- 1 On désigne ici par problème un enjeu qu’une société reconnaît et s’oblige à prendre en charge au tr (...)
1Dans de nombreux pays occidentaux, le problème1 de l’eau potable au XXe siècle a été celui de la généralisation de la desserte à domicile. En France, il a été réglé au moyen d’un vaste programme d’organisation et d’équipement, puissamment encadré et soutenu par l’État avec le concours des entreprises de l’eau. Son legs est un maillage très dense d’environ 14 000 services d’eau potable, qui dépendent majoritairement d’autorités organisatrices communales ou syndicales (Pezon et Canneva, 2009) et forment un modèle institutionnel d’une « incroyable complexité » (Rotillon, 2011). La durabilité de ce modèle est questionnée depuis vingt à trente ans, sous l’angle de sa capacité à relever un nouveau problème, celui de la sécurité hydrique, inscrit progressivement à l’agenda national mais aussi international depuis le second Forum mondial de l’eau en 2000. Cette problématique s’est affirmée en France avec l’effet du vieillissement du patrimoine et la prise de conscience de ses effets économiques et environnementaux, avec la généralisation des problématiques de pollutions diffuses d’origine agricole concomitante du renforcement des normes sanitaires, avec enfin les sécheresses répétées et la perspective de leur généralisation suite au réchauffement climatique.
- 2 Nous utiliserons de manière équivalente sécurité hydrique ou sécurité en eau, étant entendu qu’il s (...)
- 3 Les eaux brutes sont les eaux extraites du milieu naturel ; elles sont soumises à des normes de qua (...)
2De multiples définitions de la sécurité en eau2 ont été proposées, avec un champ d’application plus ou moins étendu (Cook et Bakker, 2012). Pour notre part, ciblant notre réflexion sur le service d’alimentation en eau potable, la mise en sécurité peut être définie comme la capacité à garantir durablement la mise à disposition permanente d’une eau en quantité suffisante et de qualité conforme, à un coût acceptable et en préservant l’intégrité des ressources et des milieux. Il apparaît que les mesures à prendre pour y parvenir vont au-delà des mesures techniques initialement privilégiées, renforcement du traitement des eaux brutes3 et interconnexion entre les réseaux de distribution. C’est en effet une ambition plus large de redimensionnement de la maille de base du système, le service d’eau potable communal ou syndical, qui est au cœur d’une dynamique engagée aujourd’hui à l’échelle nationale.
- 4 On renvoie notamment au numéro 46 (2010) de la revue Environmental Management sur « Multilevel wate (...)
3Notre article apporte un éclairage thématique original sur la négociation conjointe des problèmes publics, des territoires de prise en charge et des relations entre les protagonistes de l’action publique. Cette problématique a été particulièrement travaillée dans le domaine de la ressource en eau, moins dans celui des services publics4. Dans les deux cas cependant, les analyses convergent avec les résultats plus généraux (Offner, 2006) pour réfuter l’idée d’une échelle optimale de gestion déterminable par le calcul, et pour inviter à repartir de l’analyse fine des déterminants politiques et techniques des configurations institutionnelles. Pour les services d’eau en France, la mutation en cours s’inscrit de surcroît dans un contexte de réforme de l’État territorial et des collectivités, derrière un mot d’ordre commun de rationalisation. Entendant rompre avec la logique plus graduelle et incitative ayant prévalu jusqu’alors, les dernières mesures prévoient à cet égard un transfert obligatoire de la compétence eau potable aux intercommunalités à fiscalité propre, tout en conservant une place aux syndicats mixtes préexistants. La négociation dont nous décrivons les mécanismes et logiques continuera à se nourrir de ces marges de liberté, et des incertitudes en termes de leadership au sein d’un système d’administration territoriale en recomposition.
- 5 Ce projet a été soutenu par le programme Eaux et Territoires (Ministère de l'écologie, CNRS, Irstea (...)
- 6 Ces profils ont été établis à partir de la constitution et de l’analyse d’une base de données compo (...)
4Pour rendre compte précisément des transformations engagées ces dernières décennies, notre article s’appuie sur une série d’enquêtes conduites dans le cadre du projet Aquadep5, qui visait à étudier ces recompositions en partant de l’échelle de gouvernance que constitue encore aujourd’hui le territoire départemental. Des enquêtes nationales ont d’abord permis d’identifier des « profils hydriques » des départements métropolitains, puis de caractériser les politiques de l’eau conduites par les Conseils Généraux6. Ensuite, six départements représentatifs de divers contextes hydro-territoriaux (l’Aube, le Cantal, l’Ille-et-Vilaine, la Manche, le Rhône, les Deux-Sèvres) ont été sélectionnés, et ont fait l’objet d’une enquête approfondie par entretiens auprès des principaux acteurs. Entre quinze et vingt acteurs ont été rencontrés par département : agents des services déconcentrés de l’État, chargés d’intervention des Agences de l’eau, agents et élus des collectivités territoriales (Région, Conseil Général, commune), agents et élus de syndicats d’eau potable, agents et élus des Chambres d’agriculture, agents d’entreprises de l’eau, chargés de mission de dispositifs de gestion de l’eau (SAGE, contrat de rivière, plan d’action territoriaux), membres d’associations (protection de l’environnement, développement de l’agriculture biologique…). Il s’est agi à chaque fois de retracer dans une monographie l’histoire contemporaine de l’organisation et de la gouvernance de l’eau potable. Cet article est issu de l’analyse croisée de ces six monographies.
