1Travailler près de chez soi ou chez soi est un rêve qui est devenu réalité pour des agents volontaires d’entreprises publiques et privées depuis la loi de 2012. Ainsi certaines organisations ont expérimenté et développé le télétravail pour des activités réalisées traditionnellement au bureau de manière sédentaire.
- 1 Selon l’article 46 de la loi de simplification du droit du 22 mars 2012, « le télétravail est une f (...)
2Le télétravail est rentré dans le code du travail avec la loi du 29 février 20121. La loi précise des droits nouveaux aux salariés télétravailleurs (l’employeur fournit, installe et entretient les équipements…). Le décret précisant les conditions et modalités de mise en œuvre du télétravail dans la fonction publique et la magistrature est applicable depuis le 13 février 2016.
- 2 « Le télécentre est une ressource immobilière et logistique composée de bureaux disposant d’équipem (...)
3Le télétravail reste toutefois embryonnaire. Difficile à comptabiliser, il représente sans doute 7 % des actifs, secteurs public et privé confondus (Ferhenbach, Granel, Dufor, Klein et Loyer, 2009). Le secteur public se caractérise par un retard considérable. Selon le rapport C. Lebreton (2013), dans la fonction publique d’État (civile, hors enseignement), un agent pour 2700 pratique le télétravail. Les établissements publics et les collectivités locales apparaissent plus entreprenants que l’administration centrale. Selon une enquête de l’Assemblée des Départements de France (ADF) effectuée en 2012, 51 départements ont des projets de télétravail et de télécentres2, et 28 sont réellement dynamiques, dont le département auquel nous allons nous intéresser. Le guide sur les pratiques des collectivités territoriales en matière de développement du télétravail présente plusieurs expériences (CNFPT, 2013). L’avancée au sein des conseils généraux s’explique par plusieurs facteurs de contexte et notamment l’habitude du travail en réseau et à distance compte tenu de la dispersion des services sur les territoires. Bien que favorables au télétravail, les syndicats sont vigilants sur les risques d’isolement et de travail sans fin.
4Les collectivités territoriales, qui développent le télétravail, l’inscrivent dans une démarche de développement durable à travers la question des déplacements du domicile vers le travail. Les enjeux sont d’abord environnementaux mais aussi motivationnels et humains, avec la recherche de l’amélioration de la qualité de vie des agents, une meilleure conciliation vie personnelle et vie professionnelle et des conditions de travail améliorées (travail au calme, concentration, moins d’interruptions dans le travail pour les agents de bureau). Il s’agit en outre d’un changement culturel pour les managers de la fonction publique dont la perte de contrôle sur leurs collaborateurs, demeure un frein majeur (Sarazin, 2014). Ces craintes sont vues comme des opportunités pour d’autres, dont l’autonomie des salariés est acquise et pour lesquels le télétravail représente l’occasion de mettre en place de manière non conflictuelle des outils de suivi d’objectifs et de planification. Ainsi dans la fonction publique, le télétravail suppose une évolution du rôle des managers fondée sur la confiance et le suivi de la performance. L’article a pour objectif d’évaluer les formes de régulation opérées dans le système d’acteurs d’une collectivité territoriale pour assurer le succès des dispositifs de télétravail. Notre question de recherche peut être formulée de la sorte : Quels types de contrôle et quelles évolutions et adaptations des modes de contrôle permettent le succès du télétravail et en limitent les risques (échec de l’organisation, isolement, etc.) ?
5Nous aborderons les régulations associées au télétravail à partir de la théorie de régulation sociale de J-D. Reynaud (1999 ; 1997). Les règles de contrôle selon la terminologie de J-D. Reynaud vont réduire les risques souvent dénoncés du télétravail (isolement, perte d’esprit d’équipe) et peuvent organiser la perte de contrôle traditionnel en présentiel. Des règles autonomes sont prises par des acteurs pour faciliter la coordination de l’équipe au sein du service et peuvent venir compléter les règles de contrôle dans certains cas pour assurer le succès du télétravail. La régulation est conjointe quand elle correspond à un compromis entre plusieurs groupes, télétravailleurs, managers et non télétravailleurs (collègues).
6Alors que le télétravail est souvent appréhendé par la régulation de contrôle, nous montrons ici que la réussite du télétravail passe par une régulation conjointe fondée sur la négociation de règles sans cesse coproduites par l’équipe.
7L’étude porte sur le télétravail, au sein d’une collectivité territoriale que nous appellerons Administration, qui concerne tous les métiers hormis les métiers techniques des routes et du personnel des collèges.
8La méthodologie repose à la fois sur des entretiens auprès de membres de la Direction des Ressources Humaines, des autres directions et de télétravailleurs cadres et non cadres. Une première exploitation des entretiens par analyse de contenu, nous a livré des résultats s’articulant autour de 3 axes qualitatifs : les impacts du télétravail (i) sur l’individu, (ii) sur les managers et (iii) sur le fonctionnement des équipes. Nous cherchons ensuite à corroborer les résultats qualitatifs grâce à l’administration de trois questionnaires différents que nous avons soumis aux télétravailleurs, aux encadrants de télétravailleurs et aux collègues de télétravailleurs, personnes avec lesquelles les télétravailleurs travaillent régulièrement. Le croisement des données permet de confirmer un certain nombre de points issus des entretiens.
