1S’il est théoriquement aisé de postuler la pertinence du périmètre métropolitain pour répondre à certains des problèmes urbains les plus aigus, définir les modalités d’émergence de ce territoire d’action politique et sa gestion sur le long terme reste par contre largement tâtonnant. Paradoxalement, le pilotage de l’aire fonctionnelle fragmentée de la ville a occupé comme peu d’autres le débat théorique depuis au moins un siècle et généré une production pléthorique de littérature scientifique, tout en réussissant à ne jamais faire émerger de consensus. La tendance majoritaire actuelle, donnant suite à des décennies de prévalence de la pensée libérale puis à vingt années marquées par le New Regionalism et la gouvernance urbaine, tend à promouvoir la coordination verticale et horizontale, englobant les intérêts privés, la société civile et articulée autour de projets de manière souple et fluide, loin du carcan des institutions et de leur rigidité. Pourtant, si l’échec des institutions métropolitaines des décennies 1960 et 1970 est patent, la preuve d’une meilleure opérationnalité des formes souples des décennies 2000 et 2010 n’est guère étayée par un large spectre de données empiriques.
2Le présent article contribue à l’investigation des conditions d’émergence de la métropole comme territoire d’action politique. Il s’appuie sur l’exemple des politiques de transports publics dans l’aire métropolitaine genevoise, qui offre un terrain idéal. Là, en effet, en matière de politique des transports, la conduite de projets à écho métropolitain a été préférée à la constitution d’une nouvelle entité métropolitaine. L’ambition de notre propos, à travers la mise en lumière de l’exemple genevois, est de tenter de répondre à deux questions précises. Premièrement, sans institution métropolitaine peut-on mener des projets nécessaires à la métropole ? Deuxièmement, les projets menés consolident-ils – ou participent-ils à créer –, via l’émergence d’un référentiel métropolitain, une échelle d’intervention métropolitaine ?
3Dans une première partie, nous replaçons le débat dans sa perspective théorique, en montrant notamment que les différents concepts en matière de gouvernance de l’aire métropolitaine se sont succédé au fil des décennies, moins en s’invalidant l’un l’autre qu’en s’adaptant aux évolutions des cadres de pensées. Une deuxième partie développe le contexte particulier de Genève et de la Suisse. La troisième partie est le cœur du dispositif méthodologique et retrace les analyses empiriques effectuées. Trois projets de politiques des transports sont analysés en mettant en lumière leur justification et les modalités de leurs mises en œuvre puis en décortiquant les limites de ces démarches et les formes de contestation qu’elles ont générées. La dernière partie, conclusive, dresse un bilan des enseignements et inscrit les résultats genevois dans la thématique plus large, tout en s’interrogeant sur la nature du terrain étudié.
4Replacer la thématique du pilotage de l’aire métropolitaine institutionnellement fragmentée dans sa portée historique est un exercice, d’une part, nécessaire car la revue de l’état de l’art permet de mieux comprendre sur quelles bases se sont construites les tendances actuelles et se sont organisé ces chapelles de pensée forgeant autant de préjugés (Estèbe, 2008) qui influencent la posture du chercheur, d’autre part, fastidieux tant la production de littérature scientifique a été féconde ; le débat sur le pilotage de l’aire urbaine étant aussi vieux que la création de l’agglomération elle-même (Kübler, 2003). La gouvernance métropolitaine se nourrit de plusieurs traditions de pensées différentes, dans lesquels les cadres théoriques qui nous permettent aujourd’hui de la penser se sont formés.
5L’intime liaison entre les conceptions relatives au pilotage de l’aire métropolitaine et celles relatives au local est rarement thématisée. Pourtant, au cœur des approches sur la gestion de la métropole fragmentée se niche la question irréductible de la valeur à conférer au local. On regroupe souvent par facilité les différentes productions littéraires en deux grandes écoles de pensées (Kübler, 2005) que nous pourrions caricaturer de façon simpliste en libérale et en étatiste, tout en assumant avec Lefèvre (1998) que leur opposition repose sur autant de jugements de valeur divergeant. Le cœur du courant étatiste pourrait tout aussi être résumé à sa suspicion constante du local et ce depuis ses écrits fondateurs. Studenski (1930) propose pour les États-Unis un jugement très clair : l’accroissement démographique depuis le tournant du XXe siècle a étendu les aires métropolitaines par-dessus les juridictions locales dont le nombre et l’émiettement conduit à un « chaos » ; la grande fragmentation institutionnelle crée un climat de suspicion et de concurrence entre les collectivités et empêche le règlement des problèmes régionaux (Studenski, 1930 : 29). La National Municipal League qui finance les travaux de Studenski constate en préface de son livre que le travail effectué fournira le matériau « for the erection of metropolitan governments able to serve metropolitan ends ». La fragmentation institutionnelle est d’abord source d’inégalité entre les citoyens (Government Simplification Commission, 1926).
6Ces lectures constituent un socle sur lequel va s’édifier la théorie de l’école étatiste après la Seconde Guerre mondiale. Wood (1958) constate la diffusion hors des frontières historiques de la ville de ce qu’il nomme « the cultural ethos of the metropolis ». Or, pour Wood, la continuation de cette tendance aboutit à une conclusion logique : une communauté métropolitaine est née ! De manière rationnelle, il propose alors de faire coïncider à ce nouveau périmètre une institution politique unique sous le slogan « One community – One government ! » Son modèle, Gargantua, gouvernement unique et omnipotent à l’échelle métropolitaine, sera à même de marier l’exigence de la liberté individuelle tout en répondant à l’exigence de la responsabilité. Cette posture va avoir une influence considérable sur le terrain pendant deux décennies, avec l’édification des grands gouvernements métro qui connaîtront pourtant une fin brutale.
