1La description et classification des adverbes reposent généralement sur deux critères (De Cesare et al., 2018) : le premier est de nature sémantique (il est privilégié dans les grammaires traditionnelles et les dictionnaires), le second est de nature syntaxique. D’un point de vue syntaxique, on distingue deux catégories d’adverbes : les adverbes dits « de phrase » et les adverbes « de prédicat ». Ces deux macro-classes d’adverbes diffèrent en premier lieu sur la base de leur portée (phrase vs prédicat) et du degré d’intégration syntaxique ; elles diffèrent également en ce qui concerne les positions que les adverbes des deux types occupent au sein de la phrase. À la différence des adverbes de prédicat, les adverbes de phrase sont très mobiles : ils peuvent occuper différentes positions de la phrase, décrites en tenant compte des autres constituants syntaxiques (sujet, verbe, auxiliaire, objet, etc.).
2Dans la très riche bibliographie disponible sur les adverbes, on trouve en revanche beaucoup moins d’observations sur les autres propriétés de ces formes, en particulier sur leurs propriétés prosodiques (décrites par Mertens, 2013) et fonctionnelles, en particulier informationnelles (relatives à différents niveaux d’organisation de l’énoncé ; pour une description plus détaillée, cf. De Cesare, 2022 : 258-261). Le principal objectif de cette contribution consiste à présenter un cadre théorique permettant de décrire et d’expliquer de manière systématique (notamment par rapport à ce que peut expliquer la syntaxe) les propriétés fonctionnelles des adverbes et les multiples effets interprétatifs qui découlent de leur distribution dans différents espaces fonctionnels de l’énoncé. Le modèle en question, appelé « Modèle de Bâle pour la segmentation du paragraphe » (cf. Ferrari et al., 2008 et Ferrari, 2014), a été développé pour analyser – entre autres – les caractéristiques informationnelles des formes linguistiques dans les textes écrits. Originairement, il a été développé sur la base de textes rédigés en italien, mais il est facilement applicable aux textes rédigés en d’autres langues, notamment en français (plusieurs travaux récents proposent des cas d’études similaires ; cf. De Cesare, 2016 et 2018, qui porte sur l’italien, ainsi que De Cesare & Borreguero Zuloaga, 2014 et De Cesare, 2022, qui tiennent compte de trois langues romanes).
- 1 Je remercie les deux collègues qui ont relu une version antérieure de cette contribution. Leurs com (...)
- 2 La description historique tracée par Bango de la Campa (2018) indique que heureusement connaît l’em (...)
3Dans le présent travail1, nous illustrerons le fonctionnement et la validité du Modèle de Bâle en l’appliquant à l’adverbe polyfonctionnel heureusement, auquel on reconnaît généralement deux emplois distincts : (i) un emploi d’adverbe de phrase, illustré en [1] (cf. Lamiroy & Charolles, 2004 ; Molinier & Lévrier (2000) parlent plus spécifiquement de disjonctif d’attitude ; selon Paillard (2021), il s’agit plutôt d’un marqueur discursif) ; et (ii) un emploi d’adverbe de prédicat, illustré en [2] (Molinier & Lévrier (2000) considèrent qu’il s’agit plus précisément d’un adverbe de manière orienté vers le sujet ; selon Lamiroy & Charolles (2004), cet « emploi est marqué en français actuel », p. 76 ; ils n’en relèvent aucun exemple dans un corpus de 100 occurrences2) :
[1] Heureusement, il est indemne. (Molinier & Lévrier, 2000 : 464)
[2] Elle a heureusement vécu. (ibid.)
4Dans la première partie du travail (1.), nous décrirons la distribution syntaxique des adverbes (en -ment) dans la phrase, en passant en revue les positions syntaxiques que peuvent occuper les adverbes de prédicat et les adverbes de phrase. L’objectif est de mettre en lumière la corrélation postulée entre position syntaxique et fonction des adverbes : nous illustrerons cette corrélation avec l’adverbe heureusement. Dans la deuxième partie (2.), en nous appuyant sur un corpus de textes journalistiques, nous évaluerons la fréquence d’emploi de l’adverbe heureusement dans les principales positions syntaxiques identifiées pour les adverbes de phrase et de prédicat. Dans un troisième temps (3.), dans la lignée des réflexions proposées par De Cesare (2018) sur les adverbes de phrase, De Cesare & Borreguero Zuloaga (2014) sur les focalisateurs et De Cesare (2022) sur les adverbes de domaine, nous décrirons la distribution de l’adverbe heureusement dans l’énoncé (unité pragmatique). Le but de cette nouvelle analyse consiste à démontrer la corrélation qui existe entre la distribution informationnelle de l’adverbe et les effets interprétatifs qui en résultent, qui sont de nature sémantique, pragmatique et stylistique. Dans les conclusions, nous dressons un bref bilan des résultats obtenus et mentionnons d’autres applications de notre modèle théorique de référence.