9Une première partie sera consacrée à la présentation du cadre d’analyse. La méthodologie envisagée sera ensuite décrite, en second point. Dans une troisième partie, nous présenterons les résultats que nous discuterons à la suite. Pour terminer nous mentionnerons les apports et les limites de l’étude.
10Alors que le télétravail est supposé répondre à des attentes de souplesse et à une plus grande flexibilité temporelle (Tremblay, 2001), sa mise en œuvre suppose un cadre formel et une régulation de la part des acteurs, des managers principalement.
11La théorie de régulation sociale et la notion de règle ont été mobilisées dans plusieurs travaux pour analyser la mise en place et le déploiement du télétravail (Cressent, 2000 ; Taskin, 2006 ; Taskin et Gomez, 2015). Selon G. Cressent (2000 : 4), « la flexibilité organisationnelle recherchée par l’implantation du télétravail est synonyme de complexité, d’instabilité et d’incertitude pour les agents impliqués dans le processus ». Pour L. Taskin (2006), le télétravail introduit un certain nombre de ruptures (mode de contrôle et d’organisation) dans le cadre spatio-temporel de l’exercice du travail, qui nécessite de la régulation. Ainsi comme l’indique G. Cressent (2000 : 3), « l’introduction du télétravail va permettre une observation intéressante concernant la confrontation des modes de régulation de contrôle et autonome, et plus particulièrement l’évolution de la régulation de contrôle ». Plus récemment Taskin et Gomez (2015 : 122) justifient l’apport de la théorie de la régulation sociale « pour comprendre les actions des acteurs impliqués dans le projet en question, les régulations sociales et les règles produites dans ce système d’action concret ».
12Selon la théorie de la régulation sociale de J-D. Reynaud (1999), les règles offrent aux acteurs un cadre interprétatif et des dispositifs normatifs si elles sont considérées par ces derniers comme légitimes. Le processus de production et de transformation des règles est appelé régulation. Pour J-D. Reynaud (1991), « les régulations sont sans cesse produites, corrigées ou renforcées par les acteurs sociaux. Il n’y a pas de règles stables mais seulement des processus de régulation ». La théorie de la régulation suggère que si la régulation autonome ou la régulation de contrôle peuvent coexister en parallèle et entrer alors en concurrence, elles peuvent aussi donner lieu à la négociation implicite ou explicite d’une régulation conjointe, acceptée par les acteurs sociaux en jeu (Reynaud, 2003).
13La théorie de la régulation doit permettre une meilleure compréhension du développement des pratiques de télétravail et le rôle des différents acteurs, notamment des collègues et des managers, qui participent à l’élaboration de règles visant à maintenir l’action collective. Suivant cette théorie, une politique de télétravail consiste à définir un cadre normatif avec des règles (régulation de contrôle) définies par l’organisation et validées par le manager et le salarié qui prend la forme d’un contrat d’engagement. Les règles sont toutefois appliquées différemment selon les managers (régulation autonome). Des espaces de discussion et d’interprétation des règles vont aboutir à une régulation conjointe.
14Pour sa part, le télétravailleur va réguler son activité, son espace/temps de travail, en fonction de contraintes familiales et/ou financières (transport, garde des enfants) (régulation autonome). L’enquête Obergo (Lasfargue et Fauconnier, 2010) réalisée auprès de télétravailleurs travaillant au moins un jour par semaine à leur domicile met en avant le fait que pour une majorité des personnes interrogées, le temps de travail est plus long depuis qu’elles sont passées en télétravail. J-L. Metzger et O. Cléach (2004) indiquent qu’en l’absence de régulation formelle, c’est souvent l’entourage qui impose des limites de temps. « La famille a alors un rôle de garde-fou contre le surtravail et plus largement pour définir des frontières entre travail et hors-travail » (Klein et Ratier, 2012 : 184). Taskin et Gomez (2015 : 120) expliquent qu’un certain nombre « de régulations autonomes ont pour objet l’apprentissage de nouveaux rythmes et de nouvelles frontières de travail […] au-delà des règles de contrôle, c’est aussi un rapport à l’espace de travail – et au travail tout court qui se trouve re-régulé ».
15Le télétravail peut d’une part, impacter négativement l’organisation du travail par la distanciation du salarié à l’équipe et d’autre part, par la difficulté du management à s’approprier le télétravail (suivre les objectifs, par exemple).
16Premièrement les effets de cet isolement sont analysés à travers la perte d’esprit d’équipe et la relation au management. H.J. Hill, Miller B.C., S.P. Weiner et J. Colihan (1998) constatent que le télétravail a un effet négatif sur la communication et les interactions entre les télétravailleurs et les managers. N.B. Kurland et D.E. Bailey (1999) signalent ainsi que le télétravail peut conduire à une perte de synergie entre les membres d’une équipe parce qu’il y a moins d’échanges informels, moins de disponibilité durant les heures de travail pour aider, assister les collègues, moins de communication non verbale. Le télétravail aurait un effet négatif sur le travail en équipe et la communication. L’isolement, phénomène qui s’est par ailleurs amplifié avec l’individualisation des rapports au travail, peut ne pas s’accroître lorsque les modalités d’organisation du télétravail imposent des règles de priorité et de réversibilité et limite le télétravail à 50 % du temps de travail des individus. Comme le précisent J. De Schampheleire et E. Martinez (2006 : 8) « le risque d’isolement social des travailleurs paraît partiellement contourné, dans la plupart des cas examinés, par la préférence accordée à des formules de télétravail alternant (ou pendulaire), principalement entre le domicile et l’entreprise ».
