1La pomiculture, première production fruitière au Québec, regroupe environ 400 exploitations, représentant 26,7 % de la production fruitière canadienne (Ministère de l'Agriculture des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec, 2021). Depuis le début des années 2000, la production fruitière intégrée (PFI) « est une approche qui favorise l’adoption de bonnes pratiques agricoles visant à produire des fruits de qualité dans le respect de l’environnement, de la santé et de la sécurité des citoyens, et aussi de la durabilité des entreprises. »1 Elle vise principalement la pérennité des vergers québécois et de leur productivité. Bien que le processus de transition agroécologique appuyé par la PFI est amorcé depuis 20 ans et que les ventes de pesticides en agriculture au Québec avaient tendance à diminuer au début des années 2000 par rapport à 1992 (année référence) (Ministère de l'Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, 2024), les pesticides sont toujours utilisés. Les pommiers sont soumis à une forte pression parasitaire nécessitant encore l’utilisation de pesticides pour répondre aux critères de mise en marché et limiter le déclassement vers la transformation.
2Dans les très petites exploitations pomicoles, le propriétaire exploitant agricole (PEA) assume, habituellement seul, la préparation et la pulvérisation des pesticides. Les effets sur la santé liés à l’exposition aux pesticides peuvent être aigus ou chroniques, dus à une exposition lors d’un incident ou répétés à faibles doses. Plusieurs auteurs mentionnent l’importance de la voie cutanée comme voie d’exposition aux pesticides (Bierman et al., 1998; Institut national de la santé et de la recherche médicale, 2013; Laughlin, 1996; Roberge et coll., 2004; Schneider et coll., 2000; Tsakirakis et coll., 2014). Des travaux portent également sur le transfert de l’exposition cutanée vers d’autres voies d’entrée, par exemple le contact de la main (cutanée) vers la bouche (orale) (Bouchard et coll., 2019; Ng-Gorman et coll., 2011). La littérature scientifique documente de nombreux effets sur la santé physique (Dreiher et Kordysh, 2006; Fritschi et coll., 2005; Institut national de la santé et de la recherche médicale, 2013, 2021; Moisan et Elbaz, 2011) et psychologique (Institut national de la santé et de la recherche médicale, 2021; Stallones et Beseler, 2002).
3La prévention de l’exposition aux pesticides au Québec se base sur le modèle du NIOSH « Hierarchy of controls » développé pour contrôler l’exposition aux dangers professionnels. Ce modèle se base sur cinq niveaux dont les premiers sont a priori plus efficaces et protecteurs : élimination, substitution, mesures d’ingénieries, mesures administratives et équipements de protection individuelle (ÉPI) 2. Garrigou (2011) et Galey (2019) mentionnent que le respect des mesures de prévention prescrites n’élimine pas l’exposition. De plus, les mesures de prévention, développées par des acteurs externes aux réalités du travail, devraient mieux s’arrimer avec les pratiques que les personnes développent pour prévenir l’exposition (Cru & Dejours, 1983 ; Seifert, 2012). Pour Garrigou et coll. (2008), les conditions de développement des savoir-faire de prudence, ainsi que leur partage au sein des collectifs sont importants à considérer pour la prévention du risque phytosanitaire. La personne en activité choisit ses stratégies selon le contexte particulier de la situation de travail pour atteindre les exigences demandées et celles qu’elle s’est fixées (Denis et coll., 2013; Ouellet, Sylvie., 2013). Or le pomiculteur, propriétaire exploitant agricole, et son entreprise sont liés par un projet de vie, leurs objectifs sont confondus, le propriétaire « est l’entreprise » (Jaouen, 2008; Lachapelle, 2014; Vaillancourt, 2009). Comment la prévention de l’exposition aux pesticides est intégrée dans la gestion d’une très petite entreprise agricole ? L’objectif de cet article est donc de décrire les pratiques professionnelles développées en contexte par les pomiculteurs visant à limiter l’exposition aux pesticides tout en réussissant à produire des fruits de qualité répondant au standard du marché, contribuant ainsi à l'essor de leur entreprise.
4L’article présente ainsi le cadre conceptuel sur lequel s’est appuyé la recherche intervention, la méthodologie basée sur l’ergotoxicologie, les pratiques professionnelles des pomiculteurs selon les différents domaines d’activités, et discute leurs liens avec les forces externes et leur impact sur la gestion d’une très petite entreprise agricole.
5Afin d’éviter l’apparition de lésions professionnelles liées à l’exposition aux pesticides, il est nécessaire de reconstituer l’énigme de l’exposition en mobilisant une approche interdisciplinaire et participative (Garrigou, 2011). Wisner et ses collaborateurs dans les années 1980 développent l’ergotoxicologie (Sznelwar, 1992). Cette approche « intègre l’analyse ergonomique du travail dans la compréhension du risque professionnel lié à l’exposition à des substances chimiques » (Mohammed-Brahim et coll., 2003). Le cadre conceptuel proposé dans cet article est ainsi basé sur l’articulation de différents concepts issus de l’ergonomie, l’expologie (science de l’évaluation des expositions, Sari-Minodier et coll. (2008/hs)) et des sciences de la gestion.
6L’exposition cutanée, reconnue comme principale voie d’exposition aux pesticides (Bierman et al., 1998; Institut national de la santé et de la recherche médicale, 2013; Laughlin, 1996; Roberge et coll., 2004; Schneider et coll., 2000; Tsakirakis et coll., 2014), est la résultante d’un contact entre la substance chimique, « susceptible d’altérer de quelque manière la santé ou la sécurité des travailleurs » (Loi sur la santé et la sécurité du travail), et la personne (Galey, 2019; Garrigou, 2011; Lioy et coll., 2005; Schneider et coll., 1999). La survenue du contact est un processus dynamique et variable, d’une personne à l’autre ou d’une substance à l’autre (Lioy et coll., 2005; Schneider et coll., 2000; Schneider et coll., 1999).
7Le modèle de l’exposition cutanée développé par Schneider et coll. (1999) est utile pour comprendre le processus conduisant à l’exposition. La présence initiale de la substance dans l’environnement de travail s’explique par la nature même de la tâche à réaliser. Selon le comportement de la personne, la substance peut se déplacer par différents mécanismes comme : l’émission (p. ex. : dans l’air, vers une surface), le dépôt (p. ex. : sur une surface, sur le vêtement, sur la peau de la personne), le transfert (p. ex. : contact entre deux surfaces). L’exposition peut ainsi survenir par contact avec la formulation commerciale ou avec des pesticides sous forme de résidus, déposés dans l’environnement de travail, sur les emballages de pesticides entreposés, le matériel de pulvérisation ou les outils de mesure (Champoux et coll., 2018; Goutille, 2022; Jolly et coll., 2021; Jolly et Goutille, 2024; Ramwell et coll., 2004; Ramwell et coll., 2005; Ramwell et coll., 2006; Schneider et coll., 2000).
