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Failles entre texte et image

Failles et ruptures dans The Haunting of Hill House de Shirley Jackson (1959) et Mike Flanagan (2018) : le cri et l’irreprésentable

Fault Lines and Rips in The Haunting of Hill House by Shirley Jackson (1959) and Mike Flanagan (2018): The Scream and the Unrepresentable
Céline Cregut

Résumés

Si l’adaptation audio-visuelle par Mike Flanagan du roman de Shirley Jackson The Haunting of Hill House, paru en 1959, peut surprendre par la manière dont elle dévie de la trame narrative originelle, Flanagan, par sa maîtrise des possibilités de l’image et du son, traduit parfaitement l’horreur qui est au cœur du roman. Les représentations du surnaturel, qui sont à la fois subtiles et très violentes dans The Haunting of Hill House, sont au cœur de la série que Flanagan a réalisée pour Netflix. Les questions centrales du roman, dont le surnaturel se fait la manifestation, y sont ainsi magnifiées au point où la narration semble parfois fendue, déchirée par la violence de l’image et du son. Ces failles (volontaires) dans la narration déjà fragmentée de la série permettent de révéler, ponctuellement, l’intensité de la détresse intime qui caractérisait déjà Eleanor, personnage principal du roman de Shirley Jackson, et que subit aussi Nell, son incarnation dans la série de Mike Flanagan. Bien loin d’un simple récit de fantômes et de maison hantée, tant le roman que son adaptation révèlent une horreur plus profonde et plus intime, celle d’une personne aliénée par le trauma, tout en exploitant les possibilités esthétiques et narratives du surnaturel. Ainsi, la série de Mike Flanagan offre un questionnement sur la représentation par le texte et l’image d’une détresse subjective et infigurable, et propose une solution (certes éphémère) à ce questionnement par un cri unique : une déchirure sensorielle de la narration qui s’opère par le recours momentané à un cri viscéral, situé au-delà de la logique et le langage. Ce cri poussé non pas par la protagoniste elle-même mais par un témoin de sa souffrance prouve ici la nécessité d’un recours à une représentation oblique de la détresse de Nell, et semble condenser, dans cette déchirure d’une narration alors temporairement suspendue, toute l’ampleur de l’horreur intime que le roman suggérait si subtilement.

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Texte intégral

1Paru en 1959, le roman The Haunting of Hill House de l’écrivaine américaine Shirley Jackson connaît un regain d’intérêt depuis son adaptation en série par la plateforme Netflix en 2018. Si l’adaptation télévisuelle ne suit pas la trame narrative du roman, les deux versions du récit s’attachent à mettre en texte – et en image – l’expression via le surnaturel d’une détresse humaine sans fond. Les fantômes et les phénomènes inexplicables y sont le reflet du déchirement intime des protagonistes, chacun isolé dans un tourment qui ne semble pas trouver de résolution, comme un perpétuel retour au même qui traduit par le codage du surnaturel l’impossibilité d’échapper au trauma. La question se pose alors de la représentation esthétique de ces failles individuelles : l’image, pourtant si propre à expliciter l’horreur des récits de maison hantée, semble ici parfois impuissante à montrer l’ampleur de la détresse intime. Le passage du texte du roman initial vers la sensorialité plus complète de son adaptation audiovisuelle semble ainsi agir comme un révélateur, l’image y étant momentanément complétée d’un cri viscéral. Ce que le roman se contentait de suggérer trouve ainsi son aboutissement dans la sensorialité extrême de la série. Seule la représentation en creux, ce cri poussé non pas par le personnage principal mais par un témoin de sa détresse, semble à même de dire pleinement ce qui relève bien d’un infigurable de l’horreur intime.

Le recours au surnaturel : dire la faille intime

2L’adaptation de The Haunting of Hill House par Mike Flanagan compte dix épisodes et met en scène la famille Crain. Les parents Hugh et Olivia Crain emménagent avec leurs enfants Steven, Shirley, Theo, Luke et Nell à Hill House, une demeure qu’ils veulent rénover pour ensuite la revendre. La famille Crain va y être confrontée à des événements de plus en plus inquiétants qui trouveront leur apogée lors d’une soirée tragique au cours de laquelle Olivia Crain, gagnée par la folie, trouve la mort après avoir tenté d’empoisonner les jumeaux Nell et Luke, et tué leur jeune voisine Abigail. Le reste de la famille fuit alors Hill House. Cette famille brisée par la rancœur et la tristesse sera contrainte de se réunir plusieurs années plus tard, à l’annonce du suicide de Nell. Le roman de Shirley Jackson, quant à lui, s’articule autour d’Eleanor, jeune femme de trente-deux ans qui a passé les quelques années précédant la narration à s’occuper de sa mère malade, tyrannique et étouffante, sans repos ni interruption. Quelques temps après la mort de cette dernière, Eleanor décide de répondre à l’appel du Dr Montague, un expert en phénomènes paranormaux qui cherche des volontaires pour habiter une maison prétendument hantée et relever les événements surnaturels qu’ils pourraient y rencontrer. Ce voyage d’Eleanor vers Hill House sera son véritable premier pas vers l’indépendance émotionnelle et l’affirmation de soi, après une vie passée sous l’emprise de sa mère. La jeune fille est rejointe à Hill House par Theo, une jeune femme de son âge, libérée et indépendante, Luke, l’héritier de Hill House, et le Dr Montague. Eleanor, après l’acte émancipatoire du voyage hors de sa sphère familiale, cherche auprès de ces jeunes gens l’acceptation sociale et la reconnaissance personnelle qu’elle n’avait jusqu’alors jamais connu :

Eleanor, wondering if she were really here at all, and not dreaming of Hill House from some safe spot impossibly remote, looked slowly and carefully around the room, telling herself that this was real, these things existed […]; these people were going to be her friends. […] They were all silent, looking into the fire, lazy after their several journeys, and Eleanor thought, I am the fourth person in the room; I am one of them; I belong. (Jackson, chap. III)