7Durant les mêmes années s’est en effet forgée une approche totalement divergente, d’inspiration libérale, dont le triomphe temporaire sera rendu possible par l’écho mondial donné à la littérature issue du Public choice. Tiebout (1956) fait l’hypothèse qu’il est possible de lire la fragmentation de l’aire urbaine comme le fonctionnement d’un marché. Avec son concept de « vote avec les pieds » – que lui-même ne désigne jamais ainsi – il renverse les rôles. L’habitant devient un consumer-voter et manifeste ses préférences en biens et services publics – et partant la somme d’impôts locaux qu’il a envie de payer – en déménageant dans une municipalité qui a décidé de les lui délivrer. À terme, grâce à la fragmentation, le territoire de la métropole se transformera en un panel des préférences individuelles du citoyen. Dès lors, la fragmentation institutionnelle est un élément positif pour le citoyen et toutes tentatives pour la limiter est une violation du libre choix de ce dernier. Ostrom, Tiebout et Warren (1961) poursuivent, et répondant à Wood, constatent l’inanité de Gargantua. Ce dernier est vain car il n’existe ni territoire fonctionnel de la ville ni périmètre opportun permanent pour une collaboration intra-régionale.
8Au cœur du projet libéral pour la métropole réside ainsi un a priori positif en faveur du local. Cet a priori, s’il relève d’un respect pour les fondements de la démocratie jeffersonienne (Lefèvre 1992) et d’une survalorisation de la petite taille du local – à quoi d’ailleurs Dahl et Tufte (1973) rétorquent que la petite taille des démocraties idéalisées, de la cité de Platon à la Genève de Rousseau, est due au hasard de la géographie plus qu’à une réelle exigence structurelle – puise aussi à des sources moins orthodoxes. S. Webb et B. Webb ont déjà posé des bornes en faveur d’une valorisation du local, qu’Ostrom, Tiebout et Warren (1961 : 839) avouent avoir lu. S. Webb et B. Webb (1922) identifient deux natures du gouvernement local : les Associations of Producers – propres aux gouvernements aristocratiques, de l’Eglise, etc. et les Associations of Consumers. Ces secondes, issues de la Révolution industrielle, se substituent bientôt aux premières et résultent de ce que l’on pourrait simplifier en mutualisation citoyenne. Pour les Webb, cette deuxième nature est à la base de ce qu’ils nomment : l’incipient Municipal Socialism ; ces gouvernements n’étant plus au service de quelques producteurs mais de tous les habitants (1922 : 444).
9Étatiste ou libéral, les deux projets pour le pilotage de la métropole se sont fourvoyés dans leur mise en œuvre. Les évolutions sur le territoire américain sont à l’inverse de ce que le modèle de Tiebout avait prédit (Rhode et Stumpf 2000 ; 2003). Les Gargantua ne vont pas survivre au libéralisme de la décennie 1980. L’appel à la création de gouvernements métro avait pourtant traversé les pays occidentaux et aboutit à des créations importantes, à l’exception significative des États-Unis – l’« immobilisme » américain n’ayant été surpassé qu’à Portland, Oregon (Norris, Phares et Zimmerman, 2009). Un des cas les plus exemplaires est Toronto, dont la fondation de la Municipality of Metropolitan Toronto (dite Metro Toronto) remonte déjà à 1953 et qui va grandement évoluer par la suite. Reprenant une partie des prérogatives des municipalités qui sont maintenues, Metro Toronto va initier plusieurs grandes infrastructures de mobilité. Le gouvernement métro va pourtant disparaître en 1998. En 1998, la situation de la métropole est qualifiée de plus fragmentée et plus incohérente que celle prévalant en 1953, notamment à cause du désengagement provincial progressif (Frisken 2001). Londres, en 1965, voit se créer le Greater London Council, gouvernement métropolitain de second niveau aux côtés de 33 entités de premier niveau. Le gouvernement Thatcher le supprimera. Un Grand Rotterdam est fondé en 1964 – supprimé en 1985, puis les communautés urbaines à Bordeaux, Lille, Lyon et Strasbourg dès 1966, puis en Écosse et à Barcelone en 1974 et ainsi de suite. L’ère libérale supprime les gouvernements métropolitains et a une ambition spécifique pour le local : « to transform the function of the local state from service provider to that of enabler or facilitator of service delivery by private sector or non-profit organisations » (DiGaetano 2002 : 62). Aux États-Unis, le local évolue sous trois facettes clefs : devolution, privatisation et dismantling (Kodras 1997).