17Deuxièmement le télétravail s’apparente à un changement culturel pour les managers de la fonction publique qui peuvent craindre de perdre le contrôle sur leurs salariés et donc l’autorité (Morel à l’Huissier et Turbé-Suetens, 2012). Ce phénomène est largement décrit dans la littérature comme un frein majeur au télétravail. Cette distanciation de l’équipe d’appartenance et du manager, qui perd son pouvoir de contrôle direct, peut être compensée par l’usage d’outils de communication, qui permettent par ailleurs aux télétravailleurs d’accéder aux systèmes d’informations comme au bureau. V. Fernandez et L. Marrauld (2012) qualifient les TIC utilisés d’« infrastructures de contrôle » tant pour la maîtrise de leur propre activité que pour la surveillance de leur activité par leurs managers. Au-delà du processus de construction de la confiance, c’est bien la confiance dans la coordination des collaborateurs distants qui est à construire (Zucker, 1986). La confiance apparaîtra par la maîtrise des « TIC de contrôle ». Ainsi la perte de contrôle traditionnel en présentiel peut être compensée par un processus de définition de règles et par une nouvelle régulation sociale (régulation autonome versus contrôle).
18Par conséquent d’un point de vue managérial, il s’agit de penser et d’organiser la relation « managers – collaborateurs » et la confiance interpersonnelle dans les équipes de travail distantes quand, du point de vue du télétravailleur, il s’agit de sécuriser les risques et particulièrement, le risque d’isolement (Dumas et Ruiller, 2013).
19Le télétravail chez Administration a démarré à titre expérimental en octobre 2009 avec 27 agents volontaires. La distance domicile-travail constituait le principal critère de sélection des candidatures. L’expérimentation a été étendue à 9 directions volontaires en septembre 2010. La généralisation aux autres directions s’est faite à partir de janvier 2012. Le télétravail constitue une modalité de l’organisation du travail pour les agents administratifs (1700 personnes). À la date de l’étude, Administration compte 140 télétravailleurs représentant tous les métiers.
20Comme l’écrit V.I. De La Ville (2000), l’étude de cas unique est très utile pour analyser des phénomènes nouveaux et complexes, lorsque les développements théoriques sont faibles et la prise en compte du contexte indispensable. Nous avons suivi à cet égard les recommandations de F. Wacheux (1996 : 123) concernant les critères de scientificité des études de cas : validité de la méthode (« rendre compte effectivement et réellement de l’objet de la recherche »), acceptation interne (« les explications proposées doivent être soumises aux acteurs pour être discutées et validées »), complétude ou cohérence interne (« les explications proposées ne doivent pas contenir de contradictions internes et ne pas s’opposer aux faits ») et saturation (« le recueil de données supplémentaire n’apporte plus d’information significative au cadre de référence établi »).
21Entre le 10 mai 2012 et le 3 juillet 2012, 23 entretiens ont été menés et au total 25 personnes interrogées, dont 20 télétravailleurs, soit 14 femmes et 6 hommes (cf. Annexe 1). La durée des entretiens varie de 45 minutes à 2 heures. L’ensemble des entretiens a été retranscrit intégralement et a fait l’objet d’une analyse de contenu manuelle par thématique, structurée en fonction des thèmes du guide. Après un court récit de vie professionnelle, trois thèmes principaux ont été abordés non directivement ou semi-directivement : (1) la situation de télétravail objectif et la manière dont le salarié se la représente (organisation, règles), (2) les motivations de passage au télétravail et l’articulation perçue entre vie professionnelle et vie « hors travail » et (3) les difficultés et risques perçus et les TIC utilisés.
22Parmi les 20 télétravailleurs interviewés, 5 ont expérimenté le télétravail, c’est-à-dire qu’ils télétravaillaient depuis octobre 2009. Nous avons également rencontré 10 managers de télétravailleurs dont 5 télétravaillaient. 14 résidaient à 30 km et plus de leur lieu de travail. 3 télétravailleurs étaient domiciliés à moins de 10 km de leur lieu de travail et avaient choisi le télétravail soit pour expérimenter (deux femmes ont été incitées par leur supérieur hiérarchique également chef de projet télétravail) ou encore par attrait pour cette nouvelle forme d’organisation. 17 pratiquaient le télétravail à leur domicile et 3 étaient en télécentres (dont un dans un télécentre partenaire).
23Nous avons envisagé l’élaboration de questionnaires à la suite des entretiens en offrant la possibilité à tous les télétravailleurs de s’exprimer. N’ayant pas interrogé d’agent non télétravailleur, hormis l’encadrement en phase d’entretiens, nous souhaitions avoir des informations sur leur ressenti vis-à-vis de cette organisation du travail, ainsi que recueillir des éléments de réponse d’un nombre plus conséquent de cadres, d’encadrants et de télétravailleurs, l’ensemble des parties prenantes à l’organisation du travail.
24Les résultats issus des entretiens ont été déterminants pour la construction des questionnaires. Les 3 questionnaires (Annexe 2) ont été présentés avec le logiciel Lime Survey et complétés en ligne. La chargée de projet du télétravail était responsable de leur diffusion auprès des cibles concernées. En mai, un courrier a été adressé aux directeurs les informant du déroulement de l’enquête. Les télétravailleurs et leurs responsables ont reçu l’adresse intranet des questionnaires début juin. Il a été demandé aux encadrants d’informer les collègues des télétravailleurs, de répondre au questionnaire mis à leur disposition sur l’intranet.