3Les événements surnaturels semblant plus particulièrement concerner Eleanor (par exemple, son nom apparaît sur les murs) entraînent le rejet progressif de la jeune femme par le groupe. En même temps, elle est comme absorbée mentalement par la maison dès lors présentée comme une entité à la fois maléfique et maternelle. La maison paraît posséder une agentivité propre, et semble offrir à Eleanor l’acceptation sociale et émotionnelle qu’elle peine tant à trouver auprès des autres jeunes gens. Sommée de quitter la demeure par les autres protagonistes lassés des événements étranges qu’ils attribuent au désir de reconnaissance de la jeune femme, Eleanor se suicide avant d’avoir passé le portail de la propriété. Ce suicide, sur lequel se clôt le roman, est présenté comme le dernier véritable acte d’affirmation personnelle d’Eleanor : « I am really doing it, she thought, turning the wheel to send the car directly at the great tree at the curve of the driveway, I am really doing it, I am doing this all by myself, now, at last; this is me, I am really really really doing it by myself » (Jackson, chap. IX).

  • 1 Ce sujet a été traité par de nombreux critiques (voir par exemple Richard Pascal). La maison est pa (...)

4Nous ne nous attarderons pas sur le parallèle évident entre la mère d’Eleanor, à l’emprise insupportable, et Hill House1. Nous notons cependant la dynamique circulaire par laquelle Eleanor n’échappe à l’emprise maternelle que pour mieux subir celle de Hill House. Cette même circularité est au cœur de la série de Mike Flanagan et transcende le temps et l’espace : la jeune femme, dont le décès est annoncé à la fin du premier épisode, et qui est dans la suite chronologique des événements présentée comme un fantôme, est en réalité victime de sa propre hantise : depuis son enfance, Nell est hantée par une figure fantomatique au cou brisé, fantôme qui n’est autre qu’elle-même, adulte, au moment de son suicide. Ce suicide est la conséquence directe de l’instabilité mentale de la jeune femme persécutée par cette figure terrifiante de la Bent-Neck Lady. Afin de faire enfin face à ce fantôme qui la hante, Nell se rend à Hill House. Victime d’une hallucination dans laquelle elle croit voir sa mère, elle-même décédée plusieurs années auparavant sur ces mêmes lieux, Nell se suicide par pendaison. La série alterne ainsi entre temps de l’enfance et temps de l’âge adulte, hallucination et réalité, surnaturel et folie, dans une confusion croissante qui porte à son apogée l’incertitude du spectateur. Les arcs narratifs des différents personnages se croisent, s’entrechoquent, se complètent, se contredisent même parfois. La narration revient à plusieurs reprises sur les mêmes scènes, faisant progresser le récit toujours plus loin dans l’horreur et se resserrant inexorablement vers la révélation d’une vérité terrifiante.

  • 2 “[…] horror films that merge art-cinema style with decentered genre tropes, privileging lingering d (...)
  • 3 “[…] these films predominantly filter their diegetic visions through the vagaries of characters’ di (...)
  • 4 “When viscerally shocking moments do occasionally occur in post-horror films, they are more likely (...)

5Si le roman de Shirley Jackson s’inscrit bien dans le genre du récit fantastique dans lequel le choix est laissé au lecteur d’accepter la présence du surnaturel ou au contraire de comprendre les événements décrits comme symptomatiques de l’instabilité mentale des personnages, la série de Mike Flanagan, elle, semble se jouer des attendus du cinéma (ou des séries) dites d’« horreur ». Elle peut ainsi être rapprochée du genre post-horror, cette évolution récente du cinéma d’horreur qui s’attache à mettre en avant la psychologie des personnages et préfère à la violence explicite une esthétique plus subtile. David Church définit le post-horror comme l’ensemble des films qui « allient à l’approche stylisée du cinéma “artistique” certains tropes issus du genre de l’horreur, [et qui] privilégient l’angoisse sourde et l’esthétique de la retenue à la violence visuelle et auditive et à l’horreur de la monstruosité explicite »2. La série de Mike Flanagan n’est pas exempte de moments relevant indiscutablement du genre horrifique, ni de certains tropes attendus (par exemple, de ponctuels jump scares), mais le parti pris de Mike Flanagan est bien celui du post-horror. Il s’agit ici de « présenter les éléments de la diégèse à travers le filtre des égarements des esprits dérangés des personnages »3. Le surnaturel est explicitement au service de la narration et de la monstration d’un trauma qui semble irrémédiablement infigurable. Ainsi, les rares rapprochements de la série d’avec les films d’horreur « traditionnels » (body horror, jump scares) sont toujours amenés dans l’objectif de confirmer (et pas nécessairement de générer) la détresse psychologique des protagonistes : « lorsque les films post-horror présentent des scènes sanglantes, horrifiques, c’est bien souvent dans le but de souligner les événements traumatiques [du récit] »4. Par ce dépassement des attendus d’un récit d’horreur traditionnel, la série de Mike Flanagan parvient à traduire au mieux la détresse psychologique qui est au cœur du roman de Shirley Jackson.

6De la même manière, ce roman va au-delà d’un simple « récit de maison hantée ». La présence démoniaque hante à la fois l’esprit d’Eleanor et la maison ; ou, plutôt, l’esprit tourmenté de la jeune fille catalyse tout ce que Hill House a de maléfique, dans une symbiose terrifiante entre folie et surnaturel, comme si la résolution de l’énigme fantastique que nous mentionnions précédemment importait finalement peu ici. La description de Hill House, au début du roman, installe d’emblée le caractère maléfique de la demeure :

No human eye can isolate the unhappy coincidence of line and place which suggests evil in the face of a house, and yet somehow a maniac juxtaposition, a badly turned angle, some chance meeting of roof and sky, turned Hill House into a place of despair, more frightening because the face of Hill House seemed awake, with a watchfulness from the blank windows and a touch of glee in the eyebrow of a cornice. (Jackson, chap. II)