10La décennie 1990 voit émerger ce qu’il serait probablement abusif de qualifier de troisième voie. Savitch et Vogel (2000) tirent de leurs analyses empiriques que ce qui se déroule sur le terrain américain n’est ni l’œuvre de Tiebout ni de Gargantua, mais quelque chose de polymorphe qu’il est possible de placer comme autant de nuances graduelles sur un spectre allant des deux extrêmes que sont le gouvernement et la gouvernance et qu’ils retiennent sous la dénomination vague de New Regionalism. Savitch et Vogel différencient quatre types d’approches. La Consolidationist Approach supprime la fragmentation institutionnelle par une réunion des différentes composantes de l’agglomération ; la Multitiered Approach fait cohabiter les municipalités avec une nouvelle entité travaillant à l’échelle de l’aire métropolitaine ; la Linked fonctions Approach est une consolidation fonctionnelle et vise à une collaboration inter-collectivités de mêmes ou de niveaux institutionnels différents pour la délivrance de certains biens et services publics en ne nécessitant pas de création d’entités ad hoc ; la Complex Netwoks Approach est la plus proche d’une définition pure de la gouvernance, fonctionnant comme une forme de coopération volontaire entre collectivités pour plusieurs biens et services publics, où les périmètres et les partenaires évoluent selon les besoins. Walker (1987) avait déjà proposé un tel spectre en retenant 17 types of interlocal approaches, des plus souples au plus durs. Cependant, le New Regionalism n’est pas exempt de critiques. Frisken et Norris (2001) révoquent l’argument économique comme élément suffisant à la mise en œuvre de forme de gouvernance fluide dans les aires métropolitaines et Norris (2001) relève l’étendue des obstacles qui se dressent face à la mise en œuvre de ce néo-régionalisme. Tout en considérant que la transformation territoriale des villes et de leur région s’inscrit dans une dynamique de restructuration du capitalisme global, Brenner (1999 : 445), n’en constate pas moins que « the problem of constructing relatively fixed configurations of territorial organisation on urban-regional scales has remained as urgent as ever ». Ainsi, délimiter ou définir ce que recouvre l’étiquette néo-régionaliste n’est pas un exercice aisé. Danters et Rose (2005 : 261) préfèrent y saisir trois changements : « 1) a widespread adoption of NPM and public-private partnerships, 2) an involvement of organized local associations, interest groups and private actors in policy partnerships, 3) an introduction of new forms of citizen involvement ». Brenner enfin (2002 : 18) ne croit pas en l’émergence d’un néo-régionalisme, dont le terme même ne rend ni la réalité, ni l’hétérogénéité des projets effectivement menés dans les aires métropolitaines ; le mouvement en cours devrait plutôt être compris « as the outgrowth of intense, ongoing struggles among diverse actors, alliances and institutions to manage the multifarious institutional crises, governance problems and sociopolitical conflicts that have crystallied in major US city-regions since the dissolution of North Altantic Fordism ». Il est possible de postuler enfin que le New Regionalism, loin d’être une troisième voie, rénove, en les ancrant dans une réalité économique désormais globalisée, des éléments des écoles précédentes. La concurrence et le fonctionnement du marché, chers à l’école libérale, ne sont pas écrasés par l’omnipotence de la collectivité pour autant celle-ci devient un acteur à part entière d’un système complexe et multi-acteurs, tout en assumant un rôle actif, en conformité avec une part des appels de l’école étatiste.
11Si les mutations en cours dans les aires métropolitaines répondent à des mouvements d’ordre mondial, l’orientation des changements effectifs dans le pilotage de celles-ci dépend aussi de la constellation politique. L’Allemagne, de par sa structure territoriale hautement fragmentée et la grande autonomie dévolue aux Länder, fournit un exemple intéressant. De son analyse comparative dans six aires métropolitaines, Blatter (2006) constate que les orientations prises dépendent d’abord du niveau d’enracinement dans une compétition économique globale, ainsi Francfort et Munich, fortement globalisées ont opté pour des réformes basées sur la coopération volontaire et la décentralisation. À l’inverse, Hanovre ou Stuttgart se sont dotés d’un gouvernement régional fort, dotés de compétences claires, de moyens financiers et administratifs. La réforme de l’architecture institutionnelle de la métropole est le résultat de la coalition politique qui la pilote. Wollmann (2010) montre l’influence de la coloration partisane sur les réformes institutionnelles des Länder allemands, pendant les décennies 1960, 1970 et 1990. La Rhénanie‑du‑Nord – Westphalie et la Hesse, très urbanisées et conduits par les sociaux-démocrates, vont choisir de fusionner massivement les communes et de créer des institutions régionales aux compétences élargies, sur une inspiration étatiste, lorsque les autres Länder, dirigés par l’un des partis de l’Union chrétienne, vont opter pour des réformes maintenant les gouvernements locaux et établissant des coopérations horizontales, plus proches des aspirations du courant libéral.
12S’il est difficile de mesurer le succès opérationnel des modèles de gouvernance fluides et proches des thèses néo-régionalisantes, des mouvements sont pourtant observables sur le terrain, et même en Suisse où des formes de gouvernance capables de se saisir de problèmes à une échelle régionale ont fait leur apparition (Kübler et Schwab, 2007). Ce virage tient peut-être à la « primauté de l’idéologie libérale » en Suisse (Vodoz, Thévoz et Faure, 2013), quand bien même l’influence (néo-)libérale sur le glissement du modèle du gouvernement à celui de la gouvernance, si elle est souvent invoquée, ne s’est pas concrétisée par de mêmes résultats selon les pays (Geddes, 2005 : 373). Quelles que soient les origines du mouvement, le test empirique de la capacité de ces formes de gouvernance souple et peu institutionnalisée à se saisir des défis régionaux de l’aire métropolitaine ne peut être considéré comme suffisant à ce jour. Le cas genevois fournit un terrain d’investigation pertinent pour le pratiquer. La Suisse se distingue de bon nombre de ses voisins européens, en s’étant satisfaite jusqu’à récemmente siècle. Le pays a ainsi accordé une autonomie historique au local, une grande latitude aux communes politiques, tout en récusant systématiquement la pertinence d’un statut pour les villes et les agglomérations urbaines – malgré les appels à reconnaître ses périmètres stratégiques de l’urbain (Bassand, 1974). Ni réformes du statut de la ville, ni gouvernements supra-locaux, ni tradition institutionnalisée de la coopération intercommunale n’ont conduit à la mise en place d’une quelconque gouvernance des aires métropolitaines jusque, tout au moins, au milieu de la décennie 2000. À ce moment-là, l’invention d’une politique fédérale des agglomérations a consisté à exiger des planifications régionales à l’échelle des agglomérations urbaines pour pouvoir prétendre à des cofinancements fédéraux pour les infrastructures de transports. Le postulat fondateur de cette nouvelle politique est que le projet urbain – appelé projet d’agglomération – allait, seul, créé un nouveau territoire pertinent de la planification régionale.