5Dans un premier temps, nous revenons sur la reformulation du problème de l’eau potable et sur la rationalisation hydro-territoriale qui l’accompagne. Dans un second temps, nous montrons comment la rationalisation se déploie en tant qu’action publique départementale portée par une coalition d’acteurs, et présentons une typologie des arrangements territoriaux auxquels elle donne naissance. De manière générale, nos résultats confortent la thèse de la différenciation des configurations institutionnelles de prise en charge des problèmes publics (Béhar et Lévy, 2015), liée aux géographies plurielles des pouvoirs, des intérêts et des solidarités révélées par le projet de rationalisation. Les arrangements qui en résultent inscrivent les compromis rendus nécessaires par la capacité de résistance des cibles du changement dans des dispositifs de coopération interterritoriale et/ou de gouvernance interne des nouvelles structures. Nos résultats explicitent également et interrogent un modèle de changement graduel au sein duquel une coalition d’acteurs ancrés dans le périmètre départemental a joué un rôle majeur grâce à sa capacité à articuler, à partir de ce « point fixe territorial », vision stratégique et capacité tactique.
- 7 La question de l’accès à l’eau pour tous est, encore aujourd’hui, davantage traitée en tant que pro (...)
6Le problème de la sécurité en eau potable s’est imposé à la suite d’alertes concernant d’abord la quantité et la qualité des eaux brutes, puis l’état des infrastructures (réseaux) et la prise en charge de leur renouvellement, ainsi que les difficultés d’accès au service pour certaines catégories de population7. Après avoir retracé la nature et la convergence de ces alertes autour de la formulation d’un nouveau problème, nous montrons comment la rationalisation hydro-territoriale est promue comme sa principale solution.
7La première dimension de la sécurité hydrique, quantitative, est susceptible de se manifester de plusieurs manières : I) par un écart croissant entre la ressource en eaux brutes disponible et les besoins constatés et/ou anticipés à terme ; II) par des difficultés croissantes à gérer la dépendance vis-à-vis de zones de fourniture des eaux brutes situées en dehors du territoire communal ou intercommunal ; III) par une dépendance à une ressource exclusive faisant peser le risque d’une rupture de continuité de service, par exemple en cas de pollution accidentelle (déversement de substances polluantes à proximité du point de captage). Dans les départements étudiés, la sécheresse de 1976 a constitué bien souvent l’élément déclencheur d’une prise de conscience de cet enjeu. Elle a conduit à mobiliser de nouvelles ressources, par la construction de barrages ou de nouveaux captages en eaux souterraines, et à systématiser les interconnexions entre réseaux, travaux qui se poursuivent encore à l’heure actuelle et aboutissent parfois à un maillage global à l’échelon départemental. Le choc social de la sécheresse de 1976 a également déclenché ou conduit au renforcement de l’implication des Conseils Généraux, pour programmer et mettre en œuvre ces interconnexions, ou prendre pied opérationnellement dans la gestion de l’eau : ce fut par exemple le cas des Deux-Sèvres, où le Conseil Général prit la maîtrise d’ouvrage d’un barrage multi-usages (eau potable et irrigation) dans la partie Nord du département, dépourvue de grandes ressources souterraines.
8La deuxième dimension, qualitative, prend racine dans la conjonction de deux phénomènes : d’un côté, l’évolution de la réglementation sur la qualité de l’eau potable avec depuis 1975 un pilotage par des directives européennes de plus en plus exigeantes en termes de paramètres de potabilité ; de l’autre, une dégradation globale des caractéristiques des eaux brutes, un fait reconnu et objectivé au niveau national que l’on retrouve de manière plus ou moins marquée et publicisée dans les départements enquêtés. L’enjeu dominant est celui des pollutions agricoles diffuses dont la gestion, restée longtemps confinée au secteur agricole (Busca, 2010), est aujourd’hui appréhendée comme un problème sanitaire et environnemental transversal (Roussary, 2013). Les problèmes bactériologiques, liés à l’absence ou aux dysfonctionnements de dispositifs de potabilisation, à la vétusté des infrastructures, à leur sous-utilisation lorsqu’elles ont été dimensionnées pour des consommations de pointe (touristiques), sont également présents : ainsi en est-il du Cantal où cet enjeu est suffisamment important pour être perçu comme une menace pour l’image « verte » sur laquelle repose en partie le développement touristique revendiqué du département. Cette montée en puissance de la question sanitaire conduit d’abord à abandonner des captages, à concentrer et moderniser les usines de potabilisation, à interconnecter les réseaux et à mélanger les eaux. Elle conduit aussi et de plus en plus à effacer la « frontière » historique entre la gestion du service et la gestion de la ressource : pour lutter contre les pollutions diffuses, il est désormais nécessaire, voire obligatoire, d’intervenir à l’échelle des « aires d’alimentation des captages » dont la superficie est beaucoup plus importante que celle des périmètres de protection réglementaires.
9La troisième dimension de la sécurité en eau est patrimoniale. Elle s’est affirmée depuis une quinzaine d’années à la suite de la publication d’inventaires départementaux de canalisations, dont celui de la Manche, en 1998, fortement suggéré par un entrepreneur local président de la Fédération nationale des canalisateurs de France, puis ceux réalisés sous le patronage de l’Association des Départements de France sur sept autres départements. Le problème vient ici du fait que la mise en place des réseaux a été largement subventionnée, et que, dans bien des cas, ceux-ci ont été gérés sans stratégie d’ensemble et sans mise en place de moyens financiers nécessaires à un remplacement souvent moins subventionné que l’investissement initial. La gestion de ce patrimoine enterré de 900 000 km, souvent mal connu, représente sans conteste un enjeu technique et financier important, qui dans bien des cas n’a pas été anticipé. À titre d’illustration, une étude de la Direction Départementale de l’Agriculture et de la Forêt des Deux-Sèvres, conduite en 2006, aboutit au constat que 70 % des collectivités du département n’avaient pas de programme de renouvellement et que 50 % d’entre elles n’avaient jamais réalisé d’expertise de leur patrimoine. D’où les appels et les incitations à la mise en place de politiques de gestion patrimoniale destinées à permettre le maintien des fonctions assurées par l’infrastructure héritée.
