déjà c’est … c’est possible [ »] (CFPP2000)
44Les quatre occurrences de déjà en emploi de « réfutation d’une concession » se trouvent dans la périphérie gauche, corroborant ainsi l’hypothèse de Degand (2014) pour les emplois subjectifs. Il va de soi qu’une analyse de plus d’occurrences de cet emploi serait nécessaire pour confirmer cette corrélation.
45Dans un troisième emploi subjectif, déjà fonctionne comme « particule de focus » (« nontemporal focus particle » ; Hansen & Strudsholm, 2008). Cet emploi représente 6,6 % des occurrences de déjà dans le CFPP2000. Nous avons fait allusion à cet emploi dans [3] (section 1.). Observons encore l’exemple [32] :
[32] Particule de focus
A : un vrai Parisien …
B : bah c’est quelqu’un qui râle déjà quand il y a pas de resto après vingt-deux heures … en province (CFPP2000)
46La fonction de déjà dans cette phrase consiste à signaler le décalage entre les attentes des interlocuteurs et la réalité. On s’attendrait, en effet, à ce qu’une personne râle à propos de choses bien plus graves que la fermeture des restaurants avant vingt-deux heures. On voit donc se dessiner une divergence : déjà focalise un certain constituant (en l’occurrence, la subordonnée temporelle) et signale qu’il est à sa place dans l’énoncé, même si son insertion ne paraît pas logique. Comme particule de focus, déjà a pour fonction de mettre en relief le syntagme focalisé par opposition à un autre syntagme qui pourrait y figurer. Ainsi, pour [32], on pourrait s’imaginer que quand il n’y a pas de boulangerie à distance de marche de son habitation soit plus attendu dans le contexte que l’argument donné (quand il y a pas de resto après vingt heures).
47Dans [32], déjà se trouve entre la forme verbale et le syntagme qu’il focalise, en PM. Comme particule de focus, déjà peut toutefois aussi se placer derrière le syntagme qu’il met en relief, comme le sujet (eux) Français dans [33].
[33] Particule de focus
eux Français déjà ont du mal avec des langues […] en plus on accueille quand même pas moins de dix-sept nationalités différentes dans l’établissement (CFPP2000)
48Dans tous les emplois de déjà comme particule de focus, déjà se positionne à l’intérieur du syntagme focalisé, ou se juxtapose à celui-ci. Cela explique pourquoi déjà particule de focus ne reflète pas la tendance générale des emplois subjectifs de se positionner majoritairement en PG et présente une distribution syntaxique plus hétérogène (33,3 % en PM, 16,6 % en PD et 50,0 % à l’intérieur d’un syntagme). Quand déjà focalise le sujet (‘position de focus gauche’), il est considéré comme faisant partie de ce syntagme (cf. section 3). Cela explique pourquoi la PG (qui correspond à la position à gauche du sujet, où déjà ne focalise pas le sujet) n’est pas attestée pour déjà focalisateur. Dans d’autres cas où déjà apparaît à l’intérieur d’un syntagme, il occupe une position centrale dans le syntagme parce qu’il en focalise seulement une partie (comme le groupe prépositionnel dans son aménagement en [34]).
[34] Particule de focus
c’était une école … assez particulière tu sais un peu pilote déjà dans son aménagement. (CFPP2000)
49Déjà présente un seul emploi intersubjectif, qui est peu fréquent dans CFPP2000 (8 cas : 1,7 % des occurrences) : l’emploi « mémoriel » (Apothéloz & Nowakowska, 2013) (« savoir dégénéré » (Franckel, 1989), « déjà in interrogatives » (Hansen & Strudsholm, 2008), « backchecking question » (Squartini, 2014). Välikangas (1982) paraphrase cet usage comme « le locuteur pose une question sur quelque chose qu’il a oublié ». En effet, comme nous l’avons déjà signalé à propos de l’exemple [4] repris ci-dessous comme [35], déjà met ici en évidence l’impertinence de l’acte de poser une question informative dont le locuteur devrait connaître la réponse, et qui est donc superflue selon les attentes des interlocuteurs.
[35] Mémoriel
A : […] incapable de dire de quoi elles parlaient
B : est-ce que par exemple euh euf mince euh les ch- chev ou les non les veuch
A : oui les veuch mais ça encore je comprends […]
C : c’est quoi déjà les veuch
A : je vais me laver les veuch les cheveux (CFPP2000)
50Le tableau 9 présente les résultats de l’analyse de la position de déjà mémoriel.
Tableau 9 : Distribution syntaxique de déjà en emploi mémoriel dans CFPP2000
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Position de déjà
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Emploi discursif
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PG
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PM
|
PD
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À l’intérieur d’un syntagme
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Total
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Mémoriel
|
0
|
1 (12,5 %)
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6 (75,0 %)
|
1 (12,5 %)
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8 (100 %)
|
51Dans l’emploi « mémoriel », déjà apparaît dans six des huit cas dans la périphérie droite. Dans un cas [36], l’adverbe se présente en position médiane : il se trouve devant le complément direct de s’appeler, qui est prononcé par un autre locuteur. [37] est la seule occurrence de déjà mémoriel à l’intérieur d’un syntagme : ici, il se positionne entre le pronom où et le groupe prépositionnel spécificateur à Sévran, qui est ajouté après par le locuteur.
