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La conduite du changement en hôpital psychiatrique  : le rôle des centres de traduction dans la valorisation des innovations lors d’un projet de promotion du bien-être au travail

Conducting change in psychiatric hospitals: the role of the centers of translation in the valuation of innovations during a quality of working life project
Karine Boiteau et Christophe Baret
p. 231-246

Résumés

Dans cet article, nous faisons l’hypothèse que la sociologie de la traduction mobilisée de manière normative est une méthode de conduite du changement qui permettrait de favoriser l’émergence et la mise en place de pratiques de travail innovantes. Une recherche-intervention d’une durée de 3 ans dans un hôpital psychiatrique parisien montre qu’effectivement, cette méthode a permis de franchir les frontières politiques en négociant la participation aux groupes de travail d’acteurs poursuivant des objectifs différents et en assurant le lien avec les niveaux hiérarchiques supérieurs. Les groupes de travail constitués en centres de traduction ont permis de franchir les frontières interprétatives. Ils ont favorisé l’apprentissage collectif de la controverse sur le travail réel et l’émergence de pratiques innovantes jusqu’alors clandestines.

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Texte intégral

Introduction

1Le rythme effréné des réformes qui frappent l’hôpital pourrait laisser penser qu’il se prête bien au jeu du changement mais il n’en est rien. L’hôpital croule depuis les années 1970 sous des réformes, presque toujours imposées, qui se superposent et qui confèrent au changement un caractère chronique et polymorphe. Si la nécessité de ces changements est reconnue, elle laisse néanmoins perplexe sur le choix d’une doctrine gestionnaire qui pourrait aider à conduire de manière rationnelle le changement dans des établissements définis « par nature, par une organisation complexe » (Kervasdoué, 2007 : 4). En effet, plusieurs auteurs s’accordent sur les difficultés associées au changement quand celui-ci se déroule dans une organisation professionnelle aux buts diffus et aux pouvoirs ambigus (Denis et al, 1996). Dans ce contexte pluraliste (Denis et al., 2004), la conduite du changement doit se frayer un chemin parmi les stratégies de groupes hétérogènes (administratifs, médecins, soignants). Aussi, accompagner le changement dans le secteur hospitalier c’est avant tout parvenir à franchir les barrières professionnelles (Kippist et Fitzgerald, 2012). Les processus de changement constituent un défi managérial au taux de réussite faible, de l’ordre d’un tiers (Meaney et Pung, 2008) et en cas d’échec, les causes restent souvent obscures (Audet, 2009). À l’hôpital, ces processus conduisant à l’émergence et à la diffusion de nouvelles pratiques organisationnelles ou managériales font l’objet de peu d’études dans la littérature, contrairement aux innovations médicales ou technologiques, (Nobre, 2013 ; Djellal et al., 2004), alors même que les données actuelles sur la qualité de vie au travail des agents hospitaliers sont préoccupantes et que les établissements sont à la recherche de solutions pérennes en la matière. Afin de mieux comprendre les difficultés de la conduite de projets « RH », nous avons mobilisé la sociologie de la traduction (ST) (Akrich, Callon, Latour, 2006). Ce cadre théorique permet une lecture adaptée des processus de changement dans les établissements hospitaliers (Dervaux et al., 2011 ; Denis et al., 2004) et met en évidence les raisons du succès ou de l’échec d’un projet en accordant une place explicative fondamentale aux acteurs du réseau et aux capacités d’intéressement du projet innovant (Callon, 1986).

2Nous avons donc fait l’hypothèse que la ST permettrait d’intégrer les contraintes liées aux organisations pluralistes et pourrait constituer une méthode de conduite du changement pertinente lorsque des individus aux valeurs et aux intérêts divergents doivent coopérer autour d’une problématique commune. La ST s’est donc imposée comme grille d’analyse d’un processus de changement que nous observons, d’une part, et que nous conduisons, d’autre part. Nous l’avons mise en œuvre lors d’un projet de promotion du bien-être au travail dans deux unités de soin d’un l’hôpital psychiatrique parisien. Notre accompagnement nous a conduits à identifier et à faire partager, au sein de groupes de travail constitués en centres de traduction, des pratiques innovantes clandestines insoupçonnées. La plupart du temps, ces pratiques (organisationnelles ou managériales) à la frontière du prescrit, se réalisent dans la clandestinité, un doute persistant sur le fait qu’elles soient tout à fait autorisées tout en restant convaincu qu’elles ne sont ni totalement interdites ni dangereuses. Nous allons dans un premier temps présenter comment la conduite d’un projet RH à l’hôpital relève d’un véritable défi pour des raisons organisationnelles et contextuelles. Nous présenterons la sociologie de la traduction mobilisée dans une logique normative. Nous présentons ensuite le design de cette recherche-intervention à visée ingéniérique réalisée dans 2 services d’un hôpital psychiatrique. Nous décrirons comment nous avons mis en œuvre les principes normatifs de la ST pour accompagner le processus de changement pendant plus de trois ans dans cet hôpital. À partir de l’analyse des observations de terrains et des actions menées nous présenterons les freins et les facilitateurs du changement à l’hôpital en insistant plus particulièrement sur le rôle « frontière » du chercheur-intervenant qui négocie la participation des acteurs aux groupes de travail et qui assure la liaison entre les niveaux hiérarchiques pour que les discussions soient suivies de décisions. Enfin, nous soulignons que les centres de traduction ont pu proposer des pratiques innovantes à partir du moment où la controverse sur le travail réel a pu s’exprimer.

1. La conduite du changement à l’hôpital : un défi pour des raisons contextuelles et organisationnelles

3Bien que soumis à de nombreuses réformes, l’hôpital public est difficile à transformer.

