1Les pouvoirs publics s’intéressent depuis longtemps à l’innovation. Perçue à la fois comme une source d’avantage concurrentiel et de compétitivité pour le territoire, elle est parfois mobilisée pour résoudre les problèmes sociétaux. L’innovation technologique se double d’innovation sociale. Dans ce cas l’action publique vise à pallier les carences du marché pour prendre en compte l’intérêt général ou en intervenant sur des investissements trop importants pour être rentables pour le secteur privé. De plus, la sphère publique innove aussi pour elle-même pour répondre à l’évolution dans les besoins et exigences des usagers, en important des méthodes issues du secteur privé. Elle revoit ses processus administratifs dans le but de valoriser et d’améliorer l’attractivité du territoire.
2Dans le secteur privé, la compétitivité d’une organisation se définit par sa capacité à innover. Cela repose sur ses capacités propres incluant l’intrapreneuriat et les challenges internes mais aussi l’ouverture vers l’extérieur par des espaces ouverts d’innovations. La direction “Innovation” tend à s’imposer, présageant déjà de sa transversalité et de son importance dans la pérennité de l’entreprise.
3Dans ce contexte, l’entreprise a bien compris que son existence et sa compétitivité sont dépendantes de sa capacité à créer un réseau où tous les acteurs sont interdépendants. L’expansion d’internet facilite l’accès à des ressources disséminées et de plus en plus d’entreprises font appel à « la foule » pour innover à travers le crowdsourcing (Howe, 2008). Fondée sur le principe que chacun est expert en quelque chose, l’appel à un grand nombre d’acteurs permet de capter de nouvelles idées et d’innover.
4Côté public, différents dispositifs co-existent : pôles de compétitivité, pôles territoriaux de coopération économique, laboratoires d’innovation publique, la 27e région… Chacun présente des spécificités mais tous ont en commun de réunir de multiples parties prenantes : usagers, entreprises, agents, universités… Les appels à projet se multiplient intégrant dans le processus d’innovation de nouveaux acteurs. Comme les organisations privées, les organisations publiques font appel à leurs usagers sous forme de « citizensourcing » (Lukensmeyer et Torres, 2008). Comme elles n’ont pas toujours les ressources nécessaires pour répondre aux sollicitations d’une « foule » de contributeurs, elles ont besoin d’organisations intermédiaires. Ces dernières permettent de maintenir des relations et une dynamique d’échanges, afin de saisir les nouveaux changements, mouvements au niveau le plus micro le territoire. Elles jouent un rôle dans l’idéation puis dans la sélection des idées, la mise en relation et enfin dans l’expérimentation et le test. De leur côté les acteurs territoriaux s’organisent eux aussi pour faire valoir leurs idées et influencer les politiques publiques. L’innovation sociale peut alors être qualifiée d’innovation territoriale dans la mesure où elle apporte une réponse nouvelle à un besoin identifié collectivement dans un territoire, en vue d’apporter une amélioration du bien-être et un développement local durable (Oural, 2015).
5Notre question principale porte sur le phénomène de crowdsourcing généré par les organisations publiques et la manière dont il contribue à l’innovation territoriale. Quelle forme prend-t-il ? La multiplicité des acteurs et la présence de structures intermédiaires posent le problème du partage de la valeur créée. Le crowdsourcing public est-il porteur d’une relation équilibrée entre tous les acteurs permettant un partage équitable de la valeur ? Nous reviendrons sur l’innovation dans la sphère publique, les acteurs et les réseaux en présence puis sur l’équilibre de la relation partenariale, ses déterminants, pour enfin mettre en lumière une structure innovante le Living Lab (LL).
6À travers l’étude de cas d’un living lab citoyen de Seine et Marne, Brie’Nov, nous étudierons les modalités d’émergence de l’innovation territoriale intégrant collectivités, entreprises et citoyens. Le LL apparaît alors comme une entité intermédiaire permettant la mise en relation de ces différents acteurs. Le caractère profondément inégal de la relation met néanmoins en difficulté cet intermédiaire qui porte l’essentiel du risque du crowdsourcing sans pouvoir toujours bénéficier des fruits.
7L’innovation passe traditionnellement par l’analyse de l’invention au sens technique du terme par l’approche classique de la sociologie des sciences et des techniques (Merton, 1942). Pour autant elle repose sur des dimensions plurielles que la littérature du champ des sciences sociales a tenté de saisir. Sans être exhaustives, c’est la dynamique et le processus de l’innovation que nous aimerions étudier dans sa dynamique collective (Gaglio, 2011, 16). Ainsi la dimension sociale peut être analysée non pas comme une conséquence ou un résultat mais comme un élément constitutif du processus d’innovation.
8L’innovation sociale est un élément endogène du développement des organisations, mais aussi du territoire (Moulaert et al., 2002). Elle dépend des ressources, des compétences disponibles et de la dynamique des organisations avec des modèles plus ou moins ouverts (Chesbrough, 2006).
9Si l’on revient à Joseph Schumpeter, « père » du management de l’innovation, l’innovation est considérée comme le moteur du développement économique d’un pays ou d’un territoire (1919) et elle passe obligatoirement par un processus, celui de la « destruction créatrice ». Les changements engendrés par l’innovation se diffusent dans l’ensemble de l’économie par grappe redéfinissant le système capitaliste (Schumpeter, 1999). Il souligne en 1942 l’importance de l’innovation sociale comme une des conditions à la réussite de l’innovation technologique. Au temps de Joseph Schumpeter, les étapes qualifiées de changement radical et d’innovations majeures s’appréhendaient sur le long terme.
