1L’innovation dans le domaine public est souvent analysée sous deux angles : celui de l’innovation managériale appliquée au secteur public concernant les outils et l’organisation ; celui de la co-construction de la décision publique par des acteurs issus du secteur privé ou public (Rival, 2016). Les travaux sur le new public management (Gibert, 2002), mettent ainsi en évidence qu’au-delà du rôle des technologies, la modernisation des services publics passe par la mise en place de mécanismes de régulation de type marchand, l’externalisation d’une partie des services publics ou la mise en place d’outils de gestion pour accroître le contrôle des activités. Or la mise en place de ces nouvelles logiques génère, selon les approches critiques de ce courant (Mazouz et al. 2012), une tension entre les logiques de rationalisation budgétaire et la construction du service au public, entre des règles rigides et le besoin de souplesse et d’imprévu que demande un processus d’innovation. Cette tension fait écho aux résistances que l’on reconnaît à l’administration publique en France, du fait de la centralisation des décisions et de la rigidité de son organisation (Laffont, 1999 ; de Mascureau, 1995).
- 1 Le terme de living lab désigne une méthode de recherche en innovation ouverte qui vise le développe (...)
- 2 Le terme de fab lab (de la contraction de l’anglais fabrication laboratory) désigne un lieu ouvert (...)
2Les initiatives récentes d’open labs – fab labs, living labs, creative labs, design labs, coworking spaces, etc.– cristallisent en quelque sorte cette tension, en se multipliant dans des organisations publiques françaises, comme des universités, des musées, des hôpitaux, des collectivités territoriales (Mérindol et al. 2016). Ces structures peuvent être synthétiquement définies comme « un lieu et une démarche portés par des acteurs divers, en vue de renouveler les modalités d’innovation et de création par la mise en œuvre de processus collaboratifs et itératifs, ouverts et donnant lieu à une matérialisation physique ou virtuelle » (Mérindol et al., 2016). Une des caractéristiques prégnantes de ces initiatives est qu’elles s’organisent autour d’un espace (espace physique ou virtuel, espace de travail, espace de création, etc.), et qu’elles suscitent des collaborations improbables croisant une grande variété de compétences et de profils (designers, ingénieurs, artistes) mais aussi des publics profanes. En particulier, les living labs1 et fab labs2, dont nous fournissons des exemples dans cet article, mettent en œuvre un processus de co-création avec les usagers finaux pour les faire participer au développement de nouveaux produits et services (Dubé et al., 2014). Ces structures apportent une flexibilité nouvelle qui contraste avec l’inertie organisationnelle des institutions publiques. Cette flexibilité questionne aussi les frontières physiques (espace de travail, relations internes/externes) et symboliques (décloisonnement des fonctions, pratiques décalées) de l’organisation et ses capacités d’innovation en plaçant l’usager au centre. Ces initiatives semblent pouvoir constituer une réponse aux quatre principaux enjeux auxquels font actuellement face les organisations publiques : accroître les capacités d’adaptation et d’innovation, impliquer les usagers pour coller davantage à leurs besoins de service public, accéder à une plus grande autonomie financière, faire coïncider modèle public et modèle privé (Lascoumes et al. 2012). Ces problématiques concernent particulièrement les deux secteurs de services publics que nous abordons dans cet article : la santé (Molinié, 2005) et la culture (Benghozi et al., 1994).
3Dans les développements qui suivent, nous nous interrogeons sur l’implication de l’espace et de l’usager dans les transformations et la capacité d’innovation des organisations publiques. Nous nous demandons ainsi si l’espace physique des open labs dans les organisations publiques de santé et de culture, peut constituer un outil d’innovation pour les organisations publiques. Nous analysons cette capacité de l’espace à questionner les organisations publiques, grâce à l’ouverture des frontières de l’organisation (von Krogh & Geilinger, 2014) pour accueillir et solliciter les usagers, et collaborer avec la sphère privée, par exemple des industriels.
4Nous fournissons une meilleure compréhension du lien entre l’espace, l’usager et l’organisation, en montrant comment l’espace physique ou virtuel et la transformation des formes d’implication des usagers peuvent influencer la capacité d’innovation de l’organisation, voire renouveler plus largement les modèles de conception et de production du service public.
5Nous précisons dans une première partie l’apport de l’analyse par l’espace et l’usager pour mesurer leur résonnance sur l’innovation technologique, sociale et organisationnelle. Cette partie permet d’élaborer une grille d’analyse originale des cas autour de deux axes : le degré d’ouverture de l’espace et les formes et niveaux d’implication des usagers. À partir de cette grille, nous illustrons respectivement chacun des types à partir d’un cas (Eisenhardt, 1989). Cette deuxième partie détaille également la méthodologie d’études de cas adoptée. La troisième partie met en évidence le rôle de l’espace et de l’usager comme outil d’innovation pour les organisations. La dernière partie tire les principaux enseignements sur le rôle des usagers et de l’espace dans le développement de l’innovation en service public et dans la transformation des institutions et politiques publiques.
6De nombreux travaux soulignent le rôle des espaces physiques, comme lieu de travail des salariés, lieu de production, lieux intermédiaires ou interstitiels, pour développer l’innovation et la créativité dans les organisations (Kristensen, 2004). Ils soulignent d’un côté le lien entre l’agencement, le design de l’espace et la capacité d’innovation de l’organisation (Allen et Henn, 2007), de l’autre, l’impact sur la forme des échanges, sur l’utilisation des technologies (Becker, 2007) ou sur la qualité de la communication et les processus de socialisation ou de collaboration (Boutellier et al., 2008).
7D’autres travaux sur l’approche spatiale de l’innovation mettent en lumière le rôle de la proximité (Van den Bulte et Moenaert, 1998), ou de la mobilité (Torre, 2008) dans les dynamiques de génération d’innovation et d’interactions entre les individus dans l’organisation. De ce point de vue l’espace peut se définir autant comme un lieu de négociation (Galison, 1999) que comme un espace de conception (Hatchuel, 2004), qui articule à la fois innovations technologiques, sociales et organisationnelles.