10La mise en problème public de cette situation s’opère d’abord par la mise en avant du caractère structurel des enjeux soulevés par ces alertes. Les préoccupations quantitatives sont renforcées par l’anticipation des effets du réchauffement climatique, désormais pleinement intégré comme composante des politiques de l’eau : comme l’explique un agent du Conseil Général du Cantal, « en 2003, on a vraiment pris conscience de l’inadaptation de l’organisation face aux situations de crise dont on prévoit qu’elles seront plus fréquentes à l’avenir ». Par ailleurs, les actions de reconquête de la qualité des eaux « à la source » s’imposent de plus en plus fortement, pour contenir les coûts croissants des techniques de potabilisation, mais également pour respecter les exigences réglementaires de la Directive-Cadre Européenne sur l’eau de 2000, de la Loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 (LEMA) et des engagements du Grenelle de l’environnement de 2007. Enfin, le constat que la conception et la mise en œuvre de politiques de gestion patrimoniale requièrent des moyens humains et financiers que bien des maîtres d’ouvrage ne possèdent pas ou plus, est désormais partagé par de nombreux acteurs. La mise en problème résulte en second lieu des interdépendances établies entre ces différents enjeux : faute de gestion patrimoniale, la dégradation des canalisations est susceptible d’entraîner des ruptures qui menacent la continuité du service, mais aussi des fuites qui obèrent les volumes d’eau disponibles pour les usagers, et enfin des interactions avec l’eau transportée susceptibles d’en altérer la qualité (eaux rouges, contaminations bactériologiques, transfert de molécules indésirables). La mise en problème de la sécurité en eau résulte enfin de la redécouverte de son statut de condition stratégique du développement territorial, pour maintenir les conditions d’un développement démographique, touristique ou industriel.
- 8 Canalisateurs de France, communiqué de presse du 6 juillet 2011.
11L’analyse conduit à préciser et mettre en perspective ce discours dominant. En premier lieu, le problème d’in/sécurité hydrique se pose de manière spécifique à chaque territoire. En adoptant la maille départementale, on a pu ainsi mettre en évidence des classes d’hydro-territoires différenciés en fonction des poids respectifs des enjeux de quantité et de qualité. Il en va de même en se plaçant à l’échelle des services, ce qui doit conduire également à territorialiser les solutions adoptées. En second lieu, le diagnostic de l’insécurité hydrique repose sur des prévisions, des hypothèses, des quantifications qui sont parfois très questionnables. L’enquête conduite dans le département de la Manche a ainsi mis en évidence une surestimation de la prévision de consommation établie à l’horizon 2020 dans le schéma départemental, qui sert pourtant de point d’appui au Conseil Général pour l’élaboration de sa politique. Cela confirme un constat plus général sur les méthodes de prévision de la demande en eau (Rinaudo, 2013). De son côté, la question complexe de la gestion patrimoniale est fréquemment rabattue sur un discours simpliste fondé sur le rapprochement entre deux chiffres globaux : d’une part, le rythme actuel de remplacement des canalisations, estimé en moyenne à 0,6 % par an, ce qui conduit à un remplacement intégral du réseau en 170 ans ; d’autre part, une durée de vie supposée nettement plus courte des canalisations, qui seraient par ailleurs dans un « état catastrophique »8. Or, ce raisonnement ignore l’historique de pose des réseaux et néglige la grande variabilité de la durée de maintien en service des conduites, qui est fonction autant de leur durée de vie théorique que de leur nature, de leur environnement et de leurs conditions d’exploitation. Le raisonnement débouche alors sur des estimations des besoins en renouvellement alarmistes dont la validité est contestable (Renaud, Brémond et al., 2012). L’in/sécurité hydrique apparaît finalement comme un problème hydro-social situé, dont la formulation nécessite d’être validée et spécifiée dans chaque cas particulier. Par ailleurs, tout comme la mise en scène de l’imminence de la pénurie dans les années 1950 et 1960 avait permis de légitimer l’intervention des toutes nouvelles agences de l’eau (Garcier, 2010), comme on va le voir, cette mise en avant de l’in/sécurité n’est probablement pas indépendante de la poursuite d’un objectif de remodelage de l’organisation territoriale de l’eau potable qui lui préexiste et auquel elle donne une nouvelle légitimité.
- 9 Pour une description de plusieurs trajectoires nationales, nous renvoyons à Barraqué et al. (2008).
12Parallèlement à la mise en problème, on observe le déploiement d’un discours hégémonique sur le type de solution à mettre en œuvre, en l’occurrence une « rationalisation hydro-territoriale ». Elle s’inscrit dans le prolongement d’une orientation ancienne des politiques nationales de l’eau potable (Pezon et Petitet, 2004) repérable également dans d’autres pays européens9 : en Angleterre, la rationalisation est effective depuis le milieu des années 1970 ; en Italie, les services ont été réorganisés à l’échelle des Provinces, l’équivalent de nos départements, à partir de 1994 ; au Portugal, le mouvement a pris la forme d’une régionalisation partielle de la production de l’eau potable. À chaque fois, les raisons économiques se conjuguent au traditionnel conflit de pouvoir sur l’eau entre autorités locales et nationales.
- 10 La politique de l’eau définie par le Conseil Général des Deux-Sèvres en 2010 classe les ressources (...)
13En France, cette injonction est relayée par de nombreux rapports officiels : des différents rapports de la Cour des comptes, dont le dernier invite à une « réduction drastique du nombre de structures intercommunales » (Cour des comptes, 2011), au rapport d’évaluation de la politique de l’eau (Levraut, 2013) qui évoque l’émiettement des responsabilités et la taille insuffisante de nombreux services d’eau pour « exercer leurs prérogatives d’autorités organisatrices ». La rationalisation se décline plus précisément autour de deux traits saillants, qui combinent tendances anciennes et inflexions plus nouvelles : d’abord, un changement d’échelle au niveau des autorités organisatrices du service ; ensuite, une concentration de l’approvisionnement en eau potable sur des ressources qualifiées de « stratégiques » à un titre ou à un autre10, faisant l’objet d’une protection renforcée contre les pollutions diffuses, conjuguée à une interconnexion des réseaux.