1.1. Une multitude de réformes

4Depuis le début des années 2000, l’hôpital public a connu 3 principales réformes qui ont affecté son financement, son organisation interne et son organisation externe. La tarification à l’activité (T2A) fait désormais dépendre les recettes de l’hôpital de son activité ce qui le conduit à rechercher une amélioration de ses performances en réduisant les coûts et en augmentant l’activité. L’injonction législative de constituer des pôles d’activités médicales en regroupant les services a conduit à l’instauration de nouveaux lieux et de nouveaux critères de prise de décision. Dernièrement, l’obligation faite aux établissements de rejoindre un groupement hospitalier de territoire les contraint à mutualiser certaines activités et à proposer des parcours de soins inter-établissements. Aussi, nous pourrions penser aux vues de ces multiples réformes que l’hôpital est une référence en termes de conduite du changement mais ce n’est pas le cas. La simple application des réformes n’a pas permis le déroulement de processus de changement (Gagnon, 2009) en profondeur. En effet le changement se construit en tenant compte de la culture et du travail réel des personnels pour favoriser l’adhésion des acteurs. Sinon une méfiance s’installe progressivement en particulier dans le milieu médical et soignant qui redoute une perte de contrôle. Les temps d’échanges sur le travail réel entre les cadres, les médecins et les soignants se raréfient en raison de la pression à l’activité et du manque de ressources (Brami et alii, 2013). L’implantation de logiques consuméristes et financières du soin crée une crispation des professionnels de santé qui y voient une perte de sens, voire une remise en cause de leur travail. Partant de ce constat, il paraît alors nécessaire de réengager des discussions sur le travail pour partir des répercussions concrètes des changements sur le travail. Nous avons donc opté pour une méthode de conduite du changement qui permette la prise en compte des avis des acteurs concernés et du travail réel et qui laisse le temps aux acteurs de discuter du sens et des conséquences des changements.

1.2. Conduire le changement dans une organisation pluraliste

5L’hôpital public du fait même de sa structure et de son organisation rencontre des difficultés dans la conduite de stratégies du changement. Caractérisé selon les auteurs de « bureaucratie professionnelle » (Glouberman et Mintzberg, 2001), de « main-d’œuvre professionnelle » (Gagnon, 2009) ou « d’organisation pluraliste » (Denis et al., 2004), l’hôpital est décrit comme un univers où cohabitent plusieurs directions, plusieurs silos professionnels hermétiques, disposant de structures propres avec des valeurs contradictoires et des objectifs différents. Médecins, gestionnaires et soignants n’ont pas même perception de l’environnement et des priorités (Kirkpatrick et al. 2011). Ainsi les lieux de pouvoir étant diffus, les objectifs divergents rendent difficiles la prise de décision convergente autour d’un projet commun. Les projets sont le plus souvent tiraillés et dilués dans le temps. Les problèmes, les solutions et les choix n’étant pas couplés les uns aux autres, l’impression d’incohérence domine aux yeux des acteurs qui remettent en cause la légitimité des directions. Il convient donc de trouver un modèle permettant de créer une vision partagée par tous, en clarifiant les objectifs du projet et en identifiant des critères de réussite du changement (Audet, 2009) aussi modestes soient-ils afin de rompre avec une réputation d’immobilisme à l’hôpital.

6Ces premiers éléments de la revue de littérature soulignent les besoins de construction d’une grille de lecture commune dans la conduite de projets de changement à l’hôpital. Nous avons par ailleurs besoin d’un modèle d’analyse et d’un guide dans l’action favorable à un changement incrémental et contingent. C’est dans ces perspectives que nous présentons la sociologie de la traduction.

2. La sociologie de la traduction (ST) à visée normative : un modèle théorique pour répondre au défi de la conduite du changement à l’hôpital

7ST envisage de faire travailler ensemble des mondes différents en proposant une grille de lecture qui permette d’unir pour un temps et autour d’un problème La circonscrit du « diffèrent ». Elle permet l’étude « à chaud » des démarches innovantes et envisage l’analyse d’un processus de changement en cours afin de comprendre d’une part les raisons de l’échec ou du succès mais en permettant d’autre part, dans le cas d’une recherche intervention, d’orienter les choix et les décisions durant ce processus, alors même que celui-ci se déroule et que des décisions stratégiques doivent être prises dans un contexte caractérisé par l’incertitude et l’influence d’éléments extérieurs imprévisibles (Dervaux et al., 2011).

8Comme le souligne Pichault (2013), la ST permet à la fois de considérer le changement comme un processus à décrire, à expliquer, à évaluer, à anticiper et à gérer. C’est à travers ces différents niveaux d’usage que nous avons mobilisé ce modèle théorique afin d’appréhender la complexité du réel sans se laisser paralyser par elle.

2.1. Les principes de la sociologie de la traduction et pertinence avec notre sujet de recherche

9Dans un rapport ethnographique au terrain, la ST observe la diffusion d’une innovation qui ne repose ni sur le principe de résistance au changement pour en expliquer les échecs ni sur les qualités techniques intrinsèques de l’outil support du changement pour en justifier le succès. Au contraire nous garderons à l’esprit que « si l’innovation émerge et rencontre l’écho du public, c’est parce qu’un groupe d’individus effectue tout un travail de conviction, d’adaptation technique et de négociation » (Boussard et al, 2004 : 209) : il s’agit plutôt de s’appuyer sur les opportunités qui s’offrent pour faire porter le projet par des personnes relais. La ST valorise le récit détaillé d’histoires de diffusions d’innovations longues, tumultueuses et incertaines. L’imprévisibilité de l’évolution rend l’accompagnement souvent difficile et conduit le traducteur à réorienter les objectifs du projet au cours de sa réalisation. Enfin la ST repose fondamentalement sur les relations et les interactions sociales qui sont placées au cœur du processus de la construction de la connaissance scientifique.

2.2. Les différentes étapes de la traduction

10La ST mobilise un vocabulaire spécifique qui nécessite quelques précisions.