5Les travaux non formalistes (qui ne s’inscrivent pas dans le cadre théorique de la grammaire générative) décrivent les positions des adverbes en termes de syntaxe topologique (position initiale, médiane, finale) et structurale (en faisant référence aux constituants de la phrase : sujet, auxiliaire, participe passé, etc.). Dans une phrase déclarative (à polarité positive), avec sujet lexical (Jean) et verbe composé (a accepté), les adverbes peuvent occuper les positions numérotées de 1 à 5 dans l’exemple [3] :
[3] 1 Jean 2 a 3 accepté 4 cette proposition 5
6Dans la position 1 (heureusement, Jean a accepté cette proposition), l’adverbe heureusement occupe une position que l’on décrit comme « initiale de phrase » (Lamiroy & Charolles, 2004 : 57 ; Bonami & Molinier, 2021 : 916), « préverbale détachée » (Guimier, 1996 : 107), « incise en position initiale » (Delahaie, 2018 : 252) ou encore « initiale détachée » (Molinier & Lévrier, 2000 : 89) ; l’adverbe en position 2 (Jean, heureusement, a accepté cette proposition) occupe une position entre le sujet et le verbe (Bonami & Molinier, 2021 : 917) ; en position 3 (Jean a heureusement accepté cette proposition), il figure entre l’auxiliaire et le participe passé (ibid.) ; en position 4 (Jean a accepté, heureusement, cette proposition), il se situe entre le verbe et son complément (ibid.) ou encore « en position post-verbale détachée » (Guimier, 1996 : 107) ; et en position 5 (Jean a accepté cette proposition, heureusement), il se trouve « en fin de phrase » (Bonami & Molinier, 2021 : 917) ou en « position finale détachée » (Guimier, 1996 : 107). On réfère également aux positions de heureusement en 3 et 4 avec le terme « position médiane » (Guimier, 1996 : 108) ou, et ici la notion s’étend également à la position 2, « médiane rhématique » (Paillard, 2021 : 21, 41), dans laquelle l’adverbe « a pour point d’incidence le prédicat (le rhème) » (Paillard, 2021 : 41).
7Au vu de ces considérations, et en adoptant la proposition de Paillard (2021) relative à la position médiane, la phrase se divise donc en trois zones principales, comme indiqué dans le tableau 1.
Tableau 1 : Positions syntaxiques des adverbes dans la phrase
1
|
Jean
|
2
|
a
|
3
|
accepté
|
4
|
cette proposition
|
5
|
PI
|
|
PM
|
|
PM
|
|
PM
|
|
PF
|
Légende : PI = position initiale ; PM = position médiane ; PF = position finale
8Dans les travaux consultés, les positions occupées par les adverbes dans la phrase sont décrites de manière occasionnelle, et non systématique, en tenant également compte de l’intonation (cf. position dite « détachée » ou en « incise ») et de la ponctuation. On affirme par exemple que, en position syntaxique initiale détachée, les adverbes de phrase sont accompagnés d’une pause, marquée à l’écrit de manière facultative par une virgule (cf. Guimier, 1996 : 107). À l’instar de la description proposée par Bonami & Molinier (2021 : 916), il convient toutefois de mieux distinguer les propriétés des adverbes en fonction des situations communicatives dans lesquelles ils sont mobilisés, notamment de leur emploi à l’oral et à l’écrit :
À l’écrit, [les adverbes de phrase] sont généralement suivis ou encadrés de virgules ; à l’oral, ils sont souvent marqués par une prosodie incidente, même si certains peuvent être en prosodie intégrée après le verbe.
9De manière plus sporadique, la position des adverbes est également décrite en faisant référence à la structure informationnelle : Paillard (2021 : 21) parle par exemple de position médiane rhématique. Dans ce cas, la position topologique (position médiane) est spécifiée par un concept informationnel : l’adjectif rhématique renvoie à la fonction de rhème, généralement définie comme l’information associée au plus haut degré de dynamisme communicatif (cf. Firbas, 1964). Pour Paillard, cette position reste toutefois strictement liée au plan syntaxique car la portée de l’adverbe correspond dans ce cas au prédicat.
10Non systématiques – et généralement basées sur l’intuition – sont également les considérations relatives à la fréquence des adverbes dans les différentes positions syntaxiques disponibles. Dans la bibliographie, la position initiale (la première du point [3]) est considérée comme la plus commune des adverbes de phrase (cf, inter alia, Guimier, 1996 : 107 ; Bonami & Molinier, 2021 : 916). La position postverbale détachée, en particulier finale (illustrée en [4]), est par contre jugée rare (Guimier, 1996 : 107).
[4] Non, moi ce qu’on m’a fait ce n’est qu’une biopsie, heureusement […] (ex. cité par Guimier, 1996 : 108)
11D’un point de vue fonctionnel, « [l]’appréciation qu’il [heureusement, conçu comme représentant de la classe des adverbes évaluatifs] exprime est alors présentée comme étant tardive, comme ayant fait l’objet d’un oubli qui est réparé en cours ou au terme de l’énonciation » (Guimier, 1996 : 107). Cette description confirme indirectement l’idée que les adverbes évaluatifs comme heureusement se placent normalement en début de phrase.
12Avant de passer à une analyse qualitative des différentes positions que peut occuper l’adverbe heureusement dans la phrase (ou mieux : dans l’énoncé), il est utile de déterminer avec quelle fréquence cet adverbe occupe les différentes positions identifiées plus haut. Pour évaluer la fréquence d’emploi des différentes positions occupées par heureusement dans la phrase, on peut s’appuyer sur l’idée, suggérée notamment par l’observation de Bonami & Molinier (2021) citée plus haut, qu’à l’écrit la nature de la position occupée dans la phrase par les adverbes est aussi signalée par la ponctuation. On peut donc chercher dans un corpus tous les cas dans lesquels l’adverbe est accompagné des signes de ponctuation mentionnés. La présence de virgules (qui suivent ou encadrent) indique le statut détaché d’un adverbe, tandis que la position topologique (en premier lieu initiale et finale de phrase) peut être identifiée par la présence d’un signe de ponctuation fort avant ou après l’adverbe. Dans les exemples (construits) fournis jusqu’ici, le signe qui apparaît invariablement est le point, mais les frontières de la phrase peuvent également être marquées par les deux-points, le point-virgule, le point d’exclamation et le point d’interrogation.
