1Le modèle de la double régulation ou modèle aux cinq carrés initialement proposé par Leplat et Cuny (1977, p. 55) est très utilisé dans la formation en ergonomie délivrée de la licence au master à l'Université Paris 8, mais aussi dans d’autres parcours de formation ou de sensibilisation à l’ergonomie francophone de l’activité. En effet, ce modèle semble central pour l'analyse de l'activité, en ce qu'il constitue un modèle ouvert, matrice de compréhension de l'activité en situation réelle. Il favorise l'appréhension du caractère à la fois systémique et situé de l'activité ainsi que la centration sur la posture de la discipline ergonomique, qui modélise l’activité sans adhérer au point de vue d’un acteur donné.
2D’abord avancé comme un « modèle grossier » pour l'analyse des conditions de travail dans lequel Leplat et Cuny disent avoir « schématisé [...] quelques grandes catégories de variables que met en jeu l'analyse des conditions de travail », ne rendant « compte que très partiellement de la complexité des liens entre les classes de facteurs » (1977, p. 55), ce modèle évolue partiellement et s'affirme progressivement dans le travail de Leplat comme un « schéma général pour l'analyse de l'activité » (Leplat, 1997, p. 5) et une contribution de celui-ci à l’ergonomie.
- 1 Un parcours d’activité professionnelle exceptionnellement long, puisque Jacques Leplat (1921-2023) (...)
3L’usage que fera Leplat du modèle de la double régulation restera fondamental tout au long de son parcours1, ainsi il le présente dès l'introduction de son ouvrage de 1997, Regards sur l'activité en situation de travail. Contribution à la psychologie ergonomique :
- 2 La figure 1 est reprise dans ce texte sous la forme de la figure 3.
« l'activité est donc un objet complexe qui s'inscrit dans un réseau de conditions qui la modèlent et qu'elle contribue inversement à modeler. La figure 12 présente les grandes catégories de variables que l'analyse met en jeu et fait apparaître la multiplicité de leurs interactions. C'est dire que l'analyse de l'activité est difficile : elle pourrait toujours être poursuivie à l'infini. On n'a jamais fini de démêler le réseau des conditions dans lequel elle s'insère et qu'elle construit. Ce sont des contraintes pratiques qui limitent le champ des conditions prises en compte dans l'analyse, la profondeur de celle-ci est aussi ses critères d'arrêt » (Leplat, 1997, p. 4).
4Cette conception correspond à ce que nous enseignons à nos étudiants et étudiantes : le modèle aux cinq carrés met en dialectique les concepts centraux de l’analyse ergonomique de l’activité; comprendre ces concepts permet de le compléter en fonction de leur incarnation dans les situations de travail ou de vie quotidienne qu’ils ont à investiguer. Les limites sont celles de la temporalité de leur analyse et des données qu’ils parviendront à recueillir auprès des opérateurs et opératrices.
5Cet article vise à définir l'émergence du modèle aux cinq carrés dans les travaux de Jacques Leplat, son champ d’application, ainsi qu’à donner à voir et discuter une de ses déclinaisons possibles dans la formation.
6Nous présenterons, dans une première partie, les caractéristiques des modèles en psychologie ergonomique. Puis nous développerons précisément comment le modèle aux cinq carrés de Leplat et Cuny peut être mis en usage pour guider l’analyse de l’activité en ergonomie. Enfin, dans une troisième partie, nous montrerons les apports pédagogiques et formatifs du modèle à l’Université, que nous illustrerons à partir d’une étude réalisée en master 1 dans le secteur hospitalier.
7Pour Leplat, psychologue du travail, si l'analyse psychologique « rejoint [...] l'analyse ergonomique », elle s’en distingue « par le fait qu'elle ne vise pas la transformation des situations. Mais la psychologie ergonomique, comme la psychologie du travail, peut avoir un versant appliqué, et, alors, elle devient une composante de l'ergonomie » (Leplat, 1997, p. 3-4).
8Les apports et concepts de la psychologie ergonomique sont donc considérés et affirmés à plusieurs reprises dans ses écrits comme des contributions à l’ergonomie dont la visée est distincte, tournée vers la production de connaissances fondamentales sur les processus mis en lien dans l’activité de travail (Leplat et Cuny, 1977, p. 24; Leplat, 1997, p. 99; Leplat, 2000a, p. 3; Leplat, 2008, p. 9). C’est dans cette perspective de modélisation heuristique pour l’ergonomie qu’il faut considérer sa proposition de modèle.
- 3 « These models provide predictive and explanatory power for understanding interaction » (Norman, 19 (...)
9Norman expose que les modèles mentaux ont un pouvoir prédictif et explicatif pour la compréhension de l'interaction3 (Norman, 1983, p. 7). Or, l’analyse des interactions constitue une hypothèse centrale pour l’épistémologie constructiviste dans laquelle s’ancre la psychologie ergonomique de Leplat. Cela se traduit par une hypothèse dite phénoménologique ou interactionniste énonçant que « le sujet ne connaît pas de ″choses en soi″ » comme le postule l’hypothèse ontologique d’une réalité qui existerait en elle-même et qu’il s’agirait de dévoiler, mais « il connaît l'acte par lequel il perçoit l'interaction entre les choses » (Le Moigne, 2012, p. 72). L’hypothèse phénoménologique ou hypothèse interactionniste s’oppose à l’hypothèse d’une réalité en soi « familière à la culture scientifique occidentale » (ibid., p. 19) et aux épistémologies positivistes ou réalistes, qui défendent une réalité que le modélisateur aurait pour charge de représenter dans une forme de neutralité. Cette première opposition épistémologique est indispensable à poser pour s’engager dans la compréhension des caractéristiques de la modélisation en psychologie ergonomique.
10La première caractéristique de ces modèles est leur « nature heuristique », au sens de leur capacité à ouvrir à la poursuite d’une recherche et d’une découverte de l’activité, à engager vers l'approfondissement des problématiques posées. Le fait qu’ils fournissent « un cadre de réflexion sur une organisation générale des conduites de l'opérateur » (Amalberti, 1991, p. 18) permet d’articuler la construction du raisonnement sur l’activité de l’opérateur observé. La modélisation visée est celle de la constitution de véritables matrices de réflexion, ce que Reason désigne comme des modèles cadres (Reason, 1988, cité par Amalberti, 1991, p. 18).
11Les enjeux sont différents de ceux posés dans une démarche expérimentale dans laquelle il est nécessaire de contrôler l’ensemble des variables. Leplat l’affirme en écrivant qu’en psychologie ergonomique, « la situation déborde toujours le modèle qui en est fait » (Leplat, 1997, p. 170). Cela signifie que le modèle n’a ni la prétention d’enserrer la réalité de la situation considérée, ni celle de la mettre entièrement sous contrôle par la représentation qu’il en propose. Cette représentation de l’activité est nécessairement partielle et provisoire, ainsi que l’écrit Leplat : « [les] découpages ne constituent que des manières d'appréhender une réalité qu'on n'a jamais fini de cerner et qui déborde tout modèle qui peut en être fait » (Leplat, 2008, p. 4).
12Car cette nature heuristique est renforcée par un mode de formalisation qui ne prône pas l’adhésion directe aux données de la situation elle-même, mais est élaboré sur la structuration par la compréhension. C’est pour cela qu’il est question de grandes catégories de variables qui dans ces modèles sont centrées : « sur des concepts (compétences, automatisation, fiabilité) plutôt que sur des données précises et reproductibles » (Amalberti, 1991, p. 18).
13Ainsi, la rupture avec la démarche expérimentale ajoute un niveau conceptuel entre les données de la situation et leur représentation, ce qui exige une classification des données en concepts. C’est ce qui va à la fois constituer et permettre la mise en modèle de la situation choisie.