Le traducteur : passeur de frontières

11Le traducteur est le pilier du processus de traduction. Promoteurs de projets, les traducteurs sont des individus ou des ensembles d’individus sollicités pour coordonner le projet. Ils doivent faire preuve de neutralité et défendre les diverses attentes des groupes professionnels qui cohabitent dans une organisation pluraliste. C’est pourquoi ce porte-parole est aussi appelé « passeur de frontière » (Routelous, 2014). Selon Carlile (2004), cette frontière peut être interprétative quand chaque acteur a une représentation différente du problème à traiter, il s’agit alors de faire émerger une représentation partagée. Cette frontière peut aussi être politique quand les acteurs ont des intérêts différents, voire conflictuels. Pour Zietsma et Lawrence (2010), un travail institutionnel doit être engagé aux frontières et sur les pratiques pour initier un changement. Or, quand l’organisation est composée de groupes professionnels, comme c’est le cas de l’hôpital, les barrières sont politiques. Le traducteur doit donc tenir à la fois un rôle interprétatif et un rôle politique pour passer les frontières.

La controverse

  • 1 L’expression des controverses vise à aboutir non pas à l’obtention d’un consensus entre les acteurs (...)

12Tout processus de traduction est soumis à des controverses, c’est-à-dire à des concurrences entre les différents actants qui ont des points de vue divergents concernant le projet. La ST considère que l’expression des controverses doit favoriser l’obtention d’un compromis1 entre les différentes parties prenantes et la conception d’une démarche susceptible de rassembler les intérêts de chacun.

Les cinq phases de la traduction

13Les différentes étapes sont présentées ici de manière chronologique pour faciliter leur distinction mais dans les faits elles « se chevauchent et se répètent dans un processus dynamique fait de boucles itératives » et doivent être pensées dans la simultanéité (Pichault, 2013 : 127).

14La contextualisation : cette première étape est un préalable à une démarche normative. Elle vise à identifier les éléments spécifiques du contexte susceptibles d’influencer la démarche. Il ne s’agit pas de reprendre une méthode ou un excellent outil tel quel mais plutôt d’accompagner une organisation dans sa capacité à créer ses propres outils. Cette étape de contextualisation prend du temps mais favorise largement la réalisation d’une traduction aboutissant à un changement réel.

15La problématisation : l’étape doit permettre de réunir divers acteurs aux intérêts divergents, autour d’un projet commun en identifiant une problématique commune et créatrice de sens. Ainsi les individus sortent d’une position singulière (problèmes spécifiques, individuels) et acceptent de se réunir et de coopérer (constitution d’un réseau) (Callon, 1980 ; Pichault, 2013). Elle doit donc revêtir un degré de généralité élevé (Akrich et al. 2006) pour que chacun se sente concerné.

16L’intéressement : il regroupe l’ensemble des actions, des efforts accomplis par les promoteurs du projet, pour intéresser un nombre croissant d’alliés et les faire participer activement à la construction de l’innovation (Akrich et al. 1988a, 1988b). Ils s’appuient sur des « dispositifs d’intéressement » (espaces d’échanges, documents, indicateurs, graphiques, méthodes…) permettant de créer du lien entre acteurs et favorisant les échanges. Callon et Law (1988 : 102) insistent sur l’importance d’élaborer des « centres de traduction », espaces dédiés aux échanges, laissant libre l’expression des controverses, des craintes et la confrontation des points de vue.

17L’enrôlement : l’enrôlement décrit la mobilisation active des membres dans le réseau. Leur intérêt pour la démarche innovante se traduit en actions concrètes et visibles en faveur du projet. En effet, comme son nom l’indique, « enrôler », c’est attribuer un rôle à un membre du réseau, rôle qu’il accepte d’endosser pour défense de ses intérêts. Un acteur peut paraître intéressé par la démarche innovante, être présent aux réunions sans pour autant accepter de jouer un rôle actif au moment du déploiement.

18Le rallongement du réseau : le rallongement du réseau obéit à une logique qui conduit du centre (les actants qui constituent la base du réseau) vers la périphérie (élargissement de la base du réseau par l’ajout de nouveaux alliés). L’incorporation de nouveaux maillons au réseau implique que le processus de traduction se réenclenche. Une traduction réussie permet l’appropriation de nouvelles pratiques qui deviennent la nouvelle norme.

19Alors que l’hôpital public est à la recherche de nouvelles modalités de conduite du changement qui réduisent les tensions avec les personnels, nous faisons la proposition dans cet article que la ST utilisée de manière normative pourrait constituer une méthode de conduite du changement pertinente, permettant à la fois de négocier l’implication des différents acteurs dans les projets de changement et de favoriser l’émergence d’une vision partagée de l’organisation du travail en fonction des nouvelles contraintes des établissements. Nous apportons dans ce qui suit quelques éléments de validation de cette proposition de recherche en présentant le déroulement et le résultat d’une recherche-intervention réalisée dans un Établissement public psychiatrique.

3. Méthodologie de la recherche-intervention

20Nous présentons ici le design de la recherche-intervention puis la méthodologie de collecte des données.

3.1. Design de la recherche

21Inscrite dans un paradigme constructiviste, notre recherche repose sur la richesse des interactions entre le chercheur et les acteurs de terrain. C’est une recherche-intervention, c’est-à-dire une « une pratique de recherche inscrite dans une relation de consultation (sociale) dont les acteurs concernés ont l’initiative ou le contrôle et où ils sont parties prenantes de l’ensemble du processus » (Dubost, 2001 : 16). Allant au-delà de la formulation de préconisations sur les changements à engager, nous avons participé à leur mise en œuvre (David, 2008). Dans le cadre d’une approche ingéniérique de la recherche-intervention (Chanal et al., 1997), nous avons accompagné la direction des ressources humaines et la hiérarchie soignante pour concevoir des modélisations pertinentes des processus de changement à l’hôpital. En effet, notre rôle à consister à : - proposer de nouvelles méthodes de conduite du changement à la Direction des Ressources Humaines (DRH) et à la Direction des soins (DS), - produire des connaissances partagées entre la direction, les cadres et les équipes, - négocier la constitution de groupes de travail, - animer les groupes de travail, - accompagner la mise en œuvre des actions retenues.