8Certains auteurs comme Hsiao et al. (2012) parlent de « zone de négociation » pour qualifier les lieux d’innovation temporaire qui permettent d’exprimer et de rendre visibles des différences et facilitent l’activation d’innovation (Goodman, 1984). Ils sont souvent caractérisés par une ambiance singulière (Kristensen, 2004). Le caractère reconfigurable et inclusif des espaces est à analyser à travers leur capacité à faciliter les émotions, les expérimentations et les moments d’improvisation (Brann 1991) ou à favoriser l’inclusion d’une variété de compétences. De ce point de vue les travaux sur les espaces physiques d’innovation soulignent le rôle clé de l’ouverture de l’espace à la fois interne, en décloisonnant les frontières de l’organisation (Kelley et al., 2001) et externe, en ouvrant l’organisation à un environnement plus large. Comme l’ont souligné Fabbri et Charue-Duboc (2016) ou Capdevila (2015), les coworkings spaces apparaissent comme des terreaux propices à l’innovation à travers leur capacité à être des intermédiaires d’innovation ou à générer des dynamiques d’innovation par la collaboration induite entre usagers et plus largement avec l’ensemble des parties prenantes de l’écosystème.
9Étudier l’espace d’innovation suppose aussi de questionner les logiques d’échange qui y naissent et s’y développent. Il convient alors de s’intéresser au point de vue particulier des usagers de ces espaces. Les travaux sur les espaces d’innovation qui partent des acteurs mettent le plus souvent en évidence le rôle clé des professionnels sur le fonctionnement de l’espace, mais laisse de côté celui des utilisateurs de l’espace et de ses services. La raison à cette omission est certainement à chercher dans le caractère passif conféré aux usagers, tout particulièrement dans les services publics. Pourtant les usagers sont de plus en plus appelés à participer à la production de savoirs nouveaux ou à la création d’un produit comme notamment dans les deux secteurs que sont le domaine de la santé et de la culture.
10Dans le secteur de la santé, au-delà des rôles peu élaborés confiés au patient, comme donner son avis sur la qualité des soins reçus (Pomey et al., 2009) ou participer au conseil d’administration d’un hôpital (Ghadi et Naiditch, 2006), il bénéficie d’une implication nouvelle dans la création de technologie médicale (Lettl et al., 2006), ou dans la construction de savoirs nouveaux quand il est amené à réaliser lui-même le recueil et l’analyse de ses données grâce à la télémédecine (Dumez et al., 2015). Dans le secteur culturel les publics se voient proposer de nouveaux rôles dans la conception de dispositifs de médiation culturelle voire dans le processus de création : conseiller, critique, jury, programmateur, producteur, auteur (Daverat, 2012). Cette évolution vise aujourd’hui davantage à générer une expérience pour les publics (Filser, 2002).
11Pour autant la participation active de l’usager de service public au processus d’innovation n’est sans doute pas évidente par rapport à d’autres secteurs. Dans le domaine de la culture et de la santé, l’innovation est plutôt réservée à une « élite » – dans d’autres services publics, à l’instar de la distribution d’eau, l’énergie, ou les transports, la créativité est l’apanage d’un savoir-faire très technique. Les usagers peuvent ainsi éprouver certaines difficultés à positionner leurs possibles apports de connaissance dans ces domaines, et sont peu invités à le faire, faute de support organisationnel, excepté dans des structures associatives visant à défendre leurs intérêts. Une dynamique d’innovation « bottom up » est d’autant plus difficile à mettre en place que les institutions publiques apparaissent souvent rigides, empreintes d’une logique bureaucratique, dont l’inertie des structures est forte (Hudon et Mazouz, 2015).
12Dans ce contexte l’espace peut apparaître comme un catalyseur de l’implication de l’usager, comme certains travaux ont montré qu’il pouvait être un catalyseur d’innovation (Saidi et al., 2017). En ouvrant son espace, d’un point de vue physique mais aussi dans une démarche symbolique, et en mobilisant les propriétés de l’espace rappelées ci-avant, l’organisation publique peut remettre en cause à la fois le statut de l’expertise (du « sachant »), l’architecture de ses frontières et sa structure fortement hiérarchique. Cette nouvelle relation à l’usager suggère de s’interroger sur son degré de participation (Anbérrée, 2015) et par corollaire sur le degré d’ouverture de l’institution (Pisano et Verganti, 2008). C’est le propos que nous entendons mener dans les développements qui suivent.
13Notre recherche de terrain repose sur une étude comparée (Yin, 1984) de quatre cas d’open labs, issus respectivement du secteur de la santé et de la culture et présentés dans le Tableau 1.
14Tableau 1 – Présentation des quatre cas illustratifs
15Les données ont été recueillies dans le cadre d’une étude plus large, à partir d’une quarantaine d’entretiens semi-directifs menés in situ, entre 2014 et 2015 auprès d’open labs en France, dont font partie les cas que nous mettons ici en exergue. Le Tableau 2 présente les vingt-huit cas observés et les thèmes abordés par le guide d’entretien standardisé.
16Tableau 2 – Méthodologie de recherche
17Une analyse itérative des données relatives à ces vingt-huit open labs a été réalisée grâce à des réunions régulières entre l’équipe de recherche et un groupe d’experts (composé de directeurs de l’innovation de grands groupes industriels et d’institutions publiques Français), au fur et à mesure que les données étaient recueillies. Elle a permis de dégager deux résultats que nous utilisons ici. Malgré la variété d’open labs (hacker spaces, fab labs, living labs, techshops, etc.) et de secteurs d’activités ou de secteurs institutionnels (universités, entreprises, hôpitaux, etc.), nous avons notamment observé la récurrence dans tous les open labs de l’importance de deux dimensions :
- l’espace défini par un caractère fonctionnel ou décalé, et son rôle est tour à tour d’être adapté à sa mission ou de créer du décentrement. Sa localisation (intégrée ou excentrée) apparaît importante, comme son accessibilité (interne, externe, ouvert, fermé), ou la nature de ses équipements (variés, sophistiqués, ou élémentaires).