8Dans le contexte de très petite entreprise, le propriétaire (Jaouen, 2008; Lachapelle, 2014; Vaillancourt, 2009) détermine lui-même, en partie, le cadre de travail qui influence son activité de travail (Guérin et coll., 2006; St-Vincent et coll., 2011). Il peut choisir et agir sur certains déterminants de son cadre de travail alors qu’il est contraint par ceux élaborés par des acteurs situés en dehors de son entreprise (Albert et coll., 2024). Il planifie ses propres tâches à réaliser pour le bon fonctionnement de son entreprise tout en élaborant ses propres critères de performance répondant aux exigences du marché. Il va aussi déterminer l’horaire de travail, la répartition des tâches, il choisit et achète les équipements, les pesticides, etc. Il est donc en partie responsable des conditions et des moyens disponibles pour réaliser son travail (Cerf et Sagory, 2004). Toutefois, travaillant avec le vivant dans un environnement dynamique dont le contrôle admet une certaine incertitude (Jourdan, 1990; Prost, 2019), il peut être amené à réaliser des compromis entre l’atteinte de ses objectifs de production, nécessitant parfois une intervention immédiate, et la protection de sa santé (St-Vincent et coll., 2011).
9Le pomiculteur assume ainsi différents rôles dans différents domaines d’activités tels que définis par les sciences de la gestion (Mintzberg, 2006 cité par Chadoin, 2019; Reyes, 2012; Rouveure, 2018) (Tableau 1). Un des domaines d’activités est celui de la gestion stratégique et de la direction générale de l’entreprise. Il regroupe des activités concernant l’organisation de son temps de travail, le développement de son entreprise, des réflexions sur l’organisation du travail, sur l’analyse de l’environnement interne et externe de l’entreprise, sur la gestion des ressources, la formation et le diagnostic des problèmes rencontrés (Rouveure, 2018). Plus particulièrement, les activités liées au développement de l’entreprise portent sur sa vision stratégique sur le long terme. Un autre domaine d’activités concerne la gestion de la production. Il inclut la planification et la réalisation des activités de production, comme les tâches de plantation des arbres, d’inspection du verger, de préparation-remplissage du pulvérisateur, d’épandage de pesticide ou la cueillette des pommes.
Tableau 1. Deux domaines d’activités des propriétaires de petites entreprises selon Rouveure (2018)
DOMAINE D’ACTIVITÉS
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Thèmes
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1-Gestion stratégique de l’entreprise
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Organisation de son temps de travail
Développement de son entreprise
Réflexions sur l’organisation du travail
Analyse de l’environnement interne et externe de l’entreprise
Gestion des ressources
Formation
Diagnostic des problèmes rencontrés
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2-Gestion de la production
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Planification
Réalisation des activités de production
Gestion des commandes
Suivi des produits
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10Le pomiculteur développe aussi son propre environnement social dans lequel se situent non seulement les personnes travaillant dans l’entreprise, mais aussi des personnes externes comme des clients (p. ex. : membres de la coopérative, intermédiaire de la chaîne de distribution, clients d’autocueillette), des fournisseurs (p. ex. : vendeurs de pesticides, agronomes) ou des pairs (Marchesnay, 2008). Marchesnay (2008) utilise le terme « proximité de métier » pour décrire l’ensemble des acteurs entourant professionnellement le propriétaire de petite entreprise.
11Le modèle de Schneider et coll. (1999) suggère que le pomiculteur est actif dans son exposition. L’ergonomie de l’activité a montré que les travailleurs régulent leur activité afin de trouver l’équilibre entre production et santé. Les pratiques développées par le travailleur pour prévenir son exposition à différents facteurs de risque sont nommées en ergonomie savoir-faire de prudence (Brun, 1997; Cru & Dejours, 1983 ; Garrigou et coll., 1998; Judon, 2017; Martinez Vidal et coll., 2002; Ouellet, Sylvie, 2009; Ouellet, S. et Vézina, 2008a, 2008b; Rousseau et Monteau, 1991; Sznelwar, 1992), stratégie de régulation (Major et Vézina, 2011), pratique préventive (Seifert, 2012) ou pratique de prévention (Champoux et coll., 2018; Galey, 2019).
12Les savoir-faire de prudence ne visent pas à éliminer le danger, mais permettent à la personne en activité de composer avec lui. Ils sont liés aux savoir-faire de production (Cru & Dejours, 1983; Seifert, 2012) et sont des compromis pour tenter de maintenir l’équilibre entre l’état de santé de la personne et ses objectifs de production (Chatigny et Vézina, 2004).
13La stratégie serait « un flux d’activité en situation accompli socialement, ayant des résultats influents sur l’orientation et/ou la survie de l’entreprise » (Chadoin (2019) reprend Seidl et coll., 2006 (p. 2)). Ulmann (2009) mentionne que les pratiques des dirigeants sont principalement réflexives. Elle précise que les multiples intentions les sous-tendant sont ancrées dans des temporalités variables de court, moyen, voire long terme. Ainsi, pour décrire l’ensemble des actions et des choix réalisés par le pomiculteur dans les différents domaines d’activités le terme de « pratique professionnelle » a été retenu (Jolly, 2022). Ce terme fait référence aux savoir-faire, concept mobilisé en ergonomie de l’activité tout en intégrant les pratiques réflexives des dirigeants telles que décrites par les sciences de la gestion. Les pratiques professionnelles du pomiculteur, propriétaire exploitant agricole, sont ainsi autant stratégiques que productives afin d’assurer le fonctionnement de leur entreprise tout en protégeant leur santé.
- 3 La répartition des neuf participants est la suivante : cinq nouveaux participants sollicités et qua (...)
14Une recherche-intervention a été réalisée, entre le printemps 2018 et l’hiver 2019, avec un groupe de neuf exploitants de verger de pommes au Québec3 (Tableau 2). Les vergers étaient localisés dans les régions au sud (Montérégie, Estrie) et au nord de Montréal (Laurentides). Les exploitants étaient tous de sexe masculin et âgés en moyenne de 49 ans. Ils avaient en moyenne une vingtaine d’années d’expérience en pomiculture et de gestion d’un verger. L’ensemble des participants ont cosigné le formulaire d’information et de consentement approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) et reconnu par l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
15Afin de comprendre les pratiques professionnelles permettant de limiter l’exposition aux pesticides, la première étape a été de caractériser l’exposition à partir d’une approche mixte : analyse de l’activité de travail et mesure de l’exposition. La seconde étape visait l’identification et la description des pratiques en mobilisant l’approche réflexive individuelle, par des autoconfrontations, puis collective, à l’occasion d’un atelier d’échange.