  • 2 Cet établissement a une file active de 3 500 patients et un personnel de 2 213 ETP pour 751 lits et (...)
  • 3 CIFRE : Convention industrielle de formation par la recherche, thèse de doctorat co-financée par l’ (...)

22Nous rendons compte de cette recherche-intervention sous la forme d’une étude de cas contemporaine réalisée dans un établissement de santé public d’île de France avec une activité exclusive en psychiatrie répartie sur 60 sites de prise en charge ambulatoire et d’hospitalisation2. Elle repose sur la mise en place de groupes de travail (GT) multi-disciplinaires et multi-niveaux hiérarchiques inédits dans l’établissement. Au niveau de l’établissement un GT s’est réuni de 2013 à 2016 sur le thème de l’attractivité et de la fidélisation des infirmières, il était composé de DRH, DS, médecin représentant de la Commission Médicale d’Etablissement (CME), 4 délégués syndicaux, chargée de communication, 4 cadres de santé, 2 infirmiér(es)). Tous ont été nommés par la DRH. Au niveau des services, un GT a été constitué de 2014 à 2016 sur le thème de la promotion du bien être au travail, il était composé de la cadre de santé et de soignants des deux services sites pilotes. Le nombre de participants a été très variable d’une session à l’autre (2 à 8 en fonction des phases du projet). Le principe était de faire participer les soignants présents sur leur poste les jours de GT. L’intervention a été conduite dans le cadre d’une thèse CIFRE3 d’une durée de 3 ans, de 2013 à 2015. La doctorante était rattachée à la DRH de l’établissement. Parmi les différents projets que nous avons animés durant la période de 3 ans, par souci de concision, nous allons développer ici principalement les résultats relatifs au projet de promotion du bien-être au travail.

  • 4 Comité Hygiène, sécurité et conditions de travail.

23En 2014, nous sommes sollicités par la DRH et la DS de l’établissement afin de mettre en œuvre un projet RH innovant. Elles ont ainsi pensé à un projet de promotion de bien-être au travail sur un site pilote. Après de nombreux débats pendant presque 8 mois, les unités 1 & 2 ont été désignées. Elles ont été présentées au doctorant en petit comité (DRH et DS) comme un site « lourd », « ingérable » ayant fait face à des évènements dramatiques : un meurtre commis par un patient sur un autre patient avec un défaut de vigilance identifiée de la part de l’équipe et la mort (suite de maladie) d’un chef de service charismatique. Depuis le service est dans un état de « chaos ». La DRH signale une répétition d’incidents disciplinaires (y compris des situations de violences vis-à-vis de l’encadrement) quant à la DS, elle redoute l’arrivée régulière de déclarations d’évènements indésirables et d’incidents médicamenteux pour ces deux unités. Nous comprenons à travers les échanges qui suivent en GT et en CHSCT4 que ces deux unités ont le statut de « mauvais élèves ». Pourtant les besoins en matière de promotion de bien-être criants finissent par convaincre les membres du GT.

3.2. Le rôle du chercheur-intervenant

24L’entrée sur le terrain a été plutôt aisée vis-à-vis de l’encadrement mais il a été plus délicat vis-à-vis des équipes puisque le doctorant-intervenant était « mandaté » par la « direction » (DRH). Les professionnels ont craint que des intentions sous-jacentes aient été dissimulées. Ils ont longtemps pensé que le doctorant était psychologue malgré ses démentis systématiques et la redéfinition de son rôle régulièrement en début d’intervention comme accompagnateur du projet de promotion du bien-être. Nous avons rappelé à plusieurs reprises que nous veillerions dans cette démarche à définir ensemble des objectifs réalisables.

  • 5 Nous rappelons à cette fin que nous avons établi avec les acteurs de terrain les règles des échange (...)

25Dans une logique de contextualisation, nous avons pris le temps de définir pour mieux les conjuguer les attentes des différentes parties prenantes au moment du cadrage de l’étude. L’accompagnement repose principalement sur des fonctions de relais, de médiateur et donc de traducteur pour légitimer toute la chaîne hiérarchique, équilibrer les pouvoirs dans les équipes entre les anciens et les nouveaux : il s’agit donc d’ouvrir le dialogue et les échanges pour faire tomber les tabous. Cela repose sur la construction d’une relation de confiance entre respect de la confidentialité et mise en débat de sujets sensibles.5

26La collecte des données a été particulièrement riche et variée :
- animation de groupes de travail pluri disciplinaires (groupes de discussion, tables rondes, groupes de créativité) ;
- réalisation de 14 entretiens exploratoires individuels ;
- réalisation d’une enquête par questionnaire sur la satisfaction au travail des personnels (310 questionnaires exploitables) ;
- observation non participante dans 2 services de soins, notamment lors des transmissions ;
- réalisation de 25 entretiens structurés individuels et de 25 entretiens structurés collectifs.

27Le chercheur joue ici son rôle de passeur de frontières entre des mondes différents avec une volonté de neutralité bienveillante. Nous avons ainsi assuré l’animation des réunions (entretiens collectifs de créativité) en prenant garde à bien distribuer la parole à tous les acteurs. Nous n’avons pas hésité à mettre au cœur des échanges des sujets jusqu’alors tabou et non débattus. Nous avons réalisé des comptes–rendus de chaque intervention qui étaient accessibles à tous les soignants dans un classeur dédié. Après chaque intervention nous prenions le temps de débriefer avec les cadres de proximité le déroulement de la séance afin d’y mettre du sens et d’interroger la posture managériale. Enfin, à l’occasion d’entretiens réguliers programmés avec le cadre supérieur nous donnions à voir les avancées et les difficultés rencontrées dans la mise en place du projet.

