1Entre 2007 et 2012, le Plan Réussite en Licence a concentré l’attention publique sur les universités et leurs difficultés : échec aux examens, abandon de la formation, absentéisme, étudiants-fantômes, décrochage (Legendre, 2008 ; Beaupère, Boudesseul et Erlich, 2009).
2Pour appréhender ces difficultés condensées en une formule « l’échec en licence », plusieurs hypothèses sont avancées qui sont le plus souvent pensées dans leurs articulations, selon différentes tonalités. Enrichie des apports d’une sociologie de la jeunesse (Galland, 2007 ; Galland, Verley et Vourc’h, 2011), la sociologie des étudiants trace le portrait d’un groupe social marqué par la diversification (par l’origine sociale notamment), la précarisation (en lien aux conditions de vie et à la dévalorisation des diplômes) et la juvénisation (concept construit par J.-C. Chamboredon pour qualifier un rapprochement des modes de vie adolescents et lycéens) (Erlich, 1998 ; Clerc et Fave-Bonnet, 2001 ; Doray et Murdoch, 2010 ; Groleau et al., 2010). Dans ces analyses faisant état d’une nouvelle demande étudiante, les facteurs individuels et liés aux publics rencontrent les facteurs liés aux structures politiques, familiales, sociales et économiques. Celles-ci construisent un système éducatif segmenté et inégalitaire. Les problèmes de l’université sont alors objectivés au travers des thèses sur une université de masse ou déclassée (Duru-Bellat et Kieffer, 2008 ; Dubet, 2008 ; Vatin et Vernet 2009 ; Vatin, 2012 ; Vatin, 2015). Entre les deux, il y a l’hypothèse organisationnelle qui analyse les dysfonctions dans le rapport qu’entretiennent les universités à ces nouveaux étudiants (Borras, 2011 ; Convert, 2010 ; Garcia, 2010 ; Hugrée, 2009 ; Monfort, 2000 ; Pialoux et Beaud 2001 ; Sarfati, 2013 ; Soulie, 2002). Ces dernières années, cette hypothèse a été au cœur des analyses autant que des politiques publiques parce qu’elle entre en résonance avec des valeurs valorisées dans les secteurs publics d’une action publique efficace, d’un service public à l’usager et d’une « culture de la demande » (Muller, 2006).
- 1 Cet article doit beaucoup aux lectures attentives et aux propositions faites par les deux évaluateu (...)
3Ce sont bien les établissements dans leur rapport aux étudiants qui constituent le point d’entrée de cette réflexion sur l’échec étudiant1. Cependant, la démarche théorique et méthodologique doit être précisée puisqu’il s’agit de soutenir une approche institutionnelle des universités (1). L’argument se structure ensuite en trois parties. Tout d’abord, une mise en perspective historique de l’échec étudiant à l’université permet de reconnaître la fonction de régulation des universités à l’égard de la demande sociale d’études (2). Sont ensuite mises en évidence les tendances récentes des établissements à se rassembler autour des enjeux de contrôle et de sélection de leurs inscrits (3). S’impose enfin, une réflexion interprétative qui relie ces résultats au contexte institutionnel dans lequel les universités évoluent (4).
4Le plus souvent, la littérature académique sur l’échec en licence est marquée par une conception pragmatique et résolutive des politiques publiques ainsi que par une lecture interactionniste du rapport établissement-usagers. Bon nombre de travaux montrent l’engagement des établissements et de leurs personnels dans les programmes d’accessibilité et d’accompagnement renforcé de leur public entrant. Si les taux d’échec en première année demeurent assez élevés, les conclusions mettent généralement en évidence les dysfonctions et la complexité des rationalités qui ordonnent la vie des organisations universitaires ou bien/et le défaut de mobilisation des étudiants eux-mêmes. Or, les dysfonctions organisationnelles mettent en scène des effets de système et sont relatives si l’on considère que les universités (comme les étudiants) sont animées par d’autres enjeux que la réussite aux examens de leurs nouveaux entrants. Un détour par des interprétations devenues classiques sur le fonctionnement du système d’enseignement supérieur américain permet de repérer la complexité des enjeux qui, dans les établissements, enserrent le service à l’étudiant. L’approche institutionnelle est la proposition théorique perçue comme la meilleure pour saisir à la fois l’épaisseur du lien établissements-usagers et la problématique de l’échec à l’université. Pour incarner l’institution, la méthodologie croise les outils de la sociohistoire, de la sociologie cognitive des problèmes publics et de la sociologie de l’action publique.
- 2 À partir des années 1950, l’État de Californie s’est lancé dans une politique ambitieuse de dévelop (...)
5Chez les sociologues de l’éducation américains, une thèse est fameuse depuis 1960 selon laquelle les collèges communautaires (Bac +2) tiennent une place spécifique à l’intérieur du système d’enseignement supérieur américain2 dite d’institution ouverte (Open-Door Institution). Ils contribuent à réguler la demande sociale d’accès aux études supérieures et s’apparentent à des structures de refroidissement (« Cooling-Out » Function) des aspirations à poursuivre les études supérieures d’étudiants jugés trop faibles scolairement.
6C’est Burton R. Clark qui théorise le premier ce type de phénomènes à partir d’une monographie du collège communautaire de San José en Californie (Clark, 1960b ; Clark, 1960a). Le sociologue américain démontre que les aspirations de l’administration du Collège et celles des étudiants accueillis sont contradictoires et qu’un conflit latent s’exprime : les étudiants attendent du collège qu’il leur permette d’accéder à un autre collège ou à une université pour préparer un bachelor (Bac+4) ; l’administration souhaite faire du collège un établissement de formation professionnelle unique et de qualité répondant aux besoins en emploi de l’aire métropolitaine de San José. Ainsi, même lorsque l’impulsion à ouvrir ses portes au plus grand nombre est forte, d’autres intérêts orientent les pratiques dans les établissements et soufflent un vent contraire. Le système politique peut à la fois impulser l’ouverture et pousser au contrôle, par des dotations contenues. Les professionnels gestionnaires et les enseignants des collèges communautaires américains cherchent une voie de développement dans l’espace social de l’enseignement universitaire américain par laquelle l’accès libre ne nuit pas à la qualité. Burton R. Clark met alors en évidence les moyens développés par l’administration pour détourner de leurs projets une partie des aspirants à la poursuite d’études. Les forts taux d’échec des entrants, lors des premiers mois et tout au long du cursus, par abandon, échec aux examens ou réorientation, tout autant que les tests de pré-rentrée, les entretiens d’accueil, les cours de remédiation et les cours de rationalisation des projets professionnels appuyés sur des procédures sophistiquées de bilan de compétences sont toute une batterie de dispositifs qui font du collège communautaire un espace scolaire au sein duquel les aspirants aux études supérieures qui n’ont pas les habiletés académiques requises en prennent conscience et se retirent d’eux-mêmes de la compétition scolaire. Depuis cette étude conduite à la fin des années 1950, d’autres travaux sur les collèges communautaires américains ont prolongé la thèse de Clark (Beach, 2012) et une autre tradition de travaux s’intéresse à la « persévérance » (« Hold Steady ») des étudiants scolairement fragiles, une fois au collège et/ou passés par lui (Nielsen, 2015).
7L’intérêt d’une telle hypothèse est qu’elle autorise un léger déplacement du regard sur les réalités universitaires françaises. Le caractère anomique des structures universitaires françaises vis-à-vis de leurs étudiants mis en évidence dès la fin des années 1980, alors que les universités faisaient face à une croissance forte de leurs effectifs, peut être interprété comme une fonction de régulation pour des établissements qui ne peuvent pas, idéologiquement comme matériellement, répondre sans condition à cette demande. Dans la même perspective, l’hypothèse américaine suggère que les mesures qui, dans les années 2000, visent, en France, à lutter contre l’échec à l’université, à qualifier le cursus de licence et à armer les étudiants entrants par différents dispositifs d’accompagnement peuvent s’avérer plus ambivalentes qu’il n’y paraît. Ainsi, la métaphore américaine vaut dans le cas français : les universités non sélectives à l’entrée (Open Door Institutions aux États-Unis) soufflent le chaud et le froid à l’égard de leurs étudiants entrants, suggérant ainsi que cette demande d’accès aux études est perçue à la fois comme une ressource et comme un risque pour l’équilibre général et la reproduction tant du système général de l’enseignement supérieur que pour cette classe ou cet ordre d’établissements que sont ces universités.
- 3 L’établissement est un espace physique et géographique localisé où se déroulent les activités conce (...)
- 4 L’établissement possède une dimension organisationnelle avec une structure formelle et informelle d (...)
- 5 L’institution constitue un ensemble de dispositions et d’aménagements qui sont culturellement et so (...)
