J. Leplat, l’ouverture et la force d’esprit.
Texte intégral
- 1 Leplat, J. et Hoc, J. M. (1983). Tâche et activité dans l’analyse psychologique des situations. Cah (...)
1Le travail critique sur le concept d’activité apparaît comme un passage obligé quand on repense au leg de J. Leplat. Ce concept n’a cessé de faire débat, une fois établi que l’activité se distingue de la tâche et sachant que le fossé doit toujours être comblé entre la prescription que cette tâche organise et l’activité qui dépend de situations de travail toujours singulières. Il y a les attendus de la tâche et les inattendus de l’activité réelle. La tâche est ce qui est à faire, l’activité ce qui se fait, a-t-on pris l’habitude de dire. Parfois, encore plus radicalement, on avance encore que la tâche décrit le pourquoi et l’activité le comment. Longtemps a justement fait référence un article de Leplat et Hoc : l’activité, jamais spontanée, est toujours « déclenchée et guidée par la tâche », et même si « l’activité débordera toujours les modèles qui en sont donnés » par la tâche, elle reste « ce qui est mis en jeu par le sujet pour exécuter ces prescriptions, pour remplir ces obligations ». Ainsi l’activité était elle définie par rapport à la tâche qui la « déclenche », cette tâche devenant, par contrecoup, la référence adéquate pour caractériser la situation tout entière1.
- 2 Par exemple, Clot, Y. (2010). « Pourquoi l’activité dans la clinique du travail ? » Dans Y. Clot et (...)
- 3 Amalberti, R. et Hoc, J. M. (1998). Analyse des activités cognitives en situation dynamique : pour (...)
2On voit le peu de cas qui était fait dans ce cadre à la subjectivité dans l’activité des travailleurs. Et on comprend que cette conceptualisation encore dominante au début des années 2000 dans la psychologie ergonomique ait dû se mesurer aux épreuves sociales vécues dans le monde du travail et rapatriées dans le champ scientifique par les cliniques du travail2. La proposition avait alors été faite de définir l’activité par les opérations réellement mises en jeu à chaque instant par le travailleur pour atteindre ses objectifs, sous les contraintes du contexte. L’activité devenait ainsi l’intention présente de l’opérateur protégée contre les autres intentions compétitives3. Mais il restait un problème : ce conflit d’intentions fait justement partie de l’activité. Il engage des sujets et pas seulement des opérateurs. Et parfois dans des conflits subjectifs sans issue.
- 4 Canguilhem, G. (2002). Écrits sur la médecine. Paris, Seuil, p. 62.
3En fait, au cours de ces années, c’est sans doute J. Leplat qui est justement allé le plus loin dans la direction d’un renouveau de la psychologie ergonomique, car l’agent, pour lui, ne fait plus seulement que réaliser la tâche prescrite, mais il vise aussi, par cette réalisation, des buts personnels et collectifs. La tâche devient ici également un moyen au service de l’activité propre des sujets, individuelle et collective. On peut, bien sûr, aller plus loin jusqu’à rapprocher activité et santé. G. Canguilhem évoquait ce texte d’A. Artaud à propos de cette dernière, consistant à « se sentir à l’origine des phénomènes, tout au moins d’un certain nombre d’entre eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les choses, la vie est indéfendable4 ». Dans cette perspective, l’activité devient, dans la réalisation effective de la tâche – par elle, mais aussi parfois contre elle –, production d’un monde d’objets matériels ou symboliques et de rapports humains, ou plus exactement recréation d’un monde. L’activité pratique d’un sujet n’est jamais seulement un effet des conditions externes ni même la réponse – fusse-t-elle mentale – aux obligations de la tâche. L’activité, pratique et psychique, est toujours le siège d’investissements vitaux : elle transforme les objets du monde en moyen de vivre ou échoue à le faire. Elle n’est pas déterminée mécaniquement par son contexte, mais le métamorphose. Elle affranchit le sujet – en risquant toujours l’échec – des dépendances de la situation concrète et se subordonne le contexte en question, à moins d’en être empêchée. C’est bien sûr souvent le cas et c’est la source même de la dégradation de la santé au travail jusqu’aux formes graves de psychopathologie du travail. Autrement dit, l’activité n’existe dans un contexte qu’en produisant du contexte pour exister. C’est ce pouvoir d’agir qui peut se trouver et se trouve fréquemment amputé aujourd’hui, jusqu’à entamer la vitalité subjective inhérente à l’activité ainsi définie.
- 5 Leplat, J. (2010). Jalons dans l’œuvre d’Alain Savoyant. Travail et apprentissage, 5, p. 210.