16Cinq exploitants ont participé à la caractérisation de l’exposition au printemps/été 2018 (Tableau 2). Après avoir réalisé des entretiens préliminaires permettant de brosser leur portrait sociodémographique, des observations filmées répétées lors de la tâche de préparation-remplissage du pulvérisateur (x2) et lors des tâches de réentrées (x2) ont été menées. Seules les données concernant la tâche de préparation-remplissage seront considérées dans cet article. Cette tâche est celle lors de laquelle les producteurs manipulent des contenants de pesticides et interagissent avec différentes composantes de leur environnement de travail, les exposant ainsi aux formulations commerciales et aux résidus en présence (Jolly, 2022; Jolly et Goutille, 2024). Elle fait partie des tâches de gestion de la production, elle consiste à préparer la bouillie de pesticide à pulvériser. Les observations ont été en partie effectuées entre le 29 mai et le 20 juillet 2018 à des heures variables (entre 4h et 22h). Les pulvérisations de pesticides dépendant principalement de conditions environnementales, les exploitants contactaient par message texte l’équipe de recherche quelques heures avant leur pulvérisation.
Tableau 2. Détails de la participation par exploitants
Date de collecte
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2015
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2018
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2019
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Méthode de collecte
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Observations filmées
(durée)
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Observations filmées et mesure d’exposition (durée)
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Entretiens postobservation (durée)
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Entretiens d’autoconfrontation (durée)
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Participation à l’atelier d’échange
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Cas 1
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57 min / 2015
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-
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-
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81 min
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Oui
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Cas 2
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73 min / 2015
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-
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-
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68 min
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Oui
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Cas 3
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3 min / 2015
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-
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-
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73 min
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Oui
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Cas 4
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59 min / 2015
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-
|
-
|
68 min
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Oui
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Cas 1bis
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-
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30 min
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39 min
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140 min
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Oui
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Cas 5
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-
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12 min
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14 min
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86 min
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Oui
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Cas 6
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-
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5 min
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16 min
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106 min
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-
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Cas 7
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-
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17 min
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11 min
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113 min
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-
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Cas 8
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-
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36 min
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5min
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88 min
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Oui
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17Lors de ces observations filmées, les participants portaient un vêtement collecteur permettant de mesurer l’exposition externe potentielle, soit les traces de pesticides déposées lors de la réalisation de la tâche. Après la collecte, le vêtement a été découpé en onze parties (Figure 1) selon les recommandations du guide de l’Organisation de coopération et de développement économique (1997). Le choix de découpe visait à identifier les zones corporelles exposées aux pesticides lors de l’activité de travail. Après extraction, des analyses par chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse en tandem (GC-MS/MS) ainsi que par chromatographie en phase liquide couplée à la spectrométrie de masse en tandem (HPLC-MS/MS) ont été réalisées. Les résultats multirésidus obtenus ont permis de documenter la présence d’un certain nombre de pesticides sur les parties du vêtement collecteur (Jolly, 2022; Jolly et al., 2021).
Figure 1. Découpage du vêtement collecteur(A) et son schéma de découpe (B) (à droite) (Reproduit de Jolly et coll., 2021 (p. 17). ©IRSST)
18L’analyse des séquences vidéo avec le logiciel Observer XT® a permis de caractériser le déroulement de l’activité de travail (Figure 2) ainsi que de documenter les contacts entre les différentes parties du corps et une vingtaine de sources d’exposition (par exemple : formulation commerciale de pesticide, contenant, cuve, boyau d’eau). Les mécanismes de déplacement du pesticide (émission, dépôt, transfert, tel que décrit page 4) ont également été identifiés. Suite aux observations, des entretiens postobservations, réalisés par téléphone et analysés avec le logiciel Nvivo®, ont permis de documenter le caractère habituel du déroulement de l’activité de travail ainsi que la perception des contacts vécus au cours de la situation par le producteur.
Figure 2. Complémentarité des trois angles de vues filmés lors d’une tâche de préparation-remplissage (Reproduit de Jolly et coll., 2021 (p. 15). ©IRSST)
19La triangulation des différents résultats obtenus a servi à décrire et à comprendre l’exposition au travers du déroulement de l’activité pour chacune des situations de travail lors de la tâche de préparation-remplissage. Elle a également permis de documenter les différentes façons de faire pour chaque opération et leurs déterminants. En rendant visible l’exposition en situation de travail, il devient possible de comprendre les pratiques professionnelles développées pouvant la limiter, ainsi une première liste de pratiques professionnelles observées par l’équipe de recherche a été compilée.
20Après la caractérisation de l’exposition, un retour auprès des participants a été fait de façon individuelle, puis collective. Ces retours s’appuient sur l’approche réflexive visant à expliciter les savoirs gouvernant les réflexions et les actions habituelles des personnes (Bourassa et coll., 2000). Elle permet le développement des connaissances individuelles et collectives (Mollo et Nascimento, 2013). Elle amène les personnes à remettre en question les pratiques régulières pour en dégager un espace critique (Tremblay et coll., 2013, dans Parent (2016)). Cette réflexivité critique (Tremblay et coll., 2013) permet ainsi aux personnes de développer leur réflexion sur l’activité visée et ses enjeux (Judon, 2017; Parent, 2016) pour construire des savoirs et savoir-faire mobilisables dans l’activité de travail (Mollo et Nascimento, 2013).
21Neuf exploitants ont participé aux entretiens d’autoconfrontation et d’alloconfrontation à l’automne 2018 après la fin de la récolte, période intensive de travail (Tableau 2). Ces entretiens visaient à identifier des pratiques par les exploitants eux-mêmes, en les mettant en mots, leur permettant ainsi de développer leur potentiel d’action (Mollo et Nascimento, 2013). Afin de mener ces entretiens, différents supports, nommés objets intermédiaires (Judon, 2017) ont été construits à partir des résultats de l’analyse des vidéos, des mesures d’exposition et des entretiens postobservations. Des séquences vidéo pour chacun des producteurs ont été préparées. Elles présentaient différents contacts entre le producteur et les sources d’exposition au cours de la réalisation de la tâche de préparation-remplissage. Des schémas, sous forme de bonhomme (Figure 3), illustraient la présence-absence (qualitative) de pesticides sur les onze zones corporelles correspondant aux recommandations du guide de l’Organisation de coopération et de développement économique (1997).
Figure 3. Exemple des schémas présentés lors des entretiens d’autoconfrontation
22Après une remise en contexte des situations de travail observées, les producteurs ont été questionnés sur le déroulement de leur activité de travail lors de la réalisation de la production à partir des situations filmées choisies. Par la suite, la présentation des résultats qualitatifs de mesure via les schémas, accompagnés des séquences vidéo, les a amenés à prendre conscience de leur propre exposition et à susciter une réflexion sur leurs pratiques. La méthodologie développée visait donc à rendre visible la présence de l’exposition en situation de travail pour faciliter la description des pratiques réalisées ou à développer.