8André Turmel conçoit les universités sur la base d’un triptyque établissement3-organisation4-institution5 (Turmel, 1997 : 12‑13). Les établissements évoluent dans un contexte institutionnel qui s’incarne dans des ensembles de connaissances, de prescriptions et d’énoncés culturels, conférant une signification et une valeur aux universités et aux activités sociales qu’elles produisent, ainsi que dans des systèmes d’acteurs qui dépassent les frontières géographiques et organisationnelles des établissements. Les établissements sont un chaînon terminal de ce contexte institutionnel et assurent une fonction de régulateur institutionnel entre la demande sociale et des structures matérielles et symboliques, éducatives, politiques et socio-économiques pouvant ou non y répondre (concept de régulateur institutionnel développé par David Easton In Baudouin, 1998 : 110). L’objet d’étude véritable est donc à la fois cette fonction de régulation institutionnelle et ce contexte institutionnel des universités tels que cette fonction et ce contexte se manifestent dans les rapports des universités avec leurs étudiants de premier cycle.
- 6 La cogestion s’organise à l’échelle de l’État et avec les instances corporatives pertinentes (syndi (...)
9La fabrique des normes institutionnelles relève de systèmes organisés complexes, généralement hiérarchisés, qui associent différentes échelles et différents acteurs : les professionnels qui agissent en situation de service public (Weller, 1999 et 2003) ; les intermédiaires bureaucrates ou politiques (dans les politiques éducatives, les recteurs et, de plus en plus, les exécutifs des établissements) ; les pilotes à l’échelle des exécutifs politico-catégoriels, en l’occurrence le ministère de l’enseignement supérieur. Dans la sociologie de l’action publique comme dans la sociologie de l’enseignement supérieur, il est fait référence à l’idée de cogestion entre acteurs et logiques politiques, professionnelles et catégorielles. La notion de secteur fait partie du cadre sémantique commun de l’analyse des politiques publiques et s’entend comme le produit dynamique de l’intervention étatique (ou politique), des intérêts professionnels et catégoriels concernés et de leur cogestion (Jobert et Muller, 1987). Ce que décrit Christine Musselin dans « la longue marche des universités » (Musselin, 2001), c’est le glissement d’un pilotage centralisé du secteur de l’enseignement supérieur fondé sur la cogestion avec les instances représentatives essentiellement facultaires ou disciplinaires6 vers un pilotage toujours centralisé qui s’appuie de plus en plus sur les établissements. À la verticalité se substitue l’horizontalité. Il n’empêche que, pour l’auteure, les configurations universitaires fonctionnent toujours selon un triptyque Ministère-universités (établissements)-composantes disciplinaires et croisent des logiques politiques, d’établissement et professionnelles.
10Pour prendre la mesure de ce contexte institutionnel, en partie tangible au travers de politiques publiques, de lois et d’un système organisé et hiérarchisé d’acteurs, en partie immatériel dans des structures cognitives, des catégorisations et du droit pratique (Powell et Di Maggio, 1997 ; Muller, 2000 ; Palier et Surel, 2005), la méthodologie exploite les apports de la sociologie cognitive des problèmes publics (Felstiner, Abel et Austin, 1991) ainsi que ceux de la sociologie des catégories de l’intervention publique (Dubois, 1999). Il s’agit précisément de suivre la proposition de Vincent Dubois d’articuler une sociologie des catégories de l’action publique « en actes » avec une mise en perspective historique pour révéler les phénomènes de nature institutionnelle dans les pratiques d’hier et d’aujourd’hui (Dubois, 2003 : 347). L’analyse est systémique bien que l’échelle d’observation privilégiée soit un établissement, les établissements apparaissant comme des « analyseurs irremplaçables de l’institution » (Turmel, 1997 : 14).
11L’évidence de la mobilisation institutionnelle contemporaine contre l’échec étudiant se trouve dans le Plan Réussite en Licence (PRL), s’étendant de 2007 à 2012. Une politique publique correspond à une stratégie de changement (Muller, 2013) et à ce titre met en branle l’institution. Le matériau de base à l’analyse est constitué des produits du PRL, à l’échelle nationale (documents et discours de programmation, instruments, rapports d’expertise). Une synthèse de la littérature sociologique sur la mise en œuvre du PRL dans les universités a aussi permis de repérer des tendances générales. Un troisième matériau (entretiens avec des gestionnaires de scolarité, comptes rendus de réunions, échanges informels, notes, documents stratégiques, données statistiques) est issu de l’observation participante et de l’auto-analyse de l’auteure, enseignante-chercheure impliquée dans la mise en œuvre du PRL au sein de l’université qui l’emploie - en l’occurrence, une université de Lettres, Langues et Sciences Humaines située dans une métropole régionale française et qui accueille près de 22 000 étudiants (université de Toulouse). Ce type de matériau permet d’appréhender les intérêts en action de l’organisation universitaire, des équipes de direction de l’établissement aux personnels administratifs et enseignants-chercheurs. Le quatrième matériau est socio-historique avec l’objectif de localiser dans l’histoire récente de cette même université l’émergence d’une préoccupation pour les étudiants de premier cycle. Cette tâche s’est appuyée sur la collecte et l’analyse d’archives de l’université depuis 1967 (comptes rendus et procès-verbaux des conseils de l’université), ce qui permet de croiser l’histoire universitaire locale avec celle, nationale.
- 7 Arrêté du 1er Août 2011 relatif à la licence, JORF n° 0185 du 11 août 2011. [legifrance.gouv.fr.]
- 8 L’effort budgétaire s’élève à 730 millions d’euros entre 2008 et 2012 (République française, 2009).
12S’affichant comme le symbole d’une attention nouvelle portée à l’usager et au rôle de l’université dans l’échec ou la réussite étudiante (Annoot, 2012), le PRL est lancé par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche aussitôt après l’élection présidentielle de 2007. Fin 2010, un bilan est réalisé qui donne lieu à la formulation de priorités supplétives ainsi qu’à la publication, en août 2011, du nouvel arrêté Licence mis en place dans les universités entre 2012 et 20147. Depuis, le budget dédié a été supprimé8, d’autres dispositifs comme « l’orientation active » sont censés prolonger cette mobilisation en faveur des étudiants et de leur réussite (Kunian et Houzel, 2009 ; Garcia, 2010).
13Ce Plan est mû par l’ambition phare de réduire significativement l’échec à l’université. Une campagne de communication du ministère parue en 2008 déclare que la moitié des étudiants disparaissent dès la première année de licence : sur 100 bacheliers inscrits en première année de licence, seule la moitié accède à la deuxième année tandis que l’autre moitié échoue (48 %). Ces résultats, même s’ils ont pu être nuancés par la suite, alimentent le problème que le ministère s’attelle à résoudre. Cependant, replacé dans le cours historique des politiques universitaires, ce constat sur l’échec étudiant n’apparaît pas comme un phénomène émergent mais bien plutôt comme une donnée stable avec laquelle les universités composent (caractère structurel) et qu’elles contribuent à produire (caractère fonctionnel).
14Le problème de l’échec étudiant à l’université aussi bien que les réponses de l’institution apportées à cet échec, du ministère aux établissements, ne sont pas nouveaux. Ils ont une dimension structurelle qui implique de chercher des explications non pas seulement dans une conjoncture, dans une demande en évolution ou dans les insuffisances des organisations universitaires mais dans le corps même de l’institution, ses missions, ses valeurs.
15Avant le PRL, la réforme de 2001-2002 dite LMD (Licence-Master-Doctorat) visait l’européanisation du système d’enseignement supérieur français et introduisait des éléments de réponse à l’échec : au sein de l’université de Toulouse, l’application de cette politique nationale avait donné lieu à une réflexion poussée sur la licence et se traduisait par une stratégie d’orientation et de réorientation qualifiée d’innovante, basée notamment sur la définition de parcours-types et diversifiés de formation, monodisciplinaires et bidisciplinaires, sur l’identification de passerelles entre les parcours ainsi que sur des scénarios de poursuite d’études et d’insertion professionnelle (CR CEVU, université de Toulouse, mai 2002). En 1997, la réforme de l’université dite « Bayrou » (du nom du ministre de l’Éducation nationale de l’époque), est très proche sur son objet du PRL. Elle a déjà favorisé la diffusion dans les universités de dispositifs tels que le tutorat, les stages d’accueil, les unités d’enseignement de méthodologie universitaire et les groupes de mise à niveau.
16Si le Plan université 2000 (1990-1995) posait le problème autrement, via la territorialisation de la ressource d’enseignement supérieur (Dubet, Filâtre et Merrien, 1994), son périmètre était le même, l’étudiant de premier cycle et l’université.