- 1 L’agglomération est pilotée par un Groupement local de coopération transfrontalière composée de 22 (...)
13Le Canton de Genève a longtemps correspondu au territoire fonctionnel de la ville. Ce n’est qu’avec l’émergence progressive d’une aire métropolitaine lémanique, écartelée sur les territoires genevois, vaudois et français, que le besoin d’une coordination intra-régionale s’est fait sentir. La question métropolitaine à Genève est inséparablement liée à sa condition d’espace transfrontalier (Saez et al., 1997) dans lequel différents systèmes de représentation et des « visions du monde » se sont confrontés par le passé (Faure, 1997). La concrétisation d’une politique de coordination régionale a abouti au dépôt de deux projets d’agglomération, en 2007 et en 2012. La première, réalisée à l’échelle métropolitaine, est signée sous forme de charte d’engagement par les cantons de Genève et Vaud, la région de Rhône-Alpes, les départements de l’Ain et de la Haute-Savoie, les communes vaudoises, genevoises et françaises1. La seconde comprend les mêmes signataires, auxquels s’est ajouté l’État français. La seconde charte se définit comme « un pas de plus vers la création d’une gouvernance d’agglomération instituée » (Grand Genève, 2012). Pour autant, la mise en œuvre des différentes mesures reste de la compétence des différents niveaux institutionnels existant et la coordination intra-régionale n’en est qu’à ses tâtonnements. C’est dans ce cadre lâche que différentes politiques de transports publics ont été menées ces dernières années.
14En Suisse, la compétence de l’aménagement du territoire est répartie entre la Confédération, qui en édicte les principes et les Cantons qui sont en charge de leurs transcriptions, principalement via l’élaboration d’un plan directeur cantonal pensé à un horizon de quinze ans. Pour les transports publics, la Confédération et les Cantons disposent chacun d’une compétence constitutionnelle. Conformément à sa loi cantonale, le Canton de Genève établit un plan directeur du réseau des transports publics quadriennal qui interagit avec le plan directeur cantonal et le projet d’agglomération. La loi cantonale définit les infrastructures prioritaires à réaliser.
15Les trois politiques de transport public analysés sont fortement liées : elles concernent des projets de réorganisation du réseau de transport ferroviaire (train ou tram). Leur dimension métropolitaine est également explicite. Enfin, les trois projets se chevauchent et se succèdent au cours du temps de telle sorte qu’ils peuvent être considérés comme des épisodes conflictuels d’une même dynamique de régulation. Nous les présentons ci-dessous sous forme de controverse.
16La controverse autour de la liaison ferroviaire Cornavin – Eaux-Vives – Annemasse (CEVA) s’est développée entre 2006 et 2009. Les origines de CEVA remontent au XIXe siècle et, en 1912, une convention est établie entre le Canton de Genève, les Chemins de Fer Fédéraux (CFF) et la Confédération pour la construction de la ligne (Maksim, 2008). Cette convention tripartite ne pourra cependant pas être appliquée à cause de la première, puis de la Seconde Guerre mondiale. Une section de la ligne sera néanmoins construite à partir de 1939 entre Cornavin et La Praille. Dans les années 1970, le Canton de Genève négocie la réalisation de la liaison ferroviaire entre la gare Cornavin et l’aéroport en lieu et place de CEVA. Ce n’est qu’en 2002 qu’un protocole d’accord est signé entre les trois partenaires pour compléter la liaison. Le projet vise à créer un réseau régional (RER) à l’échelle de l’agglomération franco-valdo-genevoise, en desservant les principaux centres d’activités régionaux. À partir de 2006, les habitants du quartier de Champel vont s’opposer au projet. Les opposants critiquent sa rentabilité et proposent un tracé alternatif. Malgré leur mobilisation et le lancement d’une initiative populaire, c’est le projet officiel qui sera finalement mis en œuvre.
- 2 Les CFF estiment, pour leur part, que l’extension concernerait la destruction de 140 logements et d (...)
17La controverse autour de la gare Cornavin à Genève s’est développée entre 2008 et 2015. Elle a opposé le projet d’extension de la gare lancé par les CFF à la défense du cadre de vie locale portée par les habitants du quartier voisin des Grottes. Selon les prévisions des CFF, avec la mise en service du CEVA à partir de 2018, la gare Cornavin nécessitera deux voies supplémentaires. Le projet des CFF prévoyait d’ajouter les deux voies au nord de la gare au moyen d’une extension en surface. Cette solution impliquait la destruction de 350 logements2. Les riverains du quartier des Grottes se sont opposés à ce projet et ont plaidé pour une extension souterraine de la gare. Ce sera finalement cette solution alternative qui sera retenue. Cette controverse comporte également une composante historique forte. Le sous-dimensionnement de la gare Cornavin renvoie en particulier au fait que jusqu’à l’arrivée de CEVA, Genève est une gare terminus. La liaison ferroviaire vers l’Italie avec le tunnel ferroviaire du Mont-Blanc n’a en effet jamais été réalisée, et les trains internationaux desservant l’arc lémanique ont transité par l’axe Paris – Dijon – Vallorbe – Lausanne – Domodossola – Milan. Cette marginalisation ferroviaire de Genève est pour part le reflet de sa situation géographique excentrée par rapport à la Suisse et de son peu de poids politique auprès des autorités fédérales suisses.
