Analyse des politiques publiques et science politique en France : « Je t'aime, moi non plus »
Résumés
Contrairement à une idée répandue, la place de l’analyse des politiques publiques au sein de la science politique française reste encore incertaine et sujette à un certain nombre de malentendus. Cette situation s’explique notamment parce que l’étude des politiques publiques conduit les politistes français à se poser la question de leurs relations avec le mainstream international. Plus fondamentalement, elle montre la nécessité de rompre avec la vision traditionnelle de l’État et du gouvernement et, surtout, elle conduit à s’interroger sur la nature même du politique. En ce sens, le développement de l’analyse des politiques publiques a servi de révélateur des tensions qui marquent la discipline dans un contexte de transformation et d'internationalisation de la recherche en sciences sociales.
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- 1 Cet article reprend des éléments d’un travail précédent réalisé avec Jean Leca. Cf. Jean Leca et P (...)
1L'histoire des relations entre l'analyse des politiques publiques et la science politique est-elle l'histoire d'un long malentendu ?1 C'est un peu ce qui ressort lorsque l'on essaie de retracer les trente années qui on vu l'étude de l'action publique s'imposer comme l'un des domaines les plus dynamiques de la discipline en France. Certes au premier abord et lorsque l’on n’y regarde pas de trop près, l’analyse des politiques publiques semble avoir fait sa place au sein de la science politique française. Si l’on prend par exemple comme indicateur les colloques organisés dans le cadre de l’Association française de science politique ou les publications dans la Revue française de science politique, il ne fait pas de doute que l’on assiste à une montée en puissance rapide de ce domaine au sein d’une discipline qui se consacrait jusque là à l’étude des institutions politiques, à la sociologie électorale ou à l’analyse des partis politiques.
2Cette expansion contraste avec la situation qui prévalait lorsque la revue PMP a été créée. Les lieux où se développait l’analyse des politiques publiques en France étaient plutôt rares, alors qu’aujourd’hui, il est presque impossible de trouver en France un centre de recherche de science politique qui ne compte pas une équipe spécialisée dans la recherche sur l’action publique. Le nombre d’enseignements concernant l’analyse des politiques publiques s’est lui aussi fortement accru et il n’existe sans doute plus, là encore, de cycle d’études politiques qui fasse l’impasse sur ce domaine.
3Coïncidence intéressante, le « décollage » de l’analyse des politiques publiques en France, que l’on peut dater du début des années quatre-vingt, est contemporain du premier congrès de l’AFSP qui se tient à Paris du 22 au 24 octobre 1981. Parmi les cinq tables rondes qui composent le congrès, la table ronde n° 1 porte sur « l’analyse des politiques publiques » et peut être vue comme la base programmatique du développement de l’analyse des politiques publiques au sein de la science politique, avec des thèmes portant sur « élaboration et l’application », « acteurs et stratégies », évaluation ainsi que « cohérence ou éclatement des politiques publiques ? » Et parmi les responsables de cette table ronde, on trouve notamment Jean Leca, Jean-Claude Thoenig et Jean-Louis Quermonne qui vont jouer le rôle que l’on connaît dans l’introduction de la discipline en France. On peut donc dire que, apparemment, les choses étaient plutôt bien parties pour que l’analyse des politiques publiques trouve toute sa place au sein de la science politique.
4En réalité les choses ne se sont pas exactement passées comme on pouvait s’y attendre, à tel point que l’on peut parler d’un véritable « malentendu » entre l’analyse des politiques publiques et la science politique. Au-delà de ce développement spectaculaire - ou peut-être justement à cause de lui - la montée en puissance de cette sous discipline n’a pas toujours été si bien acceptée dans un univers où l’étude de l’objet politique à partir des outputs de l’État reste quelque chose de finalement assez étranger à une tradition de recherche centrée sur les inputs : attitudes et comportements électoraux, rôle des partis ou mobilisations sociales.
5C’est cette situation paradoxale de l’analyse des politiques publiques au sein de la science politique française qui nous paraît être la marque de ces 25 dernières années : à la fois reconnue comme faisant preuve d’un grand dynamisme, attirant de nombreux jeunes chercheurs et chercheuses et pourtant jamais complètement considérée comme faisant partie du cœur de la discipline. En réalité, ces malentendus se focalisent autour d'un certain nombre de controverses qui, quand on y regarde de près, concernent en réalité l'identité même de la discipline. C’est pourquoi la thèse soutenue ici est que le développement, souvent houleux, de l'analyse des politiques au sein de la science politique française a servi de révélateur, mais aussi de vecteur (parmi d'autres, bien entendu) des tensions qui on marqué la discipline dans un contexte de transformation et d'internationalisation de la recherche en sciences sociales entraînant une modification des critères de professionnalisation des chercheurs et enseignants-chercheurs.
6Ainsi, l’analyse des politiques publiques interpelle la science politique française sur trois fronts : plus sans doute que d’autres domaines de la science politique, elle pose brutalement la question des relations avec le mainstream international ; plus fondamentalement, elle met en évidence la nécessité de rompre avec la vision traditionnelle de l’État et du gouvernement ; enfin elle conduit à s’interroger sur la nature même du politique.
