- 2 Voir par exemple les rapports de l’Agefiph (agefiph.fr), les travaux de la commission nationale AND (...)
1La loi du 11 février 2005 incite fortement les entreprises de plus de vingt salariés à favoriser l’intégration et le maintien dans l’emploi des personnes en situation de handicap en alourdissant significativement les sanctions financières pour les entreprises réfractaires à toute action positive en matière de handicap. Depuis cette date, plusieurs études ont été réalisées afin de mieux comprendre les implications pratiques de cette loi et les principaux freins pour les entreprises chargées de l’appliquer2. La dimension éthique de ce dispositif légal apparaît parfois en filigrane dans la littérature professionnelle et académique sur le thème du handicap lorsque ce dernier est rattaché au champ de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (Nachberger 2008, Point et al. 2010) mais semble avoir été peu explorée explicitement, à l’exception notable, du moins à notre connaissance, de l’analyse de Barel et Frémeaux (2009) des intentions éthiques du législateur.
2Il est alors nécessaire de se tourner vers les travaux dans le domaine de la Gestion des Ressources Humaines (GRH) portant plus largement sur la gestion de la diversité, l’insertion des travailleurs handicapés étant une de ses dimensions, certes atypique (Point et al. op.cit.), pour identifier un questionnement éthique plus ou moins implicite. Ainsi, Cornet et al. (2005) s’interrogent sur la possible conciliation des logiques économiques et sociales qui sous-tendent l’action des entreprises dans le domaine de la diversité, en s’appuyant sur des études de cas. Les motivations à l’œuvre des entreprises s’engageant dans des politiques de diversité sont également questionnées à la lumière de l’approche néo-institutionnelle afin de savoir s’il s’agit d’une pratique liée à une quête de légitimité, contrainte par la législation ou fondée sur une approche rationnelle (Barth, 2007 ; Klarsfeld, 2007), au moyen notamment d’entretiens avec des Directeurs des Ressources Humaines (DRH) et des dirigeants d’entreprise dans le cas de l’étude de Klarsfeld.
3Notre recherche exploratoire s’inscrit dans la lignée des travaux sur la gestion de la diversité en GRH mais son angle d’approche s’en différencie dans la mesure où notre objectif principal est d’analyser les enjeux éthiques de la loi handicap au travers de la perception et du vécu de ce dispositif par les acteurs directement concernés, à savoir les travailleurs handicapés et les chargés de mission handicap. L’article est centré sur l’aspect accessibilité à l’emploi des personnes handicapées de cette loi et n’aborde pas ses autres dimensions, portant notamment sur l’insertion en milieu ordinaire de cette population (Encadré 1).
4Nos travaux s’appuient sur une méthodologie qualitative mêlant des entretiens semi-directifs avec des travailleurs handicapés, des entretiens libres avec des chargés de missions handicap et de l’observation participante au sein d’une mission handicap ainsi que lors d’entretiens d’embauche en tant que travailleur handicapé.
5La première partie de notre étude s’attache à présenter le cadre légal et son impact en matière d’intégration professionnelle des personnes en situation de handicap et à identifier les enjeux éthiques de cette législation, en mobilisant des travaux en GRH sur les politiques de diversité et le handicap. Les deuxième et troisième parties sont respectivement consacrées à l’exposé des principaux résultats émergeant de l’observation participante et de l’analyse thématique des discours produits par les chargés de mission handicap et les travailleurs handicapés et à leur confrontation avec le cadre conceptuel retenu.
6Après un bref rappel des dispositions légales françaises en matière d’intégration des travailleurs handicapés, seront analysés les enjeux éthiques de ce cadre juridique.
- 3 Selon le rapport 2009 de la Halde, le critère Handicap/santé arrive en deuxième position après le c (...)
7La première loi concernant les travailleurs handicapés date du 10 juillet 1987 et a été renforcée le 11 février 2005 en raison du manque d’implication des entreprises dans la lutte contre les discriminations de cette catégorie d’employés, confrontée à de graves difficultés d’insertion professionnelle3. La loi française instaure une discrimination positive en faveur des travailleurs handicapés en imposant aux entreprises de plus de 20 salariés un quota minimum de 6 % de travailleurs handicapés. L’obligation d’emploi peut être atteinte par le recrutement direct, le recours à la sous-traitance avec le secteur adapté, l’accueil de stagiaires ou la signature d’accords exonératoires.
8Les entreprises n’atteignant pas ce quota doivent verser une contribution financière à l’AGEFIPH (Association de gestion des fonds pour l’insertion des personnes handicapées) de 400 à 600 fois le taux du Smic horaire, multiplié par le nombre d’unités manquantes. La contribution est passée à 1 500 fois le SMIC horaire depuis le 1er janvier 2010 pour les entreprises n’ayant engagé aucune action positive, telle que la signature d’accords ou de conventions en faveur de l’emploi des travailleurs handicapés, au cours des quatre dernières années. Remarquons que les employeurs publics sont soumis depuis la loi 2005 au même quota d’obligation que leurs homologues du privé et doivent verser, en cas de non respect, une contribution financière au Fonds pour l’insertion de personnes handicapées de la Fonction Publique (FIPHFP).