14La seconde caractéristique concerne le but de la modélisation (Leplat, 2003b). Usuellement, dans les épistémologies positivistes, dominantes, les modèles servent à la généralisation. Leur but est différent en ergonomie, car ils servent un objet « spécifique : il s'agit de l'activité de l'homme au travail » (Amalberti, 1991, p. 18), avec une conception de la modélisation tournée vers l’action. Les modèles en ergonomie ne visent pas à créer une représentation générale de l’humain au travail, mais à : « modéliser un opérateur engagé dans une situation précise de travail avec ses propres contraintes cognitives, situationnelles et organisationnelles » (Amalberti, 1991, p. 18). Il s’agit donc paradoxalement pour les modèles en ergonomie de « décrire des particularismes situationnels » (Amalberti, 1991, p. 18). Car le problème posé par la généralisation en ergonomie est celui de la singularité des opérateurs dont la « variabilité inter-individuelle » qui doit être prise en compte pour éviter toute généralisation trop rapide (Leplat, 1997, p. 170). Ceci afin de permettre de penser l’activité des opérateurs dans leurs variabilités et de fournir des modèles ouvrant la possibilité de concevoir des marges de manœuvre pour l’action.
- 4 « mental representations do not only reflect reality [...]. The various operators involved in the s (...)
- 5 « whether the representations are right or wrong, but to investigate to what extent they are releva (...)
15Par conséquent, la formalisation de modèles en psychologie ergonomique vise l’élaboration d’une représentation de l’activité dans sa complexité. En effet, l’application du pouvoir prédictif du modèle n’est pas réservée à l’étude des représentations fonctionnelles des opérateurs en situation de travail. Leplat mentionne « les représentations du psychologue » (Leplat, 1985, p. 108) qui a pour charge d'élaborer un « modèle d'un modèle » écrit-il en citant Norman (ibid., p. 108). Car la notion de représentation pour l’action a été importante dans la formalisation conceptuelle de l’ergonomie francophone de l’activité (Daniellou, 2005, p. 413). Le concept d’« image opérative » de Ochanine (1966) a permis aux psychologues et ergonomes de mesurer que « les représentations mentales ne reflètent pas seulement la réalité », mais sont tournées vers l’action à réaliser, ainsi : « différents opérateurs impliqués dans un même système, mais ayant des fonctions différentes ne construisent pas la même représentation »4 (Daniellou, 2005, p. 413). Les représentations des opérateurs dépendent donc en partie de leurs caractéristiques propres, des objectifs qu’ils poursuivent dans l’activité et des caractéristiques de la situation, ou pour le dire autrement du couplage toujours singulier entre le sujet et la situation. Clarifiant sémantiquement le concept d’Ochanine, Vermersch propose d’y substituer le terme de « représentation opérationnelle » (Vermersch, 1981, cité par Leplat, 1985, p. 108), ce qui permet d’indiquer la représentation permettant l’action de l’opérateur ou des opérateurs en situation. Ainsi il ne s’agit pas de modéliser l’activité pour rendre raison à l’un des acteurs, ou se demander : « si les représentations sont justes ou fausses, mais de rechercher dans quelle mesure elles sont pertinentes pour l’action de chacun »5 (Daniellou, 2005, p. 413).
16Cette singularisation de la notion de représentation est permise par la modélisation qui met l’activité d’un opérateur au centre du modèle et permet de comprendre finement différentes représentations distinctes de l’action afin de mieux comprendre comment s’élabore la coopération.
17L’ouvrage « Que sais-je? » de 1974 sur Les accidents du travail de Leplat et Cuny auquel est parfois attribuée de manière erronée la première parution du modèle aux cinq carrés, affirme avoir « délibérément privilégié les perspectives ergonomiques ou plus largement socio-techniques, en mettant l'accent sur les relations d'interdépendance entre facteurs humains et techniques » (Leplat et Cuny, 1974, p. 10). La volonté des auteurs est bien celle d’établir les relations fonctionnelles entre les éléments d’un système, leur paradigme systémique dans l’élaboration de connaissances sur les situations de travail ressort déjà nettement.
18En effet, dès 1974, les auteurs posent comme nécessaire pour l’analyse des accidents de travail, la perspective générale de « dépasser les conceptions simplistes de la sécurité, en particulier les conceptions en termes de règlement » (ibid., p. 11). Dans cet ouvrage, ils s’intéressent à l'utilisation de modèles et évoquent la théorie de la prédisposition aux accidents avec « une abondante littérature » et « des recherches qui ont occupé longtemps une grande place dans la psychologie des accidents » (ibid., p. 49 et 76). Cette théorie, alors dominante pour l’analyse des accidents, avançait à partir de constats statistiques que certains travailleurs avaient, plus que d’autres, des dispositions individuelles (« intelligence, hérédité, temps de réaction, etc. ») favorisant leur implication dans des accidents, au détriment de la prise en compte des dispositions « situationnelles (exposition différentielle aux dangers inhérents à l’activité) » (Favaro, 2016, p. 23). Aujourd’hui tombée en désuétude dans le monde académique, cette conception axée sur les « sources de dysfonctionnement inhérentes aux travailleurs » (Leplat et Cuny, 1974, p. 48) apparaît toutefois « comme un précurseur de théories ultérieures de « l'erreur humaine » » (Favaro, 2016, p. 23).
19La nécessité d’aller vers un nouveau modèle moins individualisant et plus situationnel pour l’analyse des accidents apparaît avoir amené Leplat et Cuny à proposer de considérer les actions de prévention en termes de boucle de régulation avec un schéma de la boucle de régulation « sécurité » (figure 1).
Figure 1. Schéma de la boucle de régulation « sécurité » (Leplat et Cuny, 1974, p. 100)
20Leur contribution ressort donc comme un modèle de cadrage des représentations pour l’analyse des accidents, avec une matrice d’analyse qui affirme l’impossibilité d’élaborer des « solutions toutes faites » en dehors de l’analyse du travail réel en situation. Ils proposent : « une méthode de recherche de ces solutions » et posent que « rien ne peut dispenser de l'examen de la situation de travail et les solutions ne peuvent être plaquées à partir de la seule considération d'indices sommaires » (Leplat et Cuny, 1974, p. 11).
21L’exigence d’un recueil de données est clairement posée par l’encadré « Analyse du travail » établi comme un soubassement du schéma, la rendant indispensable pour la sécurité des systèmes. Les auteurs proposent ainsi un premier basculement en avançant ce schéma comme un nouveau « cadre de référence pour l'analyse des accidents et la définition de la prévention » (Leplat et Cuny, 1974, p. 11). Ce changement s’offre comme un modèle d’analyse qui vient bouleverser les modèles de connaissance et de compréhension en vigueur dans le domaine de l’accidentologie.
22Ainsi dès 1974, les psychologues du travail Leplat et Cuny confèrent un privilège aux perspectives ergonomiques et à la mise en évidence de relations d’interdépendance entre facteurs humains et techniques. Cette même posture épistémologique se retrouvera dans le paradigme systémique d’élaboration du modèle de la double régulation qu’ils proposeront trois ans plus tard sous le titre de « schéma d’analyse des conditions et conséquences du travail » (Leplat et Cuny, 1977, p. 55).
23L’importance accordée par Leplat à l’approche systémique et au caractère situé de l’activité ressort de l’ensemble de ses travaux et se révèle également lorsqu’il raconte l’histoire de la psychologie du travail dont il a lui-même été partie prenante. Ainsi dans un court texte, il propose « des éléments pour une histoire située » (Leplat, 1999, p. 129), disant considérer qu’il y a un apport de ces « micro-histoires » par les champs des institutions qui n’ont pas : « des rapports d’échelle (les unes représentant les autres à échelle réduite), mais des rapports de partie à tout » (ibid., p. 138).