4. Dix mois d’efforts pour ouvrir la discussion sur le travail et faire émerger les nouvelles pratiques

28Au démarrage du projet, nous avons été particulièrement attentifs à la contextualisation comme étape préalable à la traduction. Nous avons donc pris en compte le système d’influence propre aux deux unités reposant sur les caractéristiques d’une organisation pluraliste avec un encadrement assurant un management plutôt autocratique mais aussi une équipe encline au détournement des règles ce qui se révèle peu compatible avec une vision valorisée de l’innovation. Suite au constat de l’existence de tensions dans les équipes en partie liées à un manque d’écoute et de reconnaissance de la hiérarchie, en filigrane de notre présence nous avions à l’idée d’accompagner l’encadrement à s’ouvrir sur les principes d’un management moins autoritaire et davantage ouvert à la discussion sur le travail réel, au moins à l’occasion du projet bien-être, en adoptant la collégialité comme nouveau modèle de prise de décision. De plus, nous souhaitions mettre en valeur le principe de partage de bonnes pratiques même si ces dernières n’avaient pas encore eu l’occasion d’être débattues entre pairs.

  • 6 Cette cartographie a été définie à partir des entretiens individuels menés dans l’une des unités à (...)

29La présentation du projet est faite sur une séance commune aux deux unités fin août 2014. Le personnel réagit peu mais ne s’oppose pas non plus au projet. En accord avec les cadres, le chercheur se rend une semaine sur deux dans chaque unité pour une séance d’une heure qui réunit les membres de l’équipe soignante présents ainsi que le cadre de proximité. Cette première période est destinée à l’appropriation de la thématique du bien-être au travail méconnue des soignants. Il s’agit d’une phase diagnostique indispensable qui permet à chacun d’exprimer ses attentes vis-à-vis de l’existence de ce projet, d’identifier collectivement des signes d’absence de bien-être au travail à la fois individuels et collectifs (maux de tête, troubles intestinaux, troubles du sommeil, baisse de la capacité d’écoute des demandes des patients, absentéisme, etc.) et enfin de constituer une cartographie des bonnes pratiques managériales favorables au bien-être au travail6 mais aussi ce qui pourrait être amélioré. Ces séances mobilisent donc les principes d’un centre de traduction. Le thème de bien-être s’apparente à un sujet « supragroupe » en étant suffisamment général pour être approprié par tous les acteurs. Cependant, la participation des soignants se fait en demi-teinte, les réunions commencent souvent en retard, les soignants indiquant qu’ils ne sont pas au courant du projet, ni des dates de réunion. Bien que ces temps de réunions soient formels et concernent l’ensemble du personnel soignant présent sur leur poste, il est fréquent que seul le cadre se présente à la réunion. Nous avons alors décidé de réaliser des entretiens pour les rencontrer individuellement en face-à-face. Cette première phase est l’occasion de compléter les données de contextualisation : repérer les soignants qui boycottent le projet, ceux qui n’osent pas prendre la parole en groupe et qui se révèlent pourtant prolixes en entretien privé, ceux qui sans s’en rendre compte sont des défenseurs de l’innovation au quotidien et qui relatent des astuces de travail développées dans la clandestinité. Nous avons présenté l’analyse de ces données en janvier 2015 dans un contexte particulièrement tendu puisque la direction en accord avec le cadre supérieur et le médecin chef de service décident de modifier le rythme des horaires de travail (12 h) et revenir sur un rythme en 8 h dès l’été. Cette fois les soignants réagissent à la présentation des éléments du diagnostic : ils sont surpris de voir que des entretiens individuels complémentaires menés par le chercheur révèlent des visions opposées voire contradictoires, un défaut d’organisation du travail pensée collectivement et une absence de temps dédié au partage de bonnes pratiques ou de pratiques innovantes. Il en découle un fort sentiment de manque de reconnaissance par la hiérarchie pour le travail bien fait. Lors de la présentation le traducteur insiste sur le fait que les objectifs du projet doivent être réalistes et rappelle que son rôle n’est pas d’obtenir auprès de la direction l’ouverture de postes soignants supplémentaires comme certains ont pu en faire la demande. En revanche l’objectif est de travailler ensemble sur l’organisation du travail en prenant en compte le travail réel et non le travail prescrit.

30Malgré l’intérêt porté par les équipes aux éléments révélés par le diagnostic du projet de promotion du bien-être au travail, la phase suivante visant le choix d’axes de travail est un échec. De nouveaux, les soignants évitent les séances. En accord avec l’encadrement et les deux directions nous estimons qu’un soutien institutionnel visible est nécessaire à la poursuite du projet : la DRH et le nouveau DS proposent de rencontrer l’encadrement sur le site pour envisager ensemble une évaluation du processus de traduction et donner un second souffle à ce projet. C’est ainsi qu’en mai 2015, le chercheur suggère de travailler sur la valorisation des transmissions inter équipes comme point d’entrée à une réflexion partagée sur l’organisation du travail. L’objectif était de traduire le projet pour qu’il corresponde aux problématiques soignantes et qu’il soit moins ancré RH. L’idée nous est venue suite entretiens formels et informels avec les soignants. En effet, les transmissions constituent un temps formalisé de discussions autour du travail qui existe déjà et qui pourrait être ainsi valorisé. On peut y favoriser la reconnaissance du travail bien fait. De plus, en fonction des éléments recueillis lors des entretiens certains avaient exprimé leur inconfort à travailler sans être certains de disposer de toutes les informations concernant les patients et donc craignaient de faire une erreur. Or, nous savons suite aux travaux d’Estryn Béhar (2008), que l’incertitude sur sa capacité à fournir un travail de qualité a un impact sur le bien-être au travail. Ce nouveau plan d’action plus proche des préoccupations de travail des professionnels a été un processus d’intéressement remarquable. Nous avons ici réalisé la traduction d’un modèle conceptuel voulu par la DRH (le bien-être au travail) en un projet plus opérationnel concernant l’organisation du travail (les transmissions).