4En 2010, J. Leplat a posé un jalon décisif dans une discussion qui ne peut que se poursuivre. Il l’a fait avec élégance en relevant l’ambiguïté d’un texte de A. Savoyant. L’activité, écrivait ce dernier, est ce que fait le sujet pour répondre à la tâche et à ses exigences. Mais, écrit Leplat, à quoi se rapporte ici le « ses » ? « S’agit-il des exigences de la tâche ou des exigences du sujet ? » Après avoir noté que l’analyse de l’activité sous-jacente à ce texte est trop uniquement centrée sur la tâche, il convient – dans une autocritique rare dans notre domaine – que son propre point de vue, datant de presque trente ans, a changé : l’activité a beau être guidée par la tâche, elle n’est pas pour autant contenue en elle. Il note finalement que la situation de travail est pensée à l’étroit si on la limite à une interaction sujet-tâche « déclenchée » par la tâche5. On conviendra que ce n’est pas rien.
- 6 Clot, Y. (2024). Découvrir Vygotski. Paris, La Dispute.
5En fait, si l’activité n’est pas directement « déclenchée » par la tâche, c’est qu’elle n’est pas seulement dirigée vers son objet. Elle est aussi dirigée vers l’activité d’autrui portant sur cet objet. C’est une activité adressée dont les destinataires sont autant les collègues que la hiérarchie. Sujet-Objet-Autrui : c’est une triade vivante. En conséquence, l’activité réalisée qui en sort et que le psychologue du travail peut observer n’a pas le monopole du réel de l’activité vécue des sujets, beaucoup moins observable. Le réel déborde le réalisé. Cela est vrai en général, comme l’a vu Vygotski6 : chaque minute, l’homme est plein de possibilités non réalisées, et ce qui se réalise n’est jamais que l’activité qui a vaincu au point de collision entre toutes les activités possibles. Celles qui n’ont pas vaincu, plus ou moins refoulées, forment des résidus incontrôlés n’ayant que plus de force pour exercer dans l’activité du sujet une influence contre laquelle il peut rester sans défense. La clinique de l’intervention atteste régulièrement de ces conflits subjectifs internes à l’activité.
6C’est pourquoi l’entrée clinique dans et par l’activité permet de retrouver la subjectivité au travail : le réel de l’activité est aussi ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne peut pas faire, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir – les échecs –, ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense ou qu’on rêve pouvoir faire ailleurs. Il faut y ajouter – paradoxe fréquent – ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire, ou encore ce qu’on fait sans vouloir le faire. Sans compter ce qui est à refaire. L’activité possède donc un volume qu’une approche trop cognitive et trop opératoire à la fois prive de ses conflits vitaux. La fatigue professionnelle des sujets est tissée dans ces conflits vitaux qu’ils cherchent, pour s’en affranchir, à renverser en intentions mentales. Ces renversements appartiennent à l’activité et peuvent la dérouter, dans tous les sens du terme. Elle est donc une épreuve subjective où l’on se mesure à soi-même et aux autres pour avoir une chance de parvenir à réaliser ce qui est à faire. Les activités suspendues, contrariées ou empêchées et, pour tout dire, ravalées, doivent donc être admises dans l’analyse.
- 7 Clot, Y. et Leplat, J. (2005). La méthode clinique en ergonomie et en psychologie du travail. Le Tr (...)
7Cette voie devrait permettre de dépasser un certain dualisme. Entre le réel et le réalisé de leur activité, celles et ceux qui travaillent ne peuvent pas trier. La psychologie du travail pourrait aussi éviter de le faire, car ce conflit est la source même du développement de la subjectivité recherché dans l’action : la psychopathologie du travail et la psychologie ergonomique prises à part n’y suffisent pas. C’est ce qu’un texte que j’ai eu l’honneur et le plaisir d’écrire avec J. Leplat pourrait suggérer7. Je me plais à le croire, tant le souvenir de la rédaction de cet article reste, pour moi, le signe de l’ouverture et de la force d’esprit de cette figure de la psychologie du travail.
Notes
1 Leplat, J. et Hoc, J. M. (1983). Tâche et activité dans l’analyse psychologique des situations. Cahiers de psychologie cognitive, 3(1), 49-63.
2 Par exemple, Clot, Y. (2010). « Pourquoi l’activité dans la clinique du travail ? » Dans Y. Clot et D. Lhuilier, Agir en clinique du travail (p. 11-25). Toulouse, Erès.
3 Amalberti, R. et Hoc, J. M. (1998). Analyse des activités cognitives en situation dynamique : pour quels buts ? Comment ? Le Travail Humain, 61(3), 209-234.
4 Canguilhem, G. (2002). Écrits sur la médecine. Paris, Seuil, p. 62.
5 Leplat, J. (2010). Jalons dans l’œuvre d’Alain Savoyant. Travail et apprentissage, 5, p. 210.
6 Clot, Y. (2024). Découvrir Vygotski. Paris, La Dispute.
7 Clot, Y. et Leplat, J. (2005). La méthode clinique en ergonomie et en psychologie du travail. Le Travail Humain, 68(4), 289-316.
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Référence électronique
Yves Clot, « J. Leplat, l’ouverture et la force d’esprit. », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 26-3 | 2024, mis en ligne le 17 janvier 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pistes/8898 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1356u
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