25L’enquête s’est donc déroulée sur moins d’un mois du 4 juin au 29 juin 2013 (lancement le 4 juin ; relance le 14 juin ; seconde relance le 21 juin). Les retours sont satisfaisants puisque 132 télétravailleurs, 40 managers et 61 collègues de télétravailleurs ont répondu (les réponses complètes exploitées sont respectivement de 105, 35 et 51).
Encadré 1 - Composition des trois échantillons
Les télétravailleurs
105 télétravailleurs ont répondu au questionnaire dans sa totalité. 43 répondants appartiennent à la catégorie A (41 %) et 43 à la catégorie B (41 %) et 19 à la catégorie C (18 %). L’âge moyen est de 45 ans. Les femmes représentent près des ¾ des répondants (78 femmes et 27 hommes).
Les collègues des télétravailleurs
51 agents ayant pour collègue un télétravailleur ont répondu à la totalité du questionnaire en ligne. Leur âge moyen est de 44 ans et sont en grande majorité des femmes (72,5 %). Près de 47 % (24) sont de catégorie B et près de 15 % de catégorie C (8). Les catégories A représentent 23,5 % des répondants (12).
Encadrants de télétravailleurs
35 encadrants de télétravailleurs (que l’on appellera encadrants) ont répondu complètement au questionnaire (18 hommes et 17 femmes). La moyenne d’âge est de 50 ans. Excepté deux personnes de catégorie B, tous sont des catégories A. 5 encadrants télétravaillent.
26L’Encadré 1 et l’Annexe 3 présentent la composition des échantillons selon le grade, le sexe et le statut et l’âge moyen. On constate que les âges moyens des télétravailleurs interrogés sont supérieurs à ceux des collègues des télétravailleurs.
27Nous présenterons les résultats en abordant successivement ceux issus de l’analyse de contenu puis ceux issus de l’exploitation des questionnaires.
28En premier lieu, la recherche qualitative montre que l’évolution de la norme de disponibilité a modifié l’organisation, la présence, les outils de contrôle et imposé un nouveau modèle de management (modification de la relation d’encadrement).
29Les 27 candidats volontaires à l’expérience du télétravail l’ont pratiqué sans règle particulière se rapportant à la mesure du temps de travail. Alors que leurs collègues agents badgeaient, eux ne le faisaient pas. L’expérimentation avait pour objectifs de mesurer l’intérêt effectif du télétravail, d’en vérifier la faisabilité, d’identifier les conditions et règles d’une éventuelle mise en œuvre à plus grande échelle. Alors qu’aucune règle n’a été imposée aux expérimentateurs (octobre2009-mai 2010), les craintes des encadrants, exprimées lors du bilan de l’expérimentation, portaient sur l’organisation et le travail d’équipe (coordination, plannings etc.), la faisabilité d’un management à distance (évaluer, contrôler, communiquer), ainsi que des problèmes pratiques d’organisation (sorties des documents confidentiels, transferts téléphoniques). Les règles sont arrivées ensuite lors de la deuxième phase, lorsque neuf directions se sont portées volontaires. Le télétravail est devenu un projet de service dès lors qu’un salarié en faisait la demande. Sa mise en place effective s’est faite après des discussions en réunions de service et des échanges entre les télétravailleurs et non télétravailleurs, qui ont donné lieu à des règles collectives appelées règles d’or.
30Ainsi cette évolution de la norme du présentiel n’a pas été aisée pour les managers, mais la confiance avec les télétravailleurs semble être partagée par l’essentiel des managers, de même qu’a évolué la notion de contrôle managérial. Le tableau de bord des activités prévu au démarrage du télétravail est rapidement tombé en désuétude, selon les managers interrogés (Tableau1). Autre illustration, l’entretien annuel d’évaluation porte désormais non seulement sur les objectifs et les résultats mais aussi et c’est nouveau sur la façon dont le travail est réalisé notamment en télétravail. Enfin la transparence sur le télétravail est apportée par l’agenda partagé. Un directeur adjoint confirme le changement de la norme temporelle : « En tant que manager, une de mes grandes surprises, par rapport à l’expérimentation en 2007 est comment on a réussi à vaincre l’idée que le présentiel est rassurant. Libre au télétravailleur de s’organiser, ce qui compte c’est le résultat au bout. Même en présentiel, il est illusoire de penser qu’on contrôle tout. Je passe 70 % de mon temps à l’extérieur… La culture du présentiel s’efface doucement devant celle du résultat et de l’efficacité. C’est arrivé plus vite que je ne le pensais. C’est un bienfait. Les modalités de mise en œuvre et le suivi, est totalement transparent. On a eu une défiance moindre vis-à-vis des télétravailleurs ».
31En second lieu, les entretiens illustrent surtout comment le contrôle managérial a changé dans un passage du présentiel à la distance. Ce passage suppose des règles puis un travail de régulation et l’adoption d’outils, puis un changement de rôle de la part d’un manager dont l’équipe compte une grande majorité de télétravailleurs (planning, coaching, etc.). Le directeur de la Direction des Systèmes d’Information (DSI) insiste sur le rôle du télétravail comme levier de changement vers une nouvelle norme de temporalité « avec un travail important du chef de service. Si le chef de service est moteur, le télétravail peut être un levier du changement. Le télétravail a permis de plus formaliser, plus de suivi. Le rapport d’activité hebdomadaire permet de voir les activités par domaine générateur. On a eu souvent des réactions, vu comme du flicage. Avec le télétravail, le changement s’est fait de façon plus positive ».