7Mike Flanagan, dans son adaptation du roman, semble prendre le contrepied de cette esthétique « diabolisante » de Hill House. La série montre en effet la maison comme le théâtre de traumatismes présents et passés plus que comme une entité démoniaque :

… [the] visual presentation of Hill House and its exploration by Flanagan’s roaming camera does not emphasize the house and its features. Never is the house’s design or architecture caricatured or cast in stark, horrific relief. Instead, it is almost maliciously presented as a background element, acting merely as the space in which this family drama takes place. (Sheldon, chap. “The Foyer”)

8La série se joue donc de ce que l’on peut attendre d’un récit typique de maison hantée : la demeure et ses spectres sont traités comme l’actualisation des tourments intimes des protagonistes. Si la peur est bien un ressort récurrent de cette série dans laquelle les fantômes persécutent constamment Nell et sa famille, ces fantômes ne sont jamais aussi effrayants que lorsqu’ils s’avèrent être le reflet spectral de la part la plus sombre de celles et ceux qu’ils hantent. Ainsi, Hill House, aussi néfaste et menaçante que la décrit le début du roman, ne l’est in fine pas autant que les relations entre les protagonistes : dans le roman comme dans la série, la solitude irrémédiable, le ressentiment, l’aveuglement face à la détresse d’Eleanor/Nell, sont tapis derrière chaque dialogue, chaque interaction. Dans la série de Mike Flanagan, la maison est l’écrin funeste de ces tourments ; dans le roman de Shirley Jackson, plus conformément peut-être au « récit de maison hantée », la maison semble posséder une agentivité propre, par laquelle elle pousse Eleanor à la folie et au suicide. L’adaptation audiovisuelle paraît ici expliciter ce que le roman laissait soin au lecteur de découvrir, à savoir le véritable propos du récit, derrière les attendus du « fantastique » et de l’« horreur ».

9Une scène de la série est particulièrement représentative de cette explicitation. Dans le sixième épisode, « Two Storms », la narration alterne entre deux temporalités, celle de l’enfance (un orage étrange survenu quand les Crain habitaient encore Hill House), et celle de l’âge adulte (les retrouvailles tragiques de la famille lors de la veille du corps de Nell). Au cœur de l’orage qui s’abat sur la demeure, Nell enfant disparaît soudainement, puis réapparaît tout aussi soudainement après de longues minutes d’absence. Le soulagement de sa famille est horriblement contredit par cette déclaration de Nell qui marque la fin de l’épisode, alors que la voix de l’enfant se superpose à l’image du fantôme de Nell adulte qui se tient derrière sa propre dépouille dans la maison funéraire :

“I was... here. I was right here.” […] “I was right here and I was screaming and shouting and none of you could see me. Why couldn’t you see me?” […] “I waved and jumped and screamed, and you didn’t even look. None of you even looked.” […] “I was right here. I didn’t go anywhere. I was right here. I was right here...the whole time. None of you could see me. Nobody could see me.” (Flanagan, épisode VI « Two Storms »)

10Cette scène vient dans la série comme l’apothéose de l’agacement croissant de la fratrie envers Nell, alors que la jeune femme, constamment persécutée par le fantôme de la Bent-Neck Lady, n’avait de cesse que de leur faire accepter la réalité de ses tourments. L’invisibilité de Nell au sein de sa propre famille est ici la traduction explicite du besoin d’acceptation d’Eleanor dans le roman, désir sans cesse contrarié qui la rend si vulnérable à l’emprise de Hill House.

11Hill House, presque personnifiée dans le roman comme « a place of contained ill will » (Jackson, chap. III), semble donc se délecter de la détresse croissante des protagonistes et en particulier d’Eleanor, tout en nourrissant cette détresse de phénomènes terrifiants. Dans l’adaptation du roman par Mike Flanagan, la maison est mise en retrait : les fantômes qui la hantent contribuent certes à l’instabilité mentale des protagonistes, mais ces fantômes sont en même temps l’image spectrale des tourments intimes des personnages. Cette temporalité circulaire, constant retour au même qui souligne l’emprise du trauma sur les protagonistes, est symbolisée à l’écran par une narration fragmentée en plusieurs temporalités, dans un parti pris esthétique d’incertitude et de confusion pour le spectateur. La temporalité spécifique de la série souligne ainsi les failles intimes de chacun, et en particulier de Nell, de la même manière que le roman de Shirley Jackson utilisait les codes du fantastique pour traduire le désespoir d’Eleanor.

Les subterfuges de l’infigurable : expliciter sans dire

12La série de Mike Flanagan permet donc d’expliciter la béance intime au cœur de Nell/Eleanor, cette béance que le roman laissait entrevoir derrière les événements surnaturels et leur réception par les protagonistes. La détresse d’Eleanor, ostracisée par le groupe dans le roman, est ainsi traitée dans la série comme le pivot autour duquel s’articule et se résout la narration fragmentée de l’adaptation de Mike Flanagan. Les apparitions de fantômes à l’écran servent ainsi à traduire par l’image l’existence d’un infigurable de l’intime. Le recours au surnaturel permet de signifier sous la forme de figures comprises comme étranges une faille personnelle indicible :

[…] c’est l’imaginaire lui-même qui a franchi la frontière et est venu habiter chez nous. Car l’apparition a lieu dans un espace qui est notre espace, et qui pourtant y creuse un vide étranger, comme si l’extérieur, l’aberrant, l’au-delà ou l’en-deçà s’était glissé dans notre monde et avait élu pour gîte cette apparence qui n’appartient plus à personne. (Lefebve 126)

13Le fantôme de la Bent-Neck Lady qui terrifie Nell au point de la conduire au suicide est ainsi la traduction par l’image du sentiment de rejet et de solitude qui, dans le roman, s’abat progressivement sur Eleanor.