23L’analyse thématique des verbatim a été faite avec le logiciel Nvivo®. Les références à des actions ou décisions pouvant avoir un lien avec l’exposition ont été codées. Les résultats ont montré que les producteurs lors des entretiens d’autoconfrontation ont spontanément évoqué des pratiques qui avaient été observées par l’équipe de recherche. Ainsi la majorité des pratiques observées lors de la caractérisation de l’exposition ont été validées et complétées. De nouvelles pratiques professionnelles ont également émergées. Les producteurs ont évoqué des pratiques en lien avec la gestion production et la gestion stratégique à partir de la présentation de situations de travail vécues lors de la réalisation de la production, soit des illustrations présentant l’échelle micro du travail. Ainsi, les entretiens d’autoconfrontation ont permis de remonter la chaîne des déterminants et des domaines d’activités vers celui de la gestion stratégique de l’exploitation.
24Les neuf participants ont été invités à l’atelier d’échange, sept producteurs étaient présents lors de la journée à l’hiver 2019 (Tableau 2). Pour stimuler les échanges, différents objets intermédiaires ont été utilisés. Des séquences vidéo de différentes situations de travail impliquant différents pomiculteurs ont été présentées. Les producteurs participant à l’atelier ont été invités à réagir. Ces derniers ont émis, après quelques secondes à peine de diffusion, des commentaires et des questionnements, ouvrant ainsi les échanges entre eux sur différentes situations de travail illustrant la variabilité de l’exposition. Les échanges ont permis aux producteurs de constater les différentes méthodes de travail réalisées et les déterminants en présence pour une même opération. Des résultats de mesure d’exposition préliminaire sous forme de données chiffrées et schématisées comme lors des entretiens d’autoconfrontation ont été présentés.
25Les producteurs ont échangé entre eux sur les pratiques professionnelles permettant de réduire leur exposition, ainsi que sur la présence de pesticides dans leur environnement de travail et dans leur milieu de vie. La transcription des verbatim et l’analyse thématique ont permis de documenter les pratiques professionnelles discutées. Les producteurs ont échangé sur des pratiques verbalisées lors des entretiens d’autoconfrontation ou d’alloconfrontation (n=9), mais également à propos de nouvelles pratiques non observées ou énoncées lors des étapes précédentes (n=7).
26Les pratiques professionnelles (voir annotation PP au fil du texte) développées par les propriétaires exploitants agricoles visant à limiter l’exposition aux pesticides tout en produisant des fruits de qualité sont présentées dans cette partie selon les différents domaines d’activités du pomiculteur. Dans un premier temps, la collecte de données s’étant basée sur l’analyse de la tâche de préparation-remplissage, les pratiques en lien avec le domaine d’activités de la gestion de la production sont décrites, soit celles directement en lien avec la réalisation de la préparation de la bouillie, puis celles liées à l’organisation et la planification de l’utilisation des pesticides. Dans un deuxième temps, les pratiques correspondant au domaine d’activités de la gestion stratégique soit celles de l’aménagement des lieux puis de développement de l’entreprise sont présentées.
27Pour les pomiculteurs, les pesticides sont un moyen utilisé pour soutenir la production. Ils permettent, s’ils sont utilisés dans les bonnes conditions, de protéger les arbres contre les ravageurs et maladies, assurant un certain niveau qualité de production. Les pulvérisations sont principalement réalisées entre fin avril et fin août, durant les stades de développement des fruits. Les cinq pomiculteurs participants aux observations terrain ont effectué entre 16 à 129 préparations-remplissages au cours de la saison de pulvérisation.
28La préparation-remplissage se divise en quatre étapes, telles que présentées par Champoux et coll. (2018) : démarrage, mesure des pesticides, dispersion des pesticides dans la cuve du pulvérisateur et rangement (Figure 4).
Figure 4. Illustration des quatre étapes de la préparation-remplissage
4.1.
4.2.
4.3.
4.4.
29Le démarrage regroupe l’ensemble des opérations préalable à la manipulation des pesticides. En premier lieu, des pomiculteurs endossent leurs équipements de protection individuelle. Des pomiculteurs ont mentionné choisir l’utilisation de gants jetables (PP) qu’ils jettent après chaque préparation leur permettant ainsi d’avoir systématiquement des gants propres et limiter les transferts de résidus depuis leurs gants vers d’autres parties de leur corps ou leur équipement. D’autres expliquent la gestion de leur vêtement de travail (PP) pour limiter les contaminations.
Prod 1 : « Tu vas diner le midi tu ne te changes pas là, tu rentres dans la maison, tu fais chauffer ton truc, tu fais ton sandwich, tu t’es lavé les mains, mais tu n’enlèves pas ton linge… »
Prod 2 : « Exactement ! »
Prod 1 : « Tu contamines le siège »
Prod 4 : « Ben là, arrête »
Prod 3 : « Non, mais c’est vrai. Faudrait se changer dès qu’on a fini… »
Prod 5 : « Le midi quand je mange à la maison c’est en bobettes (sous-vêtement), j’enlève mon linge sur la galerie. Moi je fais ça maintenant »
Verbatim atelier d’échange.
30Des pomiculteurs ouvrent le pulvérisateur en retirant le couvercle. Ils vérifient le niveau d’eau présent en regardant dans la cuve, tout en s’assurant de ne pas s’appuyer contre la cuve (PP), limitant ainsi le transfert des résidus de la cuve vers leurs cuisses, jambes et bas du ventre (Figure 5). Par la suite, des pomiculteurs remplissent, en tout ou en partie, la cuve du pulvérisateur avec de l’eau.
Figure 5. Producteur qui regarde dans l’ouverture de la cuve
31Lors de la mesure de la quantité de pesticides, les pomiculteurs développent différentes pratiques selon la formulation des pesticides manipulés. Par exemple, lors de la mesure des poudres, des pomiculteurs se placent à l’extérieur et dos au vent (PP) pour transvider les quantités de pesticide tout en s’assurant que les aérosols ne viennent pas se déposer sur eux (Figure 6).
Prod 1 : « Nous on travaille ensemble, mais juste dans ma façon de faire quand je transvide dans un autre contenant… je le fais toujours à l’extérieur avec le vent dominant dans le dos. Julien (prénom fictif) le faisant à l’intérieur (de l’entrepôt) fait que ça reste là. »
Verbatim atelier d’échange.
Figure 6. Transvasements effectués dehors, dos au vent, ou sur une « table » (Adapté de Jolly et coll., 2021 (p. 54 et 62). ©IRSST)
6.1.
6.2.