13Notre analyse se base sur les données du corpus de presse « Timestamped JSI Web corpus 2014-2021 French », disponible sur la plateforme Sketch Engine (Kilgariff et al., 2014). Ce corpus se compose de 7 milliards de mots tirés de textes journalistiques publiés entre 2014 et 2021, et plus particulièrement d’articles d’actualité obtenus à partir de leurs flux RSS. Le corpus français JSI Timestamped est un flux agrégé propre, continu et en temps réel d’articles provenant de sites RSS du monde entier (cf. Trampuš & Novak, 2012)3. Notre analyse se concentre sur les données relatives au sous-corpus de textes publiés en France, qui contient 126 282 occurrences de l’adverbe heureusement (soit 48 % des occurrences de tout le corpus).
14Pour faire ressortir les principales différences relatives aux positions topologiques occupées par l’adverbe heureusement dans la phrase, nous nous limitons à observer l’emploi de l’adverbe en présence de la virgule et du point, comme dans les exemples construits proposés plus haut. Le tableau 2 présente la fréquence d’emploi (absolue et relative) de l’adverbe dans six positions différentes (PI = initiale, PII = initiale intégrée, PID = initiale détachée ; PM = médiane, PMD = médiane détachée ; PF = finale, PFI = finale intégrée, PFD = finale détachée ; PA = absolue).
Tableau 2 : L’adverbe heureusement + ponctuation (corpus Timestamped_Fr)
|
Positions
|
Fréquence absolue
|
Fréquence relative
|
PI
|
Position initiale
|
56 718
|
45 %
|
PII
PID
|
. Heureusement
. Heureusement,
|
ca. 18 000
38 244
|
14 %
30 %
|
PM
|
Position médiane
|
|
|
PMD
|
, heureusement,
|
3 827
|
3 %
|
PF
|
Position finale
|
2 342
|
1,8 %
|
PFI
PFD
|
heureusement.
, heureusement.
|
1314
776
|
1 %
0,6 %
|
PA
|
Emploi absolu
|
|
|
PA
|
. Heureusement.
|
224
|
0,2 %
|
|
Tot. corpus
|
126 282
|
100 %
|
15Les données du corpus Timestamped indiquent très clairement que heureusement occupe le plus souvent la position initiale de phrase (cf. les résultats à la ligne PI du Tab. 2). Il suit un point dans 45 % des occurrences totales du corpus (dans 6791 occurrences, à savoir dans près de 5,4 % des cas, il est suivi de la conjonction que ; sur la structure heureusement que, cf. Delahaie, 2018). Dans un tiers de ces cas (30 %), heureusement est également suivi d’une virgule. Quand il se trouve en position initiale, il occupe donc en général la position initiale détachée de phrase (PID).
16Les occurrences de heureusement en position médiane détachée et finale sont en revanche marginales. L’adverbe se place entre deux virgules dans 3 % de ses occurrences totales, tandis qu’il précède immédiatement un point dans moins de 2 % des cas. Sa position finale détachée est rare : quand il occupe la position finale de phrase, l’adverbe est précédé d’une virgule et suivi d’un point seulement dans 0,6 % des cas. En ce qui concerne finalement l’emploi absolu de l’adverbe, qui se réalise quand il se situe entre deux points (cf. ligne PA du Tab. 2), on constate qu’il est encore plus rare : on trouve heureusement dans cette configuration seulement dans 0,2 % des occurrences totales du corpus.
17Les données relatives à la fréquence d’emploi de l’adverbe heureusement dans les trois zones principales de la phrase sont proposées dans le tableau 3 :
Tableau 3 : Positions syntaxiques de l’adverbe heureusement dans la phrase (fréquence relative)
1
|
Jean
|
2
|
a
|
3
|
accepté
|
4
|
cette proposition
|
5
|
PI
|
|
PMD
|
|
PMD
|
|
PMD
|
|
PF
|
45 %
|
|
3 %
|
|
1,8 %
|
18Les données du tableau 3 permettent d’observer que l’adverbe heureusement se place dans les trois positions topologiques (PI, PMD et PF) dans 50 % de ses occurrences totales, ce qui signifie qu’il y a d’autres configurations possibles. L’adverbe se place sans doute très fréquemment en position médiane intégrée, sans encadrement de virgules.
19Les résultats quantitatifs obtenus permettent de faire les observations suivantes : (i) tout d’abord, ils confirment les observations proposées dans la bibliographie : par rapport à la position finale, l’adverbe montre une très nette préférence pour la position initiale, notamment détachée ; (ii) ces résultats montrent également que l’adverbe n’est pas exclu en position finale intégrée : cette position est toutefois rare et peut donc effectivement être considérée comme marquée.
20Passons maintenant aux positions qu’occupe heureusement dans l’énoncé, à savoir dans une unité de nature pragmatique. Notre objectif est de mettre en lumière une série d’effets interprétatifs qui résultent de sa distribution dans les micro-unités qui le composent. Dans un premier temps (3.1.), nous définirons ce qu’est un énoncé dans notre cadre théorique de référence : le « Modèle de Bâle pour la segmentation du paragraphe » (cf. Ferrari et al., 2008 et Ferrari, 2014). Nous décrirons ensuite (3.2.) les effets sémantiques, pragmatiques et stylistiques qui résultent de la distribution de l’adverbe heureusement dans les espaces de l’énoncé correspondant aux Unités Informationnelles.