14Nous l’avons évoqué, Eleanor n’est jamais véritablement comprise ni même vue par les autres protagonistes (du moins, tel est son ressenti). Les mots qui terminent le paragraphe d’introduction au roman, « and whatever walked there, walked alone » (Jackson, chap. I), semblent donc condenser le véritable propos du roman, derrière le seul « récit de maison hantée ». La démarche d’affirmation de la jeune fille, la force libératoire de son voyage vers Hill House (voyage dont le récit, au début du roman, relève presque du féérique, contrastant drastiquement avec les événements de Hill House), reste invisible aux yeux des autres protagonistes, bien peu enclins à prendre en considération sa perspective et préférant tourner en ridicule, de manière plus ou moins subtile, son désir d’appartenance au groupe. À mesure qu’Eleanor est rejetée par les autres protagonistes, elle est comme émotionnellement absorbée par Hill House, qui est dès lors présentée comme la parodie hideuse de l’amour maternel et de l’acceptation sociale qui manquent tant à la jeune femme. La maison, entité maléfique et manipulatrice, semble ainsi viser spécifiquement Eleanor : les phénomènes surnaturels que subissent les protagonistes semblent se concentrer autour d’elle, ce qui conduit le groupe à accuser la jeune femme de vouloir attirer l’attention, alors même que la jeune femme sent l’emprise de Hill House se refermer sur elle :

“Look. There’s only one of me, and it’s all I’ve got. I hate seeing myself dissolve and slip and separate so that I’m living in one half, my mind, and I see the other half of me helpless and frantic and driven and I can’t stop it, but I know I’m not really going to be hurt and yet time is so long and even a second goes on and on and I could stand any of it if I could only surrender— […] I must have said something silly, from the way you’re all staring at me.”

The doctor laughed. “Stop trying to be the center of attention.”

“Vanity,” Luke said serenely.

“Have to be in the limelight,” Theodora said, and they smiled fondly, all looking at Eleanor. (Jackson, chap. V)

15L’isolement progressif et l’incompréhension d’Eleanor face à son rejet par le groupe ne trouvent de consolation que dans intégration mentale et émotionnelle par Hill House, qui s’offre à la jeune femme comme un substitut à l’amitié et à l’amour maternel qu’elle n’a jamais connus, dans une inversion des codes usuels du récit de maison hantée. Ici, l’héroïne ne fuit pas la maison hantée ; au contraire, celle-ci se présente peu à peu à elle comme un refuge :

She heard clearly the brush of footsteps on the path and then, standing back hard against the bank, heard the laughter very close; “Eleanor, Eleanor,” and she heard it inside and outside her head; this was a call she had been listening for all her life. The footsteps stopped and she was caught in a movement of air so solid that she staggered and was held. “Eleanor, Eleanor,” she heard through the rushing of air past her ears, “Eleanor, Eleanor,” and she was held tight and safe. It is not cold at all, she thought, it is not cold at all. (Jackson, chap. VIII)

  • 5 “[…] a gothic-inflected tale with a fairy-tale ending in which a heroine achieves her long-desired (...)

16Il faut mentionner ici l’interprétation de certains critiques (Roberts) qui ont voulu voir dans le suicide de la jeune femme une conclusion heureuse à ses tourments : nous ne suivons pas cette interprétation, qui a néanmoins le mérite de souligner l’ambiguïté au cœur de Hill House. De la même manière, la série de Mike Flanagan se clôt sur l’image de Nell et de ses parents, enfin réunis dans la mort, se tenant ensemble au cœur de Hill House. Bien loin d’un « conte de fées gothique »5, nous voyons ici une négativité (certes confinée à la diégèse, et qui a le mérite indéniable de se jouer des attendus du spectateur) qui montre la destruction de l’individu comme un retour, enfin, à la sérénité et à l’inclusion familiale. La faille intime de Nell ne trouve de solution que dans sa dissolution par la mort, dissolution que Hill House lui offre comme la seule possibilité de réaliser son désir le plus cher, c’est-à-dire échapper, enfin, à la solitude insupportable de la jeune femme devant le fantôme qui la hante :

In a twisted way, Hill House presents Nell with an overly idyllic future like the one for which she had hoped everyone she loved would be alive and happy. And in the same cruel fashion, the House strips it all away from her and convinces her that dying so she can forever remain at Hill House—a place lacking in time, space, and in future – is the only option. (Kaufler, chap. “Grief and Lost Futures”)

17Le supposé récit de maison hantée révèle en creux son véritable objectif : montrer une béance intime si profonde qu’elle ne peut être dite que par le subterfuge du surnaturel, et telle qu’elle ne peut être résolue que dans la destruction de l’individu.

18Le trauma familial (dans la série) ou maternel et social (dans le roman) est ainsi au cœur des phénomènes surnaturels, et l’emprise que ce trauma a sur les personnages (Nell/Eleanor, mais aussi Luke, dans la série) se traduit dans le retour sans fin de leur horreur personnelle, jusqu’à l’annihilation complète des notions même de passé, présent et futur. La série de Mike Flanagan explicite par les images du surnaturel (et par l’effroi que cause sa présence) le fonctionnement du trauma comme désordre psychologique : « […] lorsqu’il y a trauma, l’événement traumatique vient faire effraction dans la vie psychique du sujet en y provoquant une rupture, et le sujet est fiché dans le temps du trauma » (Tordjman 289). Ce temps du trauma est une suspension, traduite par l’impossibilité pour Nell de s’arracher à ses visions terrifiantes, autant que par la confusion croissante entre passé, présent et futur, ces temporalités multiples qui s’entrecroisent et finissent par se fondre l’une dans l’autre. Ainsi, la Bent-Neck Lady qui dans la série hante Nell depuis son enfance est l’incarnation du trauma tel que Nell ne l’a paradoxalement pas encore vécu, un indicible d’horreur et de détresse qui transcende le temps et la logique. Le trauma et son retour perpétuel entraînent en effet une suspension du sens, dont l’irruption de la figure fantomatique est ici le symptôme : « la valeur traumatique de ce suspens [du temps signifiant] tient précisément à l’effraction d’un réel sans loi […] dans le monde du sujet qui, lui, se trouve régi par ses propres lois signifiantes. L’effraction fait vaciller les repères organisant son monde, pouvant rendre alors ce dernier illisible […] » (Decleire 181). Nell devient pour elle-même une image incompréhensible de sa propre réalité, cette Bent-Neck Lady qui est la seule représentation possible de sa propre détresse, dans une fragmentation du temps et de l’esprit qui pourtant fait toujours retour vers un infigurable :