10Or l’innovation contemporaine s’accélère et les acteurs impliqués se multiplient, elle est qualifiée alors d’intensive (Garel, Mock, 2016 : 4). Parmi ces nouveaux acteurs, le client ou l’usager s’avèrent être de plus en plus présents, permettant de sortir d’une approche descendante pour une approche ascendante basée sur la technologie des usages (Hippel, 2005). Par ailleurs l’émergence des technologies de l’information et de la communication propose un nouveau modèle d’innovation, résultat de combinaisons nouvelles de facteurs d’information. Elles permettent des innovations parfois importantes à un coût limité (Badillo 2013). L’innovation sociale est le résultat d’un réseau (Callon, 1999 :14), « phénomène émergent au cours duquel se mettent progressivement en place des interactions liant des agents, des savoirs et des biens, qui étaient auparavant non connectés et qui sont pris peu à peu dans un faisceau d’interdépendances. […]Mais ce qui caractérise l’innovation c’est qu’elle consiste également en une alchimie qui combine des ingrédients hétérogènes : elle traverse les institutions tissant des relations compliquées et inattendues, jouant à la fois sur les relations personnelles, sur le marché, sur le droit, sur la science et la technologie. »
11L’innovation sociale a une dimension territoriale (Moulaert et al., 2002). Des districts industriels d’Alfred Marshall (Mucchielli, 1998 : 163) au pôle de compétitivité à la française, les synergies entre différents acteurs sont indéniablement les soubassements de l’innovation et s’insèrent dans les politiques industrielles tant régionales que nationales qu’européennes.
12La proximité étant un catalyseur d’innovation (Boschma, 2004), de nouveaux espaces d’innovation sont créés. Les pôles de compétitivité et les clusters en sont les exemples les plus emblématiques mais l’innovation est aussi au cœur de la création de lieux de taille plus réduite comme les tiers-lieux (Oldenburg, 1989). À vocation purement marchande ou ouverts aux citoyens et aux organisations publiques, ils favorisent les rencontres, la mise en réseau, et la sérendipité propices à l’innovation. Avec l’essor des technologies de l’information et de la communication, une proximité virtuelle peut venir en complément, de nature organisationnelle ou cognitive (Gilly et Torre, 2000), voire parfois chercher à se substituer à la proximité physique. Elle s’incarne dans ces tiers-lieux.
13Les organisations publiques interviennent dans la plupart de ces lieux d’innovation qui sont une source de développement économique et territorial.
- 1 Horizon 2020 fait suite au FP7, et il est le nouveau programme de financement de la recherche et de (...)
14La sphère publique a pourtant du mal à savoir comment innover au niveau national et comme au niveau européen. Pour cela elle fait appel à d’autres acteurs tant publics que privés qui peuvent bénéficier de fonds structurels, des fonds de la BEI et du Fonds européen d’investissement, du programme Horizon 20201 et de l’initiative technologique (ITC) qui les incitent à se regrouper.
15L’innovation sociale vise trois cibles inter-reliées (Cloutier, 2003) : l’individu, le territoire et l’entreprise. Pour l’innovation sociale territoriale, il s’agit d’assurer le développement économique du territoire et de tempérer les effets pervers engendrés (urbanisme, pollution, inégalités…). L’innovation sociale reprend certaines des caractéristiques de l’innovation de services (Djellal et Gallouj, 2012) : une certaine invisibilité aux indicateurs classiques de la R&D et de l’innovation, une place importante de l’informel et de l’interaction (coproduction). Elle est de nature locale, ancrée sur un territoire et la participation des usagers est indispensable dans son émergence et dans sa mise en œuvre.
16La sphère publique peut alors faire appel aux acteurs locaux, soit pour innover socialement, soit pour trouver des ressources qui lui font défaut.
17Les organisations privées ont déjà pris l’habitude de faire appel à leurs clients pour innover, que cela soit fait dans le cadre de l’open innovation (Chesbrough, ibid), ou le crowdsourcing (Howe, ibid). Howe identifie 4 formes de crowdsourcing : le recours à l’intelligence collective, le recours au travail et à la créativité, le recours à l’avis et le recours au financement. L’Open innovation permet de trouver des idées à l’extérieur de l’organisation et le filtrage ne se fait plus non plus à l’intérieur. On peut se permettre de laisser l’innovation faire son chemin. Le client ne se contente plus d’utiliser ce que l’entreprise a pensé et créé pour lui, il le transforme. Parmi les contributeurs, de plus en plus d’entreprises font appel aux clients. Dans les organisations publiques, le « sourcing citoyen » (Renault et Boutigny, 2014) ou « Citizensourcing » (Lukensmeyer et Torres, ibid) peut être défini comme la délégation d’une tâche qui aurait pu être faite par un agent public à une masse indéfinie de personnes à travers un appel public (Hilgers et Ihl, 2010). Il en existe de nombreuses formes : appel au travail des citoyens, à leur vote ou à leur « sagesse » sur des projets particuliers, voire à leur contribution financière (Howe, ibid). Souvent la contribution ainsi définie est de portée limitée. Elle ne vise pas obligatoirement l’innovation.
18Contrairement à l’open innovation, le crowdsourcing suppose qu’il y ait une force qui délègue et d’autres qui répondent à l’appel à délégation. Il s’opère à l’initiative de la force qui délègue et qui en attend l’exclusivité des bénéfices (Lebraty et Lobre, 2010). Par rapport à des délégations classiques, le crowdsourcing s’adresse à un grand nombre de personnes, non identifiées initialement. Il y a peu ou pas de contractualisation. Le recours à la « sagesse des foules » (Surowiecki, 2004) permet une forme de travail presque gratuit. Le plus souvent, les participants n’attendent pas de rétribution matérielle mais recherchent du contact social ou une forme de stimulation intellectuelle (Brabham, 2013). Se posent alors les questions de l’expertise des individus ou des organisations à qui l’autorité délègue mais aussi de la gouvernance de cette relation et du partage de la valeur sur lesquelles nous reviendrons en deuxième partie.
19Dans le public, l’appel à projets et l’appel à manifestation d’intérêts, permettent à une administration qui a identifié une problématique mais ne sait pas définir la solution, de faire un appel à des contributeurs. Contrairement au marché public qui s’appuie sur un cahier des charges et des procédures extrêmement strictes, le contenu de la réponse à l’appel à projets ou à l’appel à manifestation d’intérêt est laissé à l’initiative de la personne ou de l’organisation qui y répond. Dans le dernier cas, seul un pré-projet est requis. Il peut servir dans un second temps à lancer un appel à projets. Faute d’avoir un accès direct à la « foule » des citoyens, ces deux dispositifs permettent de faire appel à toute organisation ayant des idées sur la problématique proposée.