- les usagers : cela tient à la philosophie portée par les open labs de « remettre l’homme et les usages au cœur des processus d’innovation, et plus largement au cœur des processus économiques et sociaux » (Mérindol et al., 2016). Ils peuvent être ciblés ou « hétérogènes », internes ou externes, susciter une relation de captation de besoin ou de co-création.
18Selon une approche abductive (Thomas, 2010), nous avons déduit de ces vingt-huit observations que l’espace de l’open lab pouvait être ouvert ou fermé et que cela constituait sa caractéristique la plus prégnante et générique. De la même manière, nous avons estimé que l’usager pouvait revêtir un rôle de contributeur ou de co-concepteur avec les membres des open labs. À partir de ces déductions issues de la répétition des observations, et en croisant les modalités prises par ces deux variables, nous avons construit une typologie, faisant apparaître quatre scénarii présentés dans la matrice de la Figure 1.
19Figure 1 –Typologie des open labs selon le degré d’ouverture de l’espace et des implications des usagers
20Nous avons choisi de mettre en perspective l’expérience des quatre open labs, Atelier Arts Sciences, Erasme, Lusage et Streetlab, parce qu’ils fournissent chacun un exemple respectif des scénarii possibles de notre typologie. Ils constituent une illustration pouvant offrir à la fois une portée générale et des particularités, qui rendent ensemble plus probante l’analyse (Baker et Gil, 2008). Si ces quatre open labs appartiennent à deux secteurs d’activité différents, ils connaissent néanmoins de nombreux points de convergence détaillés dans le Tableau 3.
21D’un point de vue pratique, la confrontation préalable des quatre cas présentés aux vingt-quatre autres et la confrontation sectorielle fournissent une plus grande exhaustivité dans l’analyse, permettent de trianguler les données et d’établir des causalités et des relations durables et robustes entre les variables (Miles et Huberman, 1994, p. 264).
22Tableau 3 – Les points de convergences entre secteur de santé et de la culture
23Nous avons ainsi distingué deux dimensions génériques qui nous fournissent une clé d’entrée pour notre analyse. i) Le degré d’ouverture de l’espace de l’open lab capture les caractéristiques de fonctionnalité, localisation, accessibilité, et équipement du lieu. Il peut être ouvert c’est-à-dire qu’il est fortement accessible aux parties prenantes extérieures à l’organisation (et notamment aux usagers), ou fermé, c’est-à-dire qu’il est faiblement accessible : les parties prenantes doivent être invitées ou membres. Le degré d’ouverture peut être lié au degré de sophistication de l’équipement de l’espace de l’open lab, mais ce n’est pas la seule cause. Aussi l’analyse des espaces en termes d’ouverture et de fermeture n’est pas à considérer uniquement d’un point de vue physique (capacité à ouvrir ou fermer les frontières organisationnelles en interne et en externe) mais aussi symbolique (logique d’inclusion ou d’exclusion). De ce point de vue ces dynamiques nous permettent de souligner l’enjeu de ces espaces à dépasser les frontières organisationnelles à la fois physiques (dans ou hors de l’organisation, agencement des lieux, structuration des services, etc.) et symboliques (frontières disciplinaires, entre l’amateur/profane et le professionnel, entre les dimensions sectorielles et les enjeux économiques et sociaux). Pour ces deux cas, nous analysons dans les développements qui suivent la configuration organisationnelle de l’espace en termes d’ergonomie, d’accessibilité, mais aussi l’implication en termes de technicité des équipements, de liberté d’utilisation, de dispositifs de sélection. Nous regardons dans quelle mesure les configurations organisationnelles de chacun des espaces sont divergentes en fonction de ces propriétés spatiales qu’impliquent l’ouverture et la fermeture. Nous chercherons également à savoir comment le rapport à l’usager de l’open lab peut être mis en relation avec le type d’espace. ii) Le niveau d’implication de l’usager dans l’espace met en évidence un continuum entre un niveau d’implication qui touche des améliorations des biens et services en aval (contribution) et une implication qui se situe dès l’origine de la conception du service ou du produit (co‑conception). Le niveau d’implication peut alors conditionner le degré d’implication dans le processus de production du bien ou du service de l’open lab (mobilisation d’expertises spécifiques, ponctuellement et à des niveaux du processus de production ciblés), où l’usager peut être considéré comme un contributeur ; un degré d’implication poussé (fort apport en compétences, régularité d’implication et intervention très en amont du processus de conception) d’un usager co-concepteur.
24La Figure 2 illustre le continuum entre l’usager contributeur et l’usager co-concepteur.
25Figure 2 - Degré d’implication de l’usager dans le processus créatif et productif de l’open lab
26
27Erasme est un service de la métropole du Grand Lyon qui met en place des expérimentations numériques dans trois champs différents : l’éducation, les seniors et les musées. Cette variété de champ d’application est liée à l’histoire d’Erasme qui fut, à sa création en 1993, un service du Département du Rhône chargé du développement des infrastructures numériques en zone rurale et a conduit à équiper les mairies et les collèges.
28À partir de 1999 la question de l’expérimentation de nouveaux services autour des infrastructures du web s’est posée. Erasme a alors développé un nouveau champ de compétence autour du « design d’usage », notamment dans les musées. En 2004, Erasme développe notamment une expérimentation au muséum, musée d’histoire naturelle sous la tutelle du département du Rhône. Les activités reposent d’abord sur des méthodes participatives, avec le concept de muséolab, espace de prototypage ouvert à tous les musées, puis sur des démarches de co-design, à travers le projet de muséomix, qui impliquent différents experts dans des domaines variés (artistes, médiateurs, enseignants, etc.) pour questionner les dispositifs de médiation autour d’outil numérique.