24L’idée générale qu’il porte n’est pas de réduire la réalité au modèle de représentation proposé, même si tout modèle s’élabore comme une « réduction de la réalité » (Leplat, 2003b, p. 20), mais de toujours relier, mettre en relation, des éléments du réel avec des dimensions plus générales de la situation avec lesquelles ils entrent en relation dans l’activité. En effet, l’épistémologie constructiviste guide toute élaboration conceptuelle qu’il propose avec le « principe de modélisation systémique » qui identifie quelques fonctions et ne prétend jamais à l’exhaustivité, ce qui permet d’élaborer des modèles qui sont maintenus ouverts (Le Moigne, 2012, p. 79-84). A contrario, il affirme tout au long de ses écrits son hostilité au réductionnisme méthodologique propre à l’épistémologie positiviste et au travail de laboratoire (notamment en citant Bourdieu in Leplat, 2004, p. 107). Sa volonté de constitution d’un point de vue systémique dans l’élaboration des connaissances est également posée de manière cardinale lorsqu’il dit rejoindre l’analyse épistémologique de Marc Bloch sur la construction de l’histoire et cite le co-fondateur de l’École des Annales :
« La science ne décompose le réel qu’afin de mieux l’observer, grâce à un jeu de feux croisés dont les rayons constamment se combinent et s’interpénètrent. Le danger commence quand chaque projecteur prétend, à lui seul, tout voir; quand chaque canton du savoir se prend pour une patrie » (Leplat, 1996, p. 130 et Leplat, 2003a, p. 5).
25La division des champs du savoir ne doit donc pas se penser comme une décomposition en archipels distincts et auto-suffisants. Défendant là aussi une approche systémique du savoir, Leplat vise l’identification des éléments d’un système de connaissance ayant pour charge a minima de connaître les limites de son domaine de savoir, voire de construire des relations entre les disciplines comme il le fait entre la psychologie et l’ergonomie. Pour Leplat, il n’y a pas de connaissance élaborée de manière isolée, mais des dimensions épistémiques multiples à intégrer pour la compréhension du réel.
26C’est dans cette perspective systémique et en prenant en compte les dimensions sociales, techniques, économiques, mais aussi politiques que Leplat et Cuny prennent des précautions et précisent préalablement à leur proposition de modèle que :
« le problème des conditions de travail, comme on l’entend communément, c’est-à-dire le problème de leur amélioration, déborde largement la psychologie. C’est en effet avant tout un problème social, économique et politique qui ne peut être résolu par des experts, quelle que soit la discipline de ceux-ci. Les solutions réfléchiront pour l’essentiel les rapports de force qui existent dans l’entreprise et la société en général. Le rôle du psychologue, quoique non déterminant, peut être cependant très utile dans l'élaboration des solutions » (Leplat et Cuny, 1977, p. 54).
27Le psychologue de par sa compétence disciplinaire est à même de proposer l’élaboration de connaissances sur les situations réelles de travail et peut contribuer, aux côtés d’autres acteurs de l’entreprise et de la société, à construire des solutions aux problèmes posés. Mais il ne se revendique pas à lui seul comme un expert des conditions de travail, à même de résoudre tout problème qui lui serait posé.
28Cette conception que Leplat souhaite faire valoir par l’approche systémique, celle de l’activité, « au-delà de la décomposition par éléments », lui fait déplorer la réapparition régulière de la « réduction analytique » (Leplat, 1996, p. 69), il insiste pour dire qu’elle est aussi « celle de l'action située » (ibid., p. 70). Citant Norman (1988), il écrit que celui-ci a noté que « toute activité véhicule avec elle un contexte », celui-ci étant vu comme ce qui fait la singularité de cette activité » (Leplat, 2000b, p. 107). Il ajoute aussi, en citant Le Moigne :
« "percevoir désormais l'objet à connaître comme une partie insérée, immergée, active, dans un plus grand tout (nous dirons bientôt environnement), et faire de l'intelligence de cet environnement la condition de notre connaissance de l'objet" (Le Moigne, 1990, p. 35). La prise en compte du contexte dans lequel se déroule une tâche constitue ainsi un moyen de réduire sa complexité » (Leplat, 1996, p. 70).
29Il s’agit bien de réduire la complexité en affirmant que cela est rendu possible par l’identification des interactions entre l’opérateur et son environnement. Leplat construit un modèle épistémologique solide pour avancer des voies de résolution « des problèmes épistémologiques typiques posés par l'ergonomie en tant qu'intervention » (Leplat, 1996, p. 73). En effet, pour intervenir dans le réel des situations, il est indispensable de pouvoir identifier les relations entretenues par un grand nombre de dimensions dans l’activité et de pouvoir les relier au contexte : ceci afin de prendre en compte pour les transformations à envisager des dimensions intrinsèques à la situation, mais également celles qui la dépassent.
30L’Introduction à la psychologie du travail est un véritable manuel qui s'adresse aux étudiants en psychologie et dont chaque chapitre se termine par une section « suggestions pour des travaux dirigés » (Leplat et Cuny, 1977). Inscrit d’emblée dans une perspective pédagogique, l’ouvrage avance la première proposition de modèle aux cinq carrés (figure 2) avec le « recours » à la notion de système permettant de :
« mettre l'accent sur les interactions qui s'instituent entre ces classes de variables qui conditionnent son travail et le travailleur [...]. L'idée de système souligne la nécessité d'étudier les rapports entre les éléments composant ce système : chacun d'eux doit être examiné dans ses relations avec les autres » (ibid., p. 39).
31L’approche systémique est ici présentée comme ayant une fonction de guidage pour comprendre sans décomposer l’activité en différents facteurs, afin d’« identifier des relations fonctionnelles » entre les éléments du système (Leplat, 2003b, p. 16).
Figure 2. Schéma général des conditions et des conséquences du travail (Leplat et Cuny, 1977, p. 55)
32Aux fondements du concept d’activité tel que le conçoit l’ergonomie francophone, il y a la conception de l’approche française depuis l’hygiénisme et la psychotechnique, mais également celle de la psychologie soviétique portée par certains chercheurs marxistes des années 1970, particulièrement marqués par l’ouvrage de A. Leontiev, Activité, conscience et personnalité (Leontiev, 1984). C’est « une forme de syncrétisme » de ces deux approches (Daniellou, 2005, p. 409-412) qui conduira Leplat et Cuny, à élaborer une mise en forme par le modèle aux cinq carrés qui caractérise des « conditions internes » et des « conditions externes » pour l’activité du sujet (Leplat, 2000, p. 11-12).
33Leplat estime que « pour les psychologues, l'analyse du travail est une analyse de l'activité » (ibid., p. 6). Pour ce passage du travail à l’activité, il « insère » son modèle de régulation dans la théorie de l’activité de Leontiev (Leplat, 2006) auquel il dit avoir emprunté « l'articulation entre action et opération » (Leplat, 1997, p. 146). Cela signifie pour Leplat, citant Leontiev (2008, p. 75), que « l'opération n'est quand même jamais « coupée » de l'action comme l'action n'est jamais « coupée » de l'activité » (Leontiev, 1984, p. 120).
34La généalogie conceptuelle du modèle de la double régulation ressort de cette manière d’exposer la structure hiérarchique de l’activité en trois niveaux de Leontiev - activité, action, opération - (ibid., p. 113) et sert la modélisation proposée par Leplat qui écrit :
« avec l'expérience, la structure de l'action se modifie : au début, elle est constituée par l'enchaînement d'actions élémentaires réalisant des buts conscients, puis [...] dans le langage de Leontiev, elles prennent le statut d'opérations, c'est-à-dire de moyens de réalisation d'actions plus larges » (Leplat, 1997, p. 224).