21Avant de détailler le modèle théorique dans lequel on s’insère (dorénavant abrégé MB), il convient de justifier notre choix par rapport à d’autres modèles théoriques disponibles pour décrire et expliquer les propriétés fonctionnelles des adverbes (pour une discussion plus approfondie, cf. Lefeuvre & Moline, 2011 et Pons Bordería, 2014). Tout d’abord, le MB a été développé pour décrire l’organisation des textes écrits, notamment l’architecture du paragraphe. Il se distingue donc de la plupart des autres modèles théoriques disponibles, développés pour décrire et expliquer les unités fonctionnelles de la langue orale (cf., parmi d’autres Blanche-Benveniste, 1997 ; Roulet et al., 2001 ; Degand & Simon, 2009). Étant donné qu’il est centré sur l’écrit, le MB prête attention aux structures propres à ce système sémiotique : les indices linguistiques qui permettent de segmenter le paragraphe en énoncés et les énoncés en Unités Informationnelles incluent notamment la ponctuation. Tout en dialoguant avec eux (en particulier avec le modèle de Blanche-Benveniste, 1997), le MB se distingue donc clairement des modèles développés pour l’oral, qui identifient les unités du discours (entre autres) sur la base de la prosodie (cf. Morel & Danon-Boileau, 1998). Deuxièmement, le MB offre un modèle multidimensionnel de la textualité, qui permet de tenir compte des principales dimensions de l’organisation du texte : (i) de sa dimension référentielle et thématique ; (ii) de sa dimension logico-argumentative et (iii) de sa dimension énonciative et polyphonique.
22Étant donné que l’adverbe heureusement ne connaît pas d’emploi de connecteur (Lamiroy & Charolles, 2004 : 65), les modèles théoriques développés pour modaliser les relations logico-argumentatives du texte, dites aussi ‘rhétoriques’ (cf. la Rhetorical Structure Theory proposée par Mann & Thomson, 1988, ou encore la Segmented Discourse Representation Theory de Asher & Lascarides, 2003), ne sont pas non plus adaptés pour décrire les propriétés fonctionnelles de l’adverbe.
23L’énoncé est l’unité textuelle de référence du paragraphe. Selon la définition proposée dans le « Modèle de Bâle » (Ferrari, 2014 : 25-26), l’énoncé est le résultat d’un double acte communicatif : il réalise à la fois un acte illocutoire (de type assertif, déclaratif, promissif, etc., définissable dans le cadre de la théorie des actes du langage développée par Austin, 1962 et Searle, 1969) et un acte de composition textuelle, qui se définit en fonction du contexte discursif dans lequel il s’insère (par rapport au co-texte précédent, un énoncé peut par exemple exprimer une relation de motivation, illustration, ajout, etc.). À l’écrit, la frontière entre les énoncés est généralement signalée par la présence de signes de ponctuation forts (point ; point-virgule ; point d’exclamation, d’interrogation, etc.).
24Les exemples suivants (qui reprennent ceux proposés dans le 1.1.) se composent d’un seul énoncé, qui exprime un acte de langage de type assertif (comme prévu par les conventions d’annotation du MB, les frontières des énoncés sont indiquées par une double barre oblique) :
[5] // Heureusement, Jean a accepté cette proposition. //
[6] // Jean, heureusement, a accepté cette proposition. //
[7] // Jean a heureusement accepté cette proposition. //
[8] // Jean a accepté cette proposition, heureusement. //
25L’énoncé, bien que correspondant à l’unité textuelle de référence du paragraphe, n’est pas la plus petite unité textuelle. Tout énoncé est optionnellement articulé en Unités informationnelles (UI), dont la fonction consiste à grouper et hiérarchiser le contenu sémantique véhiculé par l’énoncé (cf. Ferrari, 2014 : 26). Comme le montre l’annotation en [9]-[12] (dans le MB, la frontière des UI est annotée par une barre oblique simple), c’est aussi le cas des énoncés en [5]-[8]. En ce qui concerne leur identification, les frontières entre les UI sont généralement aussi signalées par la ponctuation, notamment la présence de virgule(s). Au niveau théorique, le MB distingue trois types d’UI : le Noyau, le Cadre et l’Appendice.
[9] // / Heureusement, /Cadre Jean a accepté cette proposition /Noyau. //
[10] // / Jean, /Noyau- heureusement, /Appendice a accepté cette proposition /-Noyau. //
[11] // / Jean a heureusement accepté cette proposition /Noyau. //
[12] // / Jean a accepté cette proposition, /Noyau heureusement /Appendice . //
26Les UI de Noyau, de Cadre et d’Appendice diffèrent en premier lieu au niveau fonctionnel, mais, comme nous le verrons mieux par la suite, il y a des différences importantes également en ce qui concerne leur distribution dans l’énoncé. Une différence fonctionnelle fondamentale entre les trois UI concerne la saillance de l’information qu’elles transmettent : le Noyau contient l’information principale (située au premier plan de l’énoncé), tandis que le Cadre et l’Appendice véhiculent des informations secondaires (situées à l’arrière-plan de l’énoncé). Nous montrerons plus loin que ces informations secondaires n’ont pas le même statut.
