La fabrique du management public
Résumés
Le management public est travaillé, depuis l’origine, par les mouvements et les soubresauts du marché du conseil. Loin des ambitions de neutralité affichées, le consulting façonne une vision singulière de l’État, largement exposée à l’analyse systémique et présentée « clé-en-main » aux services publics. Après s’être intéressé à la marge du management public dans un marché faiblement demandeur et peu disposé aux méthodes modernes de gestion inspirées du secteur privé, les cabinets de conseil jouent aujourd’hui une partie serrée au centre de l’Etat. C’est le cœur même du dispositif de l’Etat, y compris son vocabulaire, qui est désormais travaillé par le marché du conseil et des systèmes d’information.
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1Les crises ont un bienfait, celui de gagner du temps sur les minauderies, et de purger la réalité des propagandes de circonstance. Le secteur du conseil est rattrapé aujourd’hui par ce tropisme.
2Le management public est travaillé depuis l’origine par l’offre plus que par la demande, offre en provenance du monde de la recherche, et offre des cabinets de conseil. Le poser est déjà une question scientifique : de quel État parlons-nous ? Deux mondes mitoyens, mais en vérité assez distincts dans le cas français, qui se croisent et se frôlent mais qui, pour l’essentiel n’ont pas les mêmes rites de reconnaissance, les mêmes sources d’informations, ni la même conception de l’action publique.
- 1 TJM : unité standard de facturation utilisée par les cabinets de conseil.
3C’est du marché du conseil en management public et des perspectives qui lui sont ouvertes aujourd’hui dont on parlera ici. Force est de constater que la conversion des grands acteurs du conseil aux vertus du secteur public est volatile. Elle a le plus souvent suivi en creux la courbe de leurs parts de marché dans le secteur privé. Lorsque le secteur privé tourne à plein, les cabinets le préfèrent au secteur public pour les taux journaliers moyens1(TJM) qu’il offre en comparaison aux TJM acceptés par l’administration, érodés par les règles de mise en concurrence prévues par la réglementation des marchés publics et la pression budgétaire.
4Disons-le simplement : en dehors de quelques inconditionnels de la compréhension de l’action publique, les convictions publicistes en vigueur dans les sociétés de conseil ont été pour le moins fragiles au moment où le management public commençait à se cristalliser en France au début des années 60. C’est ainsi qu’on y trouva goût à la chose publique dans les années 75 à la suite du premier choc pétrolier, dans la période de crise des années 90 et lors de l’éclatement de la bulle Internet en 2001, mais l’intérêt est alors né, non d’une conviction profonde, mais des stratégies commerciales jalousement définies au sein des Conseils de partenaires.
5Quelles sont alors aujourd’hui les problématiques ouvertes au sein des structures de conseil ?
Le marché du conseil à la marge du management public…
- 2 Legendre P. (1976), Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Éd. de Minuit, 27 (...)
6La conversion des cabinets de conseil a été lente sur le marché français où la coupure historique des paradigmes entre secteur public et secteur privé, sur laquelle Pierre Legendre2 appelait hier notre attention, fit longtemps figure de coupure anthropologique. Cette division, imaginée par les légistes laïcs de Philippe-le-Bel, et consacrée sous la forme d’une Summa divisio, isolait d’un côté un univers pur, celui de l’action et de l’argent publics orientés vers la satisfaction de l’intérêt général, de l’autre côté, l’impur, celui de l’argent privé et des intérêts particuliers. Travailler sur cette partie-là de la représentation n’allait pas de soi et a demandé, dans le cas français, de gros efforts au marché du conseil. S’y ajoutait la faible reproductibilité des missions réalisées auprès de structures d’État qui, pour l’essentiel, sont en situation de monopole et ancrées sur un solide compartimentage culturel : rien à voir entre les problématiques du ministère de l’éducation nationale, celles de la défense, des finances ou de la culture, …
7Le secteur public demandait ainsi des investissements lourds avec une très faible promesse de retour. De fait, le traitement conceptuel du management public se fit bien souvent à la marge du régalien : améliorer la gestion d’un service public concédé, optimiser un service public industriel et commercial, plus paradoxal encore, accompagner la privatisation des services. Cela ne prédisposait pas à placer les problématiques de management public au coeur du marché du conseil, mais bien plutôt à sa marge. Le développement des méthodes dites soft, notamment celles issues des thématiques du management participatif, moins exposées aux investissements lourds et plus perméables à la culture publique, connurent un développement corrélatif tout au long des années 80.