17Les éléments tirés des archives institutionnelles de l’université de Toulouse permettent de remonter plus loin encore ; notamment aux années pré-1968, lorsque les universités sont confrontées à une première « crise de croissance » (Prost, 1989). Dans cette période, un rapport d’enquête sociologique, publié par la faculté établit des données sur les parcours de ses étudiants (Kayser et Gaudemar, 1967). Si les volumes d’inscrits en première année ont gonflé depuis (7 fois plus entre 1956 et 2011), les taux d’échec tirés de l’enquête sont étonnants tellement ils sont similaires à ceux sur la base desquels s’est bâti le PRL : 54 % seulement des 835 inscrits en année préparatoire aux études de lettres dite « année de propédeutique » restent en course après leur première année tandis que les 46 % restant échouent, 27 % ne s’étant même pas présenté aux examens. Au final, 25 % seulement des étudiants de la cohorte initiale parviennent en licence. Pour la plupart, le temps des études est long, puisque 12 % seulement parviennent à boucler leur licence dans les temps tandis que la grande majorité a besoin de 4 ou 5 ans, voire pour certains, la licence est un véritable piétinement (6 à 7 ans).
- 9 Un constat que la situation présente conduit à relativiser : en 1962, 27 % d’une génération accédai (...)
18Ce sont aussi les interprétations de ces situations qui sont stables et qui plongent les universités et les universitaires dans les cheminements cognitifs classiques du champ scolaire – les aptitudes scolaires et familiales acquises face aux prérequis académiques, la reproduction des inégalités sociales à l’école, les pédagogies, les cadres institutionnels et la participation des élèves (Dubet, 2002). Ainsi, la lecture des diagnostics établis par le PRL en 2008 montre que la qualification du public et de ses difficultés repose essentiellement sur des critères scolaires (diplômes obtenus, parcours scolaire). Deux indicateurs de fragilité du public de licence se détachent particulièrement des rapports d’expertise (Demuynck, 2011 ; Cour des comptes, 2012), les lycéens ayant obtenu leur baccalauréat en retard et ceux issus de baccalauréats technologiques et professionnels, ces indicateurs strictement scolaires faisant écho, sans les recouper totalement, aux indicateurs d’origine sociale (Caille et Lemaire, 2009), pouvant faire l’objet d’un désintérêt (Beaud et Convert, 2010) et aux indicateurs ethniques, écartés le plus souvent (Felouzis, 2008). De façon identique, dans l’étude sociologique de 1967 déjà citée, les auteurs soulignent la convergence de leurs résultats avec ceux de leurs contemporains (Bourdieu et Passeron 1964 ; Passeron, 1966 ; Passeron et Antoine, 1966) : les facultés de lettres et sciences humaines tiennent un rôle de « “refuge” pour des étudiants qui ne sont pas majoritairement issus des filières les plus prestigieuses du bac, dont l’orientation a valeur négative, à défaut d’autre chose ou en attente d’autre chose »9. Les auteurs ajoutent que lorsque cette orientation prend une valeur positive, elle génère des frustrations puisque le taux d’échec est élevé et que les débouchés professionnels sont restreints aux métiers de l’enseignement.
19La constance du problème de l’échec en tant que tel ainsi que le caractère systématique des schémas explicatifs et de remédiation expriment l’emprise dans les universités des rationalités et des tensions propres à l’institution d’enseignement en France : socialisation/qualification, unification/différenciation (Durkheim, 1922), égalité des chances/élitisme, épanouissement/instruction et transmission de savoirs, liberté et autonomie/discipline et contrainte, lieu ouvert/lieu-sanctuaire et de « contre-culture » (Ballion, 1991 : 20‑22). Ainsi, les universités se présentent comme institution d’enseignement, ce qui signifie qu’elles sont censées dans le même temps accueillir le plus grand nombre et sélectionner.
20L’analyse des discours et des moyens mis en œuvre ou même seulement envisagés par les acteurs au sein des établissements permet de mieux saisir le caractère plurivoque du rapport des universités à l’échec étudiant. In fine, le problème de l’université, ce n’est pas l’échec −qui correspond plutôt à un effet de la régulation institutionnelle− mais bien la gestion de la demande sociale d’accès aux études supérieures : accessibilité et débouchés, sélection-contrôle et sélection-évaluation en sont les trois piliers.
21Les forts taux d’échec des étudiants éveillent deux types de remédiation institutionnelle, celui de l’accessibilité et celui des débouchés. À la fin des années 1960, on trouve trace de mesures en faveur d’un meilleur accueil et d’une meilleure information des étudiants sur les cursus, les services et les modalités d’examen. À cette époque également, le développement de l’offre de formations (préparation aux concours, diplômes professionnels, partenariat avec les milieux économiques et sociaux…) en vue d’un élargissement des perspectives d’avenir professionnel des étudiants — en dehors de celles liées à l’enseignement — est perçu comme un autre moyen de lutter contre l’échec. Ces mesures apparaissent a posteriori comme le terreau des dispositifs des années 1990 et 2000.
22Les forts taux d’échec aux examens ou par abandon sont donc déjà perçus comme un problème à résoudre mais ils apparaissent aussi comme une fonction de contrôle d’un public en nombre, fonction non assumée politiquement à l’échelle tant des gouvernements que des établissements et des personnels. Pour Michel Eliard, les taux élevés d’échec signifient que « sans que des barrages soient institués, la faculté des lettres sélectionne sévèrement » (Kayser et Gaudemar, 1967 : 4). Il se disait d’ailleurs à l’époque que l’année de propédeutique des facultés de sciences et de lettres qui était censée officiellement préparer les candidats aux études supérieures remplissait au moins autant une fonction de second barrage après le baccalauréat.
23En 1966, la réforme dite « Fouchet » abroge l’année propédeutique. Or, une des suggestions faite au ministre abrogeant ce second barrage, c’est d’en instituer un autre, à l’admission. C’est le doyen de la faculté des sciences de Paris qui se lance, dans une lettre ouverte, considérant que les reçus au baccalauréat sont chaque année plus nombreux alors que les résultats aux examens en faculté montrent que seuls 50 % des inscrits au départ sont capables de mener au bout leurs études. Le doyen conclut « ce serait désastreux que des milliers de jeunes viennent se fourvoyer dans un chemin qu’ils abandonneront sans aucune qualification scientifique, parfois après plusieurs années » (Journal régional, « Les étudiants doivent être choisis en fonction de leurs capacités pour entrer en faculté », le 6 octobre 1967, article joint aux archives de l’université de Toulouse). La révolte étudiante de mai 1968 n’est pas sans lien avec cette menace d’une sélection à l’entrée dans les universités (Prost, 1989 : 63).
24Sans qu’elles ne soient suivies d’effet, des voix favorables à la sélection s’entendent aussi à l’intérieur de l’université de Toulouse. En 1981, le responsable de la section de psychologie demande qu’il y ait une régulation des flux : « nous ne pouvons en accueillir que 500 en première année, les autres c’est à l’université de dire ce qu’elle en fait » (CU du 3 juin 1981, université de Toulouse).
25Ce traitement universitaire de l’échec entre prise en charge et sensibilisation à la demande sociale et sélection-contrôle des flux est une constante, bien qu’implicite le plus souvent. Les taux d’abandon des études, sans qu’une expérience d’échec aux examens ait nécessairement été vécue, révèlent l’importance d’une sélection « naturelle » résultante indirecte et complexe des choix des étudiants et de leurs familles, des marchés de l’emploi et de la formation et de la structure de l’université de masse : respectivement, 60 %, 50 % et 20 % des bacheliers professionnels, technologiques et généraux qui se sont inscrits la première année à l’université ne poursuivent pas leur licence, optent pour une autre voie ou arrêtent leurs études (MEN, 2011). Les politiques d’établissement ont vocation à simplifier l’étape de la première inscription. Cet enjeu est toujours pondéré par d’autres préoccupations, de maintien de la diversité de l’offre de formation notamment.
26« C’est vrai que l’inscription, c’est tout un processus. L’étudiant est toujours dépassé. L’inscription administrative, l’inscription pédagogique, construire son emploi du temps. Il y a un accompagnement, il y a des vacataires qui sont avec eux mais il y a beaucoup de monde. Quand on leur demande leur fiche pédagogique, alors que la fiche pédagogique c’est le reflet de l’inscription, ils disent : “qu’est-ce que c’est ? -Mais quand vous vous êtes inscrit, vous aviez une fiche, vous l’avez signé, c’est le choix de vos unités d’enseignement. − Ah bon !”… Ils ne prennent pas la mesure, ils ne se rendent pas compte. » (Gestionnaire de scolarité, Femme, Langue, GSE5).