35Pour Leplat, la conceptualisation de l’activité est celle « [d’]un objet complexe qui s'inscrit dans un réseau de conditions qui la modèlent et qu'elle contribue inversement à modeler » (Leplat, 1997, p. 4). C’est ce qui apparaît par les flèches qui relient les conditions à l’activité, l’activité aux effets, mais font également état du retour des effets directement vers l’activité ou par l’intermédiaire des conditions. Ces interactions dans le façonnage des différentes dimensions sont primordiales pour envisager les relations dans leurs dynamiques perpétuelles et continues. Cela contribue à donner une dimension diachronique à l’activité que tente de modéliser le schéma.
36Il s’agit de proposer une modélisation conceptuelle d’intervention relative au travail qui le considère dans son ensemble sans se contenter d’analyses partielles - et parfois partiales - comme lorsque le dialogue sur les conditions de travail se contente d’aborder de l’amont de l’activité ou son aspect matériel, c’est ce que propose Leplat en étudiant cette notion de « complexité » pour l’ergonomie :
« Quand on aura dit qu’une tâche est complexe, on n’aura pas encore appris grand-chose, mais on sera incité à se poser un certain nombre de questions cruciales sur cette tâche […] La qualification de complexe est, dans tous les cas, une invitation à éviter tout réductionnisme. Dire qu’une tâche est complexe (et quelle tâche ne pourrait être considérée comme telle?), c’est dire que son étude n’est pas épuisable par un seul modèle, mais qu’elle peut être analysée à des points de vue divers : le problème essentiel de la recherche sur la tâche est justement la coordination de ces différents points de vue » (Leplat, 1996, p. 71-72).
37Plus précisément, cette complexité à tenir ne se limite pas concrètement à des enjeux de tendances relativement antagoniques qu’il va s’agir de coordonner, Schwartz parle de « complexité vécue dans l’expérience » (Schwartz, 1988, p. 665-670). C’est l’activité qui va donner à voir comment se sont agencés les différents éléments du système exposé, avec les éléments du niveau I des conditions de travail et ceux du niveau III des effets sur l’activité qui agissent par des boucles de rétroaction, visibles sur la figure 1.
38Ce que Leplat écrit également du point de vue microscopique sur l’activité montre bien que cette complexité part du sujet qui fait expérience :
« Dire que la complexité de la tâche doit être envisagée par rapport à l’activité, c’est dire aussi que la gestion de la complexité est intégrée dans la gestion de l’activité. L’agent ne vise pas seulement à traiter la complexité, mais à se gérer lui-même, c’est-à-dire à s’assurer un certain type de conditions de travail, à rendre sa charge de travail acceptable, à s’assurer des relations de travail agréables, etc. Ces finalités viennent moduler la gestion de la complexité, mais parfois aussi en modifier la nature » (Leplat, 1996, p. 72-73).
39Ainsi, l’utilisation du modèle aux cinq carrés apparaît favoriser un modèle de pensée heuristique permettant de tenir la complexité de l’activité en articulant ses conditions internes et externes.
40Leplat a proposé deux nouvelles occurrences qui ont fait évoluer son modèle.
41D’abord en 1997, où il est devenu un « schéma général pour l’analyse de l’activité » (figure 3). Les précédentes « conditions d’exécution » deviennent la « tâche » avec des « conditions externes » auxquelles sont ajoutés les « but(s) ». La notion de « couplage » entre l’« agent » et la « tâche » est ajoutée, avec l’activité alors pleinement présentée comme le résultat de ce couplage qui permet d’appréhender simultanément l’agent et la tâche qu’il doit réaliser. Le schéma de cette figure 3 voit également resurgir le cercle avec une croix au centre de la figure 1 de 1974 : cette notion de « comparateur », dite ici « symbole de comparaison ou, plus largement, de diagnostic » valorise les dimensions évaluatives qui guident l’activité de l’agent, qui en font intrinsèquement partie et qui lui permettent d’arbitrer, de faire des choix dans la réalisation de l’activité.
Figure 3. Schéma général pour l’analyse de l’activité (Leplat, 1997, p. 5)
42Puis, il publie une nouvelle version du modèle en 2000 (figure 4), dont la dénomination évolue également en 2008 en « cadre général pour l’analyse de l’activité », sans que la figure soit de nouveau changée. Le modèle de la double régulation se stabilise avec de multiples boucles de régulation, interdisant toute conception statique du modèle de l’activité, mettant les interactions en évolution continue en fonction de la dynamique de l’activité. Ce niveau de l’activité est ici encadré et explicite sur les critères d’évaluations interne et externe qui président dans l’activité de l’agent : il est celui qui opère un diagnostic afin d’exécuter la tâche qui lui est demandée.
Figure 4. Schéma général pour l’analyse de l’activité (Leplat, 2000a, p. 11) ou Cadre général pour l’analyse de l’activité (Leplat, 2008, p. 27)
43Ce n’est plus seulement un schéma valorisant l’analyse du travail comme en 1974 qui est ici proposé, mais un modèle de compréhension des processus en interaction dans l’activité d’un opérateur en situation de travail.
44Nous l’avons dit, l’activité est un objet complexe abordable par de multiples voies et grâce à de nombreux modèles d’analyse. Pour Leplat, chaque modèle a sa situation privilégiée : « les situations, les objectifs de l’analyste, ses compétences aussi, privilégient certains modèles qui sont plus facilement adaptables ou qui sont plus disponibles » (Leplat, 2000a, p. 119).
45Ces modèles se situent à différents niveaux de finesse et d’élaboration, chacun d’eux mettant en évidence des aspects particuliers de l’activité. Leplat considérait que l’analyse permise par son modèle-guide pouvait être opérationnalisée par d’autres modèles de la structure de l’activité et présentait certains de ces modèles d’analyse : « les modèles de la structure de l’activité », « le modèle de régulation », « les modèles en termes de niveaux ou de composantes de l’activité », « le modèle d’activité de la psychologie russe », « le modèle pour l’analyse de l’activité en termes de cours d’action », « le modèle de Rasmussen », etc. (ibid., p. 119-142).
46Dans cette partie, nous présenterons spécifiquement le modèle aux cinq carrés de Leplat et Cuny – modèle-guide dans les enseignements d’ergonomie dispensés au sein de l’Université Paris 8 – qui définit les grandes classes de variables et de relations à partir desquelles l’activité peut être caractérisée.
47Ce modèle s’inscrit dans le prolongement des approches situées de l’activité (Suchman, 1987; Hutchins, 1995) qui montrent dans quelle mesure les structures du monde contraignent et déterminent toute activité humaine. Il s’agit de favoriser une approche systémique et holistique dans l’étude de tous les aspects de l’activité humaine, c’est-à-dire de prendre en compte l’activité d’un individu dans une situation qui ne se limite pas à son espace de travail ou à l’interface de son ordinateur, mais qui élargit à des considérations physiques, cognitives, sociales, organisationnelles, culturelles, économiques, environnementales et idéologiques (Darses, de Montmollin, 2012). Daniellou considère que le modèle aux cinq carrés marque le passage de la différence entre le travail prescrit et le travail réel à l'activité (Daniellou, 2005, p. 410-412).