27Le Noyau est l’UI principale de l’énoncé. Il définit les deux actes communicatifs mentionnés plus haut, à savoir l’acte illocutoire et l’acte de composition textuelle de l’énoncé. Le Noyau est donc une UI nécessaire, dans le sens qu’un énoncé doit toujours se composer d’un Noyau ; le Noyau constitue également une UI suffisante : comme le montre l’exemple en [11], un énoncé peut être formé par le seul Noyau. Dans ce cas, on considère qu’il est informationnellement simple.
28Quand un énoncé se compose du Noyau et d’au moins une autre UI, il est informationnellement complexe. Le Noyau peut être accompagné par une UI de Cadre, qui précède le Noyau et contient des informations qui permettent de délimiter et de préciser sa validité, ainsi que d’évaluer son contenu propositionnel (pour une description plus approfondie, cf. De Cesare, 2018 et 2022). Un énoncé peut également se composer d’une UI d’Appendice (ou de plusieurs UI d’Appendice). Tout comme le Cadre, cette UI transmet des informations qui se situent en arrière-plan du message. L’Appendice peut compléter a posteriori (comme en [12]) ou in medias res (cf. [10]) le contenu d’une autre UI, à laquelle elle se rattache. Une UI d’Appendice peut se rattacher au Noyau (comme en [10] et [12]), mais aussi au Cadre ou à une autre UI d’Appendice (nous le verrons dans le 3.2.3.).
29Les exemples annotés proposés de [9] à [12] montrent que l’adverbe heureusement peut se placer dans une UI de Cadre, de Noyau ou d’Appendice. Les exemples fournis permettent également de noter que l’adverbe peut saturer l’UI dans laquelle il entre (comme en [9]) ou modifier une information qui fait partie de la même UI (cf. [11]). Dans les paragraphes suivants, nous décrirons de manière plus approfondie la distribution de l’adverbe heureusement dans les UI de Noyau (3.2.1.), de Cadre (3.2.2.) et d’Appendice (3.2.3.) et mettrons en lumière différents effets interprétatifs qui en résultent.
30Quand l’adverbe heureusement se place dans l’UI principale de l’énoncé, à savoir le Noyau, on relève des effets importants surtout en ce qui concerne son interprétation sémantique.
- 4 Tous les exemples proposés dans cette partie du travail sont issus du corpus Timestamped (décrit en (...)
31L’interprétation sémantique de l’adverbe heureusement dépend de la position qu’il occupe dans le Noyau et surtout de son degré de dynamisme communicatif. Deux cas de figure sont possibles : il correspond (en partie) au focus du Noyau, défini comme l’information la plus saillante de l’unité nucléaire (pour plus de détails, cf. Ferrari et al., 2008 : 95-99), ou il en est disjoint. Dans le premier cas, heureusement occupe généralement la position finale du Noyau (cf. [13]4) ou une position pré-finale en termes syntaxiques (en [14], il fait partie du prédicat). Dans le deuxième cas, l’adverbe se place avant le focus du Noyau, comme dans l’exemple [15], où l’information focale correspond au segment pas fait de victime.
[13] // / Là encore, /Cadre l’agression commise sans réelle violence physique s’est terminée heureusementFocus /Noyau . // (leparisien.fr)
[14] // / Sa malice illumine heureusement le filmFocus, /Noyau recentré sur la relation entre ses deux personnages, /App sans affaiblir l’intensité de la dénonciation de ces pratiques abominables /App . // (lexpress.fr)
[15] // Le feu n’a heureusement pas fait de victime, /Noyau même si un témoin de la scène, /App âgé d’une soixantaine d’années /App s’est blessé à une cheville après avoir chuté /App . // Il a été transporté au centre hospitalier Antoine-Gayraud, à Carcassonne. (midilibre.fr)
32Les différentes valeurs de heureusement s’expliquent comme suit : l’appréciation positive véhiculée par l’adverbe (qui correspond à son trait sémantique de base) doit être interprétée de manière dénotative quand l’adverbe correspond au focus du Noyau [13] et [14] ; elle est en revanche non dénotative quand l’adverbe ne correspond pas au focus du Noyau [15]. Dans ce dernier cas, heureusement modalise le contenu de la proposition nucléaire, à savoir Le feu n’a pas fait de victime. Dans les deux autres, le contenu de l’adverbe porte sur le prédicat (respectivement se terminer et illuminer un film).
33Comme proposé dans les travaux qui décrivent la sémantique de heureusement (cf. Molinier & Lévrier, 2000 ; Bango de la Campa, 2018), l’information transmise par l’adverbe peut alors être paraphrasée par des syntagmes prépositionnels du type de / d’une manière / façon heureuse. La description basée sur le MB permet de mettre en lumière le fait que l’interprétation sémantique de l’adverbe heureusement dépend en premier lieu de son statut informationnel. Les données empiriques tirées du corpus Timestamped permettent en outre de confirmer que l’interprétation de heureusement comme adverbe traditionnellement appelé de prédicat (de manière) est marquée en français contemporain (selon les termes de Lamiroy & Charolles, 2004 : 76). Ces données permettent également de préciser que cette interprétation se réalise dans des constructions spécifiques : l’adverbe clôt le Noyau et suit le verbe (ici se terminer) ou se place entre le verbe et son complément (comme en [14]).