27Or, la régulation-contrôle évolue vers une sélection explicite. Certaines universités ont récemment sauté le pas, avec la complicité du Ministère, en passant du statut d’université à celui de grand établissement, ce qui permet de sélectionner le public en amont. Plus généralement, les phénomènes de sélection à l’entrée de l’université et en premier cycle, bien qu’interdits par la loi, existent par des voies détournées. Dans les universités de Médecine qui recrutent sur dossier ainsi que dans d’autres filières spécifiques qui instaurent des limites de capacité d’accueil. Ces tendances se généralisent ces dernières années y compris dans les universités de Sciences ou de Lettres et Sciences Humaines : certaines se sont saisies du dispositif d’orientation active mis en place par le ministère (l’Application A.P.B : Admission Post Bac) pour introduire des procédures supplémentaires de candidature ainsi que des seuils de capacité d’accueil, certaines autres ou les mêmes, qui se disent particulièrement contraintes budgétairement, ont introduit le principe du tirage au sort ou bien d’autres règles de contingentement ou bien encore rétrécissent les périodes d’inscription. D’autres pratiques moins visibles de l’extérieur participent de cette régulation de contrôle : le désinvestissement des enseignants titulaires et des composantes à l’égard des enseignements de la première année de licence, considérée comme un filtre, et la dualisation des missions d’enseignement et de recherche au sein des établissements et des carrières des enseignants-chercheurs.
28Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement de contrôler les flux mais aussi de garantir le niveau des étudiants et la valeur de leurs diplômes et en arrière-plan, le niveau et la valeur de l’établissement qui leur octroie ce diplôme et plus largement le niveau et la valeur de ce type d’enseignement supérieur qu’est l’université auquel ces établissements sont immanquablement liés. L’échec aux examens fait partie des fonctions de base de l’institution scolaire : ce qui importe « c’est le niveau » disait le journaliste Jean-François Revel en 1966, en interprétant les tensions qui accompagnaient la réforme du baccalauréat mise en œuvre par le ministre Christian Fouchet (Revel, 1966). Ces valeurs associées à l’institution scolaire animent aussi les pratiques des professionnels des universités.
29Une preuve est que lorsque l’université de Toulouse réfléchit à réformer les modalités, le contenu et la durée des examens, toute mesure prise en faveur de l’accessibilité (modalités pour les étudiants salariés par exemple) ne doit pas se traduire par un assouplissement des exigences aux examens. Les personnels veillent à « garantir le niveau et la valeur des titres et diplômes délivrés » (CR du comité de direction du 21 mai 1976). Cette préoccupation demeure d’ailleurs centrale, y compris lorsque cette même université a à subir des mouvements de grève perturbant lourdement la tenue des cours et des examens.
- 10 Robert Ballion fournit une analyse nuancée à ce propos pour les collèges et les lycées : « il ne re (...)
30La crainte est que les exigences de l’évaluation ne restent pas totalement étanches aux enjeux de la démocratisation scolaire10, comme l’expriment les discours de personnels de scolarité : « Le niveau a baissé pour moi, dangereusement […] Très peu savent écrire correctement. Sur des cohortes de 150 étudiants sur une matière il y en a quand même une bonne partie maintenant qui a en dessous de 5/20, c’est monnaie courante, et rares sont ceux qui dépassent la moyenne. J’ai vu des copies parce que quand même j’ai posé la question aux enseignants et ils m’ont fait lire des copies et finalement je me dis qu’ils sur-notent » (Gestionnaire de scolarité, femme, Sciences sociales, GSE7). Ce type de discours l’annonce ; la fonction de sélection demeure forte dans les pratiques et les organisations universitaires ainsi qu’en témoigne encore la place accordée à l’évaluation dans les calendriers universitaires. Au sein de l’université de Toulouse, et avant que le service central de la scolarité ne s’attelle à en proposer une réforme, le calendrier annuel des formations reposait sur onze semaines effectives de cours par semestre (une année universitaire étant composée de deux semestres) et autant de semaines d’évaluation (examens finaux des cours pour chacun des deux semestres ainsi que sessions respectives de rattrapage, dite « session 2 »). Depuis la réforme de ce calendrier local, il y a douze semaines de cours par semestre (à l’intérieur duquel est intégré un contrôle continu) et six semaines d’évaluation.
31L’histoire montre que le rapport de l’institution universitaire à l’échec étudiant n’équivaut pas à une lutte unilatérale contre l’échec. Elle autorise une prise de recul et le replacement de la question de l’échec dans une problématique plus large et plus appropriée, en accord avec la problématique d’une institution ouverte mais d’enseignement, qui assure une fonction de régulation de la demande étudiante, fondée sur un équilibre instable entre ouverture et sensibilisation de l’institution à sa demande sociale d’accès aux études, sélection-contrôle et sélection-évaluation. Une fois l’objet véritable identifié, reste à comprendre et à expliquer les formes contemporaines de cette régulation institutionnelle de la demande sociale d’accès aux études supérieures.
32Le PRL ne déroge pas aux principes de la régulation institutionnelle. Si ce programme a un caractère exemplaire dans le flux notamment des politiques universitaires des années 1990 et 2000 ayant trait à l’accessibilité aux études supérieures, cela se situe dans l’affirmation des fonctions de contrôle et de sélection, ce qui tend à produire un programme public de socialisation scolaire renforcé. Si l’on considère la trilogie dominante des remèdes actuels à l’échec étudiant mise au jour par Romuald Bodin et Sylvie Orange – sélection, professionnalisation, propédeutisation – (Bodin et Orange, 2013), les dispositifs de l’intervention du PRL mêlent confusément les trois avec une affirmation du remède de la propédeutisation. Il s’agit de préparer les postulants à l’entrée à l’université, une entrée qui n’a rien d’automatique mais qui se gagne dans l’épaisseur nouvelle que prend la licence, notamment la première année.
- 11 Unités d’enseignement disciplinaire qui doivent elles aussi mieux intégrer en amont de leur concept (...)
- 12 Premier semestre d’orientation, journées portes ouvertes, parrainage, renforcement des services com (...)
- 13 Augmentation du nombre d’heures de cours, création d’une Unité d’Enseignement (UE) consacrée à la m (...)
33À l’échelle ministérielle, l’ambition d’attractivité et de qualification du diplôme de licence (Comité licence, 2007) se traduisait par des attentes d’accompagnement renforcé des étudiants. Les universités étaient invitées à étoffer leur offre de services au-delà des enseignements disciplinaires classiques11 : accueil, information et orientation12, encadrement pédagogique accru13, notamment à destination des étudiants en difficulté ou à risque, ouverture pluridisciplinaire et spécialisation progressive, professionnalisation dès la première année. Les universités volontaires ont pu chacune se saisir et décliner ces orientations ministérielles à leur façon, avec des convergences comme l’illustrent les rapports annuels des comités pour la licence et la licence professionnelle (Dizambourg, 2008, 2009). Ces actions s’organisaient selon trois volets (Cour des comptes, 2012) : l’orientation ; les programmes de formation, les modalités pédagogiques et l’accompagnement individualisé ; la professionnalisation et l’insertion professionnelle, les universités ayant surtout agi sur les deux premiers axes.
34À l’université de Toulouse, la mise en place du PRL a été l’occasion d’une refonte du diplôme de licence. Le projet rassemblait les traits généraux cités précédemment −propédeutisation, professionnalisation− et véhiculait également des enjeux d’attractivité de l’établissement auprès des étudiants. Il s’agissait de réduire la part strictement disciplinaire des enseignements au profit de la pluridisciplinarité, de la professionnalisation et de la méthodologie universitaire ainsi qu’au profit de l’enseignement généralisé des langues étrangères, l’établissement affichant son ambition européenne de préparer tous les étudiants à l’obtention, au moment de leur master, du niveau B2 du Certificat de compétences en langues (CLES).
35Avant que l’arrêté Licence de 2011 ne fixe un seuil minimal d’heures d’enseignement adossé au diplôme de licence (1 500 heures pour un cursus de trois ans), la nouvelle première année s’organisait en 450 heures d’enseignement, 150 heures pour chacune des deux disciplines choisies, 50 heures pour l’accompagnement au projet de l’étudiant et la professionnalisation, 50 heures pour les compétences transversales (en particulier, les langues) et 50 heures pour la méthodologie universitaire (savoir écrire, savoir utiliser les logiciels de traitement de textes et de données, savoir se documenter et apprendre à maîtriser les technologies de l’information…). S’ajoutait une série de dispositifs visant à mieux accompagner les étudiants, notamment ceux de première année : renforcement des événements et des services en matière d’accueil (journées d’accueil, tutorat d’accueil), d’information, d’orientation et d’insertion professionnelle (salons, journées portes ouvertes, renforcement et réorganisation du service interne dédié à l’orientation des étudiants, possibilité d’effectuer un stage dès la licence) et d’aide aux apprentissages et à l’intégration à la vie universitaire (tutorat méthodologique, systématisation du dispositif d’un enseignant-référent…).