48Dans ce cadre, pour comprendre toute activité humaine, nous allons chercher à identifier les déterminants qui conditionnent et influencent cette activité, et les effets de cette dernière sur l’individu et le système qui l’entoure. Ces éléments (déterminants – activité – effets) sont illustrés dans la figure 5, que nous allons commenter :
Figure 5. Modèle-guide d’analyse de l’activité (à partir de Leplat et Cuny, 1977; Leplat, 1997)
49Les déterminants (qui permettent de répondre à la question : « pourquoi l’acteur agit-il de cette façon? ») sont de deux types : déterminants internes et déterminants externes.
50Les « déterminants internes » sont propres à chaque individu (il s’agit ici des déterminants du sujet dont l’activité – au cœur du modèle – est observée). Ils existent indépendamment de la situation analysée et peuvent être : son genre, son âge, ses caractéristiques morphologiques, son état de santé, sa formation, son parcours professionnel, ses compétences, ses conditions de vie sociale et économique, ses valeurs, etc. Leplat (2000a, p. 12-13) classe ces déterminants internes en deux catégories : (1) les caractéristiques qui sont directement en jeu pour l’exécution de la tâche (caractéristiques physiques, compétences, etc.); et (2) les caractéristiques relatives aux objectifs poursuivis par l’individu (atteindre ses propres buts, « se valoriser à acquérir un certain statut, à être reconnu par ses pairs, à exprimer certaines valeurs », etc.).
51Quant aux « déterminants externes », ils concernent la situation dans laquelle s’exerce l’activité : les objectifs à atteindre (en termes de quantité, de qualité, de sécurité, etc.), les moyens techniques et humains disponibles, l’organisation du travail (cadences, horaires, contrôle, etc.), les consignes, les modes opératoires prescrits, les ambiances de travail, les conditions socio-économiques (salaires, législation, contexte économique, etc.).
52Ces déterminants internes et externes exerceront leur influence au sein d’une configuration de déterminants; on parle de couplage de déterminants, ce qui correspond à la notion de couplage apparue à partir de la figure 3 en 1997.
53L’activité d’un individu, à un instant donné, sera donc le résultat d’un compromis tenant compte de ces différents déterminants, variables dans le temps. Ainsi, nous comprenons aisément que de mêmes conditions de travail pourront entraîner des activités différentes selon les caractéristiques des individus qui les réalisent (ibid.). Précisons enfin que ces déterminants seront ce sur quoi l’ergonome pourra porter ses recommandations ergonomiques suite aux analyses fines de l’activité.
54Pour Leplat, les effets produits par l’activité du sujet observé (positifs ou négatifs; recherchés ou non) sont également de deux types : effets sur le sujet et effets sur le système.
55Les « effets sur le sujet » (celui-là même qui réalise l’activité observée) peuvent être de court terme (fatigue, douleurs, troubles du sommeil, séquelles suite à un accident, satisfaction/insatisfaction, épanouissement, etc.), de moyen ou long termes (stress, maladies professionnelles, développement des compétences, etc.).
56Quant aux « effets sur le système » (tout ce qui ne concerne pas le sujet dont l’activité a été observée), ils sont relatifs à l’efficacité, la productivité (en termes de qualité et de quantité), les erreurs, l’absentéisme, les conséquences sur les moyens de production (usure des outils, pannes, accidents, etc.), les conséquences sur les « autres » (les collègues de travail, les patients ou clients pris en charge dans une activité de service, etc.; par exemple en termes de satisfaction/insatisfaction, de service rendu, d’effets sur la charge de travail, de développement de compétences), etc.
57Quand ils sont visibles et reconnus, les effets négatifs de l’activité peuvent être à l’origine de demandes d’interventions ergonomiques (Guérin et coll., 2001). L’action ergonomique visera alors à supprimer ou limiter les effets indésirables sur le sujet et/ou le système. Pour ce faire, l’ergonome peut chercher à agir sur les déterminants internes (via par exemple la formation) ou sur les déterminants externes (par exemple en modifiant les conditions de réalisation de la tâche). Ce modèle aux cinq carrés, au-delà de sa perspective épistémique de production de connaissances sur une activité et une situation (de travail, de formation, etc.), permet donc également de répondre, à moyen terme, à la finalité pragmatique de la démarche ergonomique, en proposant des recommandations transformatrices pour supprimer ou limiter les éléments néfastes de la situation.
58La figure précédente met en évidence la complexité des relations de cause à effet au sein des situations et le rôle central qu’y joue l’activité. Dans la démarche ergonomique, on va chercher à identifier la façon dont l’activité va se construire à la rencontre des déterminants internes et/ou externes, pour pouvoir en comprendre ensuite ses conséquences sur les individus et/ou le système. Toute analyse de l’activité passera donc par l’analyse de l’ensemble des composantes de ce schéma aux cinq carrés, ainsi que des liens qui les unissent.
59À partir d’observations et d’entretiens menés sur le terrain, il s’agira d’identifier ces différents éléments du modèle, puis d’établir des liens entre les déterminants, l’activité et les effets, à partir d’hypothèses qui prendront la forme suivante : « Il semble que tel(s) déterminant(s) (interne(s) et/ou externe(s)) conduise(nt) le sujet à agir de telle(s) façon(s) (activité), ce qui peut expliquer tel(s) effet(s) (sur le sujet et/ou le système) ».
60Il est important de préciser que, dans ce modèle d’analyse, les effets ne seront jamais la conséquence directe des déterminants. Les effets seront toujours en rapport avec les déterminants par la médiation de l’activité.
61Ce modèle doit également être envisagé d’un point de vue dynamique, dans une perspective diachronique et développementale. Cela s’explique par l’existence de variabilités intra-individuelles et au sein des situations, qui font que les déterminants-activité-effets vont évoluer au fil du temps. Mais également par l’existence de « boucles de rétroaction » ou régulation au sein du modèle, qui illustrent le fait que les effets produits par l’activité vont venir en retour et dans le temps réinterroger et modifier les déterminants. Ainsi, pour un même sujet observé, mais sur des temporalités différentes, plusieurs schémas seront proposés.
- 6 « This type of formalization has been a founding pillar of the training of many French-speaking erg (...)
62Le « modèle-guide » aux cinq carrés (Leplat, 2000a, p. 10) représente une conception centrale dans les parcours de formation en ergonomie francophone de l’activité comme l’écrit Daniellou : « ce type de formalisation a été un pilier fondateur de la formation de nombreux ergonomes francophones. Ils ont appris à différencier d’une part les tâches, et d’autre part les conduites mises en jeu pour réaliser les tâches et classées dans la rubrique ‘activité’»6 (Daniellou, 2005, p. 411).
- 7 « As teachers, it is our duty to develop conceptual models that will aid the learner to develop ade (...)
63Cette diffusion et appropriation du modèle pour la formation en ergonomie va dans le sens de ce que prônait Norman dans Mental Models, régulièrement cité par Leplat pour ses travaux « en tant qu’enseignants, il est de notre devoir de développer des modèles conceptuels qui aideront l’apprenant à développer des modèles mentaux adéquats et appropriés »7 (Norman, 1983, p. 14).
64C’est dans cette visée d’orientation vers une conceptualisation dans une approche systémique et afin d’éviter la décomposition des éléments de l’activité en facteurs indépendants que l’équipe pédagogique d’ergonomie de l’Université Paris 8 utilise ce modèle. Il s’agit d’initier à une première mise en forme des données d’observations ouvertes, en favorisant le guidage vers une identification des relations qu’entretiennent les différentes dimensions de l’activité du ou des opérateurs observés.
- 8 Environ 120 heures d’enseignements spécifiques réparties sur les trois années de licence.