8La délimitation de la frontière public/privé occupa les énergies durant plus de deux décennies, chacun revendiquant des territoires et ses propres zones d’influence. L’organisation des cabinets en « marchés » n’est pas une anecdote, ni une commodité du marketing qui consacra le secteur public comme un marché autonome, aux côtés du secteur bancaire, de la grande distribution ou de l’industrie automobile. Le secteur public devint un marché qui, pour l’essentiel, ne tenait pas encore ses promesses de retour sur investissement.
9Tous les consultants ont été confrontés durant la période 1970-1990 à la difficulté de proposer des méthodes modernes de gestion à un secteur public encore très marqué par sa facture théocratique : qui ne s’est pas vu opposer alors, qu’il n’était pas possible de mettre le service public en équation, de quantifier l’action publique faite de qualitatif, d’introduire à la brute un système de comptabilité analytique au coeur de l’intérêt général. Les réactions étaient si vives que nombre de consultants furent saisis de lassitude et désertèrent un secteur aussi peu accueillant pour les méthodes et les outils sur étagère fourbis pour le compte des entreprises privées.
10C’était inscrit, on ne gèrerait pas le public avec des outils créés pour des concessionnaires automobiles ou des fabricants de machines-outils. Il y avait là comme un enjeu symbolique, la survie d’une image, l’effondrement d’un point de l’idéal. Le système français, érigé alors en modèle sociétal où la production de l’intérêt général ne paraissait guère dépendre des taux de croissance, devint une zone d’autonomie structurelle, un territoire protégé, une manière de concevoir le monde, à l’abri des processus d’accumulation des richesses.
11Un tel pataquès, assez unique au monde, se renouvelle à la faveur de la crise actuelle : la France serait protégée plus que d’autres - nous dit-on -, et son système de protection sociale continuerait de fonctionner inlassablement en dehors du processus de création des richesses. Le secteur public, dans cette représentation sommaire de la réalité, est un bien libre. C’est à la fois le vent, et le soleil, et la pluie… qui sont supposés continuer à délivrer leurs bienfaits, à l’abri des soubresauts du PIB, et à favoriser les récoltes en partage.
12Cette « pensée magique », malgré de solides et précieux éclaireurs, n’était pas faite pour faciliter la venue de consultants armés de concepts, d’outils et de méthodes largement empruntés à ce qu’ils avaient le mieux expérimenté : le secteur privé.
13Les nombreuses tentatives institutionnelles de modernisation du secteur public, auxquelles les consultants furent associés à partir de la fin des années 80, donnèrent des résultats mitigés. Elles offrirent, malgré les moyens mobilisés, un paysage désordonné et tourmenté dans lequel il est bien difficile avec le recul de trouver des cohérences et des lignes de fuites harmonieuses. Les causes en sont multiples : l’agenda politique - on le sait - ne coïncide pas avec le temps du management, et sitôt partis les Premiers ministres, leurs réformes retombent dans les vieux travers et laissent que quelques traces à peine perceptibles.
- 3 Verrier P-E. (2007), Le management public, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1ère éd. 1993, 3ème éd. (...)
14Il y aurait sans doute à faire le recensement et l’évaluation de ces tentatives de réformes souvent intéressantes mais mal conduites, faute de temps et de conviction, faute également d’un consensus bipartisan : de la Rationalité des choix budgétaires (RCB) au séminaire gouvernemental, des intentions, des bouts d’outils, des trames de méthodes, rien qui ne résista véritablement aux urgences du débat politique3.