- 11 Cela tient au fait que « les infrastructures ont plus de chance d’avoir été mises en place sur des (...)
14Cette rationalisation est parée d’un certain nombre de vertus, et les services remodelés à cette aune en sont naturellement les premiers bénéficiaires supposés. La rationalisation doit tout d’abord leur permettre de dépasser des seuils d’efficience techniques, et d’obtenir ainsi un meilleur fonctionnement d’installations sur lesquelles pèsent des exigences de plus en plus sévères. À titre d’exemple, constatant que l’essentiel des risques sanitaires liés à la distribution de l’eau sont concentrés au niveau des services de petite taille, le Conseil d’État en tire la conclusion que « les élus territoriaux ne pourront plus longtemps esquiver la question de la fermeture éventuelle des stations les plus petites et les plus dangereuses, et de leur regroupement à un échelon intercommunal pour fiabiliser davantage la qualité de l’eau potable distribuée » (Conseil d’État, 2010). Ensuite, la rationalisation doit accroître globalement la capacité d’action des services publics sur plusieurs plans : I) la maîtrise de la relation avec les partenaires extérieurs (fournisseurs et délégataires, monde agricole), grâce au recrutement possible de personnel qualifié ; II) la gestion du patrimoine grâce à l’accès à des méthodes de pilotage sophistiquées et au lissage des dépenses de renouvellement des réseaux11 ; III) la gestion de la ressource via la mutualisation des « ressources les plus à même de fournir les garanties de qualité et de continuité » (Canneva et de Laage, 2013). La rationalisation doit enfin générer des économies d’échelle, au bénéfice de l’usager final.
- 12 Les six Agences de l’eau françaises sont des établissements publics de l'Etat placés sous la tutell (...)
15Comme pour la mise en problème de la sécurité hydrique, l’analyse invite à une certaine prudence sur cette rhétorique de la promesse. En premier lieu, la rationalisation est également promue par, et engagée pour d’autres bénéficiaires potentiels que l’usager final, même si cette dimension est moins mise en avant que la précédente. Ainsi, les acteurs territoriaux (Conseils Généraux et Agences de l’eau12 notamment) y voient un moyen de limiter leurs coûts de transaction en réduisant le nombre de leurs interlocuteurs, mais aussi le niveau de leurs engagements via les économies d’échelle et la montée en compétence des structures permises par la rationalisation. Le Conseil Général peut également trouver dans l’accompagnement de la rationalisation une occasion de conforter sa légitimité toujours contestée, en endossant un rôle d’intercesseur s’efforçant de composer entre rationalisation et proximité, monde urbain et monde rural, intérêts agricoles et intérêts de l’eau domestique… De leur côté, les services des administrations cherchent à réduire les incertitudes vis-à-vis de la réglementation et le nombre des installations à contrôler. Enfin, du côté des acteurs économiques, la profession agricole est intéressée par une réduction des points de captage d’eau potable à protéger, ceux-ci étant autant de contraintes potentielles sur l’activité agricole, tandis que les regroupements, interconnexions et grosses usines rencontrent l’intérêt des acteurs privés du domaine.
16En second lieu, les effets attendus de la rationalisation n’ont rien de mécanique. Ainsi, ce n’est pas seulement l’accès à une taille critique qui conduit les autorités organisatrices à la mise en place d’une régulation active des relations contractuelles avec l’entreprise délégataire du service d’eau, ou à une politique active de protection de la ressource en négociant avec les agriculteurs : à l’évidence, les mobilisations sociales des associations d’usagers y ont fortement contribué. Si on prend ensuite la question des économies d’échelle, mobilisées comme argument fort du projet de rationalisation, la littérature ne fournit guère de résultats tranchants sur une éventuelle « taille optimale » de service, ni sur un niveau « optimal » d’intégration fonctionnelle, entre production et distribution d’eau, voire entre eau potable et eaux usées. Elle insiste plutôt sur deux éléments : d’une part, l’existence d’un seuil au-delà duquel les bénéfices du changement d’échelle s’estompent, voire s’inversent ; d’autre part, le caractère très situé de ses effets, qui dépendent du contexte tant physique qu’institutionnel et politique : « the optimal scale seems to be highly particular to the providers’ conditions » (Ferro, Lentini et al., 2011). Enfin, les bénéfices de la rationalisation pour les usagers dépendent aussi de la capacité à associer des services présentant des profils hétérogènes afin de gagner effectivement en capacité d’action : « deux services pauvres réunis ne feront pas un service riche » comme le disent certains acteurs du domaine. Le processus de rationalisation et, en particulier, de changement d’échelle, ne saurait se suffire à lui-même pour produire les effets attendus, ce qui confirme l’idée selon laquelle il n’y a pas de qualités intrinsèquement attachées à telle ou telle échelle de gestion des problèmes environnementaux (Brown et Purcell, 2005).
17Comment cette injonction se traduit-elle et se met-elle en acte ? La rationalisation opère, au moins partiellement, sur une base volontaire. On observe ainsi des fusions entre services d’eau municipaux ou syndicaux, et en particulier l’extension des puissances urbaines de l’eau à travers la prise de compétences par les communautés d’agglomération (Hellier, 2011). Mais nos observations montrent également que ce mouvement relève d’une action publique départementale : dans cette seconde partie, nous en présentons les acteurs et outils, puis la cible privilégiée, constituée des élus de l’eau. Nous verrons enfin quels types d’arrangements territoriaux émergent de cette politique de rationalisation.