34L’adverbe heureusement correspond au focus du Noyau également quand il remplit à lui seul l’UI nucléaire de l’énoncé, comme dans l’ex. [16] :
[16] // Pour le téléspectateur, /Cadre le résultat était plutôt drôle /Noyau . // / HeureusementFocus /Noyau . // (leplus.nouvelobs.com)
35Dans cette configuration, qui correspond à l’emploi que Paillard (2012) appelle « absolu », l’adverbe véhicule le contenu propositionnel principal de l’énoncé. Ce qui est intéressant, dans ce cas (qui est relativement rare dans les données du corpus Timestamped), c’est que le jugement subjectif véhiculé par l’adverbe porte à lui seul l’illocution de l’énoncé. Ce jugement est mis en relief de manière maximale dans le texte. Comparé à la configuration en [13], celle en [16] présente une particularité importante, qui concerne la nature et l’emplacement de la portée de l’adverbe : en [13], l’évaluation codifiée par heureusement porte sur le verbe précédent, qui fait partie du Noyau du même énoncé (s’est terminée) ; en [16] elle porte par contre sur tout le contenu nucléaire de l’énoncé précédent (le résultat était plutôt drôle).
36Quand il occupe une UI de Cadre, heureusement se situe à l’arrière-plan de l’énoncé. Tout comme ce que nous avons vu dans le cas du Noyau (3.2.1.), l’adverbe peut saturer le Cadre ou accompagner une information qui fait elle aussi partie du Cadre de l’énoncé. Dans les deux cas, le mouvement interprétatif est le même : l’information codifiée par l’adverbe porte sur le cotexte droit, en particulier sur le contenu véhiculé par le Noyau de l’énoncé.
37Dans le cas le plus fréquent (cf. Tab. 2), l’adverbe heureusement occupe seul l’UI de Cadre. Il occupe en l’occurrence typiquement la position appelée initiale détachée. Il est en tête de phrase (il suit un point) et, dans les textes écrits de notre corpus, il est suivi (facultativement) d’une virgule, comme en [17] et [18] :
[17] Privés de gros films français, les cinémas toulousains ont accusé une baisse de leurs entrées en 2013. // / Heureusement, /Cadre les vacances de Noël ont été excellentes /Noyau. // (ladepeche.fr)
[18] Les complications ne s’arrêtent pas là. Une tempête a chamboulé le programme de Nicolas Vanier, masquant même la piste qu’il devait emprunter. // / Heureusement /Cadre sa chienne de tête a réalisé un exploit en réussissant à retrouver la piste enfouie sous la neige /Noyau . // (rtl.fr)
38Dans le deuxième cas de figure, l’adverbe heureusement occupe l’UI de Cadre avec une autre information, généralement réalisée sous forme de SP dont la tête correspond à la préposition pour (le corpus Timestamped inclut 5 955 occurrences de la configuration syntaxique en [19], à savoir en position initiale d’énoncé, ce qui représente près de 5 % des occurrences totales de l’adverbe) :
[19] Dominique Nachury, députée UMP du Rhône, a été victime samedi après-midi d’un vol avec violence dans le très chic 6e arrondissement de Lyon, où elle est tête de liste de l’UMP-UDI. Un individu a arraché le sac de la candidate de 62 ans avant de prendre la fuite dans la rue.
// / Heureusement pour elle, /Cadre une équipage de police du commissariat local a remarqué l’étrange comportement du voleur et le sac à main /Noyau . // / Les policiers l’ont rapidement appréhendé /Noyau . // (leparisien.fr)
39Les deux configurations illustrées respectivement dans les exemples [17]-[18] et [19] permettent de faire une précision importante en ce qui concerne le concept de portée. Il faut différencier la portée syntaxique de l’adverbe, qui correspond en [19] au SP pour elle, et la portée informationnelle de l’UI qui accueille l’adverbe, qui reste la même dans les trois cas. Quand il occupe le Cadre de l’énoncé [17]-[19], heureusement porte en effet invariablement sur l’intégralité du contenu véhiculé dans le Noyau. Dans l’exemple proposé en [19], la portée du Cadre qui accueille heureusement dépasse même les frontières de l’énoncé. En d’autres termes, l’information dans le Cadre du premier énoncé (qui spécifie la personne bénéficiaire de la situation favorable) reste valable pour interpréter le Noyau du deuxième énoncé. Le Cadre a dans ce cas une portée textuelle (décrite de manière plus approfondie dans De Cesare, 2022 : 265-271).
40L’adverbe heureusement se situe à l’arrière-plan de l’énoncé également quand il occupe une UI d’Appendice. Dans le cas le plus fréquent (mais globalement rare : cf. Tab. 2), illustré en [20], l’adverbe occupe une UI d’Appendice qui s’insère dans celle du Noyau (l’UI nucléaire se réalise donc de manière discontinue) :
[20] Les efforts des secours se sont concentrés sur le conducteur de la Fiat Punto, la voiture directement percutée par le bus. Pour débloquer l’automobiliste et l’extraire de son poste de conduite, les sapeurs-pompiers ont dû découper l’habitacle. // / L’homme, /Noyau- heureusement, /App n’est que légèrement blessé. /-Noyau // (lavoixdunord.fr)
41Heureusement peut aussi occuper une UI d’Appendice qui suit l’UI nucléaire et la complète a posteriori. Dans ce cas, l’adverbe est facultativement précédé d’une virgule (cf. [21] et [22]). D’un point de vue quantitatif, l’articulation informationnelle dans laquelle entre l’adverbe en [21] et [22] est rare (cf. Tab. 2). On en déduit donc qu’elle n’est pas représentative des configurations canoniques dans lesquelles entre heureusement dans les textes journalistiques, du moins dans ceux représentés par le corpus analysé.
[21] Jean-François Copé croit-il vraiment que ces propositions vont aboutir ?