36Les priorités affichées par le PRL en termes de professionnalisation (Hetzel, 2006 ; Dizambourg, 2008 et 2009) ont été, dans la mise en œuvre, secondarisées par rapport aux enjeux de la mise à niveau académique des étudiants (Morlaix et Perret, 2014 ; Cour des comptes, 2012). De plus, cette professionnalisation s’est majoritairement exprimée sous la forme d’une professionnalisation de parcours plutôt que de contenu (Lemistre, 2016) via la création ou le renforcement de services communs et d’unités d’enseignement dédiés à l’orientation, au projet professionnel de l’étudiant et à la préparation à l’emploi. Ces dispositifs sont pris en charge par les professionnels de l’information, de l’orientation et de l’insertion, déjà là ou recrutés à l’occasion, et par les enseignants des composantes disciplinaires (géographes, linguistes, historiens, anglicistes, ethnologues…) qui assurent des cours de représentation de soi, de réflexivité sur son parcours, de préparation de candidatures, de communication, de découverte des métiers, etc.
37Enfin, la professionnalisation de contenu se réalise en appui des diplômes universitaires professionnels de premier cycle (DUT, DEUST, DU, DEUP dans les IUP) auxquels s’est adjoint ou substitué, à l’aube de la décennie 2000, la licence professionnelle, un diplôme particulièrement valorisé par le PRL. Or, professionnalisation de contenu et contingentement vont de pair, les capacités d’accueil dans ce type de formation n’étant pas extensibles (Gayraud, Simon-Zarca et Soldano, 2011). L’université de Toulouse offre une vingtaine de licences professionnelles dont une moitié relève de ses composantes disciplinaires traditionnelles et une autre de sous-établissements dans l’établissement, type IUT ou Institut. En 2015, ces licences accueillent près de 900 étudiants contre près de 4 000 en troisième année de licence générale (17 % des effectifs de Licence 3). 9 de ces licences s’effectuent en alternance et sous contrat de travail. Les travaux montrent par ailleurs que ce diplôme professionnel de premier cycle ne répond pas prioritairement aux besoins du public-cible du PRL, celui entrant en première année : en 2001-2002, les diplômés de premier cycle universitaire (hors IUT) ne représentaient que 8,7 % des effectifs d’inscrits en licence professionnelle (Lemistre 2015, 74), résultat qui se confirme pour les diplômés d’une licence professionnelle en 2004 qui sont majoritairement issus d’un BTS ou d’un DUT (Calmand et Épiphane, 2012). À l’université de Toulouse, le taux d’étudiants diplômés en licence professionnelle issu d’un niveau L2 généraliste est de 3 % en moyenne entre 2005 et 2008 (Auto-évaluation, Document interne, université de Toulouse, octobre 2009).
38Le PRL, par ses ambitions et ses applications dominantes, cherche à rompre avec une image persistante de l’université comme un cadre scolaire flottant (Jellab, 2013) ou indéterminé et anomique (Felouzis, 2001). L’université qui, par sa position terminale dans le système scolaire, pourrait se projeter dans un statut à part dans le champ des établissements scolaires semble, au travers du PRL, réduire sa marginalité en renforçant sa fonction de socialisation et de conformation aux normes scolaires, qui fonctionne sous condition de discipline (concept durkheimien) et d’autocontrainte, l’individu ayant fait siennes (auto) les lois scolaires (nomos) (Orianne, Draelants et Donnay, 2008). Cette même université qui pouvait également chercher à se distinguer des autres ordres de l’enseignement supérieur semble de plus en plus dominée par une « logique de formation, d’encadrement et de pédagogie » inspirée du modèle des classes préparatoires et des écoles (Bodin et Orange, 2013 : 193).
39Alors que l’université de Toulouse réfléchit à l’application de la réforme LMD au début des années 2000, elle établit le constat selon lequel : « un bachelier sur trois s’en va au bout d’un an (…) » et entrevoit des solutions : « notre capacité à intégrer pleinement davantage d’étudiants, notre capacité à informer, notre capacité à améliorer l’image de flou que donne notre université (« l’étudiant commence quand il veut »), notre capacité à définir les savoirs et les compétences dans le nouveau cadre [LMD] » (document de travail, CR CEVU, université de Toulouse, 22 février 2001). La modernisation de l’université se conçoit comme un renforcement des cadres socialisateurs et scolaires, notamment durant la première année de licence. Ces cadres se centrent sur le travail d’affiliation première ainsi que sur les apprentissages de base traditionnellement considérés comme superflus et secondaires dans des contextes d’homogénéité sociale et/ou plus on avance dans les cycles scolaires (Beaud et Beaud-Deschamps, 2003).
40Cette tendance est confirmée par la mesure prise par le ministère à la suite du PRL de l’orientation active auprès des candidats en passe de s’inscrire dans une licence qui « sans toucher à leur liberté de s’inscrire dans la filière de leur choix (...) les aide à définir un projet personnel et professionnel et leur permet de s’engager sur un parcours de formation le mieux adapté à leur profil, gage incontestable de leurs chances de réussite » (Cour des comptes, 2012 : 669).
- 14 Près de 57 % des nouveaux entrants en première année de licence à l’échelle nationale (université, (...)
41L’émancipation est délaissée au profit de l’assujettissement, ce que facilite une interprétation scolaire et juvénile de la demande sociale d’entrée en licence. Les dispositifs du PRL construisent une figure stratégique dominante de l’étudiant de licence qui est celle du néo-bachelier, nouvel entrant et directement issu du lycée ; ce faisant ils mêlent confusément réalisme et accommodation au projet de l’institution. C’est particulièrement vrai dans une université comme l’université de Toulouse au sein de laquelle, en 2009, les bacheliers de l’année représentaient 25 % des nouveaux entrants tandis que les reprises d’études et les réorientations externes représentaient respectivement 33 % et 41 %. En outre, si le public entrant en licence est particulièrement jeune14, en raison des programmes publics d’hier et d’aujourd’hui (Galland, 2007 ; Belghith et Vourc’h, 2011), il n’est pas forcément insouciant ou démuni. En témoignent les discontinuités et les bifurcations de parcours, le vécu de minorités ethniques, les dislocations familiales contemporaines, les difficultés financières, le travail pendant les études au-delà de quelques heures par semaine, les orientations contrariées…
42Ce processus de cantonnement de l’usager-étudiant de premier cycle dans le périmètre de son identité scolaire et de son statut juvénile est à la fois le résultat d’une impossibilité pratique à embrasser la totalité des expériences étudiantes et la condition à la construction d’un rapport institutionnel, par lequel l’étudiant prend en charge en partie et sans le savoir totalement les intérêts, les valeurs et les enjeux de l’institution.
43Dans leurs rapports aux étudiants, appréhendés ici à l’aune de la scolarité, les universités se présentent tout à la fois comme institution ouverte, institution de contrôle et institution de sélection. La mise en perspective historique autant que l’analyse du PRL montrent que ces principes de régulation font l’objet de colorisations singulières et de formes hybridées contingentes : la situation actuelle favorise les dimensions de contrôle et de sélection. Il s’agit de comprendre pourquoi en interrogeant finalement les rationalités et les acteurs qui animent cette régulation institutionnelle. Cela oblige à appréhender ce qu’il y a de permanent et de nouveau dans le contexte institutionnel des universités d’aujourd’hui : « l’État est toujours là » (Muller, 2004) mais il ne tient pas de rôle protecteur alors que l’organisation économique du marché de l’enseignement supérieur devient proéminente.
44Dans le marché de l’enseignement supérieur, les universités ainsi que les autres types d’enseignement supérieur produisent par le travail des services de formation à destination de la clientèle étudiante. Les étudiants sont une ressource principale de subsistance pour les établissements d’enseignement supérieur, non pas majoritairement parce que ces étudiants paient le prix de la prestation qu’ils reçoivent mais parce qu’ils représentent une valeur monétaire (en rapport avec les coûts de production) dans un marché étatisé, dit aussi quasi-marché. Ainsi, les fluctuations des inscrits jouent favorablement ou défavorablement sur les ressources des universités et la licence en constitue la manne : 60 % des étudiants sur l’ensemble du territoire (MESR, 2016 : 164) et la seule année de L1 représente pour l’université de Toulouse, 21 % de ses effectifs. La demande étudiante est maintenue dans une logique de croissance du fait des politiques de prolongement scolaire des générations montantes, de la croissance démographique et de l’arrivée d’étudiants étrangers (près de 20 % des effectifs de l’université de Toulouse). Cependant, l’accroissement du niveau d’éducation des populations et le maintien à l’école du plus grand nombre et pour plus longtemps ont transformé le marché de l’offre qui s’est lui aussi étendu, diversifié et stratifié et la concurrence, elle, s’est intensifiée. Ainsi, de 1998 à 2012, l’enseignement privé portait l’essentiel de la croissance des effectifs de l’enseignement supérieur (MESR, 2016 : 154).