The specter of the Bent-Neck Lady represents Nell’s traumatized Other and she cries out with the hidden knowledge of the trauma Nell has yet to experience. Young Nell is unable to recognize herself as the traumatized Other, because the Other is fundamentally changed by trauma and is no longer recognizable by the conscious self. This lack of recognition traps Nell in an endless loop of trauma past, present and yet to be experienced. (Laredo, chap. “The Bent-Neck Lady […]”)

  • 6 “The series specifically uses the phenomenon of haunting as a powerful metaphor for the traumatic e (...)

19Passé, présent et futur se mêlent ainsi et montrent le fantôme non pas comme un seul retour du passé, ni comme le reflet d’un désir inassouvi (« a ghost is a wish », dit Steven dans le premier épisode de la série, « Steven Sees a Ghost »), mais comme une prophétie auto-réalisatrice qui s’affranchit des règles du temps. Jeanette A. Laredo relève cette correspondance du phénomène de hantise dans la série avec la dynamique traumatique : « la série présente le phénomène de la hantise comme une métaphore particulièrement évocatrice de l’expérience du trauma par laquelle un événement n’a pas de fin et revient perpétuellement »6. Le trauma est ainsi traité dans l’adaptation audiovisuelle du roman comme un élément narratif mais aussi comme un phénomène, une dynamique spécifique permettant de mieux cerner une vérité en paraissant la contourner : « il s’agit […] de tendre vers la présence d’une absence » (Lefebve 20). Cette absence est dans le roman comme dans la série l’impossibilité de figurer la faille intime autrement que par le recours aux subterfuges du surnaturel et de la fragmentation.

20La « présence d’une absence » relève de l’infigurable défini par Murielle Gagnebin comme la vérité qui sous-tend toute fiction ou production artistique : « toute œuvre d’art [est] travaillée par un fantasme inconscient, éminemment mobile, trahissant quelque cause originaire qui obligatoirement fait retour sous des masques divers » (Gagnebin, chap. « Les sirènes du désir »). Cette « cause toujours déplacée, sitôt dévoilée » du roman et de la série est la part d’infigurable au cœur de la détresse de Nell/Eleanor, celle qui se lit derrière les événements surnaturels. L’image et le texte, dans ces deux œuvres, contournent cette vérité infigurable pour mieux la dévoiler. L’incertitude fantastique à laquelle est confronté le spectateur permet par ailleurs de renforcer l’impression de détresse psychologique qui se détache du roman comme de son adaptation, comme dans le passage suivant du roman, qui semble confirmer la présence du surnaturel, ébranlant ainsi les certitudes du lecteur :

“What is it?” Luke asked the doctor, and the doctor, shaking his head, said, “I would swear that it was blood, and yet to get so much blood one would almost have to …” and then was abruptly quiet.

All of them stood in silence for a moment and looked at HELP ELEANOR COME HOME ELEANOR written in shaky red letters on the wallpaper over Theodora’s bed. […]

“It’s too silly,” Eleanor said, trying to understand her own feelings. “I’ve been standing here looking at it and just wondering why. I mean, it’s like a joke that didn’t come off; I was supposed to be much more frightened than this, I think, and I’m not because it’s simply too horrible to be real.” […]

“Nobody’s blaming you for anything,” the doctor said, and Eleanor felt that she had been reproved. (Jackson, chap. VIII)

  • 7 Au sens qu’en donne Maurice-Jean Lefebve, à savoir celui d’une image qui « n’imite que pour suggére (...)

21De la même manière que le roman figure indirectement la détresse de la jeune fille par la confusion liée à l’incertitude fantastique, la série de Mike Flanagan figure la faille intime par les éléments que nous avons mentionnés : les fantômes, la narration fragmentée, la confusion temporelle. Le surnaturel permet ainsi de suggérer, en creux, l’infigurable, l’indicible qui restent pourtant insaisissables. Par exemple, la « Red Room », présentée à la fin de la série comme la clé de résolution des énigmes développées au cours du récit, n’est rien d’autre qu’un subterfuge narratif, un recours à « l’image saisissante »7 qui semble, ponctuellement, amener une réponse (trompeuse) à l’impasse de l’infigurable. Cette « Red Room » présentée comme inaccessible aux protagonistes jusqu’au neuvième épisode, « Screaming Meemies », paraît à première vue contenir la vérité qui sous-tend les tourments multiples des protagonistes : c’est en partie vrai, mais cette clé de résolution logique ne parvient pas pour autant à montrer par les seuls événements narratifs ce qui demeure infigurable de la détresse de Nell.

  • 8 La Red Room apparaît à Luke comme une cabane dans le jardin. Pour Olivia Crain, la mère, c’est une (...)
  • 9 “By taking the form of a safe space for each, this one small room in the larger mansion takes on qu (...)