9La signature d’une convention avec l’AGEFIPH, d’une durée d’un ou deux ans, maintient l’obligation d’emploi de 6 % de travailleurs handicapés. L’AGEFIPH aide les entreprises signataires à faire un diagnostic de leur situation et identifie, avec ces dernières, des objectifs en contrepartie de l’apport de fonds provenant généralement de la contribution des entreprises n’ayant pas respecté la loi. Un risque important de dérive nous semble résider dans un engagement purement à court terme de certaines entreprises qui adoptent des mesures uniquement le temps que durent les subventions sans se soucier de la pérennisation de leur politique handicap.
10L’accord, quant à lui, libère les entreprises de leurs obligations légales et leur permet d’utiliser le budget - au moins égal à la contribution normalement versée à l’Agefiph - pour développer les points prévus par celui-ci. Ce dispositif nécessite la signature d’un accord entre l’entreprise et ses partenaires sociaux, généralement d’une durée de trois ans, prévoyant notamment des objectifs quantifiés en matière de recrutement de travailleurs handicapés. Or il est difficile d’obtenir la coopération de tous les partenaires sociaux et il est à noter que ces derniers ont un droit de regard très important dans toute décision que l’entreprise va alors prendre en matière de handicap. Si la négociation d’accords avec les partenaires sociaux permet généralement de nouer un dialogue constructif sur le thème du handicap, l’influence exercée par les partenaires sociaux sur la politique menée par l’entreprise dans ce domaine peut parfois engendrer des situations posant problème sur le plan éthique, comme l’illustre le cas des candidatures recommandées aux missions handicap par un partenaire social.
11Le bilan de la loi handicap semble positif si l’on s’en tient à des critères quantitatifs. En effet, selon le rapport d’activité 2010 de l’AGEFIPH, la part des embauches au sein des établissements de 20 salariés et plus a progressé de 10 % depuis la promulgation de cette législation et près des deux tiers des établissements ont un taux d’emploi entre 3 et 6 %. 8 entreprises sur 10 ont engagé au moins une action positive en faveur du handicap.
- 4 Colloque organisé par Entreprise et Handicap à Sciences Po Paris le 22 octobre 2010.
- 5 Interview d’Éric Persello, chargé de mission Cap Emploi, cellule fonction Publique. News Letter Han (...)
12D’après François Atger, Directeur de communication de l’AGEFIPH, 25 000 entreprises n’employaient aucun travailleur handicapé en 2006 alors qu’elles ne sont plus que 5 000 dans cette situation au 1er janvier 20104. Éric Persollo, chargé de mission Cap emploi dans la cellule fonction publique, estime que l’emploi des travailleurs handicapés dans le secteur public a également connu un réel tournant depuis 2005, avec un taux d’emploi qui s’établit à l’heure actuelle à 4 %5.
- 6 13e législature : question écrite n° 12164 de Roland Courteau, publiée dans le JO Sénat du 18/02/ (...)
13L’augmentation des pénalités, à partir du 1er janvier 2010, pour les entreprises se contentant de verser leur contribution à l’AGEFIPH s’est traduite par un accroissement du nombre des accords signés par les entreprises, leur permettant de s’exonérer de ces pénalités financières. Si cette tendance à la hausse semble pouvoir a priori être portée à l’actif de la loi handicap, elle n’est pas sans susciter des inquiétudes de la part du milieu associatif, tant en raison de la diminution du budget de l’AGEFIPH occasionnée que de la qualité du contenu des accords conclu et de leur encadrement. Ainsi, la FNATH (Fédération nationale des Accidentés du travail et des Handicapés) estime que « nombre de ces accords sont de mauvaise qualité, c’est-à-dire qu’ils ne prévoient rien pour l’emploi des seniors, le maintien dans l’emploi et, de manière générale, très peu d’embauches directes dans l’entreprise6.
Encadré 1 - Présentation de la loi handicap
La loi de 2005 sur le handicap est entrée en vigueur en 2006 .Cette loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes en situation de handicap », est composée de 9 volets :
1/ la définition du handicap ;
2/ le droit à compensation ;
3/ les allocations, revenus ;
4/ accueil, information, orientation, évaluation, gestion des prestations ;
5/ insertion professionnelle, non‑discrimination, obligation d'emploi ;
6/ scolarisation, enseignement ;
7/ prévention, recherche, accès aux soins ;
8/ citoyenneté, participation à la vie sociale…
9/ accessibilité du cadre bâti, transports, nouvelles technologies.
Cette loi est une révolution par rapport à celles de 1975 et de 1987 dans la mesure où elle incite, au maximum, à l’insertion en milieu ordinaire des personnes handicapées, que ce soit en matière de scolarité ou au travail.
Cette loi vise donc à en finir avec l’accueil systématique des personnes en situation de handicap dans des établissements spécialisés (associatifs ou privés), hormis pour les cas de handicap mental profond. Elle est déployée dans pas moins de 101 articles, 80 textes d’application et touche 15 codes dont le Code de l’action sociale et des familles, le Code de l’éducation, le Code civil, le Code électoral et le Code du travail.