[36] Mémoriel
Enquêté 1 : c’est allée Jacques Decour
[…]
Enquêté 2 : Jacques Decour c’est connu mais en fait notre quartier s’appelle oui déjà euh
Enquêté 1 : les Sablons (CFPP2000)
[37] Mémoriel
Enquêteur : et vous vous habitez où déjà à Sevran
Enquêté : c’est allée Jacques Decour (CFPP2000)
52Pour terminer, nous avons identifié 32 occurrences où déjà combine une valeur subjective avec une ou plusieurs valeurs d’adverbe intégré. Plusieurs cas de figure se présentent dont nous décrirons les deux les plus fréquents. Dans [38], l’emploi justificatif est combiné avec l’emploi de « survenance précoce » : déjà pourrait être utilisé pour mettre en relief la temporalité précoce de l’état des choses (déjà au collège, et non pas seulement au lycée) et/ou pour indiquer la relation entre la conclusion (non) et sa justification (au collège on était tous à peu près du même quartier). De même, déjà insiste dans [39] sur la longue durée de l’action de « ressentir [les effets de la crise économique] » (une valeur aspectuelle) et focalise en même temps l’expression de temps depuis un an dans l’énoncé, ce qui l’approche de l’emploi de particule de focus, un emploi subjectif. Hansen & Strudsholm (2008) catégorisent ce dernier type d’occurrences comme ‘temporal focus particle’, ce qui illustre le double fonctionnement de déjà dans ces cas.
[38] Enquêtrice : et après le lycée quand vous étiez au lycée il y avait des questions de quel quartier tu es
Enquêté 1 : non ça n’intéressait personne non
Enquêté 2 : enfin non bah non … déjà au collège on était tous à peu près du même quartier (CFPP2000)
[39] [En parlant de la crise économique]
Jean-Yves … parce que lui il est dans le secteur du bâtiment donc euh c’est le deuxième secteur qui a été touché donc lui il l’a il le ressent depuis un an oui déjà (CFPP2000)
53Dans ces cas hybrides, déjà montre une distribution syntaxique très hétérogène (cf. tableau 10 ci-dessous), ce qui peut être attendu en vue de la multitude de combinaisons entre emplois qui se présentent. Une analyse détaillée qui met en relation les combinaisons de valeurs et la position syntaxique de déjà dans ces cas hybrides est hors de la portée de cet article et aurait besoin d’un échantillon d’exemples plus large, mais constitue une piste de recherche future potentiellement enrichissante.
Tableau 10 : Distribution syntaxique de déjà « hybride » subjectif + intégré dans CFPP2000
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Position de déjà
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|
Emploi discursif
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PG
|
PM
|
PD
|
à l’intérieur d’un syntagme
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Total
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Combinaison d’emploi subjectif + intégré(s)
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7 (21,9 %)
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9 (28,1 %)
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4 (12,5 %)
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12 (37,5 %)
|
32 (100 %)
|
54Dans la section précédente, nous avons observé que la distribution syntaxique de déjà est significativement corrélée avec les catégories d’emplois intégrés, subjectifs et intersubjectifs : en emploi intégré, déjà apparaît majoritairement dans sa position ‘originale’ en PM, mais aussi dans les deux périphéries, tandis que dans les emplois subjectifs et intersubjectifs, il se positionne dans la majorité des cas dans l’une des périphéries (respectivement PG et PD), en défavorisant l’autre. De plus, dans l’analyse des emplois spécifiques, nous avons montré que ces tendances se maintiennent pour presque tous les sous-emplois. Ces observations corroborent les hypothèses de Degand (2014) et de Traugott (2021).
55En revanche, comme particule de focus, déjà se distingue de tous les autres emplois par sa fréquence d’apparition à l’intérieur d’un syntagme, et des autres emplois subjectifs par sa distribution hétérogène dans les autres positions (PG, PM et PD). Ces deux caractéristiques s’expliquent par le fait que déjà focalisateur se juxtapose à l’élément (syntagme ou partie de syntagme) qu’il focalise. Dans ce sens, les hypothèses évoquées par Degand (2014) et Traugott (2021) n’expliquent pas entièrement comment la distribution syntaxique des adverbes plurifonctionnels reflète le développement de nouveaux sens subjectifs et intersubjectifs. Notre analyse de déjà suggère que la position au sein d’un syntagme pourrait, elle aussi, être considérée comme une position qui véhicule de nouveaux sens. Des recherches futures pourraient explorer cette voie par une analyse systématique de la position syntaxique et des emplois discursifs d’autres adverbes fonctionnels.