32Les discours apportent des éléments pour comprendre comment le changement opère et repose sur l’implication du manager, des collègues et de celui qui fait la demande de télétravail, donc du collectif.
33Ainsi pour la DRH adjointe, le télétravail a amené le management à s’interroger notamment lorsqu’un agent formule une demande de télétravail : « que font mes agents ?, qu’est-ce que son travail ?, que fait-il de son temps ?, qu’est-ce que j’attends de lui ? »…« Le télétravail interroge le management dans un cadre opérationnel » et lui permet d’avoir un « management plus fin ». Par ailleurs d’autres questions spécifiques au télétravail ont été abordées, notamment les déplacements des dossiers, les informations confidentielles etc.
34Cette réflexion conduite par chaque manager a permis la fixation de règles individuelles précisées dans un contrat d’engagement signé, mais aussi des règles collectives portant sur l’organisation du service (ne pas dépasser 50 % de temps en télétravail ; si besoin arrêter le télétravail (« réversibilité ») ; ne pas solliciter de télétravail pendant les congés). Ces règles sont faites pour garantir le bon fonctionnement du télétravail (Tableau 1). Les règles collectives sont appliquées différemment selon les services et les managers. Un chef de service de la DSI insiste sur le besoin de régulation, puisque les règles de contrôle ne suffisent pas : « Par rapport à d’autres services c’était très cadré dès le départ dans mon service. La constitution de l’organisation du travail en mode télétravail a fait l’objet d’une discussion en réunion de service. J’ai proposé des règles qui ont été discutées en réunion de service ; il faut de la concertation. Pour l’avoir déjà envisagé, certains chefs de service, pour des raisons pratiques, gèlent le télétravail. Il est suspendu. Ça tousserait chez moi. Je sais pour l’avoir envisagé dans des périodes ou j’étais en effectifs très réduits, j’ai senti que ça ne se ferait pas sans douleur. C’est un tel avantage pour les agents qu’ils ne sont pas amenés à l’abandonner sans réagir ».
35Un cas d’échec du télétravail par une rédactrice a été abordé par une chef de service (également télétravailleuse) qui énonce plusieurs points faibles de sa démarche : « j’aurai dû revoir les jours de télétravail ; j’aurai du mieux organiser les cellules et j’aurai dû éviter l’absence deux jours de suite avec un jour de télétravail ». Elle justifie ses erreurs par un manque d’autorité. À l’inverse une directrice à la DRH a été très stricte sur ces points. Elle a notamment limité le télétravail à une journée, et interdit de cumuler télétravail et RTT. Le télétravail est stoppé pendant les vacances scolaires.
36Le rôle clé du manager agent de changement pour la réussite du télétravail est révélé par de nombreux salariés. Il doit établir un rapport de confiance qui peut s’accompagner de la mise en place de nouveaux modes de contrôle pour tous et non pas uniquement pour les télétravailleurs. Le télétravail a permis d’imposer d’autres modes de contrôle qui étaient jusqu’alors refusés. Selon un chef de service de la DSI, « le manager est tenu de fixer des objectifs à la semaine dans la mesure où les agents ne pointent plus, qu’il y a confiance. Il est normal qu’un agent rende compte. Sachant que j’ai des catégories A chefs de projet qui travaillent sur des projets, avec un plan de charge connu sur l’année, je n’ai pas à imposer des objectifs qui sont plutôt annualisés. J’ai mis en place des comptes rendus d’activité. C’était l’occasion d’imposer des comptes rendus d’activité à tous les agents du service dont les non-télétravailleurs. C’est un outil excel maison, que chaque agent du service indique au jour le jour ce qu’il a fait à l’heure ou à la demi-journée. Chaque agent renseigne un compte rendu d’activité sans objectif du fait des profils des agents. »
37Aussi, les entretiens révèlent que le télétravail complique l’organisation du service et sa gestion par le manager, notamment lorsque le nombre de télétravailleurs est important. Ce point a été approfondi notamment par les questionnaires.
38L’analyse des réponses aux questions nous a permis d’identifier que les adaptations du point de vue des individus et du management sont significatives.
39Tableau 1 - Les règles individuelles et collectives adoptées et leur adaptation pour plusieurs services d’Administration
40L’étude quantitative apporte des éléments de réponses sur les évolutions de l’organisation en télétravail par les managers. Près d’un cinquième des télétravailleurs (19 %) disent que leur organisation du télétravail a changé depuis le début du télétravail. La dernière modification concerne un peu plus les jours (8,6 %), que les autres éléments (le lieu (6,7 %) ; le nombre de jours (5,7 %) ; les périodes non télétravaillées (6,7 %). Pour près de 88 % des télétravailleurs, les activités réalisées en télétravail et définies avec leur responsable hiérarchique lors de la signature du contrat n’ont pas évolué.