18Le département constitue jusqu’à aujourd’hui un échelon de gouvernance fortement investi par les acteurs de l’eau potable. Cela tient au fait que ce territoire constitue le cadre spatial historique de l’administration républicaine du territoire (Lorrain, 1991), de la représentation des intérêts sectoriels (notamment agricoles), de la solidarité vis-à-vis des territoires ruraux, et qu’il est doté d’un acteur – le Conseil Général – qui occupe souvent une position nodale et active dans la politique de l’eau. À défaut d’être une unité hydrographique, le département est un problemshed ou policyshed pertinent (Cohen et Davidson, 2011), au sens d’un territoire à partir duquel les enjeux structurants peuvent être posés et pris en charge avec des chances raisonnables de succès. Les enquêtes montrent plus précisément que, jusqu’à ces dernières années, deux acteurs ont joué un rôle majeur, associés dans ce qu’on peut qualifier de coalition de rationalisation dans la mesure où ils partagent les mêmes définitions du problème et de sa solution et qu’ils ont agi ensemble dans la durée (Sabatier et Weible, 2007) : le Conseil Général et les services déconcentrés de l’État.
19Dans la lignée de leur rôle d’administration des territoires et de leur mission d’ingénierie publique, les Services de l’État promeuvent et soutiennent la rationalisation de différentes manières : administration de la preuve, par le chiffrage de son intérêt (Deux-Sèvres) ou le pilotage d’une étude de faisabilité sur un secteur test (cas de la Mayenne, en association avec le Conseil Général) ; maîtrise d’ouvrage de la planification départementale et/ou de sa révision, incluant la prise en main ou l’appui au façonnage des territoires de l’eau, comme ils l’ont fait depuis le début du XXe siècle, en négociation avec les collectivités concernées. Plus généralement, les services de l’État se retrouvent investis dans une démarche visant à inscrire les décisions locales dans les orientations départementales, ce qu’exprime bien cet agent de la Direction départementale des Territoires (DDT) du Rhône :
20« Les collectivités ne sont pas encore suffisamment autonomes pour connaître la vision globale du Conseil Général, se l’approprier et mettre en œuvre les actions. On est donc encore un peu charnière entre la politique publique du Conseil Général et la collectivité qui doit faire. [… Donc] on s’oriente sur des missions de portage de politique publique, […] on impulse et on les aide […] ou bien on essaye de faire bouger un peu la direction prise par une collectivité, si au vu de son étude on voit que ce n’est pas forcément la bonne direction par rapport à l’orientation générale que l’on veut donner au niveau du département. »
21Les services de l’État interviennent également au titre de la police sanitaire. Mixant conseil amont plus ou moins directif, contrôle et compréhension face aux difficultés des collectivités, leur posture peut aussi basculer vers un interventionnisme fort et venir accélérer la rationalisation. Ce fut par exemple le cas lorsque le préfet du Rhône enjoignit à l’Agence Régionale de Santé de régler les enjeux d’approvisionnement d’une agglomération en « [mettant] tous les syndicats autour de la table, et [en faisant] un schéma d’interconnexion ». Dans la pratique, l’administration des territoires et la magistrature sanitaire sont portées par des services différents, qui peuvent entrer en tension et, sur certains dossiers, défendre des logiques opposées, mais dont l’articulation est assurée a minima dans le cadre des Missions interservices de l’eau (MISE).
22De son côté, en dépit d’une assise juridique très étroite, l’implication des Conseils Généraux dans la politique de l’eau est souvent ancienne, volontariste, protéiforme. Les Conseils Généraux ont même, pendant un temps, fait de l’enjeu eau potable un levier d’affirmation politique dans le jeu territorial, qui a culminé avec la revendication d’en être reconnus comme les « chefs de file ». Si cette dernière revendication n’a finalement pas été satisfaite lors de l’adoption de la LEMA en 2006, les Conseils Généraux ont poursuivi leur engagement et demeurent, avec les agences de l’eau, des partenaires financiers majeurs des collectivités dans ce domaine. L’enquête par questionnaire auprès de l’ensemble des Conseils Généraux métropolitains a confirmé et quantifié les dimensions essentielles de cette implication. Les priorités affirmées concernent la sécurisation quantitative et qualitative de l’alimentation en eau potable, le développement global des services d’assistance aux collectivités et la rationalisation des structures locales.
23Les modes d’intervention du Conseil Général ont pu par ailleurs être regroupés selon deux grandes dimensions. La première est politique : elle se manifeste d’abord à travers la maîtrise d’ouvrage de la planification départementale, souvent à la suite des sollicitations des Agences de l’eau et parfois en relais avec les services de l’État. Elle se manifeste également à travers une implication forte dans la régulation : régulation intersectorielle eau/agriculture, notamment à travers les protocoles sur la protection des captages ; et régulation interterritoriale, dans laquelle le Conseil Général intervient assez classiquement comme « mandataire du rural » (Mabileau, 1994 (1991)), par exemple en aidant à sécuriser les territoires ruraux pour les rendre autonomes vis-à-vis des aires urbaines (cas de l’Ille-et-Vilaine dans les années 1970, cas du Rhône dans les années 1990-2000), en créant (Ariège) ou en soutenant (Manche) un syndicat départemental, en intervenant auprès du chef-lieu pour qu’il s’intègre dans un espace plus vaste qu’il pourra contribuer à sécuriser (Deux-Sèvres). La seconde dimension, plus opérationnelle, de type maîtrise d’ouvrage, assistance technique et financière, s’exerce directement ou indirectement à travers des structures qui constituent le bras armé du Conseil Général : syndicats, associations, sociétés d’économie mixte locale, parfois issues de la gestion hydraulique. La conditionnalité des aides publiques accordées sous condition de regroupement des collectivités productrices ou distributrices représente un levier d’action significatif.