— // / Je ne suis pas dans la tête de Jean-François Copé, /Noyau heureusement /App . // (nouvelobs.com ; caractère gras dans le texte original)
[22] // / “On a un bon goal /Noyau heureusement. /App . // Mais le goal allemand est encore meilleur”, résume Victor, 19 ans. (lemonde.fr)
42La portée de l’UI d’Appendice est invariablement locale, dans le sens qu’elle ne concerne que l’UI à laquelle se rattache l’Appendice. Le niveau textuel concerné par le contenu de l’Appendice qui accueille l’adverbe peut toutefois changer considérablement : il s’agit du premier plan de l’énoncé dans le cas d’un rattachement au Noyau [20-22] ; de l’arrière-plan de l’énoncé dans celui d’un rattachement au Cadre [23] ou à celui d’une autre UI d’Appendice [24] :
[23] // / Chaque jour, /Cadre heureusement, /App je rencontre des Marseillais pour leur présenter les différents volets de mon programme et /Noyau-, à chaque fois, /App je lis dans leurs yeux que l’incrédulité fait place à l’intérêt /-Noyau . // (latribune.fr)
[24] Même les herses n’auront pas raison de la détermination du garçon qui continue à rouler avec les pneus crevés et sur les jantes ! // / Perdant le contrôle de son véhicule, /Cadre il percute une voiture de la gendarmerie, /Noyau à Louvigny, /App sans faire de blessé, /App heureusement. /App . // (sudouest.fr)
43En [24], la portée de heureusement ne concerne que le contenu de l’Appendice précédente (sans faire de blessé) et n’implique pas le contenu nucléaire : il serait en effet difficile de concevoir comme favorable le fait que le sujet (il : le garçon) percute une voiture de la gendarmerie.
44La distribution de l’adverbe heureusement dans une UI d’Appendice ou de Noyau a un effet interprétatif important en premier lieu en ce qui concerne la nature du trait sémantique véhiculé par l’adverbe. Cela est très clair dans les cas d’énoncés ambigus d’un point de vue informationnel, dans lesquels heureusement a une double interprétation. Ce peut être le cas quand l’adverbe occupe la dernière position de l’énoncé et n’est pas précédé d’une virgule, comme en [25] :
[25] Mais le soir entre les parents qui se présentent aux grilles en ordre dispersé et les gamins excités après leur journée, pas facile par moments de garder une vigilance de tous les instants. La gamine avait décidé d’entraîner dans sa fugue, une petite copine de 6 ans saisie par le bras : « Viens ! On rentre chez nous ». Une fillette qui aurait mal vécu selon les gendarmes, le fait d’avoir erré dans les rues. // L’affaire finit bien heureusement. // (ladepeche.fr)
45Dans ce texte (dans lequel on observe par ailleurs une grande incertitude dans l’emploi de la virgule), le dernier énoncé peut être interprété comme en [25a] ou [25b] :
[25a] // / L’affaire finit bien /Noyau heureusement. /App //
=> tant mieux
[25b] // / L’affaire finit bien heureusement /Noyau . //
=> de manière bien heureuse
46Quand il sature une UI d’Appendice finale [25a], heureusement ajoute une évaluation subjective du locuteur à l’arrière-plan de l’énoncé ; cette évaluation porte sur le contenu nucléaire du Noyau qui précède. Quand il entre dans le Noyau, et occupe la position finale de celui-ci [25b], la sémantique de l’adverbe contribue en revanche à décrire l’état de choses exprimé au premier plan de l’énoncé, en fournissant une indication sur la manière dont s’est terminée l’affaire en question.
47La distribution de l’adverbe heureusement dans une UI de Cadre ou d’Appendice a d’autres effets interprétatifs stables, notamment en ce qui concerne la sélection de la portée de l’adverbe. Comme nous l’avons vu en 3.2.2. et 3.2.3., l’adverbe peut porter sur le Noyau de l’énoncé non seulement lorsqu’il occupe le Cadre, mais aussi quand il se place dans une Appendice de Noyau. Or, dans les cas où le Noyau est complexe – par exemple parce qu’il est formé de deux propositions coordonnées – la distribution de heureusement dans le Cadre de l’énoncé permettra à l’adverbe de porter sur l’ensemble du contenu du Noyau et de sélectionner les deux coordonnées tandis que sa distribution dans l’Appendice du Noyau permettra de sélectionner une portée plus réduite. Cette différence justifie les configurations syntaxiquement et informationnellement complexes comme [26], dans lesquelles l’adverbe remplit une UI d’Appendice de Noyau dont la portée ne concerne que le premier contenu nucléaire (plus de peur que de mal) :
[26] Outre la victoire d’Antonio, un autre événement a marqué la soirée : la chute de Kenny Thomas. Le jeune cascadeur à moto de 21 ans, qui est arrivé jusqu’en finale à force de saltos et autres sauts impressionnants, a pris beaucoup de risques. Sur un “backflip” (saut en arrière), sa roue a heurté le rebord de la plateforme et il est alors tombé de sa moto. // / Plus de peur que de mal /Noyau heureusement, /App et une quatrième place en finale /Noyau.// (francesoir.fr)
48Une distribution de l’adverbe dans le Cadre de l’énoncé (cf. [27], exemple manipulé par rapport à [26]) comporte un important changement de portée. Heureusement porte en effet dans ce cas sur l’ensemble du Noyau, à savoir sur les deux éléments coordonnés, ce qui signifie que le locuteur juge aussi de manière positive la quatrième place en finale (ce qui n’est pas le cas en [26]).