Cette loi réactive, pour les entreprises ordinaires, les quotas qui existaient déjà dans une logique de discrimination positive. C’est donc sur la partie emploi que la loi peut être considérée comme relevant de la discrimination positive tandis que pour tous les autres volets, elle participe plus d’une égalité de traitement.
14Malgré l’impact positif de la loi de 2005 sur l’emploi des travailleurs handicapés, l’application de ce dispositif engendre un certain nombre de dérives éthiques susceptibles de compromettre une intégration professionnelle durable de cette population.
15L’étude de la dimension éthique de la loi handicap s’intègre plus largement dans celle des enjeux éthiques de la gestion de la diversité. Les politiques de gestion de la diversité au sein des entreprises s’inscrivent dans deux logiques : l’une économique qui repose sur l’efficacité et l’efficience des programmes de diversité et l’autre sociale axée sur la lutte contre les discriminations et l’équité en emploi des groupes minoritaires (Cornet et al. op. cit.).
L’argument de l’efficacité d’une force de travail diverse pour répondre aux attentes d’une clientèle elle-même diversifiée est souvent invoqué dans la littérature professionnelle ou académique pour plaider en faveur de la gestion de la diversité. Cette approche rationnelle est d’ailleurs dominante dans le discours des DRH et dirigeants d’entreprises interrogés par Klarsfeld (op.cit.) alors que les recherches apportent un soutien mitigé au lien diversité-performance. Point et al. (op.cit) soulignent, en outre, la portée limitée d’un discours (dénommé business case dans la littérature sur la RSE) sur les avantages à retirer, pour les entreprises, de l’emploi de personnes handicapées, destiné à les convaincre de favoriser l’intégration de cette population. En effet, le handicap est souvent perçu comme un frein par les entreprises en raison de préjugés tenaces sur la moindre productivité et le plus fort absentéisme des travailleurs concernés, d’ailleurs démenti par des études statistiques, et des aménagements coûteux nécessaires. Rohmer et Louvet (2006) évoquent également un « surhandicap » lié aux caractéristiques de ces salariés plus âgés, moins diplômés que la moyenne des salariés et plus longtemps au chômage.
16Cornet et al. (ibid.) pointent du doigt les dangers de la logique d’efficacité, cette dernière pouvant parfois justifier des pratiques discriminatoires pour répondre aux exigences de certains types de clients, et soulignent de ce fait la nécessité d’articuler les logiques économiques et sociales. Les auteurs distinguent au sein de la logique sociale une approche réactive correspondant au respect de la loi et une approche proactive dans la lignée de la responsabilité sociale des Entreprises. Ils mettent donc en évidence de façon implicite la dimension éthique incontournable des politiques de diversité. Point et al. (op.cit) différencient, dans le même esprit, deux principales logiques dans les pratiques des entreprises en matière de handicap : l’une réactive qui consiste, au pire, à se contenter de verser des pénalités pour compenser l’absence totale d’emploi de personnes handicapées, au mieux à faire uniquement progresser le taux d’emploi, l’autre proactive, visiblement beaucoup plus rare, qui se soucie de l’intégration durable de cette population. Cette approche est concordante avec les travaux dans le domaine de la RSE qui mettent en évidence les différents niveaux d’engagement des firmes en matière de responsabilité, certaines se contentant d’actions purement symboliques, d’autres intégrant réellement à leur stratégie les enjeux RSE (Capron et Quairel Lanoizelée, 2004)
17Il importe donc de s’interroger plus spécifiquement sur la dimension éthique de la loi handicap, mais ce questionnement se heurte à l’absence quasi-totale de travaux dans ce domaine. À notre connaissance, seule la recherche de Barel et Frémeaux (2009) porte explicitement sur ce thème. Les auteurs analysent les intentions éthiques du législateur, en mobilisant la sociologie du droit, à travers l’étude des rapports et dossiers législatifs de l’Assemblée nationale. Ils mettent en lumière que l’ambition éthique des parlementaires repose sur deux idées : l’appel à l’engagement humain de tous explicité de la façon suivante par les auteurs : « selon les parlementaires, il est plus important de concevoir une entreprise accueillante accordant à chacun des droits à compensation que de vouloir atteindre des objectifs quantitatifs » (p. 6) et le refus de toute stigmatisation des personnes handicapées. Les écarts constatés entre la réalité des pratiques des entreprises et le contenu de la loi s’expliqueraient par l’ambition éthique du législateur et son rôle politique et social visant la transformation des habitudes sociales plus que par le manque d’engagement des firmes.
- 7 « Agis toujours de telle manière que tu traites l’humanité toujours aussi bien dans ta personne com (...)
18L’éthique peut être définie comme un ensemble de principes ou de valeurs qui guident les comportements en indiquant ce qu’il est juste d’accomplir, au-delà même des exigences légales. Une politique éthique en faveur des travailleurs handicapés suppose donc de ne pas se contenter d’une approche quantitative mais de se soucier de la qualité de l’intégration de ces travailleurs au sein de l’entreprise et de leur maintien dans l’emploi. Il importe, si l’on se réfère à la morale kantienne et à son impératif catégorique7, de ne pas traiter les travailleurs handicapés comme un simple moyen d’atteindre le quota imposé par la loi mais comme une fin en soi. Il convient également, dans une perspective téléologique de se soucier des conséquences sur les travailleurs handicapés des politiques adoptées, outre celles sur l’entreprise initiatrice de ces mesures.