18Figure 1 - Carte de l’aire urbaine de Genève visualisant le CEVA et la gare Cornavin
19La controverse autour du tramway de Genève s’est développée à partir de 2011, lorsque les Transports Publics Genevois (TPG) ont substitué au système d’exploitation en maillage, un système d’exploitation en lignes individuelles. La renaissance des trams à Genève date des années 1980. À cette époque, Genève ne comporte plus qu’une ligne de 10 km, contre 125 km dans les années 1930, qui palliaient notamment la faiblesse des liaisons ferroviaires régionales. Après des débats assez clivés, les Genevois votent le redéploiement du réseau des trams au début des années 1990. Initialement, il est décidé de réaliser un réseau maillé, où chaque axe est desservi par deux lignes, ce qui permet de limiter les changements au centre-ville, dans un contexte souvent défavorable aux piétons, car le redéploiement du tramway s’est accompagné du maintien de flux automobiles importants en volume dans le centre-ville. Sans ce compromis politique, le tramway n’aurait pas pu être redéployé. Lent, soumis aux aléas du trafic automobile et techniquement complexe du fait de choix peu concertés (Audikana, Kaufmann et Messer, 2015), l’exploitation du réseau en maillage est difficile et est abandonné en 2011. Ce changement a occasionné la réduction de plus de moitié du nombre de lignes de trams et a multiplié les transbordements aux pôles d’échanges en centre-ville. Il a généré une forte résistance des utilisateurs, des associations et de certaines communes. La polémique a en particulier porté sur la disparition de liaisons directes avec la gare Cornavin. Cette mobilisation a contribué à ce qu’une solution hybride soit finalement adoptée avec le rétablissement d’une ancienne ligne.
20Tableau 1 - Caractéristiques des politiques de transport analysées
- 3 Projet de loi ouvrant un crédit d’étude en vue de la réalisation d’une liaison ferroviaire reliant (...)
21En raison de son périmètre d’intervention et de ses compétences en planification des transports, le Canton apparaît comme le porteur naturel de la cause métropolitaine. Cette situation semble être renforcée du fait que les élections aux pouvoirs exécutifs (Conseil d’État) et législatif (Grand Conseil) ont lieu en une seule circonscription. Les membres du Conseil d’État et les députés sont ainsi légitimés à développer une vision métropolitaine d’action publique. Cette vision est largement présente dans CEVA et dans la régulation du réseau de tramway. C’est sur une initiative du Canton que les CFF ont été mandatés afin de relancer le projet CEVA dans les années 1980. En 2002, une loi ouvrant un crédit d’étude est approuvée par le Grand Conseil3. La convention de 1912 joue un rôle essentiel dans cette relance du projet dans la mesure où elle garantit une distribution des coûts de construction entre les partenaires. Le Canton a été ainsi en mesure de rassembler les différentes institutions régionales, départementales et locales françaises autour d’un projet à portée métropolitaine. Le Canton est également le principal porteur du changement du système d’opération du réseau de tramway. Le Conseil d’État par l’adoption du Plan directeur des transports collectifs 2011-2014 et le Grand Conseil par l’adoption du contrat de prestations avec les TPG ont tous les deux validé le changement du système d’exploitation. Par ailleurs, son sens métropolitain a été explicitement mobilisé par le Canton : le nouveau réseau de tram en lignes individuelles devait rapprocher l’agglomération genevoise des grandes villes européennes dont la mobilité collective a été d’abord pensée en termes de métro. Dans sa communication, le Canton considérait ainsi que « ce redimensionnement [de 7 à 3 lignes de tram] incarne la métropole qu’est devenue Genève » (TPG 2011).
- 4 Intervention de Robert Cramer, Conseiller d’État chargé du département du territoire, président de (...)
22Pourtant, la mobilisation du Canton peut débuter dans certains cas en aval du processus décisionnel. C’est le cas dans le projet de la gare Cornavin. Alors que la mise en œuvre du CEVA concentre l’attention de l’administration cantonale, celle-ci ne semble pas toujours persuadée de l’impact « démultiplicateur sur la mobilité collective » de « l’effet réseau »4 de CEVA. Ce n’est que postérieurement que le Canton prend une position active avec une stratégie de recherche d’alliés. D’une part, le Canton de Genève développe une collaboration directe avec le Canton de Vaud qui vise à promouvoir les intérêts du bassin lémanique auprès des autorités fédérales. C’est dans ce contexte qu’une convention-cadre relative au développement de l’offre et des infrastructures sur la ligne Lausanne – Genève – aéroport est signée avec les CFF et l’Office fédéral des transports (OFT) en décembre2009 (projet Léman 2030). D’autre part, le Canton mène une stratégie de lobbying auprès de la Confédération afin d’assurer un cofinancement pour le projet d’extension de la gare Cornavin. En 2009, des attachés aux relations extérieures du Canton sont chargés de défendre les intérêts cantonaux auprès de la Confédération.
23Des acteurs extra-cantonaux influent également sur les politiques structurant la métropole genevoise. À l’échelle fédérale, les CFF et l’OFT interviennent sur deux des trois politiques analysées. Pour le projet CEVA, 56 % et 44 % du financement sont à la charge de la Confédération et du Canton respectivement, alors que la maîtrise d’ouvrage est partagée entre ce dernier et les CFF. Dans le projet d’extension de la gare, environ 60 % du financement sera assumé par la Confédération, 30 % par le Canton et 10 % par la Ville de Genève. Les CFF assument complètement la maîtrise d’ouvrage. En définitive, le rôle des acteurs situés au niveau fédéral est déterminant pour la mise en œuvre de ces deux projets.