32Lors de l’utilisation d’un contenant mesureur, certains choisissent un contenant plus grand que nécessaire (PP) pour éviter les débordements, cela pourrait toutefois créer plus d’aérosols dus à une plus grande hauteur de chute lors du transfert. Des pomiculteurs déposent leur contenant sur une surface équivalente à la hauteur d’une « table » (PP), ceci permet de réduire la hauteur de chute de la formulation commerciale dans le contenant comparativement aux contenants laissés au sol et de limiter le besoin de flexion du tronc. La vitesse de transvidage semble aussi à modérer (PP) pour limiter les aérosols. Des pomiculteurs favorisent une petite ouverture dans les sacs (PP) afin de plus aisément réguler le débit. Après l’ouverture du sac, ils vont l’appuyer contre un support (PP) (p. ex. : mur de l’entrepôt) pour prévenir les renversements. Une petite pelle est parfois utilisée (PP) pour prélever la quantité de pesticide dans un sac neuf permettant ainsi de limiter les aérosols lors du transvasement (Figure 7).
Figure 7. Sac appuyé contre un support et utilisation d’une petite pelle
33Lors de l’étape de dispersion des pesticides dans la cuve du pulvérisateur, les contacts observés surviennent en partie des aérosols mis en suspension dans l’air lors du transvasement. Certains disent attendre que l’agitateur dans la cuve soit couvert d’eau (PP) avant de transvaser les pesticides afin de limiter des aérosols ou éclaboussures créés par les mouvements d’air de l’agitateur (Figure 8).
Figure 8. Producteur transvasant après avoir complété le remplissage en eau
34Des pomiculteurs ont ainsi mentionné la nécessité de désynchroniser le fonctionnement du ventilateur du pulvérisateur et de l’agitateur avant de mettre en fonction le tracteur afin d’activer seulement l’agitateur (PP). Cela permet de limiter la présence de vent pouvant mettre en suspension des aérosols, et la possibilité d’être exposé à la projection des résidus présents dans la tour du pulvérisateur (Figure 9).
Figure 9. Producteur entrain de désynchroniser les mécanismes du ventilateur et de l’agitateur
35À cette étape, l’utilisation du panier situé dans l’ouverture du pulvérisateur est variable selon les spécificités techniques des machines. Une majorité des pomiculteurs transvident les pesticides directement dans le panier du pulvérisateur, qu’ils soient en poudre, en liquide ou en sachet hydrosoluble, puis à l’aide de leur arrivée d’eau, dissolvent les pesticides. Ils expliquent que le panier (PP) garantit une bonne dissolution qui permet d’avoir une bouillie homogène. Des pomiculteurs mentionnent aussi que le panier évite le dépôt de débris dans la cuve lors du remplissage en eau pouvant occasionner le bouchage du filtre de la pompe et occasionner de l’exposition lors du débouchage. Certains pomiculteurs choisissent d’enlever le panier (PP) respectant ainsi les recommandations d’usage des étiquettes de certains pesticides. Ils expliquent que cela diminue le temps de dispersion.
36Lors de la finalisation du remplissage en eau, le débordement de la bouillie sur la cuve du pulvérisateur, contre laquelle des pomiculteurs s’appuient au cours de la préparation-remplissage, peut être limité par différentes pratiques. Un pomiculteur mentionne mettre son adjuvant le plus tard possible (PP) pour limiter la présence de mousse. Il précise qu’il faut choisir le bon moment pour s’assurer que la dissolution soit bien faite. Plusieurs pomiculteurs disent ajuster le débit d’eau (PP) et/ou utiliser un produit antimousse (PP). Un pomiculteur dont le couvercle du pulvérisateur se divise en deux sections dit utiliser le petit couvercle (PP) pour compléter son remplissage en eau (Figure 10).
Figure 10. Caractéristiques du couvercle du pulvérisateur (Reproduit de Jolly et coll., 2021 (p. 51). ©IRSST)
37Lors de la préparation de la bouillie, tâche faisant partie du domaine d’activité de gestion de la production, la conception des équipements, que ce soient les ÉPI, les pesticides (contenant ou formulation), et le pulvérisateur, influence grandement l’exposition des pomiculteurs.
38En amont de la réalisation de la tâche de préparation-remplissage, les pomiculteurs planifient leur pulvérisation. Les pomiculteurs adhérant à la Production fruitière intégrée (PFI) favorisent des pratiques alternatives à l’utilisation des pesticides de synthèse (PP) telles que l’utilisation du bicarbonate ou la confusion sexuelle pour lutter par exemple contre les carpocapses, un papillon pondant dans la pomme.
39Les pomiculteurs expliquent faire leur choix de pesticides selon différents critères. Cela dépend de l’historique du verger, des produits disponibles chez le revendeur, mais aussi de leur prix. Les pomiculteurs, majoritairement suivis par un agronome d’un club d’encadrement technique, effectuent pour la plupart eux-mêmes le dépistage des ravageurs. Le dépistage leur permet ainsi de faire des pulvérisations d’insecticides (PP) uniquement sur les parcelles infestées. La superficie traitée lors de ces pulvérisations ciblées est généralement inférieure à la totalité de la surface exploitée. Les producteurs manipulent ainsi de plus petites quantités de pesticides que s’ils pulvérisaient l’entièreté de leur verger. Ils doivent cependant réaliser plus de préparations-remplissages pour répondre au besoin cibler de leurs parcelles. Ils s’appuient sur les recommandations de leur agronome (PP) pour les pulvérisations de fongicides. Ceux-ci utilisent des outils développés par l’IRDA tels que RIMpro® pour estimer le niveau d’éjection de spores de champignons. Ils favorisent également l’alternance des pesticides utilisés selon leur groupe chimique (PP) pour éviter la résistance. L’indice de risque à la santé (PP) est parfois regardé tout en le croisant aux indices de risques pour l’environnement afin de conserver les prédateurs naturels et limiter les pulvérisations. Le choix des doses est fait en dernier lieu par les pomiculteurs, l’un d’entre eux mentionne son intention de pulvériser en moins dilué (PP), permettant ainsi de couvrir une plus grande surface avec le volume de son pulvérisateur, réduisant ainsi son nombre de préparations-remplissages. Des pomiculteurs favorisent le choix des formulations commerciales moins moussantes (PP) limitant les débordements de la bouillie sur la cuve du pulvérisateur (Figure 11).
Figure 11. Débordement lié à la présence de mousse
40Les pomiculteurs nettoient occasionnellement l’extérieur de la cuve (PP) visant à réduire les résidus de pesticides, mais surtout à limiter la survenue des besoins de maintenance. Des pomiculteurs ont échangé autour de leur intention de nettoyer plus fréquemment le pulvérisateur après la présentation des résultats de mesure lors de l’atelier d’échange :
Prod 1 : « Chez nous on va devoir… c’est sûr que c’est en se frottant sur le pulvérisateur. Va falloir qu’on nettoie plus régulièrement… »
Prod 2 : « Faudrait le prévoir... Faudrait mettre ça dans notre routine. »
Prod 1 : « Puis la routine quand tu appliques un fongicide puis après tu repars avec un bactéricide dans la minute puis le lendemain… il n’est pas question de nettoyer quoi ce soit là… »
Prod 3 : « Quand il pleut, ça lave un peu (rire) »
Prod 1 : « Ouais non… de toute évidence ce n’est pas assez »
Prod 4 : « Moi j’ai établi une routine. Je le lave tout le temps systématiquement tout le temps. C’est un peu comme n’importe quoi. Faut que ça aille bien pour le laver, pour que tu le fasses. »
Verbatim atelier d’échange.