19Dans cette lignée, nous allons nous attacher à comprendre les perceptions et la façon dont les principaux acteurs vivent l’application de la loi handicap afin de mieux cerner leurs attentes et ainsi les enjeux éthiques de ce cadre légal.
20Divers acteurs interviennent dans la problématique de l’intégration professionnelle des travailleurs handicapés, à la fois en interne : les Directions Générales des entreprises, les Directions des Ressources Humaines, les Missions Handicap, les managers de proximité, les partenaires sociaux et en externe : les institutions publiques telles que l’AGEFIPH et son équivalent dans la fonction publique le FIPHFP, Pôle emploi et Cap emploi, le milieu associatif.
21Les différentes études sur ce thème et plus largement sur celui de la diversité s’attachent généralement à recueillir l’opinion des DRH ou dirigeants par l’intermédiaire d’entretiens (Klarsfeld 2007), de questionnaires (D’Orléans 2010). Plus rarement et sur la période récente, d’autres parties prenantes ont été prises en compte, telles que les partenaires sociaux dans le cadre d’un groupe de travail avec le Centre des Jeunes Dirigeants et CFDT des Pays de Loire (Naschberger 2008), des responsables de la politique diversité et des associations spécialisées type ESAT (Etablissement et Service d’Aide par le Travail, anciennement CAT) (Brissonneau et Aubouin 2010) ou encore en croisant le point de vue de plusieurs acteurs afin d’étudier le cas d’une enseigne de grande distribution dans le bricolage : responsable RH, référent handicap, directeurs de magasins et trois salariés handicapés (Evaere, 2010).
22Nous avons choisi de nous intéresser à la perception de deux catégories d’acteurs, d’une part les travailleurs handicapés, principaux intéressés par la politique handicap qui leur est dédiée, et les chargés de mission handicap dont le rôle est de promouvoir l’application de la loi au sein des entreprises. Les firmes ayant nommé un chargé de mission handicap peuvent d’ailleurs être considérées comme les plus avancées sur la question du handicap du fait de la création d’une instance dédiée à cette problématique. Elles n’en sont pas moins confrontées à des difficultés dans l’application de la loi comme le montrera notre étude.
23La méthodologie adoptée dans le cadre de notre étude exploratoire sur les enjeux éthiques de la loi handicap repose simultanément sur des entretiens de recherche, libres ou semi-directifs selon les interviewés, menés entre juin 2009 et février 2010, avec 42 chargés de mission handicap et 28 travailleurs handicapés et sur une observation participante d’une durée de 5 mois au sein d’une mission handicap (cf. annexe).
24Les chargés de mission handicap ont été interrogés sur la façon dont ils vivaient leur mission et sur les améliorations qui pouvaient être apportées, tandis que les entretiens avec les travailleurs handicapés ont porté sur le vécu de leur travail malgré leur handicap et sur leur perception de la loi handicap. L’enquête et les méthodes utilisées sont présentées de façon détaillée en annexe.
25Les résultats exposés ci-après proviennent d’inductions analytiques qui ont permis de dégager les thèmes principaux évoqués par les personnes interviewées. Chaque entretien a fait l’objet d’une analyse thématique « verticale », consistant à passer en revue les thèmes abordés par chaque sujet séparément. Une cohérence thématique inter-entretien a ensuite été recherchée par une analyse thématique « horizontale » permettant de relever les différentes formes sous lesquelles apparaissent les thèmes d’un entretien à l’autre (Ghiglione et Matalon, 1978 ; Bardin, 2005 ; Blanchet et Gotman, 2006) Une comparaison constante des données ainsi recueillies a permis de dégager par la suite les enjeux éthiques sous-jacents. Notre démarche s’inscrit donc dans un courant constructiviste, les différents thèmes n’ayant pas été définis a priori mais étant co-construits avec les personnes interviewées.
26Seront tour à tour exposées les thématiques qui sont apparues les plus saillantes au cours des échanges avec les chargés de mission handicap et les travailleurs handicapés. Le tableau 1 présente les différents thèmes abordés et leur fréquence d’apparition.
27Tableau 1 - Principaux thèmes cités par les acteurs
28
29Le regard des chargés de mission handicap
30Les entretiens libres avec les chargés de mission handicap ainsi que l’observation participante ont pu mettre en lumière plusieurs points d’achoppements dans l’application de la loi handicap. Le problème de la gestion de la frustration évoqué dans 72 % des entretiens prend essentiellement sa source dans les conflits de valeurs des chargés de mission handicaps souvent tiraillés entre une volonté d’aider les travailleurs handicapés à s’intégrer, celle de préserver l’équité des candidats et le désir de pérennité pour la mission handicap. La frustration naît aussi parfois du comportement de certains candidats handicapés qui restent sur la défensive ou mettent trop en avant leur handicap, plutôt que leurs compétences, pour obtenir un emploi. L’impuissance face aux préjugés des managers et des autres salariés sur le handicap concourt également à cette insatisfaction comme en témoignent les propos tenus par une chargée de mission handicap dans le secteur informatique.