45À l’université de Toulouse, le PRL coïncidait avec une situation inédite : l’effectif total des inscrits de l’université baissait depuis plusieurs années −un « pic » de croissance avait été atteint avant 1996, une relative stagnation s’en suivait jusqu’en 2004, puis une chute d’environ 4 % chaque année s’opérait. Cette baisse était nationale mais se révélait plus forte localement. Un diaporama de l’Observatoire de la vie étudiante (Ove) local montrait ainsi que la situation des effectifs de 2008-2009 était proche de celle de 1990-1991 et pour appuyer l’efficacité de son message, le document précisait « soit, 18 ans en arrière » (Auto-évaluation, volet Formation, université de Toulouse, octobre 2009).
46Les universités n’ont pas le monopole de l’offre d’enseignement supérieur et s’apparentent de plus en plus à une classe sociale d’établissements partageant une même situation économique, des similitudes dans les accès à la clientèle étudiante ainsi que de mêmes « chances de vie » (Max Weber cité par Lemel, 2004) par rapport à d’autres classes d’établissements pour lesquels les publications scientifiques montrent les distinctions (grandes écoles, écoles de commerce publiques et privées, lycées, IUT, autres écoles privées). Toutefois, la question seule des ressources économiques ne suffit pas pour comprendre les stratégies actuelles des universités : celles-ci revendiquent aussi d’être un groupe de statut, pour conserver l’analogie avec le vocabulaire wébérien. Un groupe de statut s’auto-entretient sur la base de l’édiction et du respect d’un certain nombre d’exigences communes et revendique sur cette base d’obtenir une considération particulière et de la déférence dans la société. La qualité est au cœur de ce marché d’enseignement supérieur qui correspond à un quasi-marché de la qualité (Felouzis et Perroton, 2007 : 694). Si la classe des universités est la plus largement étudiée dans les travaux, ce n’est pas parce qu’elle représente le plus de problèmes ou qu’elle continue d’accueillir le plus grand nombre d’étudiants, mais parce qu’elle cristallise les effets pervers générés par ce marché marqué par la segmentation et la hiérarchisation.
- 15 François Vatin invite à être plus précis dans la formulation. Il écrit « la notion de « voiture-bal (...)
- 16 Aujourd’hui, l’université française accueille 54 % du public étudiant - ce poids toujours majoritai (...)
47Une ligne d’interprétation domine alors, en particulier celle qui considère que l’étudiant de licence, tout en constituant la ressource principale des universités, concentre un ensemble de menaces, regroupées le plus souvent derrière le concept de l’université de masse qui traduit l’idée de l’afflux d’étudiants, ou celui d’université déclassée ou reléguée, formule privilégiée ici15. Pour François Vatin (Vatin, 2012), l’université est, d’une part, devenue la « voiture-balai » de l’enseignement supérieur français du fait d’un système ségrégatif entre filières sélectives qui bénéficient d’une bonne réputation et filières non sélectives qui pâtissent d’une image dégradée16. Elle s’apparente, d’autre part, à une variable d’ajustement démographique, amortissant le choc social généré par un trop-plein de flux de bacheliers non absorbé, ni par les cursus extra-universitaires, ni par le marché de l’emploi, ni par les politiques d’aide à la jeunesse.
48Ces théories développées qui plus est par des universitaires bénéficient d’un large écho dans le milieu de l’enseignement supérieur. Ce que craignent les universitaires, c’est l’effet feed-back dont parlent Georges Felouzis et Joëlle Perroton pour les collèges et les lycées : « une part non négligeable de l’efficacité des apprentissages est issue de l’environnement scolaire lui-même défini par la nature du public scolarisé » (Felouzis et Perroton, 2007 : 713). Le fonctionnement du marché éducatif est celui d’un « marché-jugement » : la croyance en la qualité d’un établissement produit cette qualité puisque cet établissement attire les meilleurs élèves. Cette théorie pointe la place déterminante tenue par la clientèle dans la production d’un service scolaire de qualité.
49Ce sont ces théories sur le marché scolaire qui expliquent les modalités d’investissement des universités dans le PRL. La qualité est un enjeu et, considérant que cette qualité dépend en partie de la clientèle accueillie, cela se traduit par des politiques proactives vis-à-vis du public entrant. La connaissance des publics devient stratégique. L’université de Toulouse renouvelle annuellement 45 % de ses effectifs. L’Ove local existe depuis 1993 et a, à partir de 2008, été intégré à la gouvernance de l’établissement. En fonction de leurs moyens, les organisations universitaires se mobilisent pour demeurer attractives (liberté de choix et grand choix d’unités d’enseignement, politique de mobilité internationale et vie culturelle par exemple) et pour assurer un contrôle plus vif sur leurs publics pour qu’ils rattrapent leur retard scolaire (propédeutisation de la première année) et trouvent une voie qui leur convienne à l’intérieur de l’établissement (professionnalisation et segmentation interne de l’offre) ou à l’extérieur (sélection-contrôle, sélection-évaluation).
50La grandeur des universités ne dépend pas seulement −et même pas prioritairement jusque là− de leur réputation sur le marché éducatif mais de leur intégration à l’État, entendu d’abord comme projection idéale de la société, puis comme système politique. Dans la sémantique wébérienne toujours, cette intégration à l’État assure une légitimité (Duran, 2009). La légitimité, c’est une autre forme de rapport de confiance que la réputation dans un marché de la qualité, qui engage les universités dans leur rapport à la société tout entière, leur fonction d’utilité et leur pertinence à cette échelle (Caillé et Chanial, 2009). L’espace institutionnel est là celui de la hiérarchie et du placement des établissements sous l’autorité du système politique, les gouvernements et le ministère donneur d’ordre. En tant qu’institution, l’université assure, pour ce qui la concerne (production et transmission des savoirs) la conciliation entre une réalité et une projection politique d’une société donnée et s’incarne dans des valeurs et dans des normes. Or, celles-ci évoluent.
51Trois catégories d’action de légitimation apparaissent déterminantes à Max Weber : la rationalité en valeur, la rationalité formelle, la rationalité en finalité (Coutu, 2008). Alors que la première, de type axiologique, suggère que l’action s’accorde avec un système objectivé et hiérarchisé de valeurs, la seconde, que l’on peut aussi qualifier de bureaucratique, correspond à une action de conformité avec les règlements, selon une dynamique organisationnelle centre-périphérie et la troisième, de type téléologique ou conséquentialiste, s’accorde aux exigences du contexte social dans lequel elle se déploie. Pour tenter de comprendre, bien que de façon simplifiée, la réalité politique d’aujourd’hui des établissements universitaires, on peut considérer que l’équilibre entre ces trois grandes rationalités idealtypiques de la légitimité politique se construit en faveur de la dernière.
52Le pilotage correspond avec un État-marché qui se dégage des processus de production, qui crée les conditions au développement de marchés internes aux secteurs publics par contrôle budgétaire accru, incitation à trouver des ressources ailleurs et contrôle des résultats (Muller, 2004 ; Le Galès et Scott, 2008 ; Hache, 2007). Ainsi, le PRL promouvait une culture de la demande (Weller, 2006) à l’université (Guilhot, 2000). Un des apports des démarches politiques centrées clients « réside dans le fait qu’elles créent une obligation d’extériorité » (Solle et Baumgartner, 2006 : 136) et permettent de contenir les tendances corporatistes chez les fournisseurs de service. Les universités et les universitaires n’étaient pas dupes de ces intentions managériales du PRL et savaient qu’un rapport de force s’engageait entre leur souci d’autonomisation et de distanciation vis-à-vis du monde extérieur (institution-sanctuaire) et les attentes utilitaires relayées par le ministère (institution-ouverte). Il en est ainsi de l’injonction à la professionnalisation du diplôme de licence, qui se traduit pour les enseignants-chercheurs par une mise en question de l’utilité et de la place à l’université de leurs spécialités disciplinaires. Dans les faits, cette professionnalisation est en partie disciplinée puisque les enseignements strictement disciplinaires (histoire, lettres, géographie…) doivent se réduire mais que l’essentiel du corps enseignant qui prend en charge les enseignements dits professionnels est qualifié pour concourir au développement de la connaissance dans leurs univers disciplinaires de référence. Le paradoxe ou la limite de ces stratégies politiques, c’est qu’aux obligations d’extériorité et d’utilité répondent systématiquement des tendances contraires d’endogénéisation sectorielle des exigences externes. Cela explique en partie les crispations des universitaires sur le niveau académique des étudiants entrants.