20Tableau 1 - Comparaison entre appel à manifestation d’intérêt, appel à projets et appel d’offres
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22Pour le répondant, les appels à projet et appels à manifestation d’intérêts sont à la fois des outils de financement de l’innovation et des marques de reconnaissance pour les lauréats.
23Dans les deux cas, il n’y a pas de solutions définies et la demande s’adresse donc potentiellement à un grand nombre d’acteurs. On peut considérer qu’il s’agit d’une forme de crowdsourcing.
24L’ouverture n’est pas naturelle pour toutes les organisations et les organisations publiques sont mal outillées pour contrôler un nombre important d’acteurs externes aux intérêts divergents. Elles font alors appel à des intermédiaires oeuvrant sur trois grands types d’activité (Agogué et al., 2013) : le courtage, le réseautage et l’exploration collective. Simples processeurs d’informations ou processeurs plus sophistiqués de connaissances (Cohendet et Llerena, 1999), ils permettent à la fois de réduire les coûts de transaction et d’éviter les comportements opportunistes en contractualisant la relation. Le crowdsourcing, à l’intersection de la sphère marchande et de la communauté, nécessite d’inventer de nouveaux dispositifs de contrôle, entre contrat et confiance.
25Faire appel à des organisations intermédiaires pour orchestrer, organiser et évaluer les appels à projets relève d’une forme de délégation d’une mission de service public. Elle suppose que les ressources internes au sens large soient insuffisantes et que la délégation à travers des organismes tiers ou par des appels à projet permet d’obtenir de meilleurs résultats. La délégation peut revêtir plusieurs formes. Dans le cadre des marchés publics, de nombreuses contraintes doivent être respectées, cahier des charges, égalité de traitements des candidats, critères clairement définis, allotissements….D’autres formes de délégation, telles que les appels à projet, sont plus souples, consistant en une sorte de « mandat» donné ou d’une mission confiée par le biais d’un soutien financier. Les contraintes dans ce cas sont limitées à une convention avec des critères d’évaluation choisis.
- 2 Le rôle des institutions est celui d’impulser une dynamique d’innovation. Les institutions peuvent (...)
26Les appels à projets nécessitent des connaissances spécifiques pour définir leur contenu et génèrent en retour un flux important d’informations qui doivent être traitées. Cependant les institutions2 étant parfois limitées dans la capacité de traitement des informations préfèrent transférer ce travail à des intermédiaires spécialisés. Ces derniers ont une meilleure capacité d’analyse et une meilleure connaissance du domaine considéré, réduisant ainsi les coûts de recherche, de collecte et d’exploitation d’information et donc les coûts de transactions.
27C’est par l’existence de micro-institutions (Ménard, 2003 : 5) et des instances de régulation que l’on pourra diminuer les coûts de transaction : « …on s’intéresse en priorité aux institutions et aux dispositifs d’accompagnement (les « micro-institutions ») qui vont faciliter les transactions et réduire leurs coûts ». Les micro-institutions permettent de réduire l’asymétrie d’information, mais elles doivent être capables (ex ante) de mettre en œuvre les règles et leurs procédures et ex post leur processus d’application et leur évaluation. Ce sont des structures juridiques mixtes où la frontière entre action publique/privée disparaît. C’est pour cela que la dimension territoriale est essentielle, car c’est à travers elle que l’on peut réduire davantage l’asymétrie d’information et permettre la diffusion d’information pertinente en adéquation avec les besoins du territoire.
28La coopération entre structures publiques, entreprises et associations nécessite de nouvelles formes de gouvernance. La participation publique est une composante essentielle de la gouvernance territoriale. Elle permet d’une part un contrôle des citoyens sur les politiques publiques et d’autre part une meilleure identification par les pouvoirs publics des besoins de la population. Mais la participation revêt des objectifs parfois opposés, du simple mode de communication de projets déjà finalisés à la réelle volonté de co-construire des politiques publiques.
29La relation est déséquilibrée entre, d’une part une institution jouissant d’une légitimité pour élaborer des politiques publiques, d’autre part une variété d’acteurs isolés, parfois non experts et sans unité d’action formelle. La relation partenariale avec une dimension publique-privée peut prendre plusieurs formes avec des degrés de formalisation des relations différents. Dans le cas des appels à projets le degré de formalisme est assez élevé et ne permet pas aux citoyens d’y répondre en direct sauf s’ils parviennent à s’organiser et se regrouper dans des associations.
30D’autres structures hybrides sont envisageables, issues de l’ESS, comme la SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) et ont été intégrés dans les structures éligibles aux appels à projets. Bâtie sur le modèle de la coopérative et du multi-sociétariat, sa structure de gouvernance permet de s’assurer que l’une des catégories d’acteurs ne puisse prendre le pouvoir. Elle garantit ainsi le développement d’un intérêt collectif allant au-delà des intérêts individuels, mêlant objectifs économiques et sociaux. Cependant ces structures subissent de nombreux freins du fait du rapport à l’actionnariat d’un côté et donc du rapport au capital et de l’autre des principes de l’ESS (une voix = un homme, quel que soit le montant du capital apporté ou du statut d’usager et de son rôle dans les collèges de votes) (Boual, Zadra-Veil, 2017). Le fait de mêler les objectifs coopératifs et sociaux à ceux de rentabilité conduit à une confusion dans l’esprit du citoyen et des collectivités territoriales. De plus, les organismes financeurs restent frileux et peu enclins à de nouvelles pratiques actionnariales quant à leur investissement car ils ne détiennent pas de pouvoir réel dans les orientations opérationnelles et stratégiques de l’organisation. Les principales limites résident donc dans les règles informelles, les us et les coutumes et toutes les dimensions culturelles et peuvent remettre en cause un changement durable (North, 1990).