« Au cours des différentes sessions du muséolab, nous avons cherché à explorer les possibilités qu’offrent à la médiation et à la muséographie de nombreuses technologies émergentes (interfaces tactiles, technologies de personnalisation RFID, tablettes mobiles, systèmes immersifs ou de diffusion de son, etc.). Nous avons aussi testé et validé une méthodologie associant démarche créative, brainstorming appliqué, prototypage rapide et innovation ouverte, expérimentations dans la durée, évaluations scientifiques […]. Nous avions réuni des artistes issus de différents domaines (musicien, plasticien, scénographe, designers, etc.), des explorateurs logiciels et des transmetteurs de savoir qui exercent dans des contextes très divers. » (Directeur d’Erasme, entretien du 10 septembre 2015)
29Les concepts imaginés lors de la journée de brainstorming initiale ont pris la forme de sept dispositifs numériques qui commencent aujourd’hui à être utilisés en situation avec du public. Ces dispositifs sont organisés comme un espace ouvert de présentation de projets portés par des experts à un public varié, autour d’une mise en scène, tel un théâtre des innovations numériques au service de la médiation culturelle. Les responsables d’Erasme cherchent ainsi à renouveler l’organisation des relations aux usagers et le rôle des musées en tant qu’espace de monstration et de médiation, comme l’expliquent les responsables du projet :
« Ces sept années de travail en partenariat avec les musées et centres de culture scientifiques ont aussi révélé toutes les questions que leur posent les technologies et les pratiques qui sont associées à la culture numérique. […]Le numérique permet aux expositions de ne plus être des objets finis mais flexibles et en devenir, non pas simplement des contenus scénographiés mais un espace ouvert où l’on peut apprendre, s’émerveiller mais aussi se rencontrer, échanger, participer, vivre, etc. » (Directeur d’Erasme, entretien du 10 septembre 2015)
30L’idée est de questionner l’implication des publics-contributeurs à l’innovation digitale en mobilisant un dispositif ouvert à une variété d’expertises. L’usager participe en quelque sorte aux répétitions d’un spectacle réalisé par une diversité de comédiens (ingénieurs, médiateurs, artistes) et de metteurs en scène (les membres d’Erasme) avant la représentation finale lors de l’exposition. L’exposition évolue au fil des représentations que sont les visites des différents publics contributeurs.
31Lusage est un living lab, centre de recherche créé en 2005 attaché à l’hôpital gériatrique Broca à Paris. Il a pour activité de concevoir des outils technologiques pour améliorer le confort des malades atteints de troubles cognitifs et de leurs aidants en les assistant au quotidien. En amont de tout développement d’un outil d’assistance, la première étape du travail des équipes de Lusage est l’évaluation des besoins des malades. Le recueil est réalisé sous forme d’entretiens individuels ou collectifs, de questionnaires, par exemple à la sortie ou pendant l’attente d’une consultation. Ce recueil permet d’identifier des problèmes auxquels est confronté un malade souffrant de troubles cognitifs pour une situation donnée, d’explorer les solutions qu’il a mises en œuvre pour remédier à ce problème avec les ressources dont il dispose, de réfléchir à de nouvelles solutions afin de répondre à ces besoins non satisfaits.
« Les patients exprimaient toute une liste de besoins auxquels les professionnels n’auraient pas pensé » (Responsable scientifique du living lab, entretien du 31 mars 2015)
32La démarche de Lusage consiste à revenir constamment vers l’usager tout au long du déroulé du projet. Lusage consacre une grande part de son activité à évaluer l’utilisabilité des technologies d’assistance disponibles ou créées par le living lab. L’utilisabilité fait référence à la capacité d’un dispositif à être utilisé efficacement et avec satisfaction et à être accepté par l’usager visé par ce dispositif (parce qu’il a l’intention de l’utiliser, ou qu’il le trouve facile d’utilisation). En effet, il existe souvent une déconnexion dans le monde de la recherche et de l’innovation, entre les solutions proposées et les besoins réels des personnes souffrant de trouble cognitif : « les utilisent-elles ? comment ? »
« Pour un robot, on fait des évaluations courtes, mais on ne sait pas ce qui se passe quand un patient l’utilise pendant un an ou deux ans ».
« L’originalité qu’apporte le living lab, c’est le fait que la recherche porte sur non seulement l’efficacité clinique mais aussi sur l’acceptabilité, prendre en compte les retours des usagers pour améliorer l’outil, l’utilisabilité, l’ergonomie, que des laboratoires de recherche en médecine ou psychologie n’observent pas habituellement » (Responsable scientifique du living lab, entretien du 31 mars 2015)
33La démarche méthodologique s’appuie sur l’expérimentation : l’équipe propose à l’utilisateur de réaliser des tâches, comme des exercices de stimulation cognitive digitalisée ou jouer à un jeu vidéo. L’équipe recueille alors des mesures objectives (temps de réalisation d’une tâche, nombre d’erreurs de manipulation, etc.) et subjectives (satisfaction). Le principe est de « faire des itérations » avec les personnes soumises aux tests, de co-construire avec eux. Il s’agit de comprendre quels sont les problèmes dans l’outil, pourquoi il n’est pas utilisé (ou certaines fonctionnalités), comment l’améliorer. Ainsi, Lusage a pu développer des produits tels que des robots, des assistants virtuels, des logiciels de stimulation cognitive interactifs et en ligne, des jeux vidéos tactiles, des tests de dépistage de troubles cognitifs destinés à des médecins généralistes, un site proposant un programme psycho-éducatif en ligne à destination des aidants de malades d’Alzheimer.
34Dans cette démarche, l’espace a été conçu comme un lieu névralgique de l’open lab. C’est à la fois un espace pour réaliser les tests sur des prototypes, les mises en situation, et un espace de rencontre, où les occasions d’échanges sont stimulées par la présence d’un café multimédia.