53Ensuite, l’interpellation des établissements à l’égard de la demande sociale se réalise alors que se met en place une nouvelle réforme de l’administration française qui incarne une accentuation du pilotage des opérateurs de l’État par contrôle, notamment budgétaire (Bezes, 2011). La culture de la demande s’arrime alors au critère néolibéral de l’efficacité-efficience et de l’attention portée aux résultats plutôt qu’à celui démocratique de l’usager (Warin, 1993) ou du sujet post-moderne (Dubet, 2002) doté de compétences à la fois d’individualisme moral et d’individualisme stratégique face auxquelles le service public se désinstitutionnaliserait et se démocratiserait.
54La fonction des universités face aux besoins de qualification supérieure du pays fait l’objet d’un cadrage national : les objectifs se traduisent en opérations qui sont elles-mêmes mesurées par des indicateurs. La loi d’orientation pour l’avenir de l’école de 2005, dite Loi Fillon, a ainsi fixé l’objectif de porter 50 % d’une génération à un diplôme de l’enseignement supérieur (tout diplôme de premier cycle : DUT, BTS et licence) et l’État a estimé que ce taux devait être atteint en 2012 (il était à 44 % en 2007). Le PRL s’inscrit dans cet objectif : « Accroître la proportion d’une génération diplômée de l’enseignement supérieur suppose d’abord l’amélioration de la réussite des étudiants » (Gouvernement français, 2009 : 22). Les établissements sont censés se saisir d’indicateurs de réussite pour auto-évaluer leurs formations, en guise d’exemples : le taux des diplômés de licence en 3 ans, en particulier ceux entrés en L1, le taux de diplômés de licence ayant effectué l’année de L1 dans l’établissement, le taux d’étudiants diplômés en licence professionnelle issu d’un niveau L2 généraliste (3 % en moyenne à l’université de Toulouse entre 2005 et 2008), le taux de mobilisation des professeurs d’université en L1, le taux d’étudiants quittant le L1 sans validation significative (42 % en 2008 à l’université de Toulouse), le taux de boursiers accueillis au niveau L1, le taux de non-poursuite d’études après la licence, le taux d’insertion des étudiants diplômés ne poursuivant pas après leur licence.
- 17 Cette réforme a pour effet d’augmenter le nombre de bacheliers professionnels (100 000 en 2008, 180 (...)
55Aux objectifs d’efficacité, sont associés des objectifs d’efficience, cela signifie notamment des efforts « de rationalisation de l’occupation des locaux, de recherche de ressources propres, de diminution des filières à faibles effectifs, de réduction de la durée d’obtention des diplômes » (Gouvernement français, 2009 : 23). L’arrêté Licence de 2011, tiré du PRL, prévoit l’augmentation du nombre d’heures d’enseignement nécessaires à l’obtention du diplôme à dotations ministérielles, financières et humaines constantes ou en diminution. D’un côté, les politiques éducatives successives s’alimentent de l’ambition d’un prolongement scolaire massif des jeunes générations, comme l’illustre encore la réforme de la voie professionnelle du baccalauréat (loi du 8 juillet 2013)17. De l’autre côté, les moyens traditionnels pour cette ambition ne sont pas à la hauteur.
56Une hypothèse forte sur les effets d’un État-marché énonce que ce dernier tend à transformer les établissements de formation en des organisations productives et commerciales soucieuses de la rentabilité de leurs engagements (Slaughter et Leslie, 1997 ; Bok, 2003). La rationalité en valeur a une dimension idéale −la projection sociétale est plus importante que la réalité− tandis que la rationalité en finalité a la réalité pour norme. Si l’on impose aux établissements d’être dans le réel, il faut s’attendre à ce qu’ils deviennent réalistes, c’est-à-dire qu’ils tiennent compte du marché de l’enseignement supérieur et des conditions par lesquelles ils acquièrent des biens matériels et symboliques qui leur permettent de subsister et de se distinguer. Ainsi, si, au plan économique, l’accès du plus grand nombre répond à une rationalité instrumentale d’une classe d’établissements pour laquelle le nombre d’étudiants demeure une ressource principale de subsistance, au plan politique, cet enjeu répond principalement à une rationalité en valeur, celle de la démocratisation de l’accès aux savoirs. Dans une période ou l’on valorise plutôt la légitimité-efficacité des établissements, l’accès du plus grand nombre à l’université passe d’une valeur hiérarchiquement supérieure à un objectif à mesurer parmi d’autres et les établissements doivent aussi se préoccuper de ce qu’ils produisent, par exemple, les trajectoires de réussite ou d’échec de leurs étudiants ou leur employabilité, tout cela en accord avec les économies budgétaires nécessaires. Dans les universités, les ambitions doivent parfois être revues. Ainsi, à l’université de Toulouse, l’enseignement généralisé des langues qui constituait un élément phare du PRL local a été abandonné peu après en raison de difficultés de gestion, particulièrement pour le département d’anglais, et de moyens dédiés insuffisants. Un document d’évaluation de l’université précisait « les enseignants d’anglais ont demandé à ce qu’une solution soit trouvée, c’est la dernière année qu’ils accepteront d’assurer dans ces conditions » (Groupe technique évaluation, université de Toulouse, 16 octobre 2013).
57Une autre hypothèse est qu’un État-marché concourt à ce que les arbitrages politiques s’établissent de plus en plus à l’échelle des établissements. C’est le propre de l’institution que d’avoir à gérer des finalités contradictoires, comme le montre Jacques Commaille pour la justice au travers de deux figures binaires, celle de la grande justice méta-garante du social et celle de la justice de proximité, opérateur du social (Commaille, 2000). Luc Boltanski parle de phénomènes de dissonance entre différentes espèces catégorielles à l’intérieur même du langage institutionnel (Boltanski, 2009 : 183). Or, les personnes en responsabilité dans les établissements sont habitués à ce que leurs interlocuteurs du ministère leur disent agir selon une logique de co-construction, ce qui signifie succinctement que les établissements peuvent poser des questions mais n’obtiendront pas de réponse ou que le ministère pose un certain nombre d’enjeux et que les établissements doivent trouver des solutions pour les atteindre. La question pour les établissements n’est donc plus d’agir en fonction de leur objectif sociétal d’accueillir tout le monde mais de savoir si cela est tenable dans un contexte institutionnel marchandisé. La responsabilité devient un principe d’organisation et de production du service public, ciblant particulièrement les établissements, mais ces derniers pratiquent aussi la contre-responsabilisation et celle-ci s’adresse particulièrement à leurs usagers (Laude, 2014).
- 18 Le rapport Demuiynck sur le décrochage universitaire estime entre 14 % et 22 %, selon les sources, (...)
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- 20 En 2011, l’université de Toulouse accueille en première année de licence 6 021 inscrits, ce qui rep (...)
58Les universités ont protesté contre l’image détériorée que véhiculait d’elles-mêmes et de leurs étudiants le PRL ainsi que contre les diagnostics que cette politique légitimait. La formule phare de lancement du plan par la ministre selon laquelle la moitié des effectifs de première année de licence disparaissait n’a pas manqué son effet18. Pour les universités, en se concentrant sur le public primo-entrant, le programme forçait le trait de l’ampleur de l’échec et les stigmatisait comme des opérateurs dysfonctionnels. Les universités discutaient le diagnostic établi par la tutelle et exprimaient une revendication de partage des responsabilités avec les gouvernements successifs, avec les autres fournisseurs d’enseignement supérieur publics et privés, ainsi qu’avec les usagers qui accèdent au statut d’étudiant. Ainsi, les universités ont cherché à ce que le ministère revienne sur ses calculs des taux d’échec, en les basant, non plus sur le total des inscrits, mais sur le nombre des étudiants effectivement présents aux examens19 : les taux d’échec chutent alors entre 30 % et 15 % selon l’année de licence considérée20. Cette revendication adressée à la tutelle exprimait que cette population qualifiée en échec ne l’était pas pour les universités ou, dans tous les cas, n’entrait pas dans le périmètre de ce qu’elles acceptaient de prendre en charge.
- 21 Après le PRL, la fragilité du cursus licence demeure : une note d’information du Ministère parue en (...)
59En insistant sur l’importance du critère de présence aux examens et en écartant de ce fait une part de leurs usagers réels, les universités suggèrent que leur responsabilité politique n’est engagée que lorsque l’inscrit accepte les règles minimales du jeu académique, en l’occurrence celles de l’examen. Il s’agit d’établir un rapport, non pas à un usager sans qualité, mais à un usager dont le statut s’établit dès l’amont par sa qualité d’être étudiant. Or, les raisons d’être du PRL, ses tendances à la propédeutisation du diplôme de licence comme ses résultats mitigés21 (Morlaix et Perret, 2014) expriment un problème crucial d’implication minimale du public dans les études. Ainsi, les universités engagées dans le PRL cherchent à résorber le problème épineux de l’absentéisme et/ou du décrochage mais accentuent en même temps la visibilité en interne et pour les professionnels de l’université du problème de la participation des usagers (Warin, 2006). En tant qu’enseignant, il y a de la violence symbolique dans le fait de constater l’absentéisme rampant à ses cours ou, lors des surveillances d’examen, de voir défiler ceux qui viennent émarger les listes de présence et rendre copie blanche.