31Le living lab apparaît comme une alternative à ses formes organisationnelles hybrides. Le concept initial de living lab a été créé par Mitchell pour désigner un lieu d’observation des interactions homme/ machine dans un contexte réel d’utilisation. Ce concept s’est peu à peu transformé et concerne « des environnements ouverts d’innovation en grandeur réelle, où les utilisateurs participent à la création des nouveaux services, produits et infrastructures sociétales » (définition de l’Union Européenne, 2006).
32S’il existe différentes définitions des living labs, il s’en dégage des dimensions génériques :
- La multiplicité des parties prenantes : l’utilisateur est au cœur du dispositif mais le living lab inclut aussi des entreprises, des associations, des pouvoirs publics… Un living lab est un espace ouvert. Il est facile d’y entrer et d’en sortir. La question de la gouvernance et de la régulation de ses relations est essentielle et détermine la pérennité de l’organisation. Si le LL est en capacité de s’adapter et de se reconstruire par rapport aux différents entrées et sorties du groupe, cela indique théoriquement que le niveau de contractualisation y est faible et que la régulation se doit d’être institutionnelle à travers les micro-institutions comme les intermédiaires (Zadra-Veil, 2010 : 189).
- L’objectif d’innover. Dans le sens de l’innovation sociale, innover ne signifie pas obligatoirement faire quelque chose de nouveau, mais le faire différemment, notamment quand les entreprises traditionnelles ou les pouvoirs publics ne sont pas en mesure de traiter un problème. Les pratiques dont il s’agit se posent en contraste de pratiques existantes. (...) Nouveau signifie alors non figé, non bridé, et surtout hors normes. (...) innover n’est pas faire nouveau, mais faire autrement, proposer une alternative. Et cet autrement peut parfois être un réenracinement dans des pratiques passées. (Chambon, David, Devevey 1982, cité par Djellal, Gallouj, ibid).
- L’existence d’un contexte réel dans lequel va être créée et/ou testée l’innovation.
Loin des conditions artificielles d’un laboratoire, l’innovation sociale ne peut être testée que sur un territoire. Mobiliser le citoyen passe par la proximité de ses besoins et attentes avec les projets initiés dans le LL, et ceci est renforcé par le contexte réel dans lequel se déroule l’innovation et l’ancrage territorial.
- La coopération entre les parties prenantes. Elle se fait sur les bases de l’innovation ouverte (Chesbrough, ibid). Cela distingue le living lab des processus de crowdsourcing (Howe et Robinson, 2006) où l’utilisateur est intégré pour son expertise mais où il n’a que peu de prise sur le processus d’innovation. Si toutes les parties prenantes participent à la création de valeur, se pose aussi la question de la captation de la valeur produite. Le LL offre un processus de participation collective où les différents acteurs contribuent au processus social de l’innovation, parce qu’ils pensent appartenir à une même communauté de destin (Michaux, 2011). L’asymétrie d’information est réduite dans le LL car pour co-créer il faut avoir des informations communes et partagées. Les coûts de transactions y sont réduits car les coûts de captation de l’information y sont faibles. Les acteurs du LL peuvent avoir des intérêts divergents mais ils doivent créer du consensus dans le processus de co-création. Il se crée alors dans la relation une sorte de « convention » ou de « contrat » entre les différents participants à la co-création de valeur. On entre dans le cadre d’arrangements institutionnels définis comme : « un arrangement entre des unités économiques gouvernant la façon dont ces unités peuvent coopérer ou se faire concurrence » (Davis, North, 1971 : 7). Les droits de propriété se construisent à partir des échanges entre les acteurs du LL de manière informelle ou formelle, pendant la création de l’objet commun. Ces règles et normes régissent les relations des individus et définissent ainsi les droits et obligations de ces membres. Ils sont même partagés par ce qu’ici on dépasse la dimension du collectif et on rentre dans celle du bien commun co-créé.
33La formation d’un commun repose ainsi sur la construction d’un système institutionnel et d’un système de gouvernance (Orsi, 2015), ce qui permet de dépasser la « tragédie des biens communs », celle de la prédominance de l’intérêt particulier sur l’intérêt commun (Hardin, 1968). Dans ce cas, les comportements opportunistes sont évincés par la mise en place de règles communes et partagées (Ostrom, 1990).
34Le LL apparaît donc comme une nouvelle forme organisationnelle d’innovation, susceptible de répondre aux demandes d’innovation sociale de la sphère publique. Néanmoins les appels à projet font appel à une logique de crowdsourcing en contradiction avec le caractère collectif du processus d’innovation prôné par le LL. L’étude de cas nous permettra d’étudier le processus d’innovation propre au LL, la manière dont le crowdsourcing s’opère et les problèmes dus à la coexistence de deux logiques contradictoires, le crowdsourcing et l’open innovation.
35Pour identifier le fonctionnement et les conséquences des nouvelles formes de crowdsourcing public, nous mobilisons le cas d’un living lab.
36L’étude de cas est réalisée par observation participante, étude documentaire et réalisation de 15 entretiens. L’une des deux chercheuses du groupe a été membre du LL dès le départ, a pris part à plusieurs projets, a été directrice générale de « Nomade Office », un espace de coworking créé par le living lab. La seconde chercheuse a réalisé 15 entretiens, 5 entretiens avec 3 membres fondateurs, 7 entretiens avec des membres ayant participé à l’un ou l’autre des projets et 3 entretiens avec des représentants d’institutions publiques (un maire et deux fonctionnaires du conseil départemental). Une étude documentaire (nombreux articles postés sur le site web de l’association, comptes-rendus d’AG, articles de presse) a complété le dispositif méthodologique.