« C’est l’exemple du LUTIN user lab au sein du Carrefour Numérique à la cité des sciences qui m’a inspirée. Il dispose d’une salle d’observation avec des jeux vidéo, pour observer en temps réel les joueurs avec des quantités d’appareils pour capter les émotions, les mouvements, les yeux, etc. J’ai eu l’idée que cela correspondait aux besoins de notre structure en construction, du fait du besoin d’observer les patients, de savoir ce qui pose problème dans les outils développés » (Responsable scientifique du living lab, entretien du 31 mars 2015)
35Les activités de jeux de stimulation cognitive développés ou évalués par Lusage, sont observées à l’aide de caméras pour capter la réaction et la difficulté des usagers. Les activités sont aussi orientées sur la parole à travers des entretiens, des réunions d’usagers. L’espace est ouvert, l’objectif étant d’y faire venir les patients qui résident à l’hôpital sur des courts, moyens ou longs séjours, des personnes âgées extérieures à l’hôpital avec ou sans trouble cognitif, afin de créer des interactions entre ces différents publics. Les ateliers du café multimédia en particulier visent non seulement à familiariser les seniors avec les technologies de communication (agenda, mails, etc.) mais aussi à offrir un espace d’écoute, d’échange d’expériences et de rencontre : des « lead users » des technologies proposées endossent le rôle de facilitateurs pour les nouveaux utilisateurs, et des communautés d’usagers peuvent se créer. Les usagers peuvent s’approprier cet espace et s’y fidéliser.
36Streetlab, est un living lab créé en 2010 en marge du Centre Hospitalier National des Quinze-Vingts et de l’Institut de la Vision. Dans la lignée de la philosophie de cet Institut qui l’héberge physiquement et qui en est le principal actionnaire, l’idée de cet open lab est de créer un pont entre le domaine de la recherche médicale et l’industrie (l’Institut est à la fois un centre de recherche sous la tutelle de l’hôpital des Quinze‑Vingts, un hôtel d’entreprise, et un incubateur). Streetlab est une société de service qui vise à accompagner des industriels dans le développement de produits et services destinés à améliorer l’autonomie et le confort des personnes malvoyantes, tout en utilisant les méthodes du « laboratoire vivant » qui expérimente et teste avec une implication prégnante des usagers. Ses méthodes reposent aussi sur les règles scientifiques fixées par l’Institut de la vision. Le lien étroit avec l’hôpital des Quinze‑Vingts, se manifeste dans la collaboration avec les médecins et chercheurs et dans l’accès à un panel de 800 usagers qui peuvent être sollicités, en fonction d’un protocole relativement strict, davantage encore quand la méthodologie de l’essai clinique est adoptée.
37Streetlab est doté d’une plateforme de simulation reproduisant une rue artificielle et un appartement. Ces espaces sont modulables à l’infini tel un plateau de théâtre, avec des décors qui peuvent être modifiés. Ils permettent de placer les personnes atteintes d’un handicap visuel dans des conditions sonores, d’éclairage et de décor réelles, où tous les paramètres du déficient visuel observé sont contrôlés, et de comprendre les situations d’échec du patient. La plateforme, équipée de caméras et de capteurs qui retranscrivent numériquement les images de l’expérience vécue par l’usager, capture des mesures objectives d’analyse des mouvements et du regard. Ces outils ont pour vocation de sensibiliser les décideurs de collectivités locales ou les industriels comme Essilor. Ils offrent la possibilité d’un prototypage virtuel et d’évaluer les bénéfices d’un dispositif sur une personne malvoyante.
38Ces réplications d’espaces réels ont requis un investissement important C’est une structure inédite par rapport aux plateaux techniques habituels des hôpitaux ou des cabinets médicaux, et qui amène l’open lab à réaliser des projets très en marge des activités hospitalières, par exemple, l’adaptabilité d’un GPS ou d’un mobilier urbain.
« Je vais prendre l’exemple du travail sur les seuils d’éclairage pour ne pas gêner les personnes qui sont atteintes de maladies oculaires : il n’y a aucun médecin qui accepterait de faire un essai clinique et perdre du temps à faire cela. Par contre qu’on pilote un projet comme cela et qu’on dise à un médecin, il faut que tu nous aides à faire les visites d’inclusion, pour suivre et analyser les données, ça, ça l’intéresse » (Directeur Général de Streetlab, Entretien du 22 avril 2015)
39L’accès des usagers à ces espaces sophistiqués n’est pas libre mais limité par leur inclusion dans un projet de prestation de service ou de partenariat de recherche. Ainsi Streetlab se caractérise par une ouverture sélective de l’espace à l’usager et une volonté d’articuler les innovations internes au lab et celles développées dans le reste de l’organisation.
40La démarche de Streetlab consiste à solliciter les usagers malvoyants pour tester des produits ou des services, afin qu’ils donnent leurs retours sur l’utilisabilité de ces produits, ou afin de mesurer des données sensorielles ou médicales provoquées, telles que l’amélioration de l’autonomie, du confort, de la manipulation (par exemple, comprendre les problèmes vécus dans le quotidien pour développer de nouveaux verres correcteurs avec Essilor). La méthodologie de travail avec l’usager est adaptée au type de projet. Les usagers sont choisis avec des critères objectifs (âge, degré de handicap visuel).
« On pourrait bricoler. Je connais un homme qui discute avec un focus group de 20 personnes et qui fait un rapport. On s’interdit de faire comme cela. Avec l’industrie de la santé, on est tout le temps en essai clinique, parce que, eux, c’est dans leurs gènes » (Directeur Général de Streetlab, Entretien du 22 avril 2015)
41Quand ils acceptent d’être inclus dans une étude, les usagers traversent plusieurs étapes : examen clinique de leur handicap visuel, réponse à des questions sur l’appréhension du quotidien ou un problème précis, immersion dans l’univers des plateformes pour se mouvoir, exécution de gestes (retrouver son chemin, poster une lettre, s’asseoir sur un banc, attendre un bus, etc.). Ils sont équipés d’une combinaison et d’un casque munis de capteurs qui retranscrivent le vécu du patient d’un point de vue visuel (ce qu’il voit, ce qu’il voit mal, etc.). Ils sont enfin interrogés sur leur expérience. Les données recueillies sont autant des données objectives (à l’instar des essais cliniques), que des données subjectives (le ressenti du patient), ce qui diffère du protocole de soin traditionnel. On observe un degré de participation créative supérieur à celle d’un focus group, car les besoins exprimés par les usagers conditionnent substantiellement le format du produit qui sera développé ensuite. Toutefois le savoir expérientiel suscité au cours de l’utilisation des plateformes n’est que faiblement créatif, l’intervention de l’usager est sertie par les questions précises qu’on lui pose, les expériences qu’on lui fait vivre, excluant son initiative.