« Je vais essayer de convaincre le manager d’au moins vous rencontrer, mais je ne vous garantis rien, je n’ai pas beaucoup de pouvoir pour le persuader » (10/06/09).
31Aveu significatif sur le fait que les chargés de mission ne peuvent pas, à eux seuls, mettre en œuvre la loi s’ils ne sont pas suivis par l’ensemble des salariés de l’entreprise. Une très grande tendance majoritaire de 90 % a d’ailleurs émis le souhait d’avoir des pistes pour que la question du handicap ne soit plus un problème dans les esprits des managers et des salariés.
32La question de la maturité-même de la mission handicap est soulevée par 24 % des interviewés et apparaît liée à un niveau d’engagement trop faible de la politique handicap, soit en raison du manque de formation et d’expérience des chargés de mission, de moyens insuffisants en termes de budget et de temps, certains chargés cumulant leur fonction avec d’autres missions initiales, soit à cause d’un manque d’implication de la direction générale.
« Faire comprendre qu’il s’agit d’un coût d’opportunité aux directions générales n’est pas simple » (18/01/10). Par exemple, un chargé de mission dans le secteur de la construction de dire : « pour l’instant tout ce que l’on peut faire, c’est recruter des stagiaires et des alternants pour faire avancer les choses, mais il est clair que l’on ne peut le faire qu’à ce niveau car d’un point de vue budgétaire nous sommes limités ces temps derniers. Alors on fait avec les moyens du bord. Le reste des recrutements est gelés, même si c’est en faveur de l’intégration de travailleurs handicapés » (04/06/09).
33Néanmoins, la fréquence d’apparition de ces thèmes dans les discours des acteurs est probablement une sous-estimation de la réalité, la part entre le vécu et les discours convenus étant difficile à faire sans tomber dans des jugements de valeurs. Il est important de noter que près de la moitié des chargés de mission interrogés (45 %) ont orienté leur discours sur ce qui a été le plus réussi dans la mise en place de l’application de la loi au sein de leur mission en évitant au maximum d’aborder les difficultés rencontrées. D’où l’importance de trianguler les données obtenues au moyen des entretiens par des observations de terrain sur le fonctionnement d’une mission handicap en contexte d’accord.
34Le regard des travailleurs handicapés
35L’analyse thématique des entretiens semi-directifs centrés menés avec 28 travailleurs en situation de handicap a permis de dégager les thèmes suivants : la peur est liée au manque de confiance et à un sentiment de rejet (cités dans 68 % des entretiens), une réorientation difficile et pas toujours à l’issue heureuse (50 %), la loi en dernier recours ou en prévision (60 %).
36En premier lieu, la majorité des travailleurs handicapés interrogés - 6 personnes sur 7 en poste et 14 personnes sur 21 en recherche d’emploi - hésitent à faire valoir qu’ils sont en situation de handicap afin d’obtenir un aménagement de poste. Certains d’entre eux sont mal à l’aise avec leur handicap et préfèrent parfois le nier, d’autres ont été refusés pour un poste pour avoir « été trop honnêtes » concernant leur handicap. Cette crainte revient très souvent.
« J’hésite à dire tout ce dont j’ai besoin pour être à l’aise sur mon poste de travail », « si je vous dis tout ce dont j’ai besoin, je suis sûr que ma candidature n’aboutira pas ».
37La peur du regard des autres salariés, une fois en poste est exprimée par plusieurs travailleurs handicapés : « Il n’y a qu’à voir comment les gens réagissent quand ils voient mon collègue Pascal dont le handicap est visible. Ils le regardent comme une bête curieuse » ( 08/08/09). Ces différentes craintes sont les marques d’un manque de confiance en général et dans l’application de la loi en particulier qui trouve parfois sa source dans des expériences douloureuses du monde du travail, comme l’exprime l’une des personnes en situation de handicap interrogées :
« Ils m’ont virée comme une malpropre donc, tu vois, les handicapés sont loin d’être bien vus au travail […] tout est beau sur le papier, mais en réalité tout n’est pas rose. Les employeurs ne te sautent pas au cou quand tu leur dis que tu es handicapé ou alors je n’ai pas trouvé le bon » (16/08/09).
- 8 En effet, selon des chiffres de l’AGEFIPH datant de 2007, seul 15 % des personnes handicapées le so (...)
38L’autre difficulté à laquelle les travailleurs handicapés se heurtent, c’est celle de l’inadéquation fréquente entre leur profil et les exigences des postes auxquels ils postulent. Ce problème se pose sans doute avec plus d’acuité pour les travailleurs handicapés. Le handicap survient souvent au cours de la vie, alors que les personnes étaient en poste ou allaient commencer à entrer sur le marché du travail8. Il faut alors réapprendre à vivre différemment et même réapprendre un nouveau métier plus compatible avec la situation de handicap, pour lequel le salarié manque d’expérience.
- 9 Par exemple, le CV présente une période d’inactivité, des changements de parcours nombreux, des acc (...)