37Brie’Nov est un living lab créé en 2011 par un petit groupe d’acteurs locaux intéressés par le développement territorial. Il a été certifié dès 2012 par ENOLL (European Network of Living Lab), organisme qui labellise plus de 340 living labs en Europe. Pour Enoll, un Living Lab « regroupe des acteurs publics, privés, des entreprises, des associations, des acteurs individuels, dans l’objectif de tester dans des conditions réelles et écologiques, des services, des outils ou des usages nouveaux dont la valeur soit reconnue par le marché. L’innovation alors ne passe plus par une approche classique (recherche en laboratoires, R&D, puis développement industriel), mais de plus en plus par les usages. Tout cela se passe en coopération entre des collectivités locales, des entreprises, des laboratoires de recherche, ainsi que des utilisateurs potentiels. Il s’agit de favoriser la culture ouverte, partager les réseaux et obtenir l’engagement des utilisateurs dès le début de la conception ».
38L’association de loi 1901, dont le siège est situé dans un petit village de la Brie, Doue, vise le développement territorial par l’innovation numérique.
39Brie’Nov agit en Seine et Marne, dans la Brie, une partie rurale du département, éloignée des centres urbains où la mobilité et l’accès aux services, à la formation, à la santé, à la culture sont les problèmes quotidiens des habitants. Le développement numérique apparaît alors comme une opportunité pour désenclaver le territoire et répondre aux besoins exprimés par la population. Sur une finalité très large, le LL affiche l’ambition de contribuer à l’avancée de nombreux sujets sur son territoire, comme le montre le Tableau 2.
40Tableau 2 - Concrétisation des actions pressenties
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42Ce champ d’action très large débouche sur une profusion de projets, la plupart à partir du concept-clef le « relais des possibles », lieux « à la fois spécialisés et généralistes » mis en réseau. Chaque lieu vise à la fois le lien social entre les habitants du territoire (dimension généraliste) et la compétence (dimension spécialiste). Qualifiés par l’association de « relais des possibles », ce sont des lieux ouverts, des « tiers‑lieux » au sens d’Oldenburg (1989) combinant accès aux services (y compris téléservices), activités (y compris téléactivités), possibilités de télétravail et vivre-ensemble. Il s’agit en général de l’extension d’usages de lieux déjà existants tels que des offices de tourisme, points d’accès à la téléformation, maisons de santé, mais aussi l’usage de lieux en désuétude qui sont nombreux sur l’ensemble du territoire. Ces lieux durables sont doublés de manifestations plus éphémères les « VendreBrie », temps d’échanges entre citoyens et professionnels autour d’une thématique relative au territoire.
43Le living lab agit sur la rencontre de deux types de besoins :
1) Des citoyens qui cherchent à influencer la politique territoriale et faire émerger de nouveaux services, ils peuvent aussi bénéficier des financements offerts par les collectivités,
2) Des collectivités qui ont besoin d’expertise non disponibles en interne pour assurer leur compréhension des besoins réels du territoire.
44Si le LL est né d’une vision partagée des membres fondateurs sur l’avenir du territoire, cette vision est suffisamment large pour intéresser de nombreuses autres parties prenantes venant apporter leurs idées.
45Le LL peut ainsi faire le lien entre des intérêts publics (lutter contre les déserts médicaux) et privés (tester une nouvelle technologie) ou encore faire connaître de nouveaux lieux (nouveaux usages dans les gares développés par SNCF Développement), comme le montre le projet Diabète 2.0. Ce projet consistait en des actions de sensibilisation et de dépistage dans les gares du territoire, dans trois relais des possibles, en lien avec le pôle de compétitivité Cap Digital, l’association des maires ruraux, SNCF Développement et le collectif Revesdiab.
46Lors d’un Vendre Brie consacré à l’e-santé, plusieurs entreprises privées, le conseil départemental de Seine et Marne, des universitaires, des municipalités, et même des intervenants étrangers, ont échangé sur ce sujet. S’il y a peu de résultats directs concrets, cette rencontre a permis de faire se rencontrer des acteurs qui travaillaient sur des sujets proches, en particulier le conseil départemental et différentes entreprises de services. L’e-santé apparaît alors comme moyen de répondre à un certain nombre de besoins qui de toute façon ne seront pas satisfaits du fait de la désertification médicale de la région. Les comptes-rendus des VendreBrie ont été utilisés de manière informelle dans le cadre d’actions du conseil départemental. C’est une contribution à des réflexions plus larges.
47Pour ces deux projets, le LL a contribué à l’idéation en mettant en relation des acteurs qui ne se seraient pas rencontrés spontanément mais aussi, dans le cas de Diabète 2.0 au test d’au moins deux idées : possibilité de nouveaux usages pour les gares et intérêt d’actions de dépistage pour les citoyens. La transformation de cette expérimentation en service innovant est maintenant entre les mains des collectivités territoriales pour les aspects liés à la santé et de la SNCF pour les usages liés aux gares, même si Brie’Nov continue à prendre part au projet.
48Pour d’autres projets, comme celui consacré à l’inclusion numérique, Plus Belle la Brie, l’essaimage le test effectué par Brie’Nov a été mutualisé avec d’autres expérimentations et est maintenant essaimé par les collectivités commanditaires (dans ce cas le Conseil Régional).
49Deux autres projets sont allés plus loin et ont débouché sur des innovations mises en œuvre par le LL : Doue XXII et Nomade Office. À Doue, un projet intergénérationnel initié par Brie’Nov a débouché sur la mise en place d’un parcours touristique élaboré par les citoyens qui ont choisi les lieux à signaler, rédigé les panneaux. Les enfants du village ont apporté leur contribution en illustrant les textes par des dessins. Ce parcours connaît un prolongement par l’intermédiaire d’un site internet ayant été l’occasion d’initier une partie de la population au numérique. Si ce projet mené en lien avec la municipalité a connu un certain succès, l’association se heurte à des difficultés pour élargir son action aux communes environnantes.
50Nomade Office est sans doute le projet le plus ambitieux développé par Brie’Nov. Déclinaison du « relais des possibles » concept au cœur de l’action de l’association, cet espace de télétravail, de coworking et lieu de vie situé à Trilport a été en activité de juillet 2014 à février 2016. En lien avec les politiques régionales et départementales de création de réseaux de tiers-lieux, il a cherché à développer son action sur d’autres lieux, notamment les gares du département. Une réorientation de la stratégie de la SNCF, principal partenaire de cette expansion, alliée à un désengagement des pouvoirs publics, ont amené Nomade Office au dépôt de bilan. Brie’Nov continue néanmoins à travailler sur les tiers-lieux et a répondu à plusieurs appels à projet (cf. Tableau 3).