24Cette coalition entretient des rapports complexes de « prescription réciproque » (Hatchuel, 2000) avec d’autres acteurs clefs de la gestion de l’eau. Ainsi, si les Agences sont prescriptrices en matière de planification et de politique de gestion de l’eau, en raison de leur « proximité » avec les collectivités et de leur capacité de maîtrise d’ouvrage, les Conseils Généraux constituent souvent un point de passage obligé, et donc un médiateur de leur action territoriale. De fait, nombreuses sont les institutions départementales à avoir des conventions de co-financement avec les Agences, certaines jouant même parfois le rôle de guichet unique vis-à-vis des collectivités. Les liens relèvent du même jeu complexe avec les acteurs agricoles. Comme nous l’ont dit plusieurs acteurs, « la Chambre d’Agriculture, c’est le service agriculture du Conseil Général », ce qui peut amener à des situations de « capture » et expliquer une longue tradition de soutien au modèle agricole intensif et le soutien corrélatif au paradigme curatif en matière de protection de la ressource. Un changement de majorité politique peut toutefois venir inverser cette situation, comme dans les Deux-Sèvres où le Conseil Général s’efforça après 2008 de promouvoir l’agriculture biologique pour la protection des ressources jugées stratégiques pour l’alimentation en eau potable.
25Cette politique de rationalisation fait des élus de l’eau la principale cible à convaincre et de leurs réticences un des obstacles majeurs au changement. Ces réticences apparaissent liées à une pluralité de causes. En premier lieu, l’impératif de rationalisation peut banalement avoir du mal à trouver un écho dans des situations territoriales caractérisées par l’absence de problèmes aigus, par un déni reposant sur une critique du « précautionnisme de l’administration » en matière sanitaire, ou enfin par l’existence de mécanismes alternatifs de prise en charge : syndicat intercommunal d’appui technique qui soutient le statu quo en offrant aux gestionnaires locaux une gamme de services, comme dans le cas de l’Aube, ou bien emprise territoriale de la gestion par affermage qui, sous cet angle, apparaît comme un substitut fonctionnel à la rationalisation. L’ensemble de ces raisons conduit alors à dénoncer les manœuvres entreprises pour « démanteler ce qui fonctionne bien ». Interviennent ensuite les obstacles techniques et politiques. En particulier, lorsque les services à rapprocher ont mené dans le passé des politiques très différentes notamment en termes de gestion patrimoniale, ils se présentent donc avec des « dots » et des besoins très déséquilibrés dans les négociations (Roussary, 2013), ce qui soulève le problème de la solidarité. Toutes sortes de craintes plus ou moins fondées mais liées à deux sujets sensibles avivent ces réticences : crainte de perdre la maîtrise politique du mode de gestion ; crainte d’une perte de maîtrise de la politique tarifaire et du prix de l’eau.
- 13 Interview de J. Pélissard, La Gazette des communes, 24/01/2011.
26Intervient enfin la conviction que le modèle promu, celui du « grand service », n’est pas celui qui correspond à l’intérêt local, notamment au regard d’une autre exigence, celle de proximité, qui réclame la présence/engagement d’un élu local de facto considéré par les usagers comme garant de ce service essentiel. La proximité est revendiquée par certains élus comme un gage de réactivité, d’adéquation du service aux réalités et besoins locaux, mais aussi de maintien d’une forme d’intérêt et de responsabilité partagés pour l’eau. Le recours à l’argument de la proximité pèse d’autant plus fortement que cette notion, au demeurant très polysémique, s’est progressivement imposée dans le paysage plus général de l’action publique comme un gage de réactivité, d’efficacité et, en fin de compte, de légitimité (Lefebvre, 2006). Dans la pratique, l’impératif de rationalisation se voit ainsi obligé de composer avec celui de proximité, composante historique des cultures technique et politique locales et parée aujourd’hui de nouveaux attraits. Le respect de l’échelon local et de la libre administration des collectivités bénéficie par ailleurs du soutien d’acteurs institutionnels, à l’image de l’Association des Maires de France dont le président déclarait en 2011 que « l’eau est une richesse dont les communes sont fières (…) La gestion de l’eau, que les maires se sont totalement appropriée, reste en outre éminemment locale »13.
27Conséquence de ces multiples réticences, les trajectoires de rationalisation sont plutôt graduelles et inscrites d’emblée par les acteurs de la coalition dans une perspective de temps long, justifiée par le patient travail d’intéressement/enrôlement requis face à une mobilisation des acteurs qui menace toujours de s’estomper une fois les alertes passées. C’est ce dont témoigne cette citation d’un ingénieur de l’État :
28« L’objectif que l’on s’est fixé dès 1995 quand le premier schéma départemental est sorti est d’inciter dans un premier temps à l’intercommunalité autour des syndicats de production (…) cela permettrait dans un deuxième temps, mais pour moi c’est à l’horizon quinze-vingt ans, d’avoir un syndicat départemental unique, mais il faut y aller doucement. »
29Dans la pratique, la relative stabilité du monde local de l’eau a permis aux acteurs de la coalition d’articuler un projet stratégique de rationalisation, inscrit le cas échéant dans un schéma départemental, et une capacité tactique à déceler et à exploiter tout le « potentiel des situations » (Jullien, 1997), comme l’exprime bien cette autre citation d’un fonctionnaire dans la Manche : « jusqu’à présent, dès qu’il y avait une collectivité où je sentais que le fruit était mûr, on se jetait dedans et on s’investissait à fond pour les aider à se regrouper ». La coalition avance alors étape par étape : cela peut démarrer par la mise en place d’une structure associative, comme dans la Manche avec l’Association des Collectivités Gestionnaires de l’Eau potable et de l’Assainissement créée à l’initiative du Conseil Général en 1992 à des fins d’information et de coordination, ou par une « sectorisation » comme dans le Cantal où, à l’initiative de l’État relayée ensuite par le Conseil Général, il s’est agi de dessiner des territoires de gestion « cohérents » au regard des enjeux construits et priorisés par ces institutions, dotés d’un cadre commun de programmation de travaux et à même de faire émerger à terme un maître d’ouvrage unique sur chaque secteur. Cela peut se poursuivre par des opérations techniques (interconnexions), des regroupements partiels, le cas échéant à titre expérimental ou de démonstration, pour aller ensuite progressivement vers des schémas plus intégrés, en passant par des structures souples d’envergure départementale offrant aux collectivités un « socle commun » de prestations et d’autres à la carte, comme dans les Deux-Sèvres ou dans la Manche.