41Nous les avons interrogés sur l’écart entre les jours de télétravail réalisés en pourcentage du nombre de jours de télétravail initialement prévus et les motifs de cet écart. Près de 18 % des télétravailleurs estiment que les jours de télétravail ne sont pas respectés. Plus de la moitié des télétravailleurs disent que le motif de retour au bureau les jours télétravaillables est lié à une réunion de service planifiée et 16 % à une réunion de service non planifiée. Ce résultat s’explique par la difficulté à planifier les réunions que rencontrent les cadres. Par ailleurs le télétravail est gage de flexibilité du temps de travail pour 26 % des télétravailleurs qui ont adapté leur temps de travail en dehors des plages de disponibilité définies dans le contrat d’engagement (cadres et non cadres). Comme l’illustrent les entretiens, le télétravail a permis à un jeune informaticien de gagner en souplesse et de changer de mode de transport en commun. Il prend désormais le bus. « C’est moins cher que le train. Il y a un aspect coût financier. Je sais qu’en étant télétravailleur, si j’ai des coups de bourre je peux continuer chez moi ». Le télétravail est ici associé à une plus grande liberté de gestion du temps de travail. Le télétravail « souple » (liberté du rythme, du jour) conjugué aux horaires variables constitue un avantage dont profitent en particulier les cadres d’Administration.
42Plusieurs questions ont porté sur les adaptations de l’organisation du service, aux évolutions de l’approche managériale.
43En premier lieu, les résultats aux questions confirment l’évolution du mode d’organisation du service et de contrôle managérial. Près des deux tiers des encadrants (60 % soit 21/35) ont adapté l’organisation du service pour la pratique du télétravail et la très grande majorité n’ont pas rencontré de difficulté. En second lieu, plus du tiers des encadrants de télétravailleurs (34,3 % soit 12/35) ont adapté leur approche managériale pour la pratique du télétravail. Les résultats confirment une certaine souplesse des managers dans la mise en place des nouveaux outils de contrôle.
44Enfin le risque principal qui ressort puisque signalé par un peu plus de la majorité des encadrants est « la difficulté à organiser la continuité du service » (18/35). Ils sont près d’un tiers à estimer que « le manque de contrôle de l’activité » est un risque à l’exercice du télétravail. Un tiers des encadrants ne sont pas totalement convaincus des bienfaits du télétravail pour l’organisation.
45Près des trois quarts des collègues de télétravailleurs (38/51) ont une appréciation positive (dont 11,8 % très positive) des impacts du télétravail dans le service (équipe).
46Un peu moins de la moitié des collègues des télétravailleurs estiment que le télétravail a un impact négatif sur les agents par manque d’autonomie des agents, de communications avec les collègues et sur la résolution des urgences. Les outils de communication peu adaptés peuvent expliquer ces deux premiers résultats. Par exemple, le transfert de ligne ne peut être mis en œuvre à distance mais suppose l’intervention d’un collègue sur le lieu de travail habituel. Par ailleurs, le dernier point nécessiterait de préciser ce qu’ils entendent par urgence. Ils sont plus des deux tiers à estimer que la mise en place du télétravail n’a pas eu d’impact sur le « travail en binôme », sur « le respect des délais ».
47Les résultats précédents issus des réponses des encadrants sont confirmés puisqu’environ un tiers des répondants signalent que le télétravail a eu des impacts sur le collectif et le management au sein du service. Ils sont moins nombreux à signaler que la mise en place du télétravail a eu un impact sur « la relation entre les agents au sein de l’équipe ». Toutefois deux impacts sont plus signalés : « la convivialité » ; « la communication au sein de l’équipe » (Tableau 2), qui sont des points de grande vigilance pour les managers.
48Tableau 2 - Synthèse des résultats sur les régulations individuelles, managériales et collégiales
49Les résultats issus des questionnaires confirment et affinent ceux des entretiens. Nous construirons la discussion autour de 3 axes : la régulation conjointe par les managers, la construction de la confiance et la régulation autonome des télétravailleurs.
50Premièrement, les managers ont défini de manière conjointe les règles de fonctionnement du service avec l’équipe. S. Deffayet (2002 : 20) explique « que le passage au télétravail, accompagné d’une multiplication des formes de contrôle administratif, aboutit à une remise en question de la relation managériale et du rôle du supérieur hiérarchique » et conduit à l’échec du fait de managers qui multiplient les modes de contrôle. La réflexion sur le développement et la réussite du télétravail ne peut faire l’impasse sur les modes de management à renouveler.
51Notre étude met en évidence les premières évolutions du mode managérial en contexte de télétravail. Tout d’abord, le manager s’assure que l’agent dispose des compétences requises et des conditions de travail pour travailler à domicile (il n’y a pas de visite ou d’installation de matériel au domicile du salarié chez Administration). Le manager a la possibilité de n’accorder qu’une journée, notamment au départ, bien qu’il soit également possible que cela soit une demande de l’agent. En tout cas la formule d’un jour par semaine est la plus pratiquée (près de 60 % des agents). Dans ces situations de « self-management », le rôle du manager est de proposer à ses collaborateurs des objectifs clairs et de les accompagner pour créer de nouvelles routines organisationnelles, développer leurs capacités à s’auto-organiser/s’autonomiser afin d’atteindre les objectifs de performance fixés et ce, avec un contrôle faible (Manz, 1986 ; Cohen, Chang et Ledford, 1997). En outre manager des salariés auxquels on accorde plus d’autonomie, obligerait à changer de style de leadership, à repenser les fondations de son positionnement managérial (Manz, Keating et Donnellon, 1990 ; Ruiller, Dumas et Chedotel, 2017).