41La planification de l’utilisation des pesticides, réalisée en amont de la préparation de la bouillie, fait partie du domaine d’activité de gestion de la production. Elle vise principalement la prise de décision concernant la gestion agronomique du verger et beaucoup moins les aspects de SST en lien avec l’utilisation des pesticides. Les pomiculteurs doivent mobiliser de nombreuses connaissances sur les ravageurs et inoculum potentiellement présents dans leur verger. Pour cela ils peuvent s’appuyer sur différentes ressources telles que la Production fruitière intégrée et les agronomes des clubs d’encadrement technique ou du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ). Leurs choix vont également être déterminés selon les pesticides disponibles sur le marché et chez leur revendeur local.
42D’une façon plus transversale, des pomiculteurs gèrent les ressources matérielles en planifiant la construction de leurs installations, leurs achats de pesticides et d’équipements. Des pomiculteurs mentionnent développer différentes stratégies d’entreposage. Certains achètent leurs pesticides au fur et à mesure alors que d’autres disent les acheter en plus grande quantité en début de saison. Quelques pomiculteurs évoquent organiser l’entrepôt de façon à limiter le nombre de manipulations des contenants en ayant les produits les plus utilisés à disposition (PP).
43Au poste de mesure, majoritairement situé dans l’entrepôt à pesticides, certains pomiculteurs ont installé un ventilateur tirant l’air vers l’extérieur (PP) visant ainsi à limiter leur exposition lors des transvasements (Figure 12).
Figure 12. Présence d'un ventilateur (voir en arrière de la tête du producteur)
44La présence du ventilateur limite aussi le dépôt de pesticides sur les contenants entreposés. Lors de l’atelier, un pomiculteur a réagi au visionnement d’un extrait présentant un autre pomiculteur mesurant dans son entrepôt à pesticides :
Prod 1 : « moi je trouve que j’ai le même problème chez moi, ma balance est à l’intérieur d’un bâtiment que je trouve un petit peu fermé à mon goût. Lorsque je verse un sac dans mon vase de mesure, je la vois la poussière monter »
Prod 2 : « on l’a vu! » (en parlant des aérosols dans la séquence vidéo)
Prod 1 : « ça m’a toujours agacé… ça prend une ventilation, tsé ça prend comme l’étape de plus pour éviter ça là… »
Prod 3 : « Nous on a enligné la balance avec la fan. On a pris une fan pour les réfrigérateurs… Puis on allume ça, ça tire ces fans-là. Tu verses, tu vois la poussière… zoup! »
Verbatim atelier d’échange.
45Sur sa table, un pomiculteur a placé un contenant en plastique (PP), il explique qu’il permet de récupérer les déversements éventuels.
46Certains pomiculteurs ont conçu leur station de remplissage en eau à partir d’une citerne, installée en hauteur. Un boyau rigide fixe munie d’une valve est connecté à la citerne (PP). Ainsi, le boyau d’eau n’est pas contact avec la bouillie et les pomiculteurs lors des observations pouvait l’orienter, au besoin, facilement (Figure 13).
Figure 13. Site de préparation-remplissage avec citerne et valve (Adapté de Jolly et coll., 2021 (p. 50). ©IRSST)
47D’autres pomiculteurs utilisaient des boyaux souples qu’ils devaient soutenir et déplacer. Certains de ces boyaux souples étaient munis d’un coude (PP) pour qu’ils puissent être accrochés dans l’ouverture du pulvérisateur lors du remplissage en eau et de la dispersion, diminuant ainsi le soutien manuel du boyau. D’autres boyaux doivent être soutenus par le pomiculteur.
Prod 3 : « On voit le fume hein… »
Prod 4 : « C’est pour ça que comme chez nous avec le long tuyau tu es plus loin »
Prod 5 : « C’est ça…mais là c’est parce que je suis en train de diluer »
Prod 4 : « oui oui, mais nous autre vu ça « débite » quand même avec le tuyau de 2 pouces »
Prod 3 : « c’est mieux fait ouais »
Prod 4 : « ce serait facile à faire chez vous
Verbatim atelier d’échange.
48L’aménagement de l’espace de stationnement du pulvérisateur joue sur l’accessibilité de la cuve. Un pomiculteur stationne son pulvérisateur contre un quai (PP) ce qui limite ses contacts avec la cuve. Cela l’amène à monter sur le dessus, ce qui engendre un risque de chute. Un autre pomiculteur, pour remplacer le manque de marchepied sur son modèle de pulvérisateur, utilise une caisse en bois (PP) (Figure 14).
Figure 14. Exemple d'aménagement de l'accès au pulvérisateur
14.1.
14.2.
49Ces aménagements sont pensés et réalisés dans le cadre de la gestion stratégique de l’entreprise, et plus spécifiquement lors de la gestion des ressources matérielles. Ils permettent ainsi de limiter les contacts avec les pesticides et leurs résidus en venant combler les manques en lien avec la conception des équipements comme le pulvérisateur, et en complétant les conseils et recommandations présents dans les différents guides offerts aux pomiculteurs.
50En parallèle à la gestion quotidienne de la production, des pomiculteurs planifient la plantation de nouvelles parcelles permettant de limiter à la source leur exposition aux pesticides. Des pomiculteurs mentionnent réfléchir à leur choix de cultivars (espèce de pommiers). D’après leur expérience, ils prévoient replanter certains des cultivars avec lesquels ils travaillent actuellement et envisagent ceux avec lesquels ils aimeraient travailler. Cette réflexion, les amène ainsi à planifier éventuellement le renouvellement de certaines parcelles. Un pomiculteur partage son intention de remplacer ses parcelles de pommiers standards par des pommiers tuteurés sur broche (PP). Cela lui permettra de pulvériser en plus concentré réduisant ainsi son nombre de préparations-remplissages.