24Si ces acteurs participent à la réalisation des travaux, ils ne semblent pas toujours enclins à proposer des interventions conçues d’un point de vue métropolitain. Dans le cas du projet du CEVA, les autorités fédérales ont été sollicitées par le Canton, lorsque la validité de la convention de 1912 a été reconnue. Il s’agit en fait d’un projet prioritaire cantonal qui a été mis à l’agenda de la Confédération, alors que ni l’OFT, ni les CFF n’étaient mobilisés initialement. Cette démobilisation partielle concernant le CEVA contraste avec la forte implication des CFF dans le projet d’extension de la gare. L’extension de la gare est une condition nécessaire pour les CFF afin de maîtriser la demande ferroviaire future. Dans ce contexte, les CFF ont pris l’initiative de réfléchir à une solution permettant de répondre à ces exigences fonctionnelles. Pourtant, cette mobilisation des CFF n’a pas été en mesure d’alimenter une vision métropolitaine du dossier. En raison notamment de la mobilisation des riverains, l’intervention des CFF a été perçue comme une ingérence externe dissociée des intérêts de la métropole genevoise. L’interventionnisme des CFF a également contribué à renforcer l’opposition des habitants de Champel concernant le projet CEVA.
25La position des autorités françaises joue également un rôle important dans la mise en œuvre du projet CEVA. L’État français, la Région Rhône-Alpes, le département de Haute‑Savoie et les agglomérations d’Annemasse et du Chablais participent au financement du segment CEVA situé en territoire français (2,5 km). Les communes françaises dépendent économiquement de Genève, mais leur pouvoir de décision afin de favoriser une meilleure intégration dans le système métropolitain est plutôt limité. Dans un passé proche, certains élus des communes françaises ont critiqué « l’impérialisme genevois » (Jouve, 1995 : 171). Avant le lancement de CEVA, par exemple, un projet de tramway transfrontalier avait été suspendu de manière unilatérale par le Grand Conseil genevois, sans consultation préalable des communes françaises. Par ailleurs, la Région Rhône-Alpes est réticente à adopter des mesures qui pourraient à terme renforcer la compétitivité de la métropole genevoise face à Lyon. En revanche, les structures de coopération transfrontalière ont contribué avec le temps à rendre explicites les intérêts des communes françaises. La signature de la Charte des « Transports publics » en juillet 2003 entre le Canton de Genève et la Région Rhône‑Alpes marque un point d’inflexion à cet égard. C’est également au cours des années 2000 que la communauté tarifaire transfrontalière de transports publics, UNIRESO, s’est développée. Dès lors, les acteurs extra-cantonaux jouent un rôle important dans la mise en œuvre des politiques de transport à vocation métropolitaine, mais n’en constituent pas les principaux porteurs. La position périphérique de Genève d’un point de vue géographique, mais aussi politique au niveau de la Suisse, rend plus difficile la quête des alliés permettant de renforcer la vision métropolitaine.
26Si la quête des alliés en faveur de la cause métropolitaine est difficile au niveau extra-cantonal, les résistances les plus nettes émergent au niveau local. La mise en œuvre des trois projets a fait l’objet de fortes contestations locales face à l’approche métropolitaine mobilisée par les instances cantonales.
27Les oppositions autour de CEVA et du projet d’extension de la gare concernent des périmètres relativement restreints (Delaude, 2009). Dans le cas de CEVA, ce sont les habitants du quartier résidentiel de Champel qui ont créé en 2006 l’Association contre le tracé Carouge – Champel du CEVA (ACTCC). Les opposants plaidaient pour un projet de ligne ferroviaire transfrontalière créant moins de nuisances et pour un prix inférieur (alternative « barreau sud »). L’association a lancé une initiative populaire cantonale intitulée « Pour une meilleure mobilité franco-genevoise » qui sera déclarée irrecevable par le Grand Conseil. Ensuite, lors d’un referendum promu par les opposants au projet, les citoyens du canton ont exprimé leur soutien au CEVA. Les partis politiques à tendance populiste, Union démocratique du centre (UDC) et Mouvement des citoyens genevois (MCG), s’étaient alignés à cette occasion sur les opposants au projet.
28Dans le cas d’extension de la gare, ce sont les habitants du quartier touché qui se sont mobilisés avec la création en 2011 de l’association Collectif 500. Celle‑ci s’oppose à la destruction d’une partie du quartier et regroupe les habitants des logements concernés par le projet des CFF, et d’autres habitants, associations, usagers, commerçants, employés et amis du quartier. Le Collectif 500 a mené une campagne de communication concernant le projet d’extension de la gare auprès la population à travers des manifestations, l’élaboration des documents informatifs et la mobilisation sur les réseaux sociaux. Le Collectif a lancé, par ailleurs, des pétitions, des initiatives et des sollicitations pour s’opposer au projet d’extension de la gare. Cette mobilisation permettra de trouver des nouveaux alliés comme la Ville de Genève, des partis politiques (le Parti Socialiste genevois, Ensemble à gauche, les Verts genevois), des associations d’habitants, des associations environnementales ou des syndicats. Le Collectif 500 a lancé en 2013 une initiative populaire cantonale en faveur d’une extension souterraine de la gare et en opposition à l’extension en surface. Cette initiative sera finalement retirée, les différents acteurs impliqués s’accordant autour d’une solution d’extension souterraine.