39Enfin, si les travailleurs handicapés ont connaissance de la loi, ils n’ont recours à celle-ci que contraints et forcés par la conjoncture ou par l’évolution de leur handicap devenu trop visible ou nécessitant des aménagements de poste. En effet, cela les met mal à l’aise de devoir passer par des chemins autres que ceux empruntés par les autres candidats alors qu’ils ont les mêmes compétences ou le même potentiel. Cependant, leur CV ne se présentant pas toujours sous le meilleur jour9, face à des refus nombreux, l’urgence de retrouver un emploi, une stabilité dans leur vie déjà heurtée par les contraintes du handicap les pousse à prendre du recul et à accepter plus ou moins cette discrimination positive à contrecœur. On peut d’ailleurs supposer que les statistiques existantes sur les travailleurs handicapés et leur niveau de qualification plus faible que celui des autres salariés masquent une réalité qui est bien autre. Le nombre de personnes en situation de handicap est probablement sous-estimé, de même que le niveau moyen de leur qualification, puisqu’une part non négligeable d’entre elles a délibérément choisi de ne pas faire reconnaître son handicap.
40Les résultats obtenus n’ont pas permis de mettre au jour une différence de discours selon les niveaux de qualification des interviewés, le type de métier exercé et le contexte privé ou public. Le seul point spécifique qui pourrait être significatif d’une distinction de discours entre les travailleurs handicapés de la fonction publique et du secteur privé, réside dans le fait que l’une des personnes interrogées ayant le statut de fonctionnaire n’éprouvait pas le besoin de se faire reconnaître comme travailleur handicapé dans l’immédiat car elle avait la possibilité d’aménager son temps de travail directement avec son responsable et n’avait pas peur de perdre sa place.
41Les fonctionnaires sont néanmoins faiblement représentés dans notre échantillon (3 personnes sur 28 interrogées) et il semble donc nécessaire d’approfondir les investigations pour étudier si le rattachement au secteur public ou privé est une variable pertinente. Le type de handicap, en particulier sa visibilité ou non et son degré d’évolution, nous semble la variable la plus significative pour expliquer les différences de comportements des travailleurs handicapés face à la loi handicap, puisque c’est cette variable qui va être déterminante dans le choix de bénéficier ou pas de ce dispositif légal.
42Nous avons tenté de repérer, parmi les principaux thèmes émergeant dans les discours des acteurs interrogés et l’observation participante au sein d’une mission handicap, les questionnements éthiques sous-jacents à l’application de la loi handicap, à la lumière des approches philosophiques évoquées précédemment et de différents travaux sur la diversité et le handicap. Il apparaît que la dimension éthique est présente de façon plus ou moins explicite dans l’ensemble des thèmes abordés et qu’elle entre en interaction avec d’autres types d’enjeux de nature individuelle, organisationnelle ou sociétale (Cornet et Warland, 2006).
43Nous aborderons les dilemmes éthiques rencontrés par les chargés de mission handicap, l’engagement insuffisant des directions générales, le risque d’instrumentalisation et de stigmatisation des travailleurs handicapés, le manque de confiance dans les relations entre chargés de mission et travailleurs handicapés, afin de constater le décalage entre les ambitions éthiques du législateur et la réalité des pratiques des entreprises.
- 10 Le processus de prise décision éthique a donné lieu à de multiples publications au cours des trois (...)
- 11 D’autres auteurs proposent des typologies des cadres de raisonnement éthique plus fines (cf. notamm (...)
44Les chargés de mission se trouvent régulièrement confrontés à des dilemmes éthiques dans l’exercice de leur fonction. Un dilemme éthique peut être défini comme une situation dans laquelle existe un conflit entre des valeurs et/ou des principes qui engendrent des obligations moralement incompatibles (Sinnott-Amstrong 1988)10. Selon Hunt et Vitell (1986) le jugement éthique de la majeure partie des individus, lors du processus de prise de décision éthique, est fonction des évaluations déontologiques ou télé-ologique, dont l’utilitarisme, une même personne pouvant combiner les deux approches11.
45Un exemple de dilemme rencontré par les chargés de mission illustre le conflit de valeur et les cadres de raisonnement éthiques : faut-il renoncer à l’intégration d’un travailleur handicapé, correspondant pourtant au profil recherché, face aux réticences d’un manager, pour éviter de compromettre les recrutements de futurs candidats handicapés ? Faut-il au contraire appuyer coûte que coûte cette candidature en prenant le risque d’une mauvaise intégration du nouvel embauché et ainsi les retombées négatives pour les recrutements ultérieurs ? La première approche correspond à une vision utilitariste privilégiant le bien-être du plus grand nombre, parfois au détriment d’une minorité, tandis que la seconde se situe dans une perspective déontologique liée au devoir de sa fonction. Il semble à la lumière de nos observations que ce soit actuellement la réponse utilitariste qui prédomine, au prix d’une grande frustration pour les chargés de mission handicap.
46Autre type de dilemme éthique rencontré : comment réagir face à une candidature recommandée par les partenaires sociaux avec lesquels l’entreprise a signé un accord handicap ? Le principe d’équité par rapport aux autres candidats handicapés devrait conduire à refuser ce type de candidature mais là encore c’est la réponse utilitariste qui l’emporte afin de ne pas mettre en péril les relations avec les partenaires sociaux et ainsi le fonctionnement de la mission handicap.