15Pour leur part, les consultants ne favorisèrent pas l’approfondissement des problématiques durant la période. Chaque cabinet développa sa méthode et ses outils, souvent sous la forme d’un acronyme censé en imposer aux lois du marché : les trois V, la méthode FRAP, les cinq S, … suffisance et unilatéralisme des outils qui prétendaient, à eux seuls, proposer un avenir radieux et la subversion des anciens modes de fonctionnement bureaucratique.
16Le tout laissa le sentiment d’un ensemble sémantique sans grammaire ni syntaxe, une sorte de parler sommaire et volatile, changeant au gré des responsables et des priorités du développement commercial. L’échec, ou pour le moins le désintérêt pour un management public authentique et cohérent, était patent. Le management public fonctionna par vagues successives entrechoquant les paradigmes du privé et du public. Aucune de ces vagues ne fut alors à elle seule décisive.
L'émergence d'un marché « demandeur »…
17Le recentrage de l’État sur ses missions de base changea la donne du conseil en management public à compter des années 2000. Empêchés désormais de jouer aux marges du management public, les cabinets de conseil furent contraints de jouer au coeur du dispositif administratif. Certains s’en lassèrent, d’autres poursuivirent le chemin. Le tournant déterminant vint de la ratification, dans des conditions de consensus rarement atteintes, de l’ordonnance sur la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1eraoût 2001.
18Il est intéressant de constater qu’en France, ainsi que dans la plupart des pays membres de l’OCDE sous d’autres vocables, la réforme budgétaire a été l’occasion des changements de paradigmes les plus radicaux et les plus porteurs d’une mise en cohérence managériale des systèmes.
19La substitution d’une culture de performance et de résultats à une culture de moyens et de procédures n’est pas un effet de mode superficiel guidé par le marché du conseil ou la coquetterie du dernier think-tank. Il s’agit bien d’un décrochage paradigmatique, d’une coupure dans la rationalité managériale des systèmes, d’une saute violente des niveaux de management. Cette substitution, ainsi que les effets induits qu’elle commande, est de même nature que les coupures épistémologiques sur lesquelles en son temps Bachelard appelait notre attention.
20La LOLF, de ce point de vue, est bien plus qu’une simple façon de présenter le budget ou de rendre les comptes publics. Le dispositif instrumental a une fâcheuse tendance à occulter l’ampleur des changements. Le système d’informations mis en place au niveau de l’État (Accord dans un premier temps, et désormais Chorus) pour assurer le reporting des informations financières et comptables, les nécessités de présentation des rapports annuels de performance (RAP) et des tableaux de bord, ne doivent pas masquer l’ampleur des changements sur la demande en management public. La conception de programmes transversaux, la mobilisation des responsables de budgets opérationnels (RBOP) sur l’atteinte de résultats, la fongibilité asymétrique des crédits qui étend les marges de manoeuvre des gestionnaires, ne peuvent être tenues pour de simples aménagements techniques à l’ancienne logique budgétaire des services votés.
21C’est bien un basculement managérial qui est à l’oeuvre, un fil d’Ariane qui déroule, implicitement ou explicitement, la mise en place de nouveaux réflexes et de nouveaux outils de management : l’évaluation de politiques publiques, le contrôle de gestion, la comptabilité analytique, le tableau de bord prospectif, la gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences (GPEC), la mesure de la performance, la fusion de nombreux services, autant d’éléments qui ne figurent pas tous dans le texte de la LOLF, mais qui en constituent la conséquence tangible.
- 4 Enterprise Resource Planning, ou progiciel de gestion intégré
22Au-delà, c’est la finalisation même du management public, et sa convergence avec les politiques publiques qui constituent l’enjeu actuel. La réforme budgétaire dépasse ainsi largement le cadre pour lequel elle a été instituée. Elle comporte nombre de conséquences pour la définition des programmes publics, pour une meilleure gouvernance budgétaire et une plus grande transparence de l’action publique, pour une contractualisation plus poussée des objectifs de changement auxquels prétendent les politiques. L’offre de conseil a largement été impactée par cette nouvelle donne budgétaire. La demande de systèmes d’informations budgétaires et financiers, massivement sous la forme d’ERP4, explosa corrélativement, assurant enfin aux développeurs les rentes de long terme qu’ils recherchaient, de si longue date, à gager auprès du secteur public.