51Les nombreux projets initiés par Brie’Nov ont pour la plupart débouché sur des innovations territoriales mais aucun n’a encore l’envergure souhaitée par l’association. D’une part, Brie’Nov se heurte au manque de ressources humaines et de financement, d’autre part les collectivités commanditaires captent la valeur créée par le LL et poursuivent l’innovation, notamment l’essaimage par elle-même. C’est le principe du crowdsourcing au contraire de celui d’innovation ouverte qui verrait une mise en commun de la valeur créée.
52Depuis le début, Brie’Nov a répondu à de multiples appels à projet et appels à manifestation d’intérêt comme le montre le Tableau 3, relatifs à deux thèmes : le développement territorial et les relais des possibles.
53Souvent lauréat, Brie’Nov a tiré de ces appels une source de financement indispensable à la pérennité de l’association mais l’a aussi amené à orienter son action de manière un peu différente du projet initial.
54Tableau 3 - Appels à projets remportés par Brie’Nov
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56Les appels à projet forment à la fois une source de financement indispensable à la pérennité du LL et une source d’enrichissement par l’adjonction de nouveaux membres au réseau de contacts. C’est aussi une forme de reconnaissance et de légitimité pour le LL.
57Le financement dépend en grande partie des collectivités et de leurs appels à projets, mais aussi de l’investissement financier de certains membres. Des appels à projet remportés mais sans qu’il n’y ait de financement associé entraînent l’abandon ou la mise en veille des projets, comme cela fut le cas pour le PTCE.
58L’un des domaines d’expertise de Brie’Nov est le développement territorial en milieu rural. Ce thème est une préoccupation récurrente des pouvoirs publics qui multiplient les plans d’aide à la ruralité (à travers le CGET, les assises de la ruralité, les comités interministériels aux ruralités…) et cherchent l’appui d’expertises locales. C’est ainsi que plusieurs appels à projets ont été lancés. À l’occasion d’un de ces appels, un collectif mené par Brie’Nov a été reconnu « Pôle Territorial de Coopération Economique » (PTCE). Un PTCE est un regroupement, sur un territoire donné, d’initiatives, d’entreprises et de réseaux de l’économie sociale et solidaire associé à des PME socialement responsables, des collectivités locales, des centres de recherche et organismes de formation, qui met en œuvre une stratégie commune et continue de coopération et de mutualisation au service de projets économiques innovants de développement local durable. Déclaré éligible et lauréat, il n’a néanmoins à ce jour jamais été financé en raison d’une enveloppe financière insuffisante.
59De même, la plupart des activités de l’association nécessitant l’aménagement de lieux conviviaux regroupant activités professionnelles, services marchands ou non marchands, Brie’Nov a rapidement acquis une expertise sur la création de tiers-lieux. Elle est ainsi apparue comme pionnière dans le marché émergent des télécentres et espaces de coworking au moment où les collectivités commençaient à s’intéresser à cette thématique sans avoir l’expertise nécessaire. Le living lab est alors apparu comme un interlocuteur intéressant. Sur une base d’abord informelle puis plus structurée autour d’associations spécialisées dans le développement numérique, au niveau du conseil départemental de Seine et Marne (IT 77) ou du conseil régional d’Ile de France (La Fonderie, le Collectif des Tiers-lieux), Brie’Nov intervient régulièrement, soit pour évoquer ses projets, soit pour partager son expérience. Ces rencontres sont l’occasion de mises en relations avec de nombreux interlocuteurs : collectivités d’Ile-de-France, entreprises privées, universités, financeurs, institutions… L’expertise de Brie’Nov est aussi relayée au niveau national. L’Association des Maires Ruraux de France a ainsi fait appel à Brie’Nov pour présenter le concept de relais des possibles en lien avec le maintien des services à la population lors de son Assemblée Générale du 6 décembre 2016. De manière générale, les appels à projet remportés offrent à Brie’Nov une certaine légitimité.
60Si l’appel à projet est une source de financement et une occasion d’élargir l’influence de Brie’Nov, il n’entre pas complètement dans la démarche de Living lab. L’innovation naît dans la sérendipité, or l’appel à projet est par nature anti-sérendipité puisque tout est justifié, étayé, rentre dans des critères établis permettant ensuite l’évaluation du projet.
Il modifie donc le mode de fonctionnement, voire les finalités du LL.
61Profitant d’un fort intérêt des pouvoirs publics pour ces nouveaux espaces, le LL s’est peu à peu spécialisé dans ce domaine. Cette spécialisation a amené le LL à délaisser d’autres projets, faute de temps. Elle l’a aussi amenée hors de son territoire, à Paris. On est alors loin des objectifs de désenclavement territorial, même si la réponse à l’appel à projets garde l’esprit « relais des possibles » cher à l’association. Cet éloignement du territoire a été source de tension au sein du LL.
62Avec d’autres acteurs tels que la SNCF, les objectifs trop divergents mènent à la cessation d’activités de Nomade Office. Dans ce cas, l’appel à manifestation d’intérêt émanait d’une organisation qui avait sa stratégie propre qui ne laissait pas d’espace de compromis pour prendre en compte les nécessités notamment financières du LL.
63En plus des finalités de l’association, les appels à projets perturbent aussi le fonctionnement. Le LL est un lieu collaboratif avec une gouvernance qui se veut démocratique. Le temps très court des appels à projet, la nécessité d’une certaine expertise, amènent l’association à trouver des arrangements avec ses principes. Le projet Nomade Office s’est ainsi fait avec une très faible intégration des habitants. Le projet sur Paris a été fait contre l’avis de certains membres du LL qui voyaient un problème à travailler sur un autre territoire avec des caractéristiques urbaines radicalement différentes de l’objet initial de Brie’Nov.