29Ces exemples montrent la façon dont certains projets à dimension métropolitaine sont contestés à l’intérieur du canton à travers des oppositions locales. Le premier exemple montre l’incapacité à trouver une solution consensuelle entre les opposants et les promoteurs du projet, alors que dans le deuxième cas un consensus a pu finalement émerger. Par ailleurs, la composition sociologique des opposants varie très largement d’un groupe à l’autre : l’opposition au CEVA est menée par les habitants d’un des quartiers le plus bourgeois de Genève ; au contraire, les Grottes représentent un quartier populaire qui a développé une politique de rénovation urbaine propre face aux exigences de l’urbanisme fonctionnel (Cogato Lanza et al., 2013). Enfin, la stratégie de quête d’alliés a été plus efficace dans le deuxième cas. Le fait que l’extension de la gare ait des impacts en termes de destruction de logements a certainement contribué à sensibiliser davantage d’autres acteurs. Il convient donc de remarquer encore que l’opposition dans ces cas, au-delà d’un simple réflexe relevant du Nimby, découle ainsi d’une capacité à créer un front local cohérent qui la consolide.
30Dans la mobilisation contre le changement du système d’opération du tramway qui a été moins localisée, ce sont les utilisateurs des TPG qui ont exprimé leur opposition à travers des lettres, des commentaires sur les réseaux sociaux et des avis adressés aux TPG. Cette mobilisation a mené à la création de l’Association des usagers des TPG et des transports publics. Cette association et l’Association Transports et Environnement (ATE) lancent différentes pétitions et initiatives populaires. De même, les communes de Chêne-Bougeries, Carouge et, notamment, la Ville de Genève ont adopté des motions et mené des interventions auprès du conseil d’administration des TPG en critiquant le nouveau système d’exploitation. La mobilisation face au changement introduit a porté ses fruits dans la mesure où la quatrième ligne, exploitée en maillage, a été mise en service.
31Différentes modalités de régulation des controverses analysées peuvent être identifiées. Dans les trois cas, on peut constater que le recours au vote à travers des lancements d’initiatives populaires ou referendum est un axe de mobilisation systématique. Malgré le lancement des différentes initiatives, le vote effectif n’a eu lieu que dans le cas de CEVA au travers du referendum de 2009. Dans le cas de l’extension de la gare et du changement du système d’opération du tramway, l’appel au vote apparaît comme une ressource mobilisée par les contestateurs afin d’ouvrir des scènes de négociation avec les porteurs des projets. Le vote est ainsi envisagé plus comme un outil de pression que comme un outil de décision. Le possible recours au vote force notamment les différents partis politiques à clarifier leur prise de position. Pourtant, la possibilité de faire appel au vote pousse les contestateurs à présenter leurs demandes locales en dialogue avec les intérêts du reste de la population. Le changement de nom de l’association regroupant les opposants au CEVA reflète ce passage : une année après sa création, l’ACTCC décide de changer de nom pour devenir « Association pour une meilleure mobilité franco-genevoise ». La possibilité du vote populaire joue un rôle ambigu dans la régulation métropolitaine. D’une part, elle étoffe les voies de contestation, par rapport aux contextes institutionnels où le recours au vote populaire n’existe pas, d’autre part, elle force à la construction d’un consensus entre les acteurs, un vote négatif pouvant entraîner la disparition totale du projet.
- 5 L’expertise sera menée par l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, CITEC et Basler & Hofman. Co (...)
32Une modalité de régulation complémentaire renvoie au rôle de l’expertise dans les controverses analysées. Dans le projet d’extension de la gare et le changement du système d’opération du réseau du tramway, l’appel aux experts permettra de produire des solutions techniques consensuelles. Le consensus qui a émergé dans le cas du projet d’extension de la gare est étroitement lié en effet aux résultats issus d’une expertise alternative5 qui a comparé le projet de gare en surface proposée par les CFF avec un projet alternatif de gare souterraine, le projet alternatif étant finalement adopté après la livraison du rapport d’expertise.
- 6 L’expertise sera menée par l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne. Un rapport intitulé « Analys (...)
33Dans le cas du tramway, une expertise sera commanditée par la Ville de Genève6. Cette expertise critique le changement de système d’opération mis en œuvre et plaide pour rétablir certaines des anciennes liaisons directes. Alors qu’il n’est pas possible d’établir un lien de causalité direct entre cette expertise et la décision de rétablir certaines des anciennes connexions directes, il est possible de considérer, vu la répercussion médiatique des résultats de l’expertise, qu’elle a contribué à adopter une option hybride combinant les demandes des porteurs du nouveau système d’opération et de ses opposants.
34Le recours à la voie judiciaire représente une autre modalité de régulation complémentaire qui a été mobilisée concernant CEVA. Les opposants ont déposé un recours au Tribunal fédéral contre l’invalidité de l’initiative populaire décidée par le Grand Conseil. En parallèle, des recours individuels des propriétaires ont été également déposés, malgré l’existence d’une procédure de conciliation préalable avec l’OFT. Enfin, certaines demandes formulées par les opposants lors de la procédure de conciliation ont été intégrées comme des modifications du projet originel à la demande de l’OFT. Alors que le recours à la voie judiciaire ouvre des scènes de négociation formelles, la possibilité de faire émerger des consensus semble restreinte. La voie judiciaire permet de retarder la mise en œuvre du projet, mais elle peut être perçue par l’opinion publique comme une stratégie de blocage de la part des contestateurs.