23Les outils et méthodes de contrôle (Management Control) suivirent, offrant un paysage radicalement remodelé par rapport à celui des années 90. Une demande forte sur le contrôle de gestion, les tableaux de bord, la comptabilité par activités, la fonction achat… succéda aux années de méfiance. L’action publique sollicitait elle-même la mise en œuvre de dispositifs jusqu’alors tenus en lisière. Un pas de plus fut franchi dans la sécularisation de la sphère publique ; l’appétence pour les comparaisons avec le privé se renforça, le désir de comparer les moyens et les performances, de se comparer aux autres, institua un nouveau credo : le benchmarking.
24Mais force est de constater que la réforme en cours contredit largement le truisme selon lequel le management public ne serait qu’une application à l’administration des outils de la gestion privée. La LOLF est une démarche authentiquement publique, sans équivalent dans l’univers des firmes managériales. Elle propose un mode de gestion finalisé en renforçant la capacité à piloter les choix budgétaires, et à cerner les priorités gouvernementales en connaissance de cause. Le management public a comme ambition d’établir une exacte corrélation entre l’utilité de l’action publique et les moyens qui lui sont affectés. Après de nombreux échecs, des retours en arrière, une certaine méfiance pour les thèmes de l’efficacité, les systèmes publics sont entrés, enfin, dans la demande d’évaluation. La logique ancienne s’inversa, la demande en management public se fit plus présente.
- 5 Joncour Y., Verrier P-E. (2002), « Plus ça change, plus c’est la même chose : la répétition au ser (...)
25Néanmoins, le marché du conseil en management public dépasse toujours son propre prétexte. Il se nourrit d’une vision particulière de la bureaucratie, et alimente en grande partie cette vision, celle d’une organisation venue de nulle part, sans histoire ni structure. Le management public, dans cette approche si particulière du consulting, est une religion révélée… L’État, qui nous est livré par le marché du conseil, est un objet trouvé dans une histoire en base zéro sur l’origine de laquelle on préfère ne pas s’interroger. Le marché du conseil fonctionne sur cet oubli des origines, le fantasme d’un État toujours renouvelé, livré sans cesse neuf à l’analyse. La répétition soutient le changement, le changement devient lui-même une force autonome5, une finalité bureaucratique délirante, au sens propre, c’est-à-dire se prenant elle-même pour son propre objet.
26Le marché du conseil se prête souvent complaisamment à l’ambiguïté constitutive du management public, à la fois méthode à prétention scientifique et à la fois science du commandement. Le marché du conseil en management public est surexposé, du fait notamment des carences de la plupart des formations initiales, à l’analyse systémique, à la mise en rapport des inputs, des outputs et, plus récemment, des outcomes. L’approche structurale y est largement ignorée, voire déclassée. Le management public aurait à y gagner de comprendre les mouvements telluriques qui secouent l’État en ces temps de forte tempête et pas seulement l’écume systémique qui agit à la surface de l’action publique.
Notes
1 TJM : unité standard de facturation utilisée par les cabinets de conseil.
2 Legendre P. (1976), Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Éd. de Minuit, 275 p.
3 Verrier P-E. (2007), Le management public, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1ère éd. 1993, 3ème éd. mise à jour, Paris, 2007, 128 p.
4 Enterprise Resource Planning, ou progiciel de gestion intégré
5 Joncour Y., Verrier P-E. (2002), « Plus ça change, plus c’est la même chose : la répétition au service dela modernisation », Politiques et Management Public, vol. 1, mars.
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Référence papier
Pierre-Éric Verrier, « La fabrique du management public », Politiques et management public, Vol. 26/3 | 2008, 169-175.
Référence électronique
Pierre-Éric Verrier, « La fabrique du management public », Politiques et management public [En ligne], Vol. 26/3 | 2008, mis en ligne le 13 mai 2011, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pmp/1561 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pmp.1561
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