64Dans la démarche initiale, Brie Nov se voulait être un acteur complémentaire et indépendant des pouvoirs publics, un facilitateur. La réalité s’est révélée plus complexe. Pour remplir l’objectif initial de travailler sur et avec les territoires, les institutions ne devaient être qu’un acteur parmi d’autres mais elles se sont révélées des acteurs incontournables, à la fois pour favoriser la démarche initiée par le living lab mais parfois aussi pour la freiner ou la réorienter. Par ailleurs, l’indépendance ne peut être vraiment garantie tant que le financement dépend en grande partie des appels à projets lancés par les collectivités territoriales.
65Brie’Nov a été confrontée à différentes catégories d’acteurs liés aux institutions publiques. Chaque niveau d’institution a sa propre culture de l’innovation. La capacité des différents acteurs à coopérer avec le LL vient à la fois des objectifs propres de l’institution à laquelle ils appartiennent et des relations interpersonnelles qui sont développées avec les acteurs du LL.
On peut distinguer plusieurs cas de figure :
66C’est le cas avec la commune de Doue. Plusieurs projets développés sur ce territoire fonctionnent bien parce que des élus locaux servent de relais et le maire a la volonté de faire naître une dynamique de projets. L’activité du LL est une des composantes du programme de la municipalité. Une confiance s’est instaurée mais cela ne suffit pas à pérenniser les actions et surtout à les étendre à de nouvelles populations ou sur des territoires voisins. Dans un cas, l’association a du mal à recruter hors du noyau initial du projet, dans l’autre cas, elle se heurte aux frontières des institutions avec qui elle travaille.
67On est alors dans un cas de crowdsourcing. Ils agissent non pas directement mais à travers des intermédiaires. Dans le projet Nomade Office, il s’agit de La Fonderie, agence publique numérique de la région Ile-de-France, d’IT 77 (Initiatives Télécentres 77), émanation du conseil départemental de Seine et Marne. Le positionnement de ces intermédiaires est lui-même ambigu. À la fois facilitateurs, accompagnateurs ils sont aussi garants des objectifs de la collectivité dont ils dépendent. Les contacts sont beaucoup plus ponctuels que dans le premier cas. Ces acteurs ne participent pas à la co-construction propre au fonctionnement du LL mais, dans le cas de Nomade Office, un des acteurs a su identifier les bonnes pratiques et les a reprises pour les diffuser à d’autres porteurs de projet. Brie’Nov s’est vu dessaisi d’une partie de la valeur produite sans avoir l’impression d’obtenir une contre-partie.
68Par ailleurs, les politiques, fer de lance des institutions, ont un horizon de temps dicté par les élections. Devant rendre des comptes aux électeurs, ils ont souvent des exigences à court terme. Or le développement territorial ou l’inclusion sociale nécessitent beaucoup de temps. Des projets sont entamés mais peinent à se poursuivre, faute de financement pérenne.
69L’appel à projets est une forme de crowdsourcing utilisée par les pouvoirs publics pour innover, comme le montre le Schéma 1.
70Schéma 1 – De l’appel à projet à l’innovation territoriale
71

72L’institution, ayant identifié une problématique mais n’étant pas en état de fournir une réponse appropriée, lance un appel à projet. Les candidats proposent leurs idées. En cela, tous les candidats, qu’ils soient lauréats ou non, permettent d’enrichir les idées initiales de l’institution. En effet, l’appel étant relativement large, chaque réponse est susceptible d’apporter de nouveaux éléments pouvant déboucher sur de l’innovation, soit sur la problématique initialement identifiée par la collectivité, soit en faisant émerger d’autres problématiques. Un premier filtre distingue un nombre limité de lauréats qui reçoivent alors les moyens nécessaires (au moins en partie) pour développer leur idée initiale et/ ou l’expérimenter. Les intermédiaires centralisent les connaissances diffusées grâce aux appels à projet et peuvent s’en servir pour fournir de nouvelles problématiques aux collectivités locales ou servir à la diffusion de bonnes pratiques. Ils fixent les cahiers des charges, les attentes puis répondent aux questions et orientent le choix des répondants. Le retour d’expérience enrichit les connaissances de la collectivité, qui, par un deuxième niveau de filtre, peut décider de stopper l’expérimentation ou d’inscrire la réponse apportée dans un dispositif plus durable. En plus du processus classique d’innovation, l’appel à projets permet à la collectivité de tirer profit des idées non retenues pour procéder à de nouveaux appels à projet. Il permet aux institutions publiques, à partir d’une problématique générale, de collecter des idées auprès d’un large public. Les différentes phases de l’innovation, de l’idéation à l’essaimage sont ainsi déléguées. L’effort financier et le risque sont ainsi limités. Seul un nombre limité d’acteurs voit ses projets financés. Le risque est essentiellement porté par les répondants.
Le living lab est un intermédiaire d’innovation sophistiqué qui agit comme un co-créateur de connaissances localisées contextuelles et tacites dont il facilite le transfert (Barlatier et al., 2016). Sa principale spécificité réside dans les liens qu’il entretient avec les citoyens. Ancré sur un territoire donné, il connaît les besoins des habitants, y compris les besoins latents, non encore exprimés, et peut susciter leurs réactions. Par rapport aux autres intermédiaires, le LL génère des idées, non seulement en faisant appel à des experts mais en organisant le travail des citoyens. Il se distingue des dispositifs publics d’innovation tels que les laboratoires d’innovation publique car il est à l’initiative de la société civile. Il est moins tourné vers la compétitivité économique que les pôles de compétitivité. Il partage avec les PTCE la finalité de développement territorial mais le LL agit dans un cadre plus large que celui de l’ESS et a un fonctionnement moins formalisé et plus simple. Il n’est pas contraint par un business plan et a donc des obligations de résultats moins fortes. Il peut ainsi intervenir sur des projets plus longs et plus innovants. De plus, il s’appuie sur des usagers et des citoyens et peut ainsi expérimenter de nouveaux usages sans remise en cause de son propre objet.