65L’Université Paris 8 est une des seules universités françaises à proposer, en plus d’un parcours de formation en ergonomie au niveau master, des enseignements en ergonomie (non optionnels) dès la licence de psychologie8. Dans ces enseignements, les grands concepts formalisés par Leplat, ainsi que le modèle d’analyse de l’activité précédemment présenté, sont au cœur des apprentissages des étudiants et étudiantes. Ils seront mobilisés dans plusieurs grands domaines d’activité, la formation à Paris 8 invitant à « dépasser la dichotomie acquise entre le travail et la vie quotidienne et à progresser dans une vision de l’homme dans l’unité de sa vie et la continuité de ses activités » (Folcher et coll., 2017, p. 4). Ces grands domaines d’activité sont le travail, mais également la formation, la vie quotidienne, ainsi que l’art (Bationo-Tillon, 2021).
66Dès la licence 1 de psychologie, l’enseignement « Introduction à l’ergonomie » vise à présenter la discipline et le métier d’ergonome. Dans ce cadre, les concepts clés de la discipline (tâche, activité, prescrit/réel, diversité, variabilité) et le modèle aux cinq carrés sont étudiés. Les étudiants doivent, afin de les illustrer et mobiliser, mener en groupe une petite étude sur le terrain basée sur l’observation d’au moins deux personnes réalisant une même activité : soit une activité de travail; soit une activité de vie quotidienne (par exemple : la réalisation d’une recette de cuisine, l’utilisation d’une borne interactive de distributeurs de billets de train, etc.). Dans ce cadre, le modèle aux cinq carrés permet surtout de discuter, d'illustrer et de formaliser les grands concepts clés précités : où placer la tâche et les dimensions relatives à l’activité dans ce modèle? Comment y rendre visibles les notions de diversité et de variabilité, ainsi que les écarts entre le prescrit et le réel?
67En licence 3, l’enseignement « Analyse de l’activité située » présente plus spécifiquement les cadres conceptuels et méthodologiques de l’analyse de l’activité. Ici, la démarche ergonomique, le modèle aux cinq carrés et les principaux outils de recueil (observations, entretiens, verbalisations, etc.) et d’analyse sont illustrés et mis en œuvre à partir d'une nouvelle étude de terrain plus approfondie. Seront spécifiquement expliquées aux étudiants les étapes de la démarche ergonomique qui mobilisent le modèle aux cinq carrés et avec quels finalités et outils méthodologiques. Ainsi, les étudiants seront accompagnés dans un premier temps, pour la mise en forme du modèle à partir des données recueillies lors des premières observations ouvertes menées sur le terrain. Puis, dans un second temps, à partir des modèles créés, dans la formulation d’hypothèses ergonomiques, qu’ils devront ensuite valider lors d’analyses fines sur le terrain (par des observations systématiques, le recueil de données verbales, etc.).
68Les concepts de base de l’ergonomie et le modèle de Leplat et Cuny sont enfin des prérequis aux enseignements dispensés durant les deux années du master « Ergonomie, travail, formation, vie quotidienne ». Le modèle est au cœur de certains cours, comme matrice de compréhension de l’activité, et notamment des séances de suivi de stage organisées bimensuellement et encadrées pédagogiquement par des binômes d’enseignants-chercheurs de l’équipe d’ergonomie (un binôme par année de formation). Dans ce cadre, le modèle permet non seulement de questionner la posture de l’étudiant sur son terrain de stage, mais également d’assurer une certaine cohérence dans la démarche déployée sur les terrains (nous l’avons dit, la formulation de la problématique et des hypothèses étant rendue possible grâce à ce modèle, suite aux premières observations ouvertes menées sur le terrain et aux lectures théoriques; hypothèses qui orienteront ensuite le choix des outils méthodologiques pour l’analyse fine de l’activité).
69Mais, en 4e et 5e année de formation, le modèle aux cinq carrés permet également de discuter beaucoup plus finement certaines dimensions descriptives de l’activité (Daniellou et Rabardel, 2005) : toute activité est finalisée, unique, intégrative, médiée, porteuse des traces du passé, etc.
70Dans les exercices demandés aux étudiants de licence, ou dans le stage des mastérants, il s’agit dans un premier temps de recueillir sur le terrain, grâce à des observations ouvertes, un maximum d’informations sur la manière dont l’activité observée se déroule concrètement (ce que les sujets font) et sur les caractéristiques des sujets et de la situation observés. Quelle que soit la situation choisie, il est demandé aux étudiants et étudiantes de pouvoir observer un temps suffisamment long (voire de filmer, pour pouvoir effectuer des analyses a posteriori).
71Des séances collectives de travaux pratiques sont ensuite proposées, visant la mise en forme de ces données avec un guidage à la démarche systémique basé sur une conception de l’étudiant comme « sujet capable » (Rabardel, 2005) : sujet apprenant, activement engagé et auteur de son développement.
72Dans une progression pensée selon le niveau d’étude9 (et en cohérence avec les étapes de la démarche ergonomique), il s’agit d’accompagner les étudiants à rendre compte des informations suivantes le plus précisément possible : (1) description de la tâche prescrite (buts poursuivis et conditions de réalisation (Leplat, Hoc, 1983); (2) description de l’activité réelle observée (quelles réponses données pour réaliser les tâches); (3) organisation des données recueillies lors des observations grâce au schéma aux cinq carrés; (4) formulation d’une ou plusieurs hypothèse(s); (5) élaboration d’un protocole d’analyse fine de l’activité; (6) analyse des données recueillies sur le terrain.
73Pour construire le modèle aux cinq carrés (avec autant de schémas construits que d’observations, pour permettre d’appréhender les diversités et variabilités individuelles et situationnelles), il est suggéré aux étudiants apprenants d’y préciser :
74- les éléments relevés lors des observations de l'activité du sujet menées sur le terrain (les comportements du sujet), ou lors de verbalisations (ses processus cognitifs). Ces éléments seront présentés dans la « case » « Activité »;
75- les éléments de la situation relevés lors des observations. Ces éléments de la situation pourront également être recueillis lors d'une analyse documentaire (par exemple sur la tâche prescrite). Ces éléments seront présentés dans les « déterminants externes » et les « effets sur le système »;
76- enfin les caractéristiques du sujet observé, recueillies lors d'échanges verbaux avec ce dernier (« déterminants internes » et « effets sur le sujet »).
77Dans ces séances de suivi, les étudiants et étudiantes sont guidés vers le paradigme de l’épistémologie constructiviste, qui peut les décontenancer, car ils apprennent simultanément dans la licence de psychologie à élaborer une démarche scientifique réductionniste (cf. partie 1).
78Nous allons illustrer, dans cette partie, une utilisation du modèle aux cinq carrés dans la formation de master 1 en ergonomie de l’Université Paris 8. L’étude présentée s’est déroulée dans le cadre d’un stage au sein d’un service de stérilisation d’un grand hôpital parisien (Debrun, 2023).
79Au sein de ce service, les agents ont comme tâche d’assurer le caractère stérile des Dispositifs Médicaux Réutilisables (DMR) utilisés à l'hôpital. Il s’agit de réaliser le lavage, la recomposition des boîtes et sachets, la stérilisation, le stockage et enfin la distribution du matériel stérile aux services de soins et blocs opératoires de l’hôpital, ainsi qu’à des services de soin dits « annexes » et d’autres hôpitaux. Selon Debrun (2023), cette activité est primordiale, et se définit comme « le cœur de l’hôpital » car indispensable aux chirurgiens, médecins et infirmières pour pouvoir réaliser les interventions et soins nécessaires aux patients.