31Le nouveau projet « transmissions » est présenté aux équipes en juin 2015 : le projet initial est rappelé pour socialiser les nouveaux arrivants car une partie conséquente de l’équipe a été renouvelée à cause des changements d’horaires. L’encadrement direct adopte une autre posture : les cadres deviennent des porte-parole et insistent dès cette réunion sur l’intérêt du projet dont ils perçoivent désormais eux-mêmes l’intérêt pour la qualité des soins. Le chercheur vient faire trois séances d’observation des transmissions dans chaque unité en se focalisant sur la forme et non sur le fond. L’accueil qui nous est réservé montre une volonté de coopérer autour du projet : on le reconnaît, on sait pourquoi il vient, dans quel cadre : on lui fait une place dans la salle de transmissions pour favoriser ses observations.

32Elles permettent de valoriser les bonnes pratiques concernant les transmissions (respect d’un temps circonscrit, attitude d’écoute, partage du temps de parole…) et de renvoyer un discours positif sur la qualité du travail. C’est apprécié par l’équipe qui y voit un mode de valorisation de leurs bonnes pratiques comme autant d’innovations ordinaires insoupçonnées (Alter, 2002). Elles révèlent aussi des dysfonctionnements très concrets comme les difficultés des soignants à rédiger des transmissions écrites sous une forme narrative en cas de transfert d’un patient dans une autre structure ou des erreurs dans l’utilisation de tubes pour les prélèvements sanguins. Ces thèmes ont donc été discutés puis travaillés lors de nouvelles séances d’une heure. En pointant du doigt des problèmes concrets du quotidien des soignants, le chercheur traducteur a gagné en légitimité. La mise en œuvre de solutions certes très simples mais visibles dans leur quotidien de travail a permis un rallongement du réseau et un processus de traduction complet. Enfin en tant que processus d’intéressement, l’élaboration d’un guide à la rédaction de transmissions écrites sous forme narrative a été constituée : il est utilisé désormais dans le service. Ces points simplifient le travail des soignants et concourent à l’amélioration du bien-être au travail : ils permettent de dégager du temps auprès du patient. Les solutions aux problèmes identifiés sont proposées par les équipes puis validées par l’encadrement qui relaie les propositions aux directions (respect de la durée des transmissions, modalité de rédaction d’un support en cas de transfert d’un patient, respect de la nomenclature des tubes pour prélèvements sanguins, organisation des surveillances des tensions artérielles le WE, etc.).

33Afin de valoriser le travail mené sur les transmissions et donner une dimension institutionnelle au projet, la charte de bonnes pratiques sur les transmissions a été élaborée à la demande de la DRH et de la DS : il s’agit d’un processus d’intéressement complémentaire. Une fois de plus les cadres sont parties prenantes et avancent le travail en intercessions avec leurs équipes prouvant ainsi que leur enrôlement est effectif.

34Le récit sinueux de l’accompagnement au changement dans cet hôpital relate une évolution d’un projet long, incertain, reposant sur de nombreux acteurs, avec comme personnage constant le traducteur qui pense continuellement la mobilisation de centres de traduction amenant des professionnels à se rencontrer autrement pour apprendre progressivement à parler de leur travail, partager leurs bonnes pratiques mais aussi parler de leurs visions différentes en tirant bénéfice des controverses. Pour la cadre supérieure les apports sont multiples et visibles : une amélioration de la relation de confiance équipe/hiérarchie, un dialogue rétabli et une diminution franche des arrêts maladie. Ainsi l’utilisation de centres de traduction a permis d’atteindre un objectif supra groupe dans un hôpital : celui d’une meilleure qualité de soins.

35Nous allons à présent mettre en évidence deux enseignements de la mobilisation de la ST dans le cadre d’une conduite du changement mené à l’hôpital.

5. Deux enseignements sur la conduite du changement à l’hôpital public

36Zietsma et Lawrence (2010) soutiennent que pour initier le changement, il faut travailler à la fois sur les frontières et les pratiques. Le chercheur-intervenant a alors à la fois un rôle politique de négociation et un rôle ingéniérique d’aide à la conception de pratiques. Nos résultats confirment leurs propositions formulées suite à des travaux sur l’industrie automobile. Nous allons ici présenter plus en détail deux enseignements qui se dégagent des résultats présentés dans l’article : - le rôle politique du traducteur pour négocier la participation des acteurs à la discussion et favoriser les échanges à double flux entre les niveaux hiérarchiques, - le rôle ingéniérique du traducteur pour animer les centres de traduction ouvrant la controverse sur le travail réel et favorisant l’émergence de nouvelles pratiques.

5.1. Le rôle politique du traducteur : de la négociation à la décision

37Progressivement grâce aux étapes de problématisation et de co-construction de diagnostic, et grâce aux processus d’intéressement (présentation des résultats, élaboration de charte), les professionnels ont appris à utiliser les séances sur le projet de promotion de bien être comme des centres de traduction pour aborder des sujets considérés jusqu’alors comme tabous. Ils ont appris à s’exprimer en groupe à l’occasion de ce temps privilégié sur leur vécu professionnel. Ainsi ils ont su, autour d’un objectif commun, vivre des situations de controverse (en particulier concernant les transmissions) indispensables au processus de traduction. Les sujets n’avaient jamais été traités en profondeur. L’encadrement avait jusqu’alors imposé un règlement qui n’était pas respecté par les soignants qui avaient pris le parti d’adopter des attitudes de contournement de la règle.

  • 7 Pour Carlile 2004 p.158, il y a 3 degrés de complexité des frontières à franchir pour échanger des (...)