Prod 6 : « Non, ce n’est vraiment pas l'idéal là. Pour moi, c'est rendu l'idéal parce que je suis habitué de faire ça comme ça, mais. Ben, je te dirais que si on réussit à changer nos vergers, tu sais là on a des grandes superficies, pas beaucoup de pommiers pis ça nous prend beaucoup d'eau à l'hectare pour venir à bout. Mais l'année prochaine là, je suis déjà après vouloir changer ma... ma façon de faire là. Présentement là, j'arrose à 500 litres d'eau/hectare. Ça c'est un pulvérisateur de 2 000 litres, donc je fais 4 hectares avec. L'année proch... ben la prochaine saison qui s'en vient, je veux baisser ma... mon nombre d'eau à l'hectare à 300. Je vais me trouver à faire presque 7 hectares. Euh... je vais manipuler moins souvent les chaudières, tu sais je vais aller remplir moins souvent. Mais est-ce qu'après ça dans le futur, en ayant des petits pommiers pis en concentrant plus, est-ce qu'on pourrait réduire la (volume du pulvérisateur) parce que tu sais c'est gros 2 000 litres là. C'est pour ça que c'est haut, c'est difficile à verser. Mais avant, au début quand j'ai commencé en 2014, j'avais un pulvérisateur 1000 litres. C'est beaucoup plus bas, beaucoup plus facile de vider, de voir ce que tu fais là. »
Verbatim entretien d’autoconfrontation.
51Des producteurs mentionnent que le choix des variétés (PP) est important. Certaines variétés sont plus sensibles que d’autres aux maladies nécessitant ainsi un nombre de pulvérisations différent au cours de la saison.
52Au sein du domaine d’activités de la gestion stratégique, le développement de l’entreprise est soutenu par les pratiques professionnelles des pomiculteurs. Ils mobilisent les forces écologiques disponibles telles que certains cultivars développés spécifiquement aux conditions québécoises permettant ainsi d’ajuster les besoins d’utilisation des pesticides au niveau de la gestion de la production et d’assurer une qualité de production.
53Ainsi, une diversité de pratiques mises en œuvre dans chacun des domaines d'activités du propriétaire exploitant agricole peut avoir une influence sur l'exposition aux pesticides dans des situations de travail spécifiques. Ces pratiques sont toutefois elles-mêmes influencées par les forces externes en présence.
54Les pratiques professionnelles sont mobilisées dans les différents domaines d’activités de gestion de l’entreprise, autant lors de la gestion de la production que de celle de la gestion stratégique (Rouveure, 2018). Les pratiques professionnelles correspondent à des temporalités variables autant pour leur mise en place que pour leur effet au niveau de la prévention de l’exposition aux pesticides. Elles peuvent être ponctuelles comme lors de la manipulation des pesticides et limiter l’exposition au moment de leur mise en œuvre, ou peuvent réduire l’exposition de façon décalée dans le temps lors de la réalisation d’une autre opération ou tâche (p. ex. : lors de la pulvérisation). Les pratiques peuvent aussi être réalisées en amont de l’utilisation des pesticides et avoir un effet transversal sur la prévention de l’exposition, par exemple le choix d’aménagement ou de plantation de nouvelles parcelles. Outre la prévention de l’exposition aux pesticides, elles permettent d’assurer une certaine qualité de production et assurent ainsi un retour financier, soit un des critères de santé de l’entreprise (Gentil et coll., 2019).
55Le pomiculteur, prescripteur et exécutant de ses tâches (Cerf et Sagory, 2004), a toutefois un pouvoir d’agir limité sur son cadre de travail. Il est tout autant contraint que soutenu dans sa latitude décisionnelle (Cerf et Sagory, 2004). Des « acteurs éloignés de façon spatio-temporelle de la situation de travail » (Albert et coll., 2024) et des forces externes, notamment, politique, écologique, économique, sociale, technologique et légale (Martin, 2008; Whittington et al., 2020; Yüksel, 2012) influencent le pomiculteur dans la gestion de son entreprise. Cela impacte donc le développement des pratiques professionnelles tout autant lors de la gestion stratégique que de la gestion de production.
56La force politique (Figure 15) concerne le rôle de l’État et des acteurs de la société civile (lobbyistes, groupe de pression, régime de SST en place, etc.). Au Québec, l’inscription à la Commission des Normes, de l’Équité et de la Santé et Sécurité au travail (CNESST)4 des propriétaires exploitants et des fermes familiales n’est pas obligatoire. Ils peuvent s’ils le désirent souscrire plutôt à une assurance privée (Groupe AGÉCO, 2019). Comme la majorité des exploitations agricoles au Québec (54%) n’embauchent pas de personnel (Statistique Canada, 2021), elles ne sont pas soutenues par les mécanismes de prévention offerts aux entreprises québécoises par le Réseau de santé publique en santé au travail5. Toutefois, différents acteurs externes aux exploitations les accompagnent tels que des agronomes, qu’ils soient employés au ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) d’un club d’encadrement technique ou indépendant. Leurs conseils influencent principalement le pomiculteur dans la définition de ses tâches des domaines de gestion de la production. Les agronomes vont émettre des recommandations d’usage des pesticides ou de techniques alternatives. L’agronome est d’ailleurs vu comme une personne-ressource particulière, soit un acteur clé (Caroly et coll., 2017; Coutarel et Petit, 2009; Olsen et coll., 2010; Tuduri et coll., 2016). Toutefois, ils ne sont pas formés dans leur cursus initial au niveau de la santé et sécurité du travail. Ils sont ainsi limités pour soutenir la prévention de l’exposition aux pesticides.
57La force écologique (Figure 15) regroupe les préoccupations environnementales. Le pomiculteur travaille avec le vivant dans un système complexe dont le contrôle admet une certaine incertitude (Jourdan, 1990; Prost, 2019). Les pommiers sont soumis à une forte pression, comme la présence de ravageurs et d’inoculum, telle que la tavelure principale problématique en pomiculture au Québec, liée aux conditions météorologiques. La personne en activité n’est pas celle qui exécute la tâche, mais celle qui choisit ses stratégies selon le contexte particulier de la situation de travail pour atteindre les exigences demandées et celles qu’elle s’est fixée (Denis et coll., 2013; Ouellet, Sylvie., 2013). Ainsi, le pomiculteur ajuste constamment la planification de l’utilisation des pesticides (Gestion de la production) face aux variabilités de son environnement.
58Les forces économique et sociale (Figure 15) correspondent, par exemple, aux critères de mise en marché des chaînes de distribution ainsi qu’à la hausse de la demande de produit sans pesticide par les consommateurs. Le pomiculteur choisit ainsi des cultivars moins sensibles aux ravageurs et inoculum lors du développement de son entreprise (Gestion stratégique), laissant plus de place aux pratiques alternatives aux pesticides tout en s’assurant qu’il répond aux critères de mise en marché (p. ex. : goût, couleur, fermeté). Le pomiculteur doit ainsi réaliser son activité de travail autant avec ses propres exigences (objectifs, valeurs professionnelles ou personnelles) que celles externes à son entreprise (Cerf et Sagory, 2004).