[27] // / Heureusement, /Cadre plus de peur que de mal et une quatrième place en finale /Noyau. //
49La distribution de l’adverbe heureusement dans une UI de Cadre ou d’Appendice a un autre effet interprétatif intéressant, notamment sur le degré de formalité du texte. Une analyse qualitative des données du corpus Timestamped permet de relever que l’adverbe heureusement occupe une UI d’Appendice qui clôt l’énoncé dans des contextes relativement spécifiques. Très souvent, en effet, cette configuration s’observe au sein d’un discours direct rapporté, qui reproduit un discours originel de type spontané ou semi-planifié, comme c’est le cas dans les interviews (cf. les exemples proposés en [21] et [22]). Dans l’exemple suivant, la réalisation de l’adverbe heureusement dans une UI d’Appendice finale reproduit (ou imite) le bas degré de planification du propos en cours :
[28] La brutale montée des eaux entraînait l’effondrement de la route, arrachant sur son passage passerelle et arbres. Marie-Hélène Chastre relativise // « / Aucun occupant n’était présent ce soir-là, /Noyau heureusement /App. // Je n’ose imaginer ce qui aurait pu se passer si l’un d’entre eux, effrayé par le bruit, avait voulu partir en voiture ». (lamontagne.fr)
50La spécificité de cet emploi tient au fait que la personne dont on rapporte les propos (dans l’exemple en question : Marie-Hélène Chastre, la maire de la commune de Drugeac) ajoute une appréciation (véhiculée par heureusement) dans un deuxième temps, après le contenu sur lequel il porte (le contenu nucléaire énoncé dans le cotexte gauche). Comme le montre la manipulation du texte [28] en [29], une distribution de heureusement dans une UI de Cadre aurait également été envisageable :
[29] […] Marie-Hélène Chastre relativise // « / Heureusement /Cadre aucun occupant n’était présent ce soir-là /Noyau. //
51Dans cette configuration — qui correspond à l’emploi canonique de l’adverbe (cf. Tab. 2) — on perd toutefois la marque d’oralité et d’informalité associée à la position en Appendice finale de l’adverbe.
52Par rapport à d’autres cadres théoriques disponibles, le « Modèle de Bâle » permet de rendre compte de manière systématique et fine d’un facteur qui joue un rôle important dans l’interprétation des adverbes : leur distribution dans les espaces fonctionnels qui composent les énoncés. Dans ce travail nous avons illustré la valeur heuristique de ce modèle en l’appliquant à l’adverbe polyfonctionnel heureusement. De manière générale, nous avons montré que ce cadre permet (i) de décrire la distribution de l’adverbe dans les espaces fonctionnels du texte, en l’occurrence dans les UI de l’énoncé, et (ii) d’identifier différents effets interprétatifs qui résultent de la distribution de l’adverbe dans ces espaces fonctionnels.
53En ce qui concerne plus particulièrement le premier point, notre analyse qualitative et quantitative, basée sur un corpus de textes journalistiques, a révélé que l’adverbe heureusement peut occuper — en les saturant ou non — tous les types de UI de l’énoncé : le Noyau, le Cadre et l’Appendice. Dans les données du corpus, il y a toutefois une configuration informationnelle prédominante, que l’on peut donc considérer comme canonique (non marquée), dans laquelle heureusement occupe une UI de Cadre et porte sur le contenu suivant, situé au premier plan de l’énoncé (le contenu nucléaire). De manière plus sporadique, l’adverbe se place dans le Noyau ou occupe une UI d’Appendice.
54Pour ce qui est du deuxième point, nous avons dégagé différents effets interprétatifs qui résultent de la distribution de heureusement dans les UI de l’énoncé, voire dans différents espaces d’une même UI. Ces effets interprétatifs concernent (i) le trait sémantique associé à l’adverbe (interprétation dénotative comme focus du Noyau vs non dénotative comme information non focale) ; (ii) la portée de l’adverbe (portée textuelle en Cadre vs portée locale en Appendice) ; (iii) la direction du mouvement interprétatif : la sémantique de heureusement peut s’appliquer à un contenu situé dans le cotexte droit (quand l’adverbe occupe l’UI de Cadre) ou dans le cotexte gauche (comme c’est généralement le cas quand il se place dans une UI d’Appendice) ; et (iv) le degré de formalité du texte : on observe un effet stylistique intéressant dans les contextes dans lesquels heureusement se réalise dans une UI d’Appendice qui clôt l’énoncé, à savoir quand il suit l’information à laquelle il s’applique. Ce mouvement interprétatif en amont du texte, semblable à celui que l’on observe avec les constituants disloqués à droite (ils sont fous, mes voisins ; je l’adore, Stella), est marqué par rapport au mouvement interprétatif qu’il a dans sa distribution canonique (quand il occupe l’UI de Cadre) et donne lieu à ce que la bibliographie décrit comme une ‘réparation d’un oubli’ (cf. Guimier, 1996 : 107, cité en 1.2.). Or, un oubli ne s’observe bien entendu que dans les textes non planifiés, comme les conversations informelles. Cela pourrait expliquer pourquoi la réalisation de heureusement dans une UI d’Appendice finale est rare à l’écrit et se trouve principalement dans les discours directs qui rapportent les propos de personnes interviewées. Cette question serait intéressante à creuser à partir d’un corpus de français oral.
55La valeur heuristique du Modèle de Bâle consiste à expliquer de manière fine et unitaire les différents effets interprétatifs des adverbes et adverbiaux polyfonctionnels. Ce modèle peut également être employé pour analyser différentes typologies de textes, rédigés en français ou dans d’autres langues.