47La sensibilisation des chargés de mission handicap aux dilemmes éthiques qu’ils sont susceptibles de rencontrer et la réflexion éthique suscitée par ces situations éprouvantes nous semblent des éléments importants de la formation de ces derniers.
48La question de la réalité de l’engagement de l’entreprise en faveur d’une politique d’intégration des travailleurs handicapés a été également soulignée par plusieurs interviewés, mettant notamment en évidence le manque de moyens alloués et l’implication insuffisante des directions générales en la matière, même si ce thème apparaît de façon relativement marginale.
Des propos relatés tels que « la raison d’être de la mission handicap était purement financière par rapport au montant de la cotisation très élevée payée à l’AGEFIPH. […] L’entreprise s’attend à un effet immédiat de la politique handicap mise en place » et « n’a pour l’instant pas envie de s’investir plus sur ce sujet », ou encore les politiques handicaps « sont des faire-valoir pour l’entreprise » et que dans le fond « la politique handicap existe essentiellement par rapport aux obligations sociétales de celle-ci » accréditent la thèse d’une approche purement réactive adoptée par de nombreuses firmes selon Point et al. (op.cit.).
49Le niveau d’engagement renvoie aussi aux dispositifs organisationnels disponibles et au soutien financier dont peuvent bénéficier les firmes dans le cadre de la loi.
50Nous notons également, en creux, l’absence de propos de la part des travailleurs handicapés portant sur la pro-activité des firmes en matière de handicap. Aucune des 28 personnes interrogées n’évoque d’exemples d’entreprises réellement impliquées dans une démarche d’intégration à long terme des travailleurs handicapés. Les auteurs évoquant ce type de démarche (Naschberger, op. cit., Point et al., op.cit.) précisent qu’elles sont marginales, comparativement à celles se contentant d’une mise en conformité légale minimale. Or la définition même de l’éthique suppose un engagement volontaire des firmes au-delà des obligations légales, la véritable éthique commençant là où s’arrête la loi.
51La réussite de l’intégration des travailleurs handicapés au sein des entreprises suppose donc, comme toute politique de diversité, un engagement au sommet qui peut notamment se matérialiser par des chartes, des accords avec les partenaires sociaux, des partenariats avec le milieu associatif, la prise en compte dans l’évaluation et la rémunération des managers de leur capacité à promouvoir de la diversité (Halde 2009).
52Un autre thème, en lien avec le précédent, apparaît dans le discours, tant des chargés de mission handicap que des travailleurs handicapés : l’instrumentation dont ces derniers peuvent faire l’objet. Les verbatim recueillis sont éloquents à cet égard :
« Mon propre ressenti, c’est que j’ai été embauché dans cette entreprise d’à peine 60employés, tout simplement pour respecter le taux de travailleur ayant une reconnaissance de handicap. » ou encore « ma belle-sœur en situation de handicap a été recrutée pour quelques mois avant le fin de l’année avec pour perspective d’être recrutée de façon plus durable et une fois la DOETH (Déclaration annuelle obligatoire des travailleurs handicapés) établie, elle a été remerciée ».
53Le problème de confiance réciproque apparaissant dans les regards croisés des acteurs semble directement lié aux problèmes éthiques évoqués précédemment, à savoir l’existence de conflits de valeurs vécus par les chargés de mission et le sentiment des travailleurs handicapés d’être des instruments de la loi, d’où le fait qu’ils puissent hésiter à faire valoir qu’ils en sont bénéficiaires ou choisissent de ne pas être totalement honnêtes. Ce manque de confiance peut apparaître comme la marque d’un besoin d’honnêteté, mais montre également que la question du handicap en entreprise renvoie à la psychologie de chaque individu et à des enjeux sociétaux liés aux représentations de la société sur le handicap.
- 12 Colloque organisé à Sciences Po le 22 octobre 2010 par Entreprise & Handicap sur les freins à l’emp (...)
54Le risque de stigmatisation des travailleurs handicapés et la peur du rejet du handicap transparaissent d’ailleurs dans les entretiens menés avec les travailleurs handicapés. Cela rejoint les propos de Didier Fontana président du FIPHP (Fonds pour l’insertion de personnes handicapées de la Fonction Publique), selon lesquels, malgré les grands principes humanistes et vertueux affichés dans les discours, la réalité est celle du repli sur soi, du rejet ou au mieux de l’indifférence. Plutôt que de sensibiliser au handicap, il s’agirait plutôt « d’insensibiliser » étant donné les fortes réactions de rejet constatées sur le terrain. Au lieu de se concentrer sur des quotas ou la création d’instances dédiées au handicap qui génèrent un risque de stigmatisation, il faudrait « banaliser » le handicap au sens où ce dernier serait une composante naturelle de la diversité et où les différences se conjugueraient : « au-delà des textes une affaire de contexte, de mentalités »12.