59La force technologique (Figure 15) est la présence de fabricant d’équipement spécifique au secteur. Le pomiculteur, au niveau de la gestion stratégique, choisit par exemple ses équipements agricoles selon la disponibilité des équipements vendus au Canada (Cerf et Sagory, 2004). La machinerie utilisée telle que les pulvérisateurs est une source d’exposition aux pesticides manipulés et aux résidus tout au long de la tâche de préparation-remplissage, mais également lors des pulvérisations et du nettoyage (Albert et Garrigou, 2019; Baldi et al., 2006; Champoux et coll., 2018; Grimbuhler, 2009; Jolly, 2022; Lacroix et coll., 2013; Tuduri et coll., 2016). La conception des pulvérisateurs est d’ailleurs un enjeu soulevé dans la littérature. Différentes pratiques professionnelles, lors de la préparation de la bouillie (gestion de la production), permettent de réduire les contacts avec le pulvérisateur que ce soit lors de l’aménagement des lieux ou pendant la préparation de la bouillie. Ces pratiques préviennent l’exposition en situation de travail tout en permettant de répondre aux objectifs de qualité. Le pomiculteur réalise des compromis entre l’atteinte de ses objectifs de production, nécessitant parfois une intervention immédiate (pulvériser rapidement pour éviter qu’une parcelle du verger ne soit envahie par des ravageurs), et la protection de sa santé (St-Vincent et coll., 2011).
60La force légale (Figure 15) correspond aux lois et règlements en vigueur. Par exemple, l’ARLA met sur le marché des pesticides, sous réserve de respecter les recommandations d’usage sécuritaire pour les utilisateurs. Les produits chimiques utilisés dans un cadre professionnel au Canada sont encadrés par le Système d’information sur les matières dangereuses utilisées au travail (SIMDUT)6. Les pesticides ne faisant pas partie de ce système harmonisé, les étiquettes de pesticides, faisant force de loi, ne recommandent pas des vêtements de protection normés (par exemple Norme ISO 27 065) (Champoux et coll., 2018; Tuduri et al., 2016). Ce manque de clarté occasionne l’achat et l’utilisation d’une grande variété de types de vêtements, et la réutilisation d’équipements jetables pourtant contaminés lors de la préparation de la bouillie de pesticide (Champoux et coll., 2018; Garzia et al., 2018; Jolly, 2022; Jolly et coll., 2021).
61La Figure 15 présente ainsi une proposition conceptuelle intitulée « modèle de l’exposition en situation de travail centré sur le propriétaire exploitant agricole en activité » intégrant le modèle de la situation de travail centré sur la personne en activité (St-Vincent et coll., 2011), le modèle de l’exposition cutanée (Schneider et coll., 1999) et les domaines d’activité des propriétaires de PE (Rouveure, 2018). Ce modèle présente le pomiculteur, propriétaire exploitant agricole (PEA), en activité mobilisant des pratiques professionnelles dans les différents domaines d’activités de gestion de son entreprise qui lui permettent de limiter son exposition lors de l’utilisation des pesticides tout en assurant le fonctionnement de son entreprise. Ses pratiques sont développées selon le cadre de travail qu’il a conçu et les forces externes en présence.
Figure 15. Modèle de l’exposition aux pesticides en situation de travail centré sur le propriétaire exploitant agricole (PEA) en activité (Jolly, 2022).
62Le propriétaire exploitant agricole (PEA) et son entreprise sont liés. L’entreprise est un projet du propriétaire, elle est le reflet de ses objectifs personnels et est un projet de vie (Jaouen, 2008). Ainsi, lorsque le PEA n’a pas les ressources pour la faire vivre, ses capacités de gestion seront limitées. Les pratiques professionnelles développées seraient à considérer pour offrir des leviers aux acteurs éloignés des exploitations agricoles et de la situation de travail (Albert et coll., 2024) pour offrir un environnement externe soutenant les PEA dans la gestion de leur petite entreprise agricole (Cerf et Sagory, 2004).
63La prévention de l’exposition aux pesticides, par la mise en place de pratiques professionnelles, est intégrée dans les différents domaines d’activités de la gestion d’une très petite entreprise agricole autant au niveau de la gestion stratégique que de la gestion de la production. Les pratiques professionnelles présentées dans cet article partent de l’analyse de l’activité de travail lors de la tâche de préparation de la bouillie de pesticides. Dans le cadre de la thèse de Jolly (2022), les pratiques professionnelles de la tâche d’éclaircissage manuelle ont également été présentées. Elles permettent de valider la complémentarité entre les pratiques effectuées dans les différents domaines d’activités pour la prévention de l’exposition aux pesticides. Alors que cela démontre également le cumul de tâches interreliées des propriétaires exploitants agricoles faisant appel à des compétences diversifiées (Champoux et Brun, 1999), il serait pertinent de creuser sur les compromis réalisés par les PEA pour la mise en place de ces pratiques. L’analyse serait également à poursuivre pour d’autres tâches de production en lien avec l’utilisation des pesticides. Cela permettrait d’enrichir le portrait de la diversité des pratiques professionnelles développées par les pomiculteurs voir par d’autres propriétaires de petites entreprises, et ce dans d’autres secteurs d’activité économique. Cela permettrait d’accroître le soutien et d’enrichir les mesures de prévention proposées par les institutions dont la mission est de contribuer à la prévention des lésions et des maladies professionnelles.
64Encore peu de travaux de recherche en ergonomie portent sur le travail des propriétaires de petites entreprises (Caroly et coll., 2017; Gaudin, 2021). Ce projet a permis un premier pas dans la compréhension de l’activité de travail des pomiculteurs, propriétaires exploitants agricoles de très petites entreprises (TPE) en portant une attention particulière au développement des pratiques professionnelles visant à limiter l’exposition aux pesticides tout en réussissant à produire des fruits de qualité répondant au standard du marché, contribuant ainsi à l'essor de leur entreprise.
65Le développement des pratiques professionnelles est lié autant au domaine d’activités de la gestion de la production que de celui de la gestion stratégique. Les pratiques sont mobilisées à des temporalités variables et de façon plus ou moins éloignée de l’utilisation des pesticides selon le domaine d’activités. Elles peuvent être transversales dans le cadre du développement stratégique de l’entreprise, être issues de réflexions préalables ou être mises en place in situ lors de la réalisation de la production. Les déterminants les influençant sont pensés en partie par les pomiculteurs eux-mêmes et surtout majoritairement par les forces en présence situées en dehors des très petites entreprises agricoles (Albert et coll., 2024).
66Enfin, cette étude a permis de montrer l’intérêt de poursuivre des travaux de recherche combinant ergonomie et sciences de la gestion. Cela permettrait d’aller plus loin dans la compréhension de l’activité de travail des propriétaires exploitants de très petites entreprises selon les différents domaines d’activités afin de proposer une prise en charge de la SST adaptée aux TPE, à leur contexte et leurs besoins.