22Le traitement cinématographique de la « Red Room », qui n’apparaît d’ailleurs pas dans le roman de Shirley Jackson, est intéressant, car il relève lui aussi de l’esthétique de la confusion qui caractérise la série. Jusqu’au neuvième épisode dans lequel elle est révélée sous la forme d’une pièce dont la porte rouge vif cache des murs noircis d’une moisissure rampante, la « Red Room » était a priori inaccessible aux protagonistes. Ce neuvième épisode révèle pourtant que ceux-ci étaient à plusieurs reprises montrés à l’intérieur de cette pièce sans que ni eux-mêmes ni le spectateur n’en soient conscients. La « Red Room » prenait alors la forme d’espaces propres à chaque membre de la famille, agencés comme des espaces de jeu ou de repos selon les désirs de chacun, et cela sans se limiter aux notions d’intérieur et d’extérieur8. Cette « Red Room » développe le thème de la demeure protectrice et maternelle, mais aussi dévorante et malsaine, qui caractérisait déjà le roman de Shirley Jackson : comme l’écrit Zachary Sheldon, la pièce est un « refuge dans lequel [les protagonistes] peuvent baisser leur garde – précisément ce dont semble se nourrir la maison »9. Hill House tient ainsi d’autant plus les protagonistes sous son emprise qu’elle semble leur offrir un havre de protection en son sein, dans lequel chacun et chacune peut s’épanouir et exister, individuellement, en toute liberté. L’horreur de Hill House, dès lors que l’on accepte sa nature maléfique (nature qui semblait pourtant mise en retrait au début de la série), tient donc plus à sa capacité à comprendre et exploiter les failles de chacun qu’à simplement effrayer les protagonistes par le surgissement ponctuel de fantômes ou de phénomènes paranormaux. Ce terrifiant pouvoir de manipulation de la demeure est symbolisé dans la série par cette « Red Room » qui est le lieu de la cause du trauma familial comme de sa résolution :

When we learn that we have actually seen inside the Red Room in nearly every episode, we realize that the horror of the house is not the mystery of what it could potentially contain. Instead, the horror is encapsulated in the Red Room’s fluidity, how it exemplifies that Hill House follows a logic innate to the house, yet impossible for the Crains to comprehend. (Sheldon, , chap. “The Red Room”)

23Cette logique propre à Hill House, d’autant plus néfaste pour les protagonistes qu’elle leur est incompréhensible, montre bien l’existence dans le roman comme dans la série d’une vérité infigurable qui échappe à notre système de représentation. Les éléments dévoilés dans la « Red Room » parviennent certes à expliquer les raisons du trauma de Nell et des autres membres de la fratrie, sans pour autant parvenir à figurer la profondeur de sa détresse. La série offre pourtant un moment unique, dans lequel la faille intime de Nell est véritablement montrée dans tout ce qu’elle a de terrifiant et de désespérant : il s’agit ici de recourir à un mode de représentation qui, en éludant les écueils du langage, dit véritablement la détresse de la jeune femme.

Le recours au viscéral : montrer l’infigurable par le cri

24La narration fragmentée de la série, la confusion créée pour le spectateur par l’alternance constante entre passé et présent, réalité et hallucination, est déchirée par un unique cri de Theo, l’une des sœurs de Nell. Ce cri révèle en creux, obliquement, l’ampleur de la détresse de Nell (nous y reviendrons). Au-delà d’un simple trope du cinéma d’horreur, le cri prend ici une valeur unique : plus que la peur, il signale la profondeur du malheur de la jeune fille. Ce cri de Theo offre une résolution ponctuelle, dans la série, au problème de la représentation de ce qui demeure infigurable de la détresse intime. Nous l’avons dit, hantée depuis son enfance par la Bent-Neck Lady et souffrant à l’âge adulte de dépression et de paralysie du sommeil, invisible aux yeux de ceux dont elle désire le plus le soutien et la compréhension, Nell se heurte sans cesse à cette faille émotionnelle qui caractérise ses rapports avec les autres membres de la famille Crain. Cette faille parvient parfois à se résorber lors d’un furtif moment de joie (son mariage, par exemple) mais reste toujours présente, jusqu’à ressurgir périodiquement sous la forme de la Bent-Neck Lady. Si ce fantôme qui hante Nell dit bien l’emprise de cette détresse sur la jeune fille, le cri de Theo permet, lui, d’en montrer l’intensité.

25Theo, dans la série, est douée d’une hypersensibilité tactile qui lui permet de « voir » les émotions de ceux qu’elle touche. Après qu’elle a posé les mains sur le cadavre de Nell, Theo hurle et se couvre le visage de ses mains. Plus tard, prostrée à terre, elle décrit à sa sœur Shirley ce qu’elle a ressenti au contact de la dépouille de Nell : « I felt nothing… Just nothing. I was just this dark, empty black hole […] and it’s just numb and nothing and alone » (Flanagan, épisode VIII “Witness Marks”). Dans ce cri et dans ce « nothing » est condensé le véritable propos de The Haunting of Hill House : la faille intime qui, dans la série comme dans le roman, aboutit au suicide de la jeune femme et à son « intégration » par Hill House.

  • 10 Ce rire, ici exprimé dans toute sa folie, était déjà annoncé dans le chapitre V : « Suddenly, witho (...)

26Expression presque outrancière d’un mal qui dès lors ne pourra plus être ignoré, le cri de Theo ne peut avoir comme conséquence immédiate que le repli sur elle-même, dans l’incommunicabilité de ce qui lui est révélé. Theo est le témoin de cette terrible vérité au cœur de Nell, infigurable et indicible, qui ne saurait être dite que par un vecteur tiers, dans l’oblique de ce cri qui semble déchirer le récit par son caractère viscéral. Ni le langage ni même l’image seule ne suffisent à montrer cette vérité du nothing de Nell  : « l’horreur déborde les mots et le pouvoir de contenance du langage, elle met toute parole en échec. La situation est indicible, elle rend impossible l’émission d’autres sons » (Le Breton 120). Il faut donc avoir recours à l’expression la plus viscérale qui soit : celle du cri qui arrête la narration, qui dépasse l’image et le temps de l’image par sa corporalité absolue. David Le Breton le dit bien : « […] face à la contingence du monde l’individu s’ajuste à son corps défendant à des significations qui se dérobent, avant d’essayer de reprendre pied » (119). C’est bien le corps, violenté par la violence physique du cri, qui doit prendre le relais de cette détresse infigurable de Nell telle qu’elle est montrée à Theo, dans un retrait éphémère mais salutaire d’un en-deçà du langage face à cette « confrontation brutale et sans appel à la désarticulation du sens, à l’innommable » (120). Le cri de Theo, expression viscérale d’une horreur qui n’est d’ailleurs pas véritablement la sienne, puisqu’elle en est « seulement » le témoin, est un exutoire face à l’« excès d’un monde qui échappe à l’individu et entre dans une dimension effrayante et inédite » (120). C’est là le tour de force de la série de Mike Flanagan : avoir su condenser en ce cri viscéral ce qui transparaissait déjà dans le roman dans le rire solitaire et incongru d’Eleanor se découvrant acceptée par Hill House : « Laughing, Eleanor followed, running soundlessly down the hall to the nursery doorway […] pounded and slapped the door, laughing, and shook the doorknob and then ran swiftly down the hall. […] Eleanor clung to the door and laughed until tears came into her eyes; what fools they are, she thought; we trick them so easily »10 (Jackson, chap. IX).