30La coalition peut toutefois disposer d’une capacité d’action suffisante pour profiter d’une fenêtre d’opportunité et réussir à créer une rupture, en faisant accepter une nouvelle architecture institutionnelle. Cela correspond par exemple à la trajectoire de l’Ariège : au regard des menaces juridiques pesant sur son service interne d’assistance aux collectivités, le Conseil Général décida de mettre en place un syndicat départemental susceptible de reprendre cette activité, et se livra alors à un très actif démarchage auprès des collectivités pour qu’elles y adhèrent (Roussary, 2013). Néanmoins, le passage des compétences formelles à leur exercice effectif peut s’inscrire à nouveau dans le temps long : c’est ce qui a été observé par exemple en Ille-et-Vilaine, où l’architecture à trois niveaux de compétence mise en place au début des années 1990 n’est toujours pas complètement opérationnelle plus de vingt ans après. Ce qui se donne à voir dans ces processus est donc en fin de compte une « articulation de temporalités hétérogènes » (Commaille, Simoulin et al., 2014), dont la mise en cohérence repose sur cette stabilité du monde local de l’eau.
- 14 Ces autorités organisatrices se répartissent donc les fonctions techniques (production, distributio (...)
- 15 Selon Hooghe et Marks, le type I correspond à un ensemble articulé de structures stables et général (...)
- 16 Il s’agit d’une situation dans laquelle coexistent de nombreuses autorités organisatrices largement (...)
31Nos enquêtes montrent que les dynamiques en cours n’ont pas (à ce stade) donné naissance à des configurations complètement stabilisées. Néanmoins, il est possible de modéliser une série d’arrangements territoriaux de référence, que nous définissons comme des structures de gouvernance combinant spécialisation fonctionnelle et interdépendance régulée entre autorités organisatrices intervenant à différents échelons territoriaux14. Ces arrangements territoriaux apparaissent comme des hybrides des deux types élémentaires de gouvernance multiniveaux15 : ils empruntent au premier leur structure imbriquée en « poupée russe », et au second leur caractère spécialisé dans la prise en charge d’un enjeu. Plus précisément, par rapport à une situation de référence d’atomisation « radicale » des services d’eau16, non rencontrée dans nos études de cas, trois arrangements typiques ont été identifiés.
32Le premier arrangement peut être qualifié de « multilocal » : il se caractérise par des services en nombre relativement important, qui conservent la responsabilité de leurs fonctions techniques (production et distribution), et peuvent compter sur un équivalent fonctionnel à la rationalisation constitué soit par le recours généralisé à la délégation de service, soit par le soutien d’une institution conjointe (syndicat mixte, entente intercommunale, société publique locale). L’institution conjointe a pour objectif le maintien des souverainetés locales, c’est un instrument aux mains des autorités gestionnaires des services et de ce fait non directement soumis aux aléas politiques. Cela correspond à la configuration historique de l’Aube, avec un syndicat mis en place en 1943 et qui a pendant longtemps fourni une assistance aux cent-quatre-vingt-huit services d’eau du département. Ce modèle est fragilisé par la montée en puissance du discours rationalisateur et des exigences de performance et de qualité, qui débordent à un moment donné la capacité d’amortissement et de prise en charge par l’institution conjointe. Il est susceptible de basculer radicalement avec le transfert intégral des compétences à l’institution conjointe, comme ce devrait être le cas pour l’Aube.
33Le second type d’arrangement, que nous qualifions de fédéral, se caractérise par un ensemble coordonné et emboîté de structures. On peut en distinguer une variante plutôt technique, et une autre incluant de surcroît une dimension politique ou stratégique. Le premier cas de figure correspond à un maillage du territoire par des structures de second niveau exerçant une fonction opérationnelle – par exemple « protection de la ressource et production d’eau » –, pour le compte des structures de premier niveau qui continuent en l’occurrence à assurer la distribution aux usagers. Cet arrangement correspond par exemple au cas de la Manche ou à celui des Deux-Sèvres : dans ce dernier département, la volonté de structurer l’alimentation en eau potable autour de huit grands syndicats intermédiaires de production s’est affirmée dès 1995 lors de la rédaction du premier schéma de planification départemental. Ce type d’arrangement peut aussi être complété par une institution-chapeau en charge de certaines fonctions techniques, mais aussi et surtout d’attributions politiques et stratégiques : la planification par schéma directeur, la consolidation du système d’information, voire une solidarité financière au service des objectifs définis dans le schéma. Il y a dans ce cas de figure une perte d’autonomie explicite des échelons intermédiaires et de base qui doit s’inscrire dans les orientations définies dans le schéma et s’ajuster aux conditionnalités du mécanisme de solidarité financière. Mais, au nom de la proximité, cette perte d’autonomie n’est pas totale. C’est ce type d’arrangement que la coalition a mis en place puis fait monter en puissance en Ille-et-Vilaine.