42L’atelier Arts Sciences est né au début des années 2000, dans le cadre de l’Ideas laboratory du CEA Tech qui réunit entreprises, universités, collectivités locales, ingénieurs, et chercheurs en sciences humaines et humanités. Pour prolonger cette démarche collaborative en matière d’innovation, les membres de l’Ideas Laboratory mobilisent des artistes, des plasticiens, des gens du théâtre, des designers, et construisent un véritable laboratoire d’innovation artistique et industriel grâce à un partenariat du CEA avec des institutions culturelles telles que Hexagone Scène Nationale Arts Sciences de Meylan ou la Casemate de Grenoble. Après différentes expériences, ce partenariat a abouti à la création de l’atelier Arts Sciences qui vise à mettre en synergie les mondes de l’art, de la science, de la technologie et de l’entreprise :
« Nous confions une thématique, sociétale ou techno, à un collectif constitué d’artistes, de scientifiques, d’entreprises, voire de journalistes et de chercheurs. Nous travaillons ensemble dans un temps de résidence, qui dure de quelques jours à quelques mois. C’est un travail en commun permanent ou temporaire qui aboutit à un résultat de recherche et, souvent, à une production artistique, de type spectacle ou exposition. » (Directeur général des Open Labs, CEA Tech, entretien du 20 juillet 2015)
43L’une des premières rencontres se fait avec la chorégraphe Annabelle Bonnery qui va, par sa démarche artistique, initier à la fois un spectacle et de nombreuses applications industrielles.
« En 2003, [Annabelle Bonnery] voulait qu’on transforme son corps en instrument de musique à l’aide de micro-capteurs de mouvements. Nous avons regardé ce qui existait au CEA. À partir de sa demande, (…) nous avons par exemple développé une application de ces capteurs de mouvements pour des jeux vidéo qui a intéressé ensuite des grandes entreprises et permis de développer de nouvelles applications » (Directeur général des Open Labs, CEA Tech, entretien du 20 juillet 2015)
44Le rôle de l’Atelier Arts Sciences est alors d’organiser la rencontre entre des expertises variées.
« Notre savoir-faire, c’est d’organiser la rencontre entre la créativité artistique et industrielle et de tenter de la valoriser. […] Nous avons un rôle de fédération au CEA : notre métier c’est d’organiser la rencontre […] et d’animer la communauté. » (Directeur général des Open Labs, CEA Tech, entretien du 20 juillet 2015).
45L’Atelier Arts Sciences propose trois types d’événements pour ouvrir ponctuellement ce laboratoire et partager les résultats des innovations qui y émergent : le concours international Art Recherche Technologies Sciences qui a permis de repérer des projets artistiques et de constituer un réseau international ; la biennale des Rencontres-I destinée au grand public ; et le salon annuel EXPERIMENTA, lieu de présentation de résultats ou de travaux en cours entre artistes et ingénieurs ou entreprises. Des espaces collaboratifs y sont même intégrés comme le living lab organisé par la Casemate, au sein d’EXPERIMENTA pour tester, évaluer et imaginer des innovations avec les visiteurs. Cette démarche permet à l’usager (publics et artistes) d’être impliqué dans les processus de conception voire de jouer un véritable rôle de co-concepteur des démarches d’innovation portées par l’Atelier Arts Sciences.
46Les open labs partagent la caractéristique de poser l’espace comme un instrument clé, et de mobiliser fortement l’usager pour co-construire des savoirs avec lui. En particulier, l’espace de l’open lab est un moyen d’attraction des parties prenantes à l’activité et de rencontre des publics qui n’auraient pas été amenés à se croiser. Son ergonomie, souvent décalée par rapport à l’organisation qui le porte et aux espaces traditionnels de travail (Mérindol et al., 2016), est propice à l’échange : l’architecture de l’espace de l’open lab a été pensée pour qu’elle stimule les émotions ou qu’elle facilite les expérimentations (Brann, 1991) et par suite l’innovation. Cet espace amène à une participation plus ou moins active des usagers pour créer, expérimenter, et rencontrer les industriels ou professionnels. Autrement dit, l’espace représente à la fois la manière de faire et les valeurs portées par la communauté qui le fréquente ou qui y naît.
47Nous avons identifié quatre configurations liant le degré d’implication des usagers au degré d’ouverture de l’espace. À travers quatre illustrations d’open labs, nous avons montré que la construction de l’open lab dans les institutions publiques pouvait allier fermeture de l’espace et co-conception avec l’usager, allier ouverture de l’espace et contribution de l’usager, et réciproquement. L’usager co-concepteur est le plus souvent un professionnel (artistes, scientifiques, médecins, ingénieurs) à qui on ouvre de façon exclusive l’espace de création (le cas de l’Atelier Arts Science, le laboratoire). Quand cet espace est ouvert au grand public, ce dernier endosse au maximum le rôle de contributeur dans un cadre précis de création défini par les professionnels (le cas de Erasme, le théâtre). Lorsque l’usager, est de plus en plus enclin et invité à « se réapproprier » un enjeu, comme sa santé par exemple, l’open lab apparaît comme un espace d’expression de ses besoins, voire de co-création des solutions répondant à ses besoins. La plupart du temps, l’open lab offre une place centrale à l’usager co-concepteur (le cas de Lusage, l’agora) dans les phases amont de développement des produits ou des services. C’est seulement quand l’espace est très technique et sophistiqué que l’usager voit son accès restreint dans cet espace d’expression et son rôle de contributeur limité à des améliorations d’usage en aval du développement des produits et des services (le cas de Streetlab, le cénacle).