52Le manager travaille sur l’organisation du service. À cette occasion, il peut mettre en place des outils de suivi d’objectifs ou d’activités qui viennent remplacer le suivi systématique de l’activité. La forte décentralisation des règles organisationnelles permet de réguler les comportements dans les équipes. Ainsi on constate que des règles organisationnelles ne sont pas systématiquement appliquées. Ainsi par exemple, la règle des journées de travail fixes n’est pas appliquée par tous puisque certains managers acceptent le report alors que d’autres le refusent, au motif que ce n’est pas un droit. Les personnes dont la journée de télétravail est supprimée pour cause de réunions planifiées, ou moins fréquemment de réunions non planifiées, vont la reporter pour certains. La première cause de suppression de la journée de télétravail peut être due à une difficulté rencontrée par l’encadrant dans la fixation des réunions, notamment de la réunion mensuelle de service. Le rythme hebdomadaire n’est pas non plus respecté, notamment pour les cadres qui préfèrent la formule du nombre de journées mensuelles. De ce fait la règle a évolué pour tenir compte de la réalité… Ainsi les règles appliquées par les managers varient selon les télétravailleurs rencontrés (pas de journée de télétravail après des vacances). Toutefois en cas de carence managériale, le télétravail perd tout cadre normatif.
53Respect et souplesse des règles sont des principes importants mais parfois antinomiques. Ainsi plus un manager encadre de télétravailleurs dans son équipe et plus il est exposé à des adaptations personnelles ou même à des marchandages et revendications, comme en témoignent nos résultats. Les règles sont rappelées en réponse au marchandage, même si dans certains cas elles peuvent être adaptées au cas par cas (cas du recrutement d’un informaticien pour pourvoir un besoin de compétence spécifique qui télétravaille une semaine sur deux).
54En outre la recherche a mis en évidence que la principale difficulté liée au télétravail est d’ordre managériale avec la gestion difficile des plannings et par voie de conséquence, la difficulté à organiser la continuité du service. Ainsi les risques à l’exercice du télétravail perçus par les encadrants et partagés par plus de la moitié, sont « la difficulté à organiser la continuité du service », « un encouragement au travail solitaire », « la perte d’esprit d’équipe », « un brouillage des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle », « le manque de contrôle de l’activité ». Ces risques peuvent les conduire à élaborer des règles autonomes ou à discuter des difficultés avec la direction et la DRH pour que soit mis en œuvre une régulation conjointe. Par ailleurs les difficultés rencontrées par des managers dans l’organisation du service peuvent amener certains d’entre eux à refuser le télétravail à un primo demandeur (expérience dans le métier pour demander le télétravail, manque d’autonomie…) ou de renouveler le contrat d’engagement qui a une durée de deux ans. Les règles font l’objet d’un questionnement permanent quant à la conformité de leur contenu au télétravail en fonction du nombre et des demandes de télétravail.
55Deuxièmement nous constatons à la suite d’autres études, que certains freins sont particulièrement difficiles à surmonter, notamment du côté managérial (Cocula et Frédy-Planchot, 2000 : 121). Selon E. Brunelle (2010 : 26), « les études démontrent que les dirigeants de télétravailleurs doivent principalement faire face à des défis liés à l’exercice du pouvoir et du contrôle, ainsi qu’à des défis d’ordre communicationnel et relationnel ». L’auteur propose un modèle permettant d’expliquer l’efficacité du leadership dans un contexte de direction de télétravailleurs. Les études sont unanimes pour dire que la façon dont un dirigeant exerce son leadership joue un rôle déterminant dans la réussite du télétravail. Le télétravail engendre d’importantes transformations des modes communicationnels et relationnels (distanciation des relations physiques entre managers et télétravailleurs).
56Contrairement à l’échantillon de E. Brunelle, les managers d’Administration rencontrés ont moins de 50 % de leur interaction à distance avec leurs employés. Les managers confrontés aux nouveaux environnements « télécommunicatifs » ou en situation de management distant peuvent être « résistants » et notamment du fait qu’ils perçoivent une diminution de leur pouvoir de contrôle et que par ailleurs, faire face à des salariés « self‑managés » caractériserait une certaine obsolescence du management présentiel traditionnel (Manz, Keating et Donnellon, 1990). La littérature montre le caractère crucial de la confiance entre le manager et ses collaborateurs et nombreuses sont les recherches à s’être intéressées aux attributs des deux parties de l’échange dans la confiance tant aux niveaux culturel, social, expérientiel ou de la personnalité (Mayer, Davis et Schoorman, 1995), signalant ainsi que la compétence perçue, la bienveillance et l’intégrité sont centrales (Jarvenpaa, Knoll et Leidner, 1998).
57Si le signalement d’effort est présent au début, une fois la confiance acquise, ils disparaissent même si les salariés disent continuer à contrôler leur temps de travail et le travail réalisé. Ainsi contrairement à Taskin et Gomez (2015) les télétravailleurs n’envoient pas davantage de couriels.