80L’étude s’est focalisée sur l’activité des 28 agents du service de stérilisation, avec l’objectif de démontrer la présence d’un fort risque de troubles musculo-squelettiques (TMS) au sein de cette population. Debrun montre que ces agents sont autant soumis à des facteurs de risques biomécaniques (port de charges lourdes postures contraignantes) qu’à des facteurs de risques psychosociaux (surcharge de travail, manque de reconnaissance, stress dû à la pression temporelle). Ces éléments, bien connus chez le personnel soignant, étaient à démontrer chez cette catégorie d’agents qui n’est pas en contact direct avec les patients.
81Dans la première phase d’analyse, Debrun (2023) a déployé la démarche d’intervention classique en ergonomie (Guérin et coll., 2001). Elle a mené des observations ouvertes auprès d’agents des trois zones du service de stérilisation (lavage, conditionnement, distribution), entre 7 h et 20 h (heures d’ouverture du service), ainsi que des observations ouvertes au sein d’un bloc opératoire d’orthopédie. Une analyse documentaire a ensuite été réalisée à partir des plans du service de stérilisation et de l’hôpital, du livret de présentation des postes du service de stérilisation, du livret de validation des compétences pour chaque poste, de fiches de poste des agents, du document unique, et de documents plus généraux sur la hiérarchie de l’hôpital et de fiches de formations extérieures en stérilisation. Debrun (2023) a ensuite conduit des entretiens semi-directifs avec divers acteurs (cadre supérieur de santé, cadre de proximité, agents de stérilisation, agents de service hospitalier, aides-soignantes, infirmière de bloc opératoire, etc.), et fait passer un questionnaire. Enfin, ces données ont pu être illustrées à partir de prises de photos et vidéos des lieux et postes de travail (dans le respect du protocole de stérilisation).
82Les données recueillies lors de cette phase ont permis à Debrun de formaliser plusieurs schémas à partir du modèle aux cinq carrés de Leplat et Cuny (1977). Elle montre que la majorité des problématiques observées touche les agents en première ligne, c’est-à-dire les agents de stérilisation dont l’activité se réalise au lavage, au conditionnement et à la distribution des DMR. Elle choisira ainsi de se focaliser sur ces agents dans la suite de son intervention. Nous présentons ci-dessous des modèles de compréhension de l’activité de trois agents du service de stérilisation :
Figure 6. Modèle aux cinq carrés de l’activité de l’agente 1 du service hospitalier de stérilisation (Debrun, 2023)
Figure 7. Modèle aux cinq carrés de l’activité de l’agent 2 d’un service hospitalier de stérilisation (Debrun, 2023)
Figure 8. Modèle aux cinq carrés de l’activité de l’agente 3 d’un service hospitalier de stérilisation (Debrun, 2023)
83Outre le fait de rendre visible la diversité et variabilité interindividuelle, de situations et de pratiques observées chez ces trois agents, ces modèles permettent de mettre en avant, dans une visée épistémique, quelques éléments saillants des situations observées. Dans un premier temps, Debrun (2023) identifie un ensemble de problématiques en lien avec la santé et l’efficacité (effets internes et externes directement liés à l’activité déployée et observée). Les agents observés évoquent des douleurs dans la partie supérieure du corps (liées aux postures, aux manutentions fréquentes, au port de charges lourdes) et aux jambes, un stress (lié au fait de devoir se dépêcher de décharger les laveurs ou de changer de poste), de la fatigue et de l’énervement. Sont également relevés des retards dans la production et un circuit de stérilisation ralenti.
84Le modèle permet également de formaliser de nombreuses problématiques du côté des déterminants externes de la situation de travail. Le matériel à disposition des agents est souvent défectueux (brancards qui ne roulent pas, chariots aux roues rouillées) ou en panne (laveurs, autoclaves, chariots élévateurs). La production doit être assurée en flux tendu (aucun stock intermédiaire; tout le matériel entrant en stérilisation doit en ressortir 5 heures après pour redistribution; demandes urgentes des blocs opératoires et navettes de livraison), et en sous-effectif (turnover important au sein du service de stérilisation qui peine à recruter). L’espace de travail est insuffisant (notamment au niveau du déchargement des laveurs et sur les paillasses des zones de conditionnement), l’ambiance sonore élevée (souffleuse bruyante), et la luminosité inadaptée à l’activité (lumière artificielle avec « de grosses lumières dans les yeux »). Une agente fait enfin état d’un manque de reconnaissance (dénigrement lié au statut de personnel non médical soignant, « alors qu’on est le cœur de l’hôpital » exprime l’agente), malgré une charge de travail conséquente (dû à la stérilisation à réaliser pour un autre hôpital, qui engendre plus d’opérations avec un même nombre de machines). Un autre agent souligne toutefois une bonne ambiance au sein du collectif de travail.
85Ces modèles permettent enfin, dans une vision systémique, de tisser des liens entre les déterminants, l’activité déployée par les agents de stérilisation, et les effets de cette dernière. Debrun (2023) formule ainsi deux hypothèses. La première relie la présence de matériels non adaptés et la charge de travail supplémentaire liée aux livraisons à un autre hôpital, à des manutentions et postures contraignantes sur des postes déjà dits « lourds » (chargement et déchargement des conteneurs, des laveurs, des autoclaves; soulèvement des modules pour les insérer dans les laveurs; lavage manuel des armoires). Ce qui provoquerait des douleurs aux membres supérieurs de type TMS. La seconde hypothèse lie le sous-effectif, les pannes récurrentes des laveurs et autoclaves, et la production en flux tendu, au fait de devoir se dépêcher ou arrêter son activité pour aider sur un autre poste. Cela impacterait le niveau de stress des agents.
86La mobilisation du modèle aux cinq carrés a ainsi permis, dans la première phase d’analyse de cette étude de Debrun (2023), d’identifier des effets négatifs de l’activité de stérilisation, justifiant la pertinence d’une étude ergonomique dans ce service hospitalier. Elle a ensuite permis de proposer une première matrice de compréhension de la situation de travail des agents du service de stérilisation, puis de formuler des hypothèses permettant de guider la suite de l’intervention. Enfin, la mobilisation du modèle a rendu possible l’identification des déterminants (ici plutôt externes) hypothétiquement problématiques, avec donc de premières pistes d’action possibles visant à améliorer les conditions de réalisation de l’activité observée.
87Cet article a permis de montrer comment le modèle aux cinq carrés de Leplat et Cuny pouvait être mis en usage pour guider l’analyse de l’activité en ergonomie, et ses apports pédagogiques et formatifs dans le cadre universitaire.
88L’importance de la modélisation pour penser les situations de travail et favoriser la conception systémique des situations de travail est confirmée par son utilisation très opérante sur plus de deux décennies par l’équipe pédagogique de notre Université. En effet, le modèle aux cinq carrés a une puissance heuristique, sa mise à disposition permet aux étudiants et étudiantes de s’en emparer, de le rattacher à leur propre expérience afin de leur permettre de développer leur propre pensée sur l’activité dans une perspective d’action située.
89En effet, lors de l’entrée en formation en ergonomie des étudiants et étudiantes, la tendance peut être plus ou moins marquée à tenter d’établir des relations déterministes c’est-à-dire de causes à effets entre les conditions et les conséquences du travail. La patiente réélaboration de ce regard porté sur l’activité fait partie des objectifs de la formation. Pour cela, le modèle-guide de Leplat et Cuny est une première étape fondamentale de la licence au master. La délivrance de savoirs théoriques ne peut suffire à atteindre cet objectif. Il s’agit de s’attacher à une matrice pédagogique afin de les guider pour recueillir des données d’analyse de situations de travail. La catégorisation conceptuelle de leurs propres données en déterminants internes et externes, activité, effets sur le sujet et sur le système, ainsi que leur mise en forme conduit à la structuration de leur propre approche systémique.