48Quel que soit le degré d’ouverture de l’espace, l’introduction de l’open lab suggère des transformations de l’organisation qui l’héberge. L’espace de l’open lab organise les relations des personnes d’une façon différente de ce que l’on peut observer traditionnellement et notamment au sein des organisations publiques. D’abord ils créent de la proximité en réunissant des usagers et des professionnels aux profils et compétences très variés. Mais surtout cette proximité est organisée : les protagonistes (usagers et membres de l’open lab) sont placés dans un contexte organisationnel dans lequel les rôles et les actions sont redéfinis. Le visiteur de musée est invité à repenser certains dispositifs de médiation avec les membres de l’organisation muséale (médiateurs, commissaires d’exposition, conservateurs) voire à créer une œuvre autour et à partir du travail d’un artiste. Le patient est amené à évoquer ses besoins, sa capacité à utiliser un outil médical dans un cadre protocolaire précis. La nature des projets et les résultats qui vont en ressortir ne sont pour autant pas définis à l’avance : c’est justement l’enjeu des open labs, innover en laissant libre cours à la créativité d’un groupe éclectique d’intervenants, tout en organisant leurs rencontres, échanges, et capacités créatives.
49Le rôle de l’usager est lui aussi central dans ce processus transformatif apporté par les open labs dans les organisations publiques, car sa participation au processus créatif bouscule le modèle d’innovation classique basé sur la R&D. Quel que soit le degré de participation de l’usager, l’open lab fait naître des biens et services nouveaux, utiles, et qui n’auraient certainement pas pu être créés sans l’échange avec les usagers que cet espace met en œuvre. La transformation des capteurs de mouvements, que l’on retrouve dans la console Wii, est née du partenariat inédit entre une chorégraphe et le CEA à travers l’Atelier Arts Sciences. Lusage a développé un assistant virtuel pour les personnes souffrant d’un trouble cognitif, ayant pour fonction de rassurer le malade, lui donner l’heure, lui rappeler la prise de médicaments. Cette application a vu le jour non pas parce que des médecins ont estimé qu’il était nécessaire de le créer mais parce que les échanges avec les usagers au sein du living lab ont révélé leur besoin pour ce type d’assistant. Son apparence physique non stigmatisante, sa facilité d’utilisation, ont été grandement orientés par les usagers. Les productions sont d’autant plus utiles et adaptées que les usagers sont impliqués, même en tant que contributeurs, car leur participation active interpelle les industriels qui répondent davantage aux besoins que si cette rencontre n’avait pas eu lieu. Sans cette rencontre particulière, les projets se seraient pas initiés ou n’auraient pas la même caractéristique d’utilisabilité.
50Le passage entre un usager contributeur et un usager co-concepteur questionne la capacité des organisations publiques à réorganiser leurs modes de gestion interne. Le cas d’Erasme en est un bon révélateur. La participation accrue des publics dans les projets développés par l’open lab soulève la question de la réappropriation de la démarche participative par les musées et challenge le rôle des différentes parties prenantes de l’exposition : le commissaire d’exposition, le médiateur, le public, et plus largement l’institution muséale. Ce faisant, Erasme transforme la représentation du rôle des usagers : perçus au départ comme des expérimentateurs, ils deviennent progressivement des co-designers en tant qu’« experts du quotidien ». Il transforme les musées eux-mêmes interrogeant les collections, les processus de médiation et de valorisation comme les outils et leurs applications. D’un espace de conservation et de présentation des collections, le musée devient en quelque sorte un théâtre d’expérimentation des processus de médiation et de valorisation du regard du public.
- 3 La notion même d’usager dans le champ de l’action publique invite à une nouvelle conception du serv (...)
51L’open lab apparaît comme un instrument de transformation voire d’innovation publique qui remet en cause le statut de l’expertise (du « sachant ») et la relation aux usagers3, et qui ouvre de façon assez inédite le processus de production du service public à de nouveaux participants. Il questionne indirectement l’architecture des frontières organisationnelles (internes et externes) et son fonctionnement cloisonné et descendant. Lusage fournit une illustration de l’ouverture au changement qui peut se déployer au sein d’un service public. Au départ, réfractaires aux activités de l’open lab apparaissant comme « exotiques », proposant des outils technologiques aux patients Alzheimer, les médecins du service de gériatrie ont fini par reconnaître une véritable utilité à ce type de thérapie, et à accepter que leur prise en charge traditionnelle soit complétée par celle de Lusage. Le médecin accepte de ne plus être le seul décisionnaire dans son service et s’ouvre à des formes de collégialité des prises de décision (Gand, 2008). Alors que le patient est usuellement placé dans une relation asymétrique avec le médecin, la reconnaissance de son savoir expérientiel, de son expertise sur sa maladie, atténue cette asymétrie. Le patient est situé au cœur de l’activité. La pluridisciplinarité requise dans les activités de l’open lab (en l’espèce, médecin, psychologue, ingénieur, informaticien, start-up, designer, etc.) réunit des professionnels qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. L’introduction d’open labs au sein de l’hôpital bouscule quelque peu les méthodes de travail traditionnelles de cette institution. Cette nouvelle donne dans l’organisation de la production médicale qui confie un rôle important à l’usager et qui introduit une transversalité des compétences est source de transformations dans l’institution hospitalière. Elle crée de la porosité dans les frontières de l’hôpital entre les services médicaux qui sont souvent cloisonnés (Molinié, 2005) et en-dehors de l’hôpital.
52L’espace physique, espace de travail, apparaît comme un support au renouvellement des modalités d’innovation, car il permet d’innover avec les autres. Il réunit dans une unité de lieu et de temps des personnes internes et externes à l’organisation souvent hétérogènes. Ces rencontres improbables entre des profanes et des spécialistes (Stryker et al., 2012), créent des complémentarités propres à faire émerger des idées ou des produits nouveaux (Fabbri & Charue-Duboc, 2016), parfois par la sérendipité.
53Dans le cas de l’Atelier Arts Sciences, la construction d’un « plateau d’innovation et de création », dans un mode de fonctionnement en laboratoire impliquant différents types d’expertises, questionne les modalités de construction des équipes et des projets : choix des membres du projet au sein du réseau de partenaires, relation entre membres reposant sur l’échange de bonnes pratiques, droits d’auteurs et droits de propriété industrielle assignés en fonction du développement des produits (à l’artiste, aux entreprises partenaires, ou au CEA Tech). Ce développement peut même conduire à la création d’une start-up dédiée qui va porter le projet industriel. La capacité de l’espace à devenir un instrument d’innovation publique dépend alors non seulement de la capacité de ses usagers à mobiliser des compétences multiples mais aussi à trouver des réponses originales à des questions de management de projet et d’équipe.