Le défi de l’international
7L’une des caractéristiques de l’analyse des politiques publiques est d’être un « pur » produit d’importation. Alors que la recherche politique française avait contribué, il y a longtemps, au développement des domaines traditionnels de la science politique internationale (ce qui n’a pas empêché par la suite les chercheurs français de souffrir d’un isolement croissant), les premiers travaux estampillés « analyse des politiques publiques » sont intervenus sur un terrain quasiment vierge en France. La formule même « analyse des politiques publiques », traduite directement de l’anglais, était même incompréhensible pour de nombreux universitaires et décideurs français.
8C’est grâce à un certain nombre de « passeurs » ayant effectué des séjours aux États-Unis que les principales problématiques de la policy analysis vont être portées à la connaissance des universitaires français au début des années quatre-vingt. Il faut se souvenir de la rupture qu’elles représentaient par rapport aux approches qui prévalaient alors pour étudier le politique et l’État. Mais avant de revenir sur les conséquences sur le fond, il faut en souligner les effets sur l’évolution de la science politique en tant que profession. Lorsque le mouvement d’ouverture internationale des politistes français va se développer à partir des années 1990, pour s’accélérer encore dans les années 2000, le domaine d’étude de l’action publique, en raison de son absence d’héritage francophone, apparaîtra comme l’une des sous disciplines les plus ouvertes à l’international. Il ne s’agit pas, bien entendu, de prétendre ici que le reste de la science politique française ignore la littérature étrangère, mais l’analyse des politiques constitue sans doute le seul domaine où la quasi-totalité du « stock » de concepts est issu de la littérature anglo-saxonne. Même si certaines approches françaises apportent un éclairage spécifique, comme l’approche cognitive par exemple, leurs perspectives conceptuelles et leurs méthodes restent fortement marquées par les problématiques internationales.
9Conséquence : les spécialistes d’analyse de l’action publique ont été (et le sont encore parfois) considérés comme des tenants d’une forme « d’anglo-saxonisation » de la science politique française. Dans le contexte parfois difficile qui voit une communauté académique contrainte de modifier son référentiel professionnel, et donc ses critères d’excellence, avec un poids croissant accordé aux publications dans des revues internationales, l’analyse des politiques publiques occupe une place ambiguë : à la fois modèle d’une science politique française ouverte sur l’international et cheval de Troie contribuant à un alignement croissant sur les paradigmes internationaux.
10Mais au-delà de ce débat sur l’intégration de la science politique française au niveau international - qui se fera inéluctablement compte tenu de la transformation rapide des critères d’évaluation de la recherche - la reconnaissance parfois difficile de l’analyse des politiques publiques permet de soulever un autre problème concernant l’évolution de la communauté professionnelle des politistes. Ce qui caractérise les spécialistes de l’action publique en effet, c’est le fait qu’ils se situent d’emblée dans une perspective disciplinaire : ils perçoivent leur travail comme une contribution au développement plus général d’un domaine de recherche académique. Cela ne signifie pas qu’ils s’interdisent de contribuer au débat social ou à l’aide à la décision, mais leurs principaux interlocuteurs sont d’abord situés dans la communauté des pairs dans la mesure où c’est à travers le dialogue avec les pairs, notamment à travers les publications, qu’ils vont trouver la légitimité scientifique de leur recherche.
11Il est certain que ceci pourra susciter des difficultés quand se posera la question de leurs relations avec le monde des décideurs et des praticiens, la question est d’ailleurs abordée par plusieurs contributions à ce numéro. Mais le point que l’on voudrait souligner ici est la rupture que dénote cette attitude avec une conception traditionnelle pour laquelle la science politique n’est pas véritablement une discipline académique mais une sorte de « science de l’homme cultivé » qui voit des spécialistes de plusieurs disciplines se retrouver autour d’un objet commun, le politique. Comme l’ont montré certaines tensions récentes, il s’agit là d’un débat important qui engage l’avenir de la communauté académique. Il se traduit à la fois par de vraies difficultés pour l’analyse des politiques à faire reconnaître sa contribution à la compréhension du politique et par des formes de convergence avec d’autres domaines de la discipline qui se retrouvent dans une même conception de la recherche scientifique.
Rompre avec une vision traditionnelle du gouvernement
12Au-delà de ces aspects professionnels, les relations complexes que l’analyse des politiques publiques entretient avec la science politique tiennent aussi à des raisons de fond. Lorsque l’analyse des politiques est apparue en France, le regard qu’elle proposait sur l’action publique était en contradiction totale avec une tradition académique fondée sur l’étude de « l’État ». Le paysage intellectuel français était alors marqué par l’hégémonie de deux paradigmes s’agissant de l’action publique. Le premier était celui d’une science administrative qui, encore proche du droit public, mettait principalement l’accent sur les institutions publiques. L’État était saisi comme un ensemble de rouages complexes dont on ne distinguait que fort peu le fonctionnement réel de l’agencement formel. Même si l’on avait bien conscience que les ordres du gouvernement n’étaient pas toujours exécutés à la lettre, l’administration était d’abord considérée, dans une perspective wébérienne, comme un instrument docile au service du pouvoir.