90Ce modèle permet « l’immersion et la distanciation », telles qu’illustrées par Folcher et coll. (2017) relativement à l’usage des outils d’analyse sociale et causale (Rabardel et coll., 1996) également fortement mobilisés au sein de notre formation universitaire.
91L’« immersion » s’entend par la nécessité, pour les étudiants, de collecter sur le terrain des données très hétérogènes (comme décrit dans l’exemple issu de l’étude de Debrun (2023)), afin de construire une « vision multidimensionnelle du réel », de l’appréhender dans sa complexité et son « caractère foisonnant, divers, variable, contradictoire » (Folcher et coll., 2017, p. 7). La « distanciation » consiste ensuite en une « objectivation minutieuse des faits, qui produit un éloignement du caractère foisonnant du réel pour lequel l’immersion a d’abord été nécessaire. [...] le regard construit une vision panoramique qui vient embrasser la globalité sans évacuer la singularité » (ibid.).
92Les enseignants sont, dans cette relation asymétrique caractéristique de toute situation formative (ibid., p. 17), des ressources pour les étudiants. Ces derniers ont accès au terrain et disposent de connaissances de l’activité, mais souvent de façon lacunaire et/ou fragmentée. De par leurs expériences, les enseignants vont alors pouvoir les guider et les accompagner, au fil des séances de cours, dans la construction d’une vision globale et systémique de l’activité, dans son caractère multi-causal et multi-déterminé.
93Les difficultés les plus souvent rencontrées lors de la construction du modèle aux cinq carrés sont de trois ordres. Le premier est de récolter des données suffisamment nombreuses et variées sur le terrain, afin notamment de mettre en avant la singularité de chaque observation (ce qui pourra conduire à devoir retourner sur le terrain pour de nouveaux recueils et observations). Le deuxième est de placer aux bons endroits les éléments recueillis, c’est-à-dire de classifier les données selon la conceptualisation adéquate, dans les bonnes cases. Le troisième est de rendre visibles et décrire finement les dimensions relatives à l’activité observée. Ces difficultés vont être progressivement dépassées dans la plus grande majorité des cas. Les modèles seront complétés, affinés puis finalisés par des itérations successives entre étudiants et enseignants avec des échanges pédagogiques sur les essais, erreurs et ajustements. Une nouvelle étape est alors engagée, les modèles aux cinq carrés construits vont permettre de passer d’une approche purement descriptive de la situation et de l’activité observées à une approche plus explicative via notamment la formulation d’hypothèses liant les trois niveaux des modèles (déterminants-activité-effets). Cette étape visant à poursuivre plus finement l’analyse de l’activité grâce à des observations systématiques et de nouveaux recueils de données verbales.
94Cependant même lorsque ces trois types de difficultés sont dépassées, il peut arriver que l’utilisation du modèle fasse obstacle aux apprentissages. Il arrive, surtout en licence, que les étudiants et étudiantes parviennent à élaborer un ou plusieurs schémas aux cinq carrés dans les situations de travail qu’ils ont choisi d’étudier. Mais ils peuvent, d’une part, ne pas envisager suffisamment l’importance et le sens des liens et boucles de rétroaction présents dans ce modèle de double régulation, et d’autre part, assimiler l’activité à des déterminants. Cela les conduit à envisager les données collectées dans une compréhension exclusivement déterministe, qui décompose l’activité en facteurs, plus usuelle dans leur cursus général de formation. En effet, le cursus de la licence de psychologie les engage à un double apprentissage, celui de l’épistémologie positiviste simultanément à celui de l’épistémologie constructiviste, ce qui peut entraver leur analyse systémique des données. Les relations d’interdépendance entre les différents éléments du schéma aux cinq carrés sont alors perdues.
95La maîtrise du modèle aux cinq carrés de Leplat, dans sa version originelle de 1977, est un prérequis de notre formation universitaire, car indispensable pour sa fonction de guidage du regard sur l’activité et mobilisable, quelle que soit la situation étudiée.
96Mais plusieurs propositions d’évolution du modèle peuvent également être présentées aux étudiants - généralement davantage aux mastérants - comme des perspectives d’approfondissement. Elles sont de deux types : générales ou appliquées à un domaine spécifique.
97Une première évolution de type général est l’adaptation du modèle avec le schéma de la « fonction intégratrice de l’activité » de l’ouvrage Comprendre le travail pour le transformer (Guérin et coll., 1997, p. 50). Elle apparaît d’une manière renouvelée comme une figure des « compromis opératoires au cours de la réalisation de l’activité » dans la nouvelle édition enrichie de cette publication : Concevoir le travail, le défi de l’ergonomie (Guérin et coll., 2021, p. 79). Cette nouvelle proposition de modélisation introduit les notions de « tâches prescrites » et « tâches réelles » dans un encadré ajouté au-dessus de celui de l’activité, ce qui permet une catégorisation plus fine et précise, engageant à une meilleure analyse des déterminants internes et externes.
98Antérieurement ou parallèlement à cette évolution générale, d’autres types d’adaptation du modèle sont proposés en lien avec de grands domaines d’application. Ces modèles sont suggérés aux étudiants et étudiantes selon les situations qu’ils ont à analyser sur leurs terrains d’étude ou de stage. Ils ne visent pas à répondre à des difficultés qui pourraient être rencontrées par ces derniers avec le modèle aux cinq carrés, mais davantage à leur permettre de mieux appréhender et analyser la singularité de leurs terrains d’étude, ainsi que des activités qui y sont déployées.
99Par exemple, pour les études menées sur les horaires atypiques, Gadbois et Quéinnec (1984, p. 201) proposent une version proche du modèle originel en y intégrant les facteurs susceptibles de moduler l’impact des rythmes chrono-biologiques sur l’organisation de l’activité de travail.
100Curie et Hajjar (1987, p. 38) élargissent le modèle aux cinq carrés à la vie hors travail avec une reproduction assumée comme intégrale du modèle de Leplat et Cuny, ce qui nous amène à proposer à nos étudiants et étudiantes l’usage de ce modèle lorsque se posent des problématiques d’articulation du travail et du hors travail.
101Pour les études menées dans le cadre scolaire, les étudiants et étudiantes peuvent s’appuyer sur les travaux de Goigoux (2007, p. 59), qui ajoute des entrées et des sorties au modèle aux cinq carrés (désormais donc au nombre de sept) pour analyser l’activité d’enseignants. Le modèle considère les déterminants et les effets sous l’angle de l’institution (l’« École »), du personnel (l’« Enseignant ») et du public (les « Élèves »).
102Prévot-Carpentier (2013, p. 461) propose de prolonger le modèle de Leplat et Cuny avec une proposition supplémentaire de modèle pour le concept de conditions de travail, à même de renforcer encore davantage la conception systémique des situations de travail du micro au macro de l’activité, en passant d’une modélisation des conditions de travail à celle d’une dialectique des normes qui déterminent l’activité et y sont retravaillées (ibid., p. 440-450).
103Enfin, Van Belleghem, qui considère que le modèle a été pensé pour analyser des activités industrielles, en propose « une version ‘élargie’ à dix carrés » pour prendre en compte de nouvelles composantes du travail contemporain, notamment le bénéficiaire du service et la société (Van Belleghem, 2017, p. 591).
104Ces évolutions et nouveaux modèles sont en lien avec certaines des grandes thématiques abordées dans la maquette pédagogique du master d’ergonomie de Paris 8 : le travail de nuit et en horaires atypiques, l’articulation travail - hors travail, l’éducation et la formation, les conditions de travail, les nouvelles formes de travail. L’enjeu étant toujours, quel que soit le domaine abordé, de guider les étudiants et étudiantes vers une compréhension et une structuration systémique de l’activité.