54Selon son directeur, l’Atelier Arts Sciences travaille ainsi sous des formes de gestion relativement souples et proches des concepts d’entreprise libérée (Getz, 2012) dans le sens ou il accroît l’autonomie des acteurs. L’atelier se rapproche davantage d’un modèle d’« adhocratie créative » (Carrier et Gélinas, 2011) fonctionnant en mode projet qui rompt avec les structures bureaucratiques plus courantes dans les institutions publiques (de Mascureau, 1995). Sa gouvernance est en effet constituée de trois niveaux : un comité de direction avec les partenaires transverses, fondateurs de l’Atelier, en charge de l’orientation et de la stratégie de développement ; un comité d’orientation thématique qui associe, en plus des fondateurs, des partenaires invités sur un ensemble de projets ; un pilotage de projet au cas par cas qui comprend un chef de projet et les intervenants de chaque partenaire. Pour permettre plus de souplesse l’espace est géré comme un « consortium », ce qui accroît la convergence des relations d’intérêts mutuels et de complémentarité d’expertises. La gouvernance commune de l’atelier (CEA Tech, Hexagone et La Casemate) accompagne la mise en relation des experts, artistes et ingénieurs qui trouvent un intérêt partagé autour des applications artistiques (le spectacle) et industrielles (produits, services, innovations, créations d’entreprises, etc.) du projet. C’est donc la complémentarité des expertises qui noue la relation au sein de cet espace dont les relations d’échange entre experts sont favorisées par les équipes du CEA. Dans le même ordre d’idées, la pratique juridique de l’Atelier est assez souple : il n’est pas enfermé dans une entité juridique, les participants y sont liés par des contrats croisés facilement dénonçables, et le brevet n’est pas la « préoccupation principale ». Les droits d’auteurs reviennent aux artistes ou designers mais ce qui en découle et qui est brevetable revient aux participants volontaires pour déposer le brevet, et un éventuel règlement de copropriété est signé lorsque plusieurs participants sont intéressés. L’intérêt pour les participants aux projets est plutôt d’avoir été à l’origine du projet. L’abandon de propriété intellectuelle est un phénomène assez naturel de l’open lab et illustre la souplesse avec lesquels les parties prenantes sont impliquées.
55Autrement dit l’espace comme instrument de transformation publique doit reposer sur une souplesse de gestion interne et des relations entre les différents partenaires. Cette souplesse se confronte souvent à la rigidité des structures de l’institution dans laquelle il se déploie. Alors que Steetlab témoigne de cette souplesse le cas de certains projets d’Erasme marque certaines résistances de l’institution publique. Streetlab a en effet adopté un modèle entrepreneurial bien qu’étant lié à un hôpital public. Cet open lab stimule la rencontre et la collaboration entre le domaine médico-social et le domaine industriel, et organise l’activité de création avec des équipes pluridisciplinaires, ce qui est un phénomène relativement nouveau à l’hôpital dont la structure est divisée par spécialité. A contrario certains projets développés dans le cadre de Muséomix d’Erasme ont conduit à mettre en cause les capacités d’intégration de ce type d’open lab dans l’institution publique. Des living labs mis en place dans des musées sur le modèle de Muséomix ont connu des disparitions prématurées dues à l’incapacité de l’institution à accepter ces lieux et démarches renouvelés. Une série de freins a été mise en évidence par les porteurs de projets, soulignant certaines résistances fortes des institutions à deux niveaux : 1) l’organisation, qui n’arrive pas à intégrer la transversalité dans les processus de décisions et qui reste trop souvent dans des logiques top down ; 2) les porteurs des métiers dont les compétences sont défiées par le surgissement de l’usager (publics, artistes…) dans leur champ d’expertise, comme les médiateurs dont les rôles et compétences sont modifiés pour passer d’un rôle de sachant à un rôle d’accompagnateur (Mérindol et al., 2016).
56Dans cet article nous nous demandions dans quelle mesure les open labs pouvaient être un outil d’innovation pour les organisations publiques. Nous avons montré par l’intermédiaire de l’analyse de cas que l’espace des open labs, qui permet de faire travailler ensemble des personnes de spécialités hétéroclites, d’impliquer des usagers, de faire des expérimentations et d’organiser les relations entre ces différents acteurs, apparaît en effet comme un catalyseur d’innovation, et en soit peut constituer un instrument de l’action publique (Lascoumes et al., 2005). En effet, la mobilisation de l’espace et de l’usager stimule une rencontre fertile de compétences, la révélation d’expertises insoupçonnées, et le processus créatif qui débouche à la fois sur des innovations de produits ou de services, et des innovations organisationnelles.
57Le développement des open labs dans les organisations publiques de la santé et de la culture introduit en effet une « transformation publique » qui interroge les pratiques des institutions en ouvrant leurs frontières au bénéfice des usagers, en permettant une hybridation des projets (publics/privés, orientés service public/développement industriel, non marchand/marchand), en questionnant les pratiques existantes (d’accompagnement des publics visés, de génération de nouvelles idées). Ce type d’espace apparaît même dans certains cas comme un moyen de développer de nouvelles ressources propres voire d’introduire une nouvelle rationalité de l’action publique, grâce aux outils de gestion qui s’y développent. Mais le degré et l’étendue des transformations sur l’organisation dépendront des configurations espace/usager : plus on est dans un modèle de co-conception et/ou un espace ouvert plus les transformations seront fortes.
58Les transformations que nous avons décrites et qui sont apportées par les open labs au sein des organisations publiques relèvent davantage d’une innovation incrémentale, que d’une innovation de rupture. Les open labs introduisent ainsi, par leurs méthodes de travail, des évolutions diffuses dans les organisations publiques, qui poussent les acteurs de ces organisations à questionner leur rôle, leur façon de percevoir leur métier, leur place dans l’organisation. Si cette évolution n’est pas radicale, elle est justement sans doute plus prompte à être plus profonde et durable.