55Enfin, le parcours professionnel atypique de la majorité des travailleurs handicapés soulève un questionnement éthique autour des critères à retenir pour la sélection de ce type de candidat. Ainsi, le principe du recrutement fondé uniquement sur les compétences comme le préconise notamment la commission nationale ANDRH Handicap (2010) peut s’achopper à un parcours de formation heurté et à un manque d’expérience professionnelle. Les chargés de missions doivent-ils en tenir compte dans leur recrutement ce qui semblerait a priori logique dans le cadre de la discrimination positive prônée par la loi handicap ? Ce thème révèle aussi le problème de la place qui est faite aux personnes handicapées dans la société et celui de l’accès équitable de tous les individus à la formation. Les enjeux éthiques de la loi handicap vont donc au-delà du seul cadre de l’entreprise mais les politiques initiées par les firmes en faveur de l’insertion des travailleurs handicapés peuvent à leur tour faire évoluer les mentalités de leurs membres et ainsi la vision que la société a du handicap. Le tableau 2 fait la synthèse des principaux résultats de cette analyse.
56Si l’on se réfère aux intentions éthiques du législateur en matière de handicap, mises en évidence par Barel et Frémeaux (op. cit.), l’appel à l’engagement humain de tous semble loin d’être une réalité, comme en témoignent les réactions de rejet de nombreux managers de proximité ou de collègues de travail. Beaucoup de progrès restent à accomplir afin que le monde de l’entreprise devienne accueillant pour les travailleurs handicapés et que le refus de toute stigmatisation inscrit dans les textes se traduise dans les pratiques.
57Cela ne signifie pas, selon nous, que la loi handicap soit par essence non-éthique mais que ce soit plutôt son application et sa portée insuffisante, pour faire évoluer les pratiques en profondeur, qui posent problème sur le plan éthique. Cette loi présente néanmoins le mérite d’avoir incité des entreprises totalement indifférentes à la problématique du handicap à engager des actions positives. Le fait de franchir ce premier pas peut engendrer un apprentissage organisationnel favorable à une intégration plus durable et proactive des personnes handicapées (Brisonneau et Aubouin, 2010).
- 13 Cette piste nous a été suggérée par Yvan Loufrani, expert en droit social lors d’un entretien mené (...)
58Plusieurs pistes d’amélioration de la loi peuvent être suggérées, notamment un meilleur contrôle par les autorités administratives du contenu et du respect des accords sur l’insertion professionnelles des travailleurs handicapés signés entre les employeurs et les partenaires sociaux, afin que ces accords ne soient pas un simple moyen de s’exonérer de l’obligation d’emploi de ces personnes. L’élaboration de la circulaire du 27 mai 2009 ayant pour objectifs de donner aux services de l’état des indications détaillées pour conseiller les employeurs dans l’élaboration d’un accord, le suivi de sa mise en œuvre et son contrôle semble aller dans ce sens. La publicité sur un site internet du ministère du travail des entreprises les plus engagées ou à l’inverse de celles les moins impliquées sur le principe du shame and name anglo-saxons pourrait constituer un outil efficace pour inciter les entreprises à adopter de mesures en faveur des travailleurs handicapés13.
59Tableau 2 - Identification des enjeux éthiques liés aux différents thèmes abordés dans les discours des acteurs
60Face aux difficultés persistantes d’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap et à la discrimination dont ces dernières sont souvent victimes, le recours à une législation visant à contraindre les entreprises à engager des actions en faveur de cette population paraît légitime. Cette intervention du législateur semble d’autant plus nécessaire que l’argument d’efficacité économique, souvent utilisé pour inciter les entreprises à développer des politiques de diversité fonctionne beaucoup moins bien pour cette catégorie de population, tant sont tenaces les préjugés les concernant sur leur moindre productivité. Si l’intention éthique du législateur est louable, il n’en demeure pas moins que l’application de la loi handicap porte en elle un certain nombre de risques de dérives éthiques.
61Les regards croisés des travailleurs handicapés et des chargés missions handicap que nous avons rencontrés mettent notamment en lumière le risque d’instrumentalisation des personnes handicapées, trop souvent considérées comme un moyen d’augmenter les quotas d’obligation et non comme apporteurs de compétences, et la stigmatisation engendrée par cette forme de discrimination positive. La peur du rejet liée au refus de la différence par de nombreux managers et aux expériences douloureuses du monde du travail conduit les travailleurs handicapés à se montrer méfiants envers ce que la loi handicap peut leur apporter et à n’utiliser cette dernière qu’en dernier recours, voire même parfois à en jouer, au détriment de l’instauration d’une relation de confiance, fondée sur l’honnêteté, avec les chargés de mission handicap.
62La loi handicap ne peut, à elle seule, faire évoluer les mentalités et doit être prolongée par une réflexion à l’échelle de la société sur la sensibilisation au handicap dès le plus jeune âge qui passe notamment par l’accessibilité à l’école des personnes en situation de handicap et par l’éducation de tous à la différence. Plus les individus seront confrontés au handicap, plus celui-ci apparaîtra comme une composante naturelle de la diversité, source de richesse, et moins les regards et les lois seront stigmatisants. Or cette éducation à la différence n’est probablement possible que si les entreprises, en tant qu’elles fondent l’économie, choisissent de s’allier pour démontrer qu’il y a intérêt commun dans une telle démarche.