27Le recours à l’expression viscérale (le cri, le rire) dans le roman et dans la série visent à signifier une même vérité : celle de ce qui restait indicible et infigurable en Nell/Eleanor. S’ils sont « l’indice d’un drame dont [on] n’enten[d] que l’expression » (Le Breton 122), ils en sont aussi le premier pas vers une résolution extra-diégétique : la jeune femme meurt, mais nous avons été, l’espace d’un instant, les témoins privilégiés de sa détresse. Notre temporalité fut dans ces moments du cri et du rire la sienne : « l’expérience esthétique ramène l’individu à l’originaire sur le mode de la présence. Qu’il occupe une loge de théâtre ou qu’il feuillette un livre d’art, l’homme est, en somme, convié à la sidération » (Gagnebin, chap. « Les sirènes du désir »). Si l’explication par le langage nous est un temps retirée lors de ce cri de Theo, une vérité s’y dévoile pourtant sous une forme viscérale, organique. Le temps de la narration est momentanément suspendu, et seule reste l’impression d’un retour fugace à un en-deçà primaire du langage. La détresse de Nell, cette solitude sans fond qui caractérise aussi la jeune femme du roman, ne pouvait être véritablement révélée que dans ce « cri à l’état pur, autrement dit le cri inarticulé (comme celui qu’arrache la torture, la terreur, la joie folle ou une grande surprise) » (Leiris, chap. « Crier »), ce « cri : ensauvagement de la voix qui, retournée semble-t-il aux origines, perd son identité et, rendue à sa base biologique, ne peut plus être certifiée mâle ou femelle et se reconnaît à peine comme émanant d’un être humain ». Mais cette viscéralité hors du temps et des mots est aussi celle qui permet d’unifier une narration fragmentée et à première vue difficilement compréhensible dans son entièreté. Le cri de Theo, ce retour temporaire au viscéral pur, est finalement ce qui fait la cohésion de la série : « cette Plainte Haute […] se préparait dans toute l’œuvre jusqu’à son extériorisation finale, laquelle n’était qu’une cristallisation d’un état d’âme latent, d’une longue tension de tout l’être […] » (Guiomar 529). Si le langage ni même l’image ne suffisent plus en ce moment précis, c’est pour mieux révéler l’ampleur de cet infigurable de la détresse intime.

28Rappelons ici que ce cri n’est pas poussé par Nell mais par sa sœur Theo, qui se fait momentanément le témoin et le vecteur de la douleur de sa sœur. De manière paradoxale, le cri de Theo, suivi de sa prostration au sol, révèle beaucoup plus de la détresse de Nell que ne le font les multiples hurlements de terreur de cette dernière à la vue de la Bent-Neck Lady. C’est que ce cri de Theo est inattendu, hors des codes du récit d’horreur : il intervient à un moment de recueillement devant la dépouille de la jeune femme, là où les multiples cris de Nell tiennent du trope du récit d’horreur. Le cri de Theo est viscéral, comme hors de contexte, et d’une violence esthétique indiscutable. Il « devient matière, une matière qui s’isole et se diffuse dans le monde environnant de l’agonie comme une portion de l’espace insolite, se fait densité, morceau de la nuit […] » (Guiomar 518). C’est un cri qui se vit aussi physiquement chez celui ou celle qui en est le témoin, au-delà de la sidération qu’il entraîne. Ce cri se suffit à lui-même, n’appelle finalement à aucune justification. Le fait qu’il soit poussé par une tierce personne, et pas par celle qui porte la détresse dépeinte ici, montre bien l’importance de son impact. Seul le détour, l’oblique, est à même de dire la vérité de Nell : Nell « n’est réellement qu’une plainte solitaire et errante, une bête au cri perpétuel marchant vers la Mort ; une Mort qui s’affirme comme la suite logique de ce long cri […] » (Guiomar 521). La révélation de ce qui cherche à être dit se fait ainsi en creux, rappelant l’écriture de la négativité telle que la définit Murielle Gagnebin : « on envisage très précisément le non, la prise de conscience de la privation ou de l’absence – on valorise le creux, le vide, le trou » (Gagnebin, chap. « Hallucination… »). Montrer la détresse de Nell par l’absence de sa représentation directe, c’est ainsi en révéler la force, qui va bien au-delà de la simple prise de conscience. En ne limitant pas cette représentation au langage ou à l’image, mais en recourant à la brutalité viscérale d’un cri inarticulé, on lui donne un « supplément de réalité » (Gagnebin, chap. « Hallucination… ») qui dépasse le concept et porte directement à l’émotion :

L’affect, dans le cas de l’hallucination négative, totalise à lui seul tout le pouvoir de la représentation. Il tient lieu de représentation de soi, vient à la fois effectuer le constat de ce qui manque à sa place, et fait surgir l’horreur qui accompagne le constat […] (Gagnebin, chap. « Hallucination… »).

  • 11 “No live organism can continue for long to exist sanely under conditions of absolute reality; even (...)