38On voit ici que l’innovation de pratiques repose sur le partage de connaissances détenues par les différentes catégories d’acteurs (direction, cadres, médecins, soignants). L’absence de dialogue sur le travail réel lié à la raréfaction des réunions de service et à la méfiance croissante entre les acteurs bloque l’émergence des innovations. Pour reprendre le modèle de Carlile (2004) sur les niveaux de complexité du transfert de connaissances au-delà des frontières des groupes7, nous constatons que nous sommes à l’hôpital dans la situation la plus complexe avec une frontière politique à franchir en raison des désaccords sur les objectifs poursuivis. Le partage des connaissances se heurte à des intérêts divergents des acteurs concernés. Pour que le processus de traduction puisse s’enclencher (création d’un sens partagé de la connaissance), il faut au préalable atténuer les conflits d’intérêts, ce qui donne un rôle politique au « traducteur » qui devient un « négociateur ».

39Dans notre cas, le fait que le « négociateur » soit extérieur à l’établissement et identifié comme disposant d’une légitimité académique a facilité son rôle d’intermédiation pour que les acteurs acceptent de participer aux groupes de travail. Notre cas montre qu’accompagner le changement dans une organisation pluraliste nécessite d’aller au-delà de la traduction mise en avant par la ST, pour négocier avec les acteurs les conditions de leur entrée en discussion. Ces résultats vont dans le sens de ceux que Kellogg (2009) : l’enjeu est de constituer des « espaces relationnels protégés » dans lesquels les acteurs peuvent s’impliquer et interagir en faisant abstraction au maximum des cadres hiérarchiques et catégoriels habituels pour développer une vision partagée.

40Mais le rôle politique du traducteur ne s’arrête pas là. Les bénéfices de cette traduction reposent aussi sur le maintien du lien entre les différents centres de traduction mobilisés pour le projet. Nous avons joué un rôle de relais entre les services, le GT et les directions. Nous avons communiqué dans une logique de double flux les questions, les décisions, les avancées sur ce projet. « Ces allers-retours » permettent de maintenir le lien entre les chaînons du réseau : ils rendent intelligible à tous la démarche en cours. L’enrôlement est maintenu. Il s’agit d’un relais organisationnel, local et managérial qui donne sens au projet. Ainsi les divers centres de traduction doivent dialoguer entre eux afin de voir aboutir un changement. Ainsi les centres de traduction ont non seulement des fonctions psychologiques (apprentissages), sociales (construction de lien dans les collectifs de travail) mais ils ont aussi un rôle politique rendant accessibles les transformations de l’organisation. Aussi, organiser la discussion avec la hiérarchie s’avère indispensable pour que les centres de traduction deviennent des espaces de décisions. La discussion n’est pas la finalité mais le moteur de la mise en action des acteurs de l’organisation pour résoudre des dysfonctionnements. Ces relais entre les différents centres de traduction permettent la mise en œuvre du principe de la délégation inversée : « chaque niveau inférieur actionne le niveau supérieur en sollicitant son soutien ou son arbitrage sur certaines dimensions problématiques de l’activité ou en vue d’obtenir des moyens pour la mise en place d’innovations conçues au niveau local, au plus proche de l’activité » (Detchessahar et al., 2015).

5.2. Le rôle ingénierique du traducteur : animer les centres de traductions pour ouvrir une indispensable controverse sur le travail réel

41Les GT sont devenus des centres de traduction lorsque des discussions et des controverses sur le travail réel se sont engagées grâce aux efforts du traducteur qui a eu recours à des entretiens individuels lorsque la prise de parole en public était impossible. Les professionnels de santé ont apprécié de parler de leur activité, des situations complexes et des pratiques innovantes développées jusqu’alors clandestinement. Cela répond à un besoin puisqu’ils regrettent de ne pas avoir l’occasion de dialoguer sur leurs pratiques professionnelles et donc encore moins de les mettre en débat entre pairs. Ils ont pu mettre à jour ces astuces de travail mises en place comme autant de processus délibérés de transformation des pratiques ayant pour finalité une redistribution des temps de leur activité et en particulier pour se consacrer d’avantage à leur cœur de métier : la relation au patient. Ainsi, parler de leur activité a conduit ces professionnels à vivre l’expérience de la controverse, pour finalement co-construire des solutions d’amélioration de l’organisation du travail sans qu’elles soient imposées par la direction des soins dans une logique descendante comme ils en avaient l’habitude. Des solutions issues de la base, puis validées par la hiérarchie, voilà une démarche innovante en termes de management qui a fait écho dans l’ensemble de l’établissement. Ici la construction d’un espace de mise en discussion du travail a eu un effet habilitant pour les acteurs d’une structure jusque-là marquée par un mode de management descendant. Dans ces conditions, « en travaillant à rendre un peu plus dicible et discutable l’expérience de travail, on peut permettre aux professionnels de repenser et de développer la portée des concepts ou des savoirs du métier qu’ils mobilisent au quotidien. » (Kostulski, 2010 : 37).