73Néanmoins deux facteurs limitent l’action du living lab : la difficulté de la co-construction entre institutions publiques et citoyens et le partage de la valeur.
74Le cas de Brie’Nov montre que la co-construction est difficile. L’implication des différents acteurs, citoyens, politiques, entreprises est souvent ponctuelle, limitée à un projet particulier. Si les entreprises semblent sensibles aux projets de plus grande envergure, les habitants, du moins dans le cas observé, s’impliquent davantage sur des projets d’échelles plus réduites. Un travail régulier et intense des fondateurs du LL demeure indispensable à toutes les étapes de chacun des projets.
75Ce problème d’implication est lié à celui de partage de la valeur créée. Le living lab est au cœur de deux logiques d’appropriation de la valeur que sont l’open innovation et le crowdsourcing. L’open innovation suppose une appropriation collective de la valeur. Nul ne peut faire un usage commercial de l’innovation créée collectivement. Dans le crowdsourcing, la force délégatrice s’approprie la valeur. Lorsqu’elle est publique, la contrepartie se fait sous forme de financement réparti sur quelques lauréats. Même dans le cas où le LL perçoit un financement, celui-ci est limité au seul projet. Les ressources du LL sont alors concentrées sur le projet lauréat au détriment des autres projets du LL et surtout de la génération de nouvelles idées, nécessitant du temps et de la disponibilité des acteurs du LL.
76Une alternative aux problèmes posés par les appels à projet serait que les acteurs publics soient partie prenante des LL. La structure des LL est prévue pour cela. Le commanditaire public participerait alors à la co-construction de valeur et la valeur serait partagée d’un commun accord entre les membres du LL. L’acteur public est alors source de valeur à long terme pour le LL qui tire profit de ses connaissances spécifiques. Cela distingue le LL d’intermédiaires plus traditionnels qui peuvent assurer les transferts de connaissance entre public privé ou entre acteurs privés (notamment les répondants aux appels) mais qui n’ont pas de vocation de co-construction. En effet, le LL, contrairement aux intermédiaires traditionnels, n’a aucun rôle dans l’évaluation, ce qui lui permet de coopérer plus librement avec l’ensemble des acteurs de l’innovation. Par contre il est partiellement soumis à l’évaluation dans le cadre des appels à projet.
77La fabrique des politiques publiques est un objet hybride (Christensen et Laegreid, 2010). Ce constat s’applique à l’innovation territoriale où des acteurs privés, entreprises, associations ou citoyens, interviennent, non seulement pour influencer mais aussi pour co-construire les politiques (Rival et Sémo, 2014).
78Si la sphère publique semble consciente de l’importance de l’apport de l’usager-citoyen à l’innovation territoriale, elle peine à l’intégrer au processus d’innovation.
79Pour cela, les institutions publiques font appel à un grand nombre de structures intermédiaires qui sont susceptibles de créer un lien indirect entre l’institution et la « foule » de citoyens pour innover. Ce sont ces intermédiaires qui permettent d’impulser des innovations territoriales à travers une délégation.
80Ces intermédiaires ou micro-institutions, entrent néanmoins dans une relation de dépendance face aux appels à projet qui représentent souvent leur principale source de financement. Leur créativité ne peut alors s’exprimer que dans le cadre de problématiques déjà en partie identifiées par les acteurs publics. Ils seraient alors aussi susceptibles d’apporter des idées d’innovations plus radicales qui seraient l’émanation d’une réflexion collective, partagée et territorialisée, de type « bottom-up ». Développer de l’innovation sociale est une question de vision à long terme peu compatible avec les exigences à court terme des collectivités territoriales à travers les appels à projet.
81Cette tendance amène à reconfigurer les relations entre les différents partenaires. La frontière entre public et privé s’estompe. Les appels à projets incitent les acteurs à se regrouper, amenant des phénomènes de « coopétition » entre entreprises mais rien ne garantit une convergence d’intérêts durable. Institutions publiques et entreprises privées doivent justifier de leur action auprès d’évaluateurs et/ou de financeurs ou encore d’électeurs. Les citoyens peuvent eux-mêmes chercher à promouvoir leurs intérêts personnels. Le comportement des différents acteurs est alors susceptible de devenir opportuniste, empêchant la prise en compte de l’intérêt général.
82Le LL, en tant que lieu d’innovation partagée et ouverte, où l’asymétrie d’informations peut être réduite, présente une piste prometteuse pour éviter cette « tragédie des biens communs » (Ostrom, ibid). Des living labs, spécialisées sur un domaine particulier ou multi-projets sur un territoire donné fournissent une alternative qui échappe partiellement aux contingences du temps politique, permettant d’intégrer les citoyens dès l’origine du projet. La régulation de la relation s’entendrait alors à travers la co-construction et la co-création dans la durée. Les effets d’apprentissage et l’accumulation d’expériences permettraient alors d’atteindre un niveau d’expertise partagé au sein du LL et impulseraient une gouvernance partagée, favorisant la pérennité des ressources. Cela supposerait pour les collectivités territoriales de quitter une démarche de crowdsourcing pour une démarche d’innovation ouverte.
83De manière plus générale, l’intégration de l’usager au processus d’innovation pose le problème de la participation de l’usager-citoyen aux politiques publiques. L’innovation sociale n’a pas la même reconnaissance aux yeux des acteurs publics, privés ou citoyens, car les effets directs ne sont pas toujours visibles à court terme. Il est pourtant clairement établi que l’amélioration des conditions sociales sur un territoire voire un pays est le soubassement d’un développement économique dynamique de long terme (Lévesque, Bourque et Forgues, 2001). L’implication durable du citoyenne sera possible qu’avec un réel apprentissage aux nouvelles formes de participation collective qui bousculent aussi les frontières habituelles entre les différents acteurs : d’un côté ceux qui décident et impulsent l’innovation et de l’autre ceux qui imaginent, mettent en œuvre, et enfin ceux évaluent. Une nouvelle culture de la démocratie est nécessaire et est la condition d’une innovation collective.