58Troisièmement, l’attachement des personnes au télétravail est fort compte tenu des avantages perçus qui sont souvent très personnels. Les personnes acceptent des modifications, en particulier, du mode de contrôle de leurs activités (cas des informaticiens) car c’est selon eux justifié par le télétravail. Il s’agit d’un point déterminant pour comprendre les enjeux des télétravailleurs face aux règles. Ainsi la théorie de l’échange et la norme de réciprocité de Gouldner (1960) expliquent le comportement en fonction de la valeur de l’avantage reçu. Les salariés acceptent de nouvelles règles de contrôle pour un changement perçu comme positif, donc un nouvel avantage valorisé. Murray (2004) a développé la thèse du travailleur discipliné dans ses travaux avec Collinson et al. (1997) : « dans certaines circonstances les travailleurs acceptent les règles établies par la direction comme des frontières » (p.120). Les salariés ont régulé leur activité de manière autonome. Plusieurs salariés interrogés expliquent que le télétravail leur a permis d’aménager leur temps de travail, de gagner ainsi en qualité de vie et les résultats du questionnaire le confirment.
59Toutefois le rythme de travail et notamment la durée maximum de deux jours de télétravail et la règle de la réversibilité ont limité l’effet intégrateur de cette forme d’organisation dans la vie privée des personnes. En effet, les règles qui encadrent le télétravail limitent les changements qui pourraient survenir dans la sphère familiale (mode de garde). Si l’organisation familiale peut parfois reposer sur le télétravailleur à domicile jugé plus disponible, la réversibilité du télétravail limite ces changements à des arrangements, à de la souplesse (moins de temps passé par les enfants à la garderie par exemple). Si ce n’était pas le cas, l’organisation familiale serait encore plus bouleversée et devrait s’adapter en cas de réversibilité, et donc de retour au bureau pour assister à une réunion, par exemple. En revanche, le télétravail permet de mieux gérer son temps et de passer plus de temps en famille. Si les cadres sont plus inquiets sur le risque de débordement et de travail sans fin, la recommandation qui est faite par certains est la vigilance. La réversibilité permet à tout agent de tester le télétravail et donc le télétravail n’est pas réservé au plus méritant comme l’ont constaté Taskin et Gomez (2015).
60Enfin la démarche d’expérimentation, d’accompagnement et d’extension du télétravail apparaît comme une condition majeure de la réussite du télétravail : appel à candidature auprès des agents, expérimentation, bilan ; appel à des directions volontaires, extension et bilan… L’enrôlement des salariés, des directions et des managers a permis l’appropriation du travail par une régulation conjointe (Callon et Latour, 1991).
61Le défi organisationnel du télétravail réside dans la capacité des entreprises et de leur ligne managériale, à trouver un juste équilibre entre la flexibilité du travail, la sécurité des télétravailleurs, un management soucieux de gérer ces risques et un travail collégial.
62Les craintes des cadres sur l’évolution du télétravail et sur leur capacité de gérer les équipes posent la question des règles à mettre en place pour cadrer cette pratique. Des règles collectives sont négociées chez l’Administration au niveau du service. Cependant, ces règles ne sont pas suffisantes et une régulation autonome ou conjointe est nécessaire surtout lorsque le nombre de télétravailleurs du service devient important. Ensuite, l’attachement des salariés au télétravail les a conduits à accepter des modifications du mode de contrôle de leur activité, qu’ils avaient auparavant refusées. Enfin les télétravailleurs ont pratiqué une régulation autonome qui leur a permis d’aménager leur temps et de gagner ainsi en qualité de vie.
63Sur un plan théorique, la théorie de la régulation sociale est utile pour comprendre les niveaux de régulation et interroge sur les espaces de discussion des règles entre la hiérarchie et les travailleurs.
64Sur un plan pratique, la mise en œuvre du télétravail exige de laisser une marge de manœuvre managériale et une place suffisante à la négociation managériale pour conduire le changement des pratiques. L’accompagnement des managers pour la mise en place du télétravail, ainsi que l’analyse et le partage des pratiques contribuera à une dynamique positive pour faire évoluer les pratiques. Le télétravail a conduit la DSI d’Administration à s’interroger sur l’évolution de pratiques de communication à distance (mail, participation à des réunions à distance…). En outre le télétravail favorise l’attractivité des métiers, notamment ceux qui sont en tension. Il peut permettre d’élargir la zone géographique de recrutement en apportant une souplesse dans l’organisation du travail de salariés recrutés qui résident hors du département. Le télétravail peut ainsi rendre plus attractive la fonction publique notamment territoriale. Par ailleurs il ne constitue pas un frein à la carrière des agents du fait du principe de réversibilité et d’une exigence de plusieurs mois dans la fonction pour adopter le télétravail.
65Nous regrettons que le nombre de répondants aux questionnaires ne soit pas supérieur, notamment pour les encadrants et les collègues, ce qui nous a empêchés de procéder à des analysées croisées. Le nombre de réponses des télétravailleurs est très satisfaisant. Il semble que la question portant sur les effets négatifs du télétravail ait bloqué certains répondants et explique certaines réponses partielles.
66Afin de poursuivre ce travail sur l’impact des règles sur la pratique du télétravail, il nous paraît pertinent de comparer la mise en place du télétravail dans plusieurs services, ainsi que leurs effets. Ainsi, l’attachement au télétravail pourrait devenir un frein à la mobilité du fait des conditions de mise en œuvre différentes selon les services et du fait de l’interruption du télétravail, bien que temporaire, suite à un changement de service. Nos résultats invitent à poursuivre des recherches visant à mieux comprendre l’effet du leadership managérial sur la régulation sociale.