34Enfin, l’arrangement unitaire ou centralisé correspond au transfert total des compétences vers un syndicat départemental ou à vocation départementale, faisant émerger une puissance territoriale de l’eau intégrée. Ici, le compromis avec l’impératif de proximité va se jouer dans la gouvernance interne de la structure. C’est ainsi que certains syndicats départementaux, en Alsace Moselle ou en Charente-Maritime, mettent en place des commissions ou des assemblées territoriales qui conservent un droit de décision sur des enjeux importants à leur échelle, comme la définition du tarif ou la programmation des investissements ; le ou les échelons décisionnels supérieurs sont mobilisés pour organiser la sécurisation technique, éviter les investissements redondants, faire émerger progressivement des solidarités et des perspectives d’unification tarifaire, et bien entendu pour développer une stratégie d’ensemble et permettre des économies d’échelle (commandes publiques par exemple).
- 17 Cette densité correspond au nombre d’usagers desservis par une certaine longueur de réseau. Plus gr (...)
35Ces divers arrangements pourront d’autant mieux tenir les promesses de la rationalisation qu’ils parviendront à augmenter la densité linéaire moyenne d’usagers, un paramètre essentiel de l’économie du service d’eau qui permet d’atténuer le poids des charges fixes d’infrastructures et de gestion administrative sur le prix de l’eau17. En première approche, cela revient à associer des territoires ruraux peu denses et des territoires urbains plus denses en usagers. Comme nous avons pu l’observer dans les départements enquêtés à partir du cas spécifique des relations entre l’agglomération chef-lieu et le syndicat à vocation départementale, cette intégration dépend de déterminants à la fois socio-politiques et hydrotechniques. L’état des relations entre le Conseil Général et l’agglomération chef-lieu, généralement faites de rivalité et de coopération sur fond de convergences ou divergences politiques, intervient en premier lieu : dans la Manche par exemple, le clivage urbain/rural redoublé d’un clivage politique historique entre la Communauté urbaine de Cherbourg (à gauche) et le Conseil Général (à droite) ont pesé dans les réflexions sur la mise en place d’un syndicat départemental, et notamment sur la place que pourrait y tenir le Conseil Général. La dépendance hydrique du pôle urbain vis-à-vis du reste du territoire départemental intervient ensuite, qu’il s’agisse pour le pôle urbain de s’approvisionner en dehors de son territoire ou d’y trouver des clients pour vendre de l’eau et, par conséquent, contenir le prix de l’eau en amortissant le coût de ses propres infrastructures : c’est le cas de Rennes ; a contrario, l’agglomération d’Aurillac conduit une politique totalement indépendante du reste du territoire cantalais.
36La rationalisation est loin d’être achevée. Elle a dû composer avec les priorités définies localement en termes de sécurité (plutôt jusqu’à présent la protection de la ressource et la production d’eau potable que sa distribution), avec la force des attachements à une gestion de proximité, avec le poids combiné des héritages hydrotechniques et sociopolitiques. Cela a donné naissance à divers arrangements qui tentent d’inscrire une relative autonomie de leurs composantes dans une architecture permettant néanmoins une régulation d’ensemble, et qui, plus qu’ils ne les résolvent, déplacent en fait sur leur territoire l’ensemble des enjeux politiques et techniques liés à l’eau potable. En effet, changer de focale et donner la priorité à un enjeu donné, celui de la sécurité en l’occurrence, conduit inévitablement à masquer, minorer ou générer d’autres problèmes (Faure et Muller, 2007).
37Le réagencement des compétences peut ainsi générer des frictions ou a minima des problèmes de coordination autour d’enjeux partagés, comme la lutte contre les fuites qui intéresse les structures de production et de distribution. Il est également susceptible de conduire à une concentration du pouvoir sur l’eau, au sein de technostructures soumises à de faibles exigences de « redevabilité » et face auxquelles la « contre-démocratie » des vigies de l’eau, ces associations qui se mobilisent pour scruter les comptes et interroger les modes de gestion des services, pourrait avoir du mal à constituer un contrepoids suffisant. À l’évidence, la rationalisation ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’émergence de nouveaux cadres de délibération citoyenne. Ensuite, la concentration concomitante de l’approvisionnement sur des « ressources stratégiques » peut amener à une création d’interdépendances entre services et territoires d’approvisionnement extérieurs à leurs périmètres, porteuses de frictions potentielles à la hauteur des contraintes de développement que feront peser les mesures de protection. En parallèle, l’abandon potentiel de ressources jugées non stratégiques pour l’eau potable dessine en creux les territoires où la qualité de l’eau serait abandonnée aux pollutions agricoles diffuses, dont la réduction n’est alors plus prioritaire. Enfin, cette rationalisation crée de nouvelles fragilités, techniques en lien avec la dépendance à un nombre limité de ressources et de grosses infrastructures interconnectées, et sociales avec des hausses potentielles du prix de l’eau susceptibles d’aiguiser sur certains territoires l’acuité des problèmes d’accès à l’eau.
38On a vu également ce que la dynamique de changement devait à l’ancrage local et dans la durée des acteurs de la coalition. Cet ancrage a permis d’articuler stratégie de long-terme et réactivité aux situations pour enrôler graduellement les élus de l’eau. Ce modèle « d’accompagnement stratégique » semble désormais condamné par un double repositionnement : celui des Conseils Généraux, qui sont depuis ces dernières années plutôt dans des postures de retrait, loin en tout cas des postures très volontaristes qui étaient celles des années 2000, et celui de l’État territorial, avec une réorganisation qui privilégie l’échelon régional et le désengagement de l’opérationnel. Il n’est pas question de nier les limites de ce modèle, que ce soit en termes de temporalité ou de capacité à éviter le risque relevé par Pezon et Canneva (2009) d’une bipolarisation des services autour des « centres urbains denses d’une part et des départements sur les zones rurales d’autre part ». On peut s’interroger cependant sur les conséquences d’une rationalisation par le haut telle qu’elle semble désormais se profiler, moins attentive, parce que moins connectée, à la réalité des situations hydro-territoriales et moins à même de jouer la carte de la souplesse et de la diversité institutionnelles.