13Le second paradigme était la conception marxiste de l’État, qui faisait de ce dernier une « machine » au service de la classe dominante, analysée principalement - voire uniquement - à travers sa capacité à maintenir un ordre politique et social au profit des dominants. Même si, évidemment, d’importantes divergences opposaient marxistes et spécialistes de science administrative, ils se rejoignaient sur un point fondamental : celui de la centralité de « l’État » perçu comme une sorte de géant tutélaire au-dessus de la société dont l’action n’était en rien passée au crible de l’analyse sociologique.
14C’est ce géant conceptuel que l’analyse des politiques va contribuer à affaiblir à travers une approche qui suppose une rupture radicale avec le cœur même des conceptions de l’État alors en vigueur : l’État n’est plus une « machine » dominant la société mais un assemblage plus ou moins bancal de politiques publiques plus ou moins bien ajustées et dont la rationalité est plus que problématique. Il faut mesurer la rupture que représente cette approche par rapport à une conception d’autant plus forte qu’elle s’ancre dans les racines mêmes de la relation entre la société française et son État. De ce point de vue, il n’est sans doute pas insignifiant que cette rupture se soit opérée dans les années quatre-vingt c'est-à-dire à une époque où la capacité de l’État à réguler la croissance économique ou à renforcer l’intégration sociale est de plus en plus mise en doute. Il reste que cette hétérodoxie radicale va conférer pour longtemps à l’analyse des politiques un statut à part dans le paysage universitaire de la science politique française qui reste encore imprégné de cette conception de l’État tutélaire.
Qu’est-ce que le politique ?
15Finalement, le défi le plus important lancé par l’analyse des politiques publiques à la science politique concerne l’essence même du politique. Ilpeut être résumé à partir des formules anglaises (encore !) utilisées pour saisir la notion de politique : alors que jusqu’ici, la science politique française ne saisissait la polity (« le » politique) qu’à partir des politics (la vie politique), l’analyse des politiques introduit une nouvelle dimension qui concerne l’action publique proprement dite : les policies (les politiques publiques). Si l’on peut considérer que cette distinction est aujourd’hui banale pour tous les jeunes politistes, il n’est pas si sûr que les conséquences de ce changement aient été complètement assimilées par la majorité des membres de la communauté professionnelle. Cela tient au fait qu’elle entraîne une modification radicale de la notion même de politique, dans la mesure où l’autonomie de la sphère politique n’est plus seulement liée à la capacité d’une couche de professionnels de la politique à s’identifier aux mécanismes de représentation politique (le vote, les structures partisanes…), mais aussi aux mécanismes à travers lesquels les politiques publiques constituent des univers de sens et des lieux d’expression des intérêts contribuant à la production de l’ordre politique. Tout autant que les mécanismes de représentation classiques, les processus de policy making contribuent à mettre en sens et à mettre en ordre la société, en définissant des modèles d’explication du monde et en distribuant des ressources symboliques ou matérielles.
16Il faut mesurer le sentiment d’étrangeté qu’une telle formulation représente pour une profession formée à considérer que le politique s’organise exclusivement autour de la conquête du pouvoir politique. D’où une situation pendant longtemps ambiguë de l’analyse des politiques au sein de la discipline : à la fois reconnue et souffrant d’une forme d’exclusion épistémologique. Aujourd’hui, heureusement, les attitudes évoluent. On voit en particulier des passerelles se mettre en place entre spécialistes de l’action publique et politistes cherchant à se dégager d’une conception trop étroite du politique. Ces derniers cherchent notamment à prendre en compte certaines formes de mobilisation qui court-circuitent l’espace de la représentation politique pour interpeller le gouvernement directement dans la sphère de l’action publique. D’autres mettent en évidence la complexité des processus de construction des préférences politiques, de la citoyenneté ou de la mémoire politique qui recoupent, à des degrés divers, les mécanismes de production de l’ordre à travers les politiques.
17Cette question de l’articulation entre politics et policies constitue un immense chantier de recherche mais on peut espérer qu’il contribuera à renouveler la science politique tout en faisant accepter l’analyse des politiques comme une contribution à l’étude du politique.
Notes
1 Cet article reprend des éléments d’un travail précédent réalisé avec Jean Leca. Cf. Jean Leca et Pierre Muller, « Y a-t-il une approche française des politiques publiques ? Retour sur les conditions de l’introduction de l’analyse des politiques publiques en France » dans Philippe Warin et Olivier Giraud (dir.) Politiques publiques et démocratie, Paris, La Découverte 2008.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Pierre Muller, « Analyse des politiques publiques et science politique en France : « Je t'aime, moi non plus » », Politiques et management public, Vol. 26/3 | 2008, 51-56.
Référence électronique
Pierre Muller, « Analyse des politiques publiques et science politique en France : « Je t'aime, moi non plus » », Politiques et management public [En ligne], Vol. 26/3 | 2008, mis en ligne le 12 mai 2011, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pmp/1117 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pmp.1117
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