29L’adaptation audiovisuelle du roman semble ainsi admettre la nécessité d’un détour de la représentation. On révèle par l’oblique, par la représentation en creux, l’impossibilité de dire vraiment cette vérité : cette scène du cri, le pendant du rire fou d’Eleanor dans le roman, est « non pas […] l’absence de représentation, mais […] la représentation de l’absence de représentation » (Gagnebin, chap. « Hallucination… »). C’est la « réalité absolue »11 du paragraphe d’introduction du roman qui est ainsi montrée dans ce recours à l’absence, cette réalité que la maison de la série présente comme un cauchemar dont seule la mort peut réveiller. La représentation de la détresse de Nell/Eleanor révèle l’existence d’un infigurable dont seul un cri unique dit toute l’ampleur, comme si seul le recours momentané au viscéral, par-delà le langage et l’image, était à même de dire l’horreur véritable de la jeune femme.

30Si les fantômes, la narration fragmentée et les subterfuges divers de la série disent bien le trauma et l’impossibilité d’y échapper, la détresse intime de la jeune femme dans le roman et son adaptation ne peut être vraiment révélée que dans l’absence, celle qui « cerne d’un trait qui est absence du trait un lieu vide, déterminant ainsi comme une profonde crevasse, dans la continuité du perçu, dans l’homogénéité de la présence » (Gagnebin citant Christian David, chap. « Hallucination… »). À la place de cette absence du figural nous est donné, de manière éphémère, une représentation de la faille intime par le viscéral pur. Le roman de Shirley Jackson comme son adaptation par Mike Flanagan s’articulent autour de l’impasse de la représentation d’une horreur intime, solitaire, indicible. Ce qui fait peur n’est plus la chose représentée, mais la révélation en creux d’une vérité si terrible qu’elle ne peut être montrée ou dite par l’image ou le langage. Le récit de The Haunting of Hill House est bien le « lieu de l’émergence de cette infigurabilité » (Gagnebin, chap. « Hallucination… »), une mise en texte, en images, en son, de notre désir perpétuel de « faire jaillir le sens du non-sens » (Gagnebin, chap. « Les sirènes), de montrer malgré tout ce qui reste indicible.

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Bibliographie

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Guiomar, Michel. Principes d’une esthétique de la mort. Paris : Librairie Générale Française/Librairie José Corti, 1967.

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Keller, Dana Jeanne. “‘A House is Like a Body’: Processes of Grief and Trauma”. The Streaming of Hill House. Kevin J. Wetmore, Jr. (ed.). Jefferson (NC): McFarland & Company, 2020 (édition numérique Kindle).

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Lefebve, Maurice-Jean. L’Image fascinante et le surréel. Paris : Plon, 1965.

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Notes

1 Ce sujet a été traité par de nombreux critiques (voir par exemple Richard Pascal). La maison est par ailleurs décrite comme « un cœur, un estomac et une matrice » (« a heart, a stomach and a womb ») par Dana Jeanne Keller.

2 “[…] horror films that merge art-cinema style with decentered genre tropes, privileging lingering dread and visual restraint over audiovisual shocks and monstrous disgust” (Church 1) [ma traduction].

3 “[…] these films predominantly filter their diegetic visions through the vagaries of characters’ distressed psychological states […]” (Church 16) [ma traduction].

4 “When viscerally shocking moments do occasionally occur in post-horror films, they are more likely used to signal major traumatic events […]” (Church 18) [ma traduction].

5 “[…] a gothic-inflected tale with a fairy-tale ending in which a heroine achieves her long-desired kingdom” (Roberts 72).

6 “The series specifically uses the phenomenon of haunting as a powerful metaphor for the traumatic experience where an event does not end and continues to return.” (Laredo, chap. “Gothic Trauma”).

7 Au sens qu’en donne Maurice-Jean Lefebve, à savoir celui d’une image qui « n’imite que pour suggérer autre chose. Une chose […] proprement innommable, et peut-être (bien qu’elle soit visée par l’imagination) inimaginable » (123).

8 La Red Room apparaît à Luke comme une cabane dans le jardin. Pour Olivia Crain, la mère, c’est une salle de lecture, pour Theo, c’est une salle de danse, etc. Au dernier épisode de la série, la pièce est révélée comme le lieu au sein duquel Olivia donne libre cours à ses pulsions meurtrières sous les yeux de Nell et de Luke enfants ; celui aussi dans lequel, à la fin de la série, les membres adultes de la fratrie feront chacun face aux traumas qui les hantent.

9 “By taking the form of a safe space for each, this one small room in the larger mansion takes on qualities that are useful and comforting for each family member […]. [It is] a safe haven where they can let down their guard -- which is in turn what the house seems to feed upon […]” (Sheldon, chap. “The Red Room”) [ma traduction].

10 Ce rire, ici exprimé dans toute sa folie, était déjà annoncé dans le chapitre V : « Suddenly, without reason, laughter trembled inside Eleanor; she wanted to run to the head of the table and hug the doctor, she wanted to reel, chanting, across the stretches of the lawn, she wanted to sing and to shout and to fling her arms and move in great emphatic, possessing circles around the rooms of Hill House; I am here, I am here, she thought. She shut her eyes quickly in delight […]. » Shirley Jackson, chap.V.

11 “No live organism can continue for long to exist sanely under conditions of absolute reality; even larks and katydids are supposed, by some, to dream.” (Jackson, chap. IX)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Céline Cregut, « Failles et ruptures dans The Haunting of Hill House de Shirley Jackson (1959) et Mike Flanagan (2018) : le cri et l’irreprésentable »Polysèmes [En ligne], 30 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 14 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/polysemes/11558 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/polysemes.11558

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Auteur

Céline Cregut

Céline Cregut est ATER à l’université du Mans, où elle a soutenu un doctorat sous la direction d’Anne-Laure Fortin-Tournès. Sa thèse interroge les représentations du vampire en littérature et au cinéma, et s’attache à démontrer les jeux constants entre excès et absence qui caractérisent la mise en texte et en image de cette figure. Céline Cregut s’intéresse en outre à la représentation du Mal en littérature et dans les arts, au body horror et aux metal studies.

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