35Deux questions ont guidé cet article. Il s’agissait tout d’abord de questionner si la création d’une institution métropolitaine est indispensable à la réalisation des projets nécessaires à la métropole. Il s’agissait ensuite de voir si les projets développés consolidaient une échelle d’intervention métropolitaine. Concernant la première question, il y a lieu tout d’abord de constater que malgré la contestation et les difficultés analysées, les trois projets analysés ont été menés à bien. Le changement du système d’exploitation du réseau de tram est terminé, les travaux de CEVA sont majoritairement réalisés et des solutions pour l’extension souterraine de la gare Cornavin sont acquises. Dès lors, l’existence d’un Gargantua – ou de quelque gouvernement métro que ce soit – n’est pas indispensable en l’état. Non seulement, il n’est pas nécessaire de disposer de ce gouvernement mais de plus, les projets à écho métropolitain peuvent aboutir quelle que soit la configuration entre initiateur(s), co-porteur(s) et allié(s) extérieur(s), et ce malgré une fragmentation intense portant sur les trois niveaux nationaux, régionaux et locaux. Une concurrence entre acteurs territoriaux, une fragmentation institutionnelle importante et une valorisation historique du local – données clefs d’un système Tiebout-compatible – ne sont donc pas des obstacles structurels à la réalisation de projets nécessaires aux intérêts de l’aire métropolitaine dans sa globalité, même si les retards pris dans un projet comme celui du CEVA peuvent aussi probablement être, tout du moins partiellement, imputés à un manque de coordination entre les acteurs territoriaux.
36Deuxièmement, il y a lieu de constater que l’existence des projets étudiés ne semble pas participer d’une capacité d’apprentissage collectif. Même en se chevauchant partiellement, tant temporellement que spatialement, de même qu’au niveau de leur justification, les trois projets étudiés dans la métropole genevoise sont menés de manière indépendante les uns des autres. Ce traitement en silo, s’il empêche l’émergence d’un blocage généralisé sur tous les fronts, nécessite aussi une reprise à zéro au début de chaque nouveau projet. La capacité à aboutir à une solution viable pour un projet n’a pas consolidé la capacité des acteurs à agir collectivement et n’indique aucunement qu’une solution viable pourra être trouvée plus aisément pour un second projet incluant, tout ou partiellement, les mêmes acteurs. Il y a lieu de souligner que si le Canton de Genève semble de plus en plus engagé dans une volonté de coordination métropolitaine, on a pu constater que son leadership est contesté à plusieurs niveaux. Localement, les citoyens et les communes deviennent des contestateurs habituels face aux interventions cantonales qui sont perçues comme des interventions top-down. La légitimité du Canton est également remise en cause par des acteurs fédéraux qui considèrent que ce dernier est incapable de faire émerger un consensus métropolitain. La vision métropolitaine est perçue comme trop puissante localement ; elle est considérée impuissante au niveau fédéral.
37Notre analyse mène ainsi au paradoxe suivant : des projets à vocation métropolitaine sont mis en œuvre à Genève malgré la faiblesse et les limites de la vision métropolitaine. La question qui se pose est de savoir si cette situation est propre au système de régulation politique genevois ou doit être considérée comme une tendance plus générale concernant la gouvernance métropolitaine. Les enjeux posés par la question métropolitaine sont les mêmes ailleurs ? Notre hypothèse est plutôt de considérer que la question métropolitaine à Genève est marquée par sa propre spécificité. Certains éléments contextuels expliquent cette situation. D’abord, le caractère transfrontalier de la métropole genevoise joue au détriment d’une vision métropolitaine. Alors que la « domination genevoise » (Jouve, 1995) face aux communes françaises a pu être limitée au cours des dernières années, grâce entre autres aux structures de coopération transfrontalière, le territoire français continue à servir comme espace où il est possible d’externaliser certaines populations et activités économiques. Ensuite, la métropole genevoise est en partie neutralisée par la dynamique de métropolisation de l’arc lémanique. La métropole lémanique apparaît désormais comme l’espace fonctionnel qui doit être maîtrisé et dans lequel Genève n’est qu’une composante. Genève se trouve ainsi dans la situation que Leresche et Bassand (1991 : 36) identifiaient il y a deux décennies : « Genève apparaît davantage tournée vers l’Europe et le monde, les faits la contraindront un jour à réfléchir à sa place et à son rôle dans la métropole lémanique ». Enfin, malgré son importance, la Ville de Genève ne joue pas le rôle de leadership métropolitain. Au contraire, la Ville fait parfois opposition aux politiques menées par le Canton. Cette constatation rejoint les analyses effectuées dans d’autres domaines de l’action publique selon lesquels la Ville de Genève « est perçue comme défiant parfois le Canton » (Faure, 1997 : 80).
38Plus fondamentalement, l’analyse effectuée montre ainsi un modèle de régulation métropolitaine qui combine deux éléments en constante opposition. D’un côté le Canton de Genève aspire et est relativement bien situé pour mener le leadership métropolitain face notamment à des communes qui jouissent de moins de prérogatives. Il peut endosser ainsi assez aisément le rôle de l’institution métropolitaine. D’un autre côté, la stature de ce leadership est remise en question par la capacité de mobilisation des habitants dans le périmètre cantonal. Dans les trois cas analysés, le Canton fait face à des difficultés importantes pour piloter les projets métropolitains. Un type de gouvernance hybride émerge alors plutôt de l’exemple genevois. Le modèle de régulation métropolitaine y combine ainsi une centralisation importante de la prise de décision et une capacité de contestation tout aussi puissante. La spécificité de Genève résulterait de la combinaison d’une tradition centralisatrice française (plutôt étatiste) qui se superpose dans un contexte suisse de démocratie directe (plutôt libérale). Tout cela nous mène à un nouveau paradoxe : malgré les limites et les difficultés dans sa régulation, la métropole genevoise fait preuve d’un dynamisme économique et d’une attractivité remarquables. Le déclin annoncé de la métropole genevoise (Raffestin, 1990) semble loin de se vérifier. L’exemple genevois suggère, au contraire, que des logiques situées au-delà des paramètres consensuels de la « bonne gouvernance » permettent également de rassurer le développement métropolitain.