60Les apparences sont fatalement trompeuses : Romuald Bodin et Sylvie Orange soutiennent que le statut d’institution d’enseignement de masse serait un faux débat, en particulier parce qu’il ne rend pas compte de la réalité de trajectoires étudiantes qui vont des stratégies d’attente aux réorientations en passant par les chemins de traverse entre filières de l’enseignement supérieur (Cam, 2009 ; Bodin et Orange, 2013). Cependant, il s’agit d’insister sur les différents ordres de réalités à distinguer (Boltanski, 2009). Ces pratiques étudiantes sont indifférentes à la seule fonction de l’université que les professionnels des universités revendiquent comme nécessaire, celle d’être une institution d’enseignement qui transmet et évalue des savoirs. Cela signifie que la relativisation des discours de crise de l’université à l’aune des réalités étudiantes ne réduit en rien leur force interprétative pour comprendre les raisons d’agir des universités, en tant que communauté de professionnels de l’enseignement.
61En affirmant son objectif de lutte contre l’échec à l’université, le Plan Réussite en Licence magnifiait dans sa communication cette construction typique des politiques publiques consistant à interpréter des phénomènes sociaux selon la chaîne logique et cognitivement efficace problème/cause/solution. C’est une lecture qui présente de fortes limites pour la connaissance comme pour l’action. Elle tend à simplifier le rapport des établissements à leurs usagers aussi bien qu’à nier l’univers social spécifique (Bourdieu, 1986) dans lequel ce rapport se réalise et les intérêts, les valeurs et les enjeux qui l’animent. Les universités ne cherchent pas à lutter unilatéralement contre l’échec étudiant, elles se présentent comme institution d’enseignement : les logiques qui guident les pratiques en leur sein sont tout à la fois celles de l’accessibilité et celles de la sélection, par le contrôle des flux d’entrée et par l’évaluation des étudiants. À tel point que la fonction d’institution ouverte au plus grand nombre alimente les fonctions de sélection.
62Il faut comprendre les tendances actuelles des établissements à générer plus de contrôle sur leur public entrant comme une réaction en même temps que comme une réponse à un contexte institutionnel au sein duquel la demande sociale d’accès aux études apparaît tout à la fois comme une ressource et comme un risque. Du fait de leur statut d’institution ouverte, les universités se sentent prises au piège d’un marché de l’enseignement supérieur ségrégué entre filières sélectives et non sélectives. La pression d’un contexte concurrentiel à l’échelle nationale, européenne et mondiale renforce cette conviction du fait que les établissements se disputent une place sur un marché universitaire de la qualité dont on a vu, sur le volet de l’enseignement, toutes les limites puisque la qualité d’un établissement tend à dépendre du profil de la clientèle qu’il accueille. Ces éléments sont accentués du fait des rationalités d’un État-marché qui évalue les résultats des universités à l’aune de critères d’efficacité, d’efficience et de rentabilité. Tout cela contribue à ce que les politiques de l’accès soient de plus en plus perçues comme coûteuses à l’échelle des établissements. Le contrôle accru que les universités effectuent sur leur public entrant s’interprète alors comme une mise à distance −mise à distance des demandes politiques et sociétales, mise à distance d’un contexte catégoriel dégradé, mise à distance d’un usager sans qualité. Face à de tels enjeux, les attentes à l’égard des nouveaux arrivants sont décuplées et se traduisent par des dispositifs d’affiliation plus sophistiqués.
63Finalement, pour reprendre les termes de François Dubet, le déclin du programme institutionnel (de l’école républicaine) (Dubet, 2002) n’est pas le déclin de l’institution d’enseignement. Cela correspondrait avec une réalité difficile à envisager, qui ne serait pas forcément plus engageante… Les établissements seraient des organisations humaines isolées, sans responsabilités sociétales, sans identités professionnelles, des lieux neutres qui s’empliraient du monde étudiant tel qu’il est. La réalité observée est que les universités régulent la demande sociale d’enseignement supérieur, en fonction de projections économico-catégorielles et politico-catégorielles, et que ces projections se sont épaissies d’exigences hétérogènes et dissonantes, ce qui conduit les universités à attendre beaucoup plus de leur clientèle. La force de l’institution n’est pas antinomique de la marchandisation des universités. Il y a, à cela, trois raisons. La première est politique. Les établissements universitaires restent intégrés à l’État, sont toujours considérés comme des courroies de transmission privilégiées des ambitions politiques et la marchandisation du pilotage étatique et des modes de production du service public entraîne contrôle hiérarchique pour la tutelle et responsabilité de rentabilité pour les établissements. La seconde est économique. Il y a de l’institution dans le marché (Bessy et Favereau 2009). Dans le quasi-marché de la qualité de l’enseignement supérieur tel qu’il a été décrit, les établissements partagent un cadre commun d’action, les règles économiques de subsistance communiquent avec celles de la réputation, la façon dont les acteurs agissent fait intervenir du collectif et du politique autant que de l’intérêt individuel et les dispositifs d’assurance-qualité mis en place auprès des publics signalent que les établissements cherchent à définir les termes d’une convention avec leur clientèle, selon une représentation qui leur convient. La troisième est catégorielle. Elle est transversale, c’est-à-dire que cette raison traverse les deux espaces économique et politique dans lesquels les universités évoluent de façon synchrone. Elle relève des identités professionnelles qui constituent le corps le plus stable de l’institution. Ce sont elles principalement qui, dans les interactions, co-construisent et co-alimentent les frontières de l’espace social universitaire et assurent sa permanence, par production et négociation de valeurs et de normes et par autonomisation à l’égard des demandes externes.
64Les stratégies d’aujourd’hui des universitaires peuvent exprimer un renoncement avec certaines caractéristiques qui faisaient la singularité de leurs activités dans les deux champs de l’enseignement et de l’enseignement supérieur : les pratiques de socialisation scolaire et de juvénisation du public-cible de licence expriment-t-elles un repli identitaire ? Lorsqu’on analyse les faits institutionnels d’aujourd’hui sur le registre de l’avant/après ou de l’ancien/moderne, il est inévitable de conclure sur la reproduction de modèles du passé incorporés et/ou sur des phénomènes de résistance au changement. Or, il s’agit de suivre Vincent Dubois (Dubois, 2003) lorsqu’il montre sur le sujet des rôles institutionnels combien le rapport de l’action présente à l’histoire du rôle consiste moins en la prégnance de normes héritées qu’en l’expérience plus ou moins traumatisante de ce qui est perçu comme un changement : la réflexivité fait partie de l’activité institutionnelle (Passeron, 1986). Au travers des tendances à un contrôle accru sur les usagers, on peut tout aussi bien voir l’effet d’une sémantique persistante de l’école républicaine et de mécanismes descendants de socialisation des individus, que le reflet de mécanismes émergents de responsabilisation de l’usager postmoderne, c’est-à-dire qu’à l’exigence d’une docilité à une institution bienveillante se substitue celle de la responsabilité d’un acteur libre, capable de définir des préférences, de faire des choix et d’accepter le contrat d’une relation avec l’université.
65S’il s’agit d’avancer dans cette réflexivité et de définir un cap, une piste serait que l’État-marché s’attelle à réguler les iniquités du marché de l’enseignement supérieur et que l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur, de statut public ou privé, se projette dans les missions de l’institution d’enseignement, avec l’université comme jalon. À l’intérieur des universités, les professionnels ont pris conscience de tensions et de décalages qui, pour paraphraser Luc Boltanski, pouvaient exister entre ordres symboliques et états de choses en découvrant, par exemple, que la figure idéale de l’étudiant, jeune, en poursuite de formation initiale et centré sur ses études avait perdu de sa force intégrative. L’université déclassée vaut comme théorie empiriquement fondée et de moyenne portée, peut-elle valoir comme aide à la décision et comme projet pour l’avenir ? Pour Luc Boltanski, l’institution s’incarne dans des valeurs, dans des règles et dans des acteurs qui ont à « dire ce qu’il en est de ce qui est » (Boltanski, 2009 : 117). Il vaudrait la peine de réfléchir aux expériences étudiantes contemporaines des études en s’accordant sur des projections constructives d’avenir et qui pourraient s’avérer intégratrices des professionnels et des usagers-étudiants, par exemple, l’enseignement supérieur tout au long de la vie.