42L’identification de bonnes pratiques, reconnues comme telles, encourage les soignants à poursuivre leurs efforts pour les mettre en œuvre (commencer les transmissions à l’heure, faire des transmissions écrites sans jugement de valeur…). Le site pilote a fait l’apprentissage collectif de la controverse rendu accessible par l’ouverture de centres de traduction. Il a permis de poser un nouveau regard sur les innovations du quotidien, sur l’importance de les mettre en débat pour faire évoluer les pratiques. Nous faisons le lien ici avec les recherches en ergonomie sur les espaces capacitants selon Falzon (2006). On peut définir un environnement capacitant (EC) comme un environnement qui permet aux personnes de développer de nouvelles compétences et connaissances, d’élargir leurs possibilités d’action, leur degré de contrôle sur leur tâche et sur la manière dont ils la réalisent, c’est-à-dire leur autonomie (Oudet, 2012). Ainsi une organisation qui propose des espaces capacitants fournit aux individus « l’occasion de développer de nouveaux savoir-faire et de nouvelles compétences, d’élargir leurs possibilités d’actions et leur degré de contrôle sur leur tâche. » (Pavageau et al., 2007)

43Penser notre accompagnement au changement selon les principes des EC permet de sortir d’une structure prescrite statique pour évoluer vers un système dynamique et co-construit plus favorable au changement. Une autre caractéristique qui nous a guidés lors de notre accompagnement est la volonté de conduire les professionnels vers une démarche réflexive à partir des pratiques réelles observables et non en restant focalisés sur ce qui est prescrit ou ce qu’il serait souhaitable de faire. Ainsi les principes d’EC s’accordent avec notre modèle de la sociologie de la traduction à visée normative pour « replacer les acteurs au cœur du changement et promouvoir la conception d’organisation « adaptables » -la conception se poursuit dans l’usage- et « capacitantes » -des ressources sont disponibles et effectives. » (Arnoud, Falzon, 2013 : 110).

Conclusion

44Soumis à de nombreuses injonctions de changement, l’hôpital public doit changer pour répondre à une demande sans cesse croissante de soins et limiter ses consommations de ressources aussi bien humaines que financières. Menée au pas de charge, la mise en œuvre des réformes a souvent entraîné une dégradation des conditions de travail et une perte de sens qui ont favorisé les comportements de retrait (absentéisme, démission). Dans cet article, nous contribuons au développement de la connaissance sur les modalités de conduite du changement qui tiennent compte du travail réel et se préoccupent de l’adhésion des personnels. Nous avons proposé que la ST mobilisée dans une approche compréhensive et normative puisse constituer une méthodologie de changement pertinente dans une organisation pluraliste. Nous présentons les résultats d’une recherche intervention, d’une durée de 3 ans, réalisée dans un hôpital psychiatrique parisien. La conduite d’un projet d’amélioration de la qualité de vie au travail dans deux services de cet établissement met en évidence les deux rôles du traducteur passeur de frontières politiques et interprétatives. Il doit dans un premier temps négocier la participation des acteurs aux groupes de travail puis les animer comme des centres de traductions qui permettent la controverse et la mise à jour de pratiques innovantes jusque-là clandestines. Les agents comme les cadres ont dû apprendre à accepter la controverse pour entendre les contraintes des autres et faire émerger des points d’accord. Lorsque des centres de traduction se mettent en place aux différents niveaux hiérarchiques, ils acquièrent alors une fonction politique. Au-delà de la discussion, ils deviennent des espaces de décision.

45Ces résultats sont toutefois limités dans leur portée puisqu’ils s’appuient sur un projet limité à l’amélioration des transmissions dans deux services psychiatriques. Il reste encore à voir si la méthodologie d’intervention sera aussi pertinente sur des projets d’une autre nature, comportant notamment davantage d’enjeux financiers pour les établissements. Pour l’instant la direction a refusé de discuter de sujets comme la charge de travail et les effectifs. Reste à voir également si l’apprentissage de la discussion opéré dans ces deux services va perdurer dans le temps et devenir une modalité habituelle de gestion du changement. L’hôpital a en tout cas sollicité à nouveau un chercheur pour l’accompagner pendant les années qui viennent dans la mise en place de la nouvelle organisation liée à l’intégration d’un groupement hospitalier de territoire.

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Notes

1 L’expression des controverses vise à aboutir non pas à l’obtention d’un consensus entre les acteurs (ils partagent la même vision) mais d’un compromis (les acteurs reconnaissent le caractère contradictoire de leurs intérêts mais acceptent de coopérer momentanément pour atteindre un objectif commun) (Pichault, 2013 : 147).

2 Cet établissement a une file active de 3 500 patients et un personnel de 2 213 ETP pour 751 lits et places.

3 CIFRE : Convention industrielle de formation par la recherche, thèse de doctorat co-financée par l’Association Nationale Recherche Technologie.

4 Comité Hygiène, sécurité et conditions de travail.

5 Nous rappelons à cette fin que nous avons établi avec les acteurs de terrain les règles des échanges des entretiens collectifs grâce à la charte de fonctionnement du projet.

6 Cette cartographie a été définie à partir des entretiens individuels menés dans l’une des unités à partir d’une grille reprenant les facteurs de risques identifiés dans la littérature. Les agents ont souligné l’importance de leur autonomie dans l’organisation des soins, de la reconnaissance de la complexification des prises en charge par l’intégration de nouveaux profils de professionnels dans l’équipe (diététicien, psychologue) mais aussi l’empathie exprimée par l’encadrement et les médecins dans les cas de confrontation à la violence de certains patients.

7 Pour Carlile 2004 p.158, il y a 3 degrés de complexité des frontières à franchir pour échanger des connaissances et favoriser l’innovation : sémantique, interprétative et politique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Karine Boiteau et Christophe Baret, « La conduite du changement en hôpital psychiatrique  : le rôle des centres de traduction dans la valorisation des innovations lors d’un projet de promotion du bien-être au travail »Politiques et management public, Vol 34/3-4 | 2017, 231-246.

Référence électronique

Karine Boiteau et Christophe Baret, « La conduite du changement en hôpital psychiatrique  : le rôle des centres de traduction dans la valorisation des innovations lors d’un projet de promotion du bien-être au travail »Politiques et management public [En ligne], Vol 34/3-4 | 2017, mis en ligne le 01 novembre 2021, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pmp/11034

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Auteurs

Karine Boiteau

LEST
Aix Marseille Université
CNRS
Aix-en-Provence
France
Consultante, B-KareConseil

Christophe Baret

LEST
Aix Marseille Université
CNRS
Aix-en-Provence
France
Auteur correspondant : christophe.baret@univ-amu.fr

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Droits d’auteur

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