Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé (PISTES) est une revue scientifique interdisciplinaire et indépendante. Elle publie bi-annuellement des résultats inédits de recherche s’intéressant aux aspects organisationnels, sociaux et humains du travail et à leurs liens avec la santé, à partir d’une approche constructive et développementale des personnes, des collectifs et des organisations. Il peut s’agir de travaux empiriques ou théoriques susceptibles de nourrir scientifiquement le débat sur des questions qui lient le travail et la santé.
- 1 « Les problèmes pratiques de travail sont multidimensionnels. Ce n’est jamais un seul modèle qui po (...)
Jacques Leplat a été un pionnier de l’ergonomie de langue française et le fondateur de la psychologie ergonomique (Leplat, 1980). Infatigable lecteur, il s’est efforcé tout au long de sa vie de constituer un corps de connaissances qui puissent être utiles à l’intervention ergonomique. S’inscrivant dans une perspective multidisciplinaire1, il ne s’est jamais arrêté à une seule approche théorique. Il se plaisait à les croiser sur les mêmes objets pour en examiner leur complémentarité, sans les hiérarchiser. Il aimait à travailler les concepts scientifiques en les articulant et en les faisant jouer les uns avec les autres. Il se livrait à un travail d’orfèvre pour en stabiliser la signification et en mettre en évidence les zones d’ombre.
Ce numéro cherche à cerner l’héritage des travaux et des publications de Jacques Leplat dans les recherches contemporaines : Quelle postérité a-t-il laissée ? Est-ce que les concepts et leurs définitions qu’il a cherché à stabiliser sont encore utilisés ? Ont-ils fait l’objet de retouches, de compléments ou de spécifications ? Les modèles qu’il a élaborés servent-ils encore à guider les interventions en ergonomie ? Sont-ils une source d’inspiration pour les autres disciplines travaillant sur le travail et la santé ?
Les projets d’articles proposés dans le cadre de ce numéro hommage devront mentionner explicitement des thèmes ou des concepts qui ont traversé les travaux de Jacques Leplat : analyse du travail, tâche et activité, régulation, activité collective, erreur et fiabilité, accident, automatisme, compétence, situation et environnement de travail. Les textes proposés dans le cadre de ce dossier pourraient bien sûr croiser plusieurs de ces thèmes.
-
revue-pistes[at]uqam.ca
-
Taille des textes : environ 40 000 caractères (espaces inclus)
-
Date limite pour soumettre une proposition : le 12 avril 2024
La distinction proposée par Jacques Leplat entre tâche et activité (Leplat et Hoc, 1983) est structurante de l’ergonomie francophone. Elle se substitue à celle plus courante entre travail réel et travail prescrit. Jacques Leplat tire le concept de tâche de la lecture des travaux de A.N. Léontiev : la tâche est un but donné dans des conditions déterminées. Elle définit le "quoi", ce qui est à faire et les modalités pour atteindre le but fixé. La tâche déborde le but en incluant les procédures et les modalités opératoires prescrites. L’activité, dans un sens différent de celui utilisé dans la psychologie soviétique, correspond au comment, aux modalités opératoires effectives en situation. Cet écart entre la tâche (prescrite) et l’activité (réelle) est constitutif de la démarche d’intervention ergonomique (intégrer la compréhension des écarts dans la conception) et des démarches de connaissance en psychologie ergonomique.
Dans le modèle de l’activité est représentée comme le couplage entre la tâche (conditions externes) et un sujet (conditions internes) (Leplat, 1997)
La tâche est aussi conceptualisée comme le « modèle » (cognitif) de l’activité. Ce modèle peut être externe à l’activité (il est prescrit), il peut être intériorisé par le sujet (on parlera d’une tâche redéfinie, adaptée aux conditions internes) ou être extrait de l’activité (la tâche est dite effective en ce qu’elle est déduite de l’activité réalisée, c’est le modèle de l’activité tel qu’elle s’est déroulée).
Les textes proposés aborderont la distinction entre tâche et activité dans des interventions visant l’adaptation ou la transformation des situations de travail. Ils discuteront soit l’opérationnalisation de cette distinction, soit la difficulté de faire modifier la tâche prescrite à partir de l’analyse de l’activité réalisée par les travailleurs.
Références mobilisables : La description de la tâche : statut et rôle dans la résolution de problèmes (1977), Tâche et activité dans l’analyse psychologique des situations – avec J.M. Hoc (1983), Regards sur l’activité en situation de travail (1997), Mélanges ergonomiques (2011)
L’activité de régulation s’appuie sur un diagnostic permettant d’évaluer un écart, par exemple entre la représentation d’une action (ou sa planification) et sa réalisation (Leplat, 1972). Sur la base du constat de cet écart, une action doit être entreprise pour aligner l’activité sur le résultat visé (Leplat, 1978). La régulation peut porter sur le contrôle des opérations réalisées. La comparaison prend la forme d’une vérification, donnant lieu à la possible recherche d’un coupable dans le respect des procédures prescrites. Il est aussi possible de réguler non pas en se fixant sur les opérations réalisées, mais en agissant sur le cadre prescriptif (Leplat, 2006). Cette avenue est sans doute la plus intéressante pour l’ergonomie de langue française.
La régulation est une des composantes du modèle de l’activité en psychologie ergonomique au point que ce modèle est parfois appelé modèle de la double régulation (Leplat, 1997 ; Rogalski, 2012). En fonction du résultat obtenu (qualité du produit ou du service), les cadres de proximité régulent l’activité de leur équipe et ajustent l’activité de chacun. De son côté, l’ergonome, alerté par les conséquences sur la santé des travailleurs, cherche à agir en retour sur les conditions externes de l’activité (Leplat, 2008).
Les textes portant sur cette thématique pourraient porter sur l’activité des cadres comme agents de la régulation au travail. Ce type de régulation centrée sur le résultat pourrait être articulé avec la régulation centrée sur la tâche et les conditions externes proposée par l’ergonome, ouvrant à un dialogue possible entre deux types de régulation.
Références mobilisables : Planification de l’action et régulation d’un système complexe (1972), Régulation de l’action et connaissance des résultats (1978), L’analyse du travail en psychologie ergonomique (1992) Regards sur l’activité en situation de travail (1997), La notion de régulation dans l’analyse de l’activité (2006), Repères pour l’analyse de l’activité en ergonomie (2008)
J. Leplat distingue les concepts de coordination et de coopération. La coordination renvoie au découpage d’une tâche globale en tâches individuelles qui peuvent successives (enchaînement séquentiel) ou simultanée (synchronisation) (Leplat et Pailhous, 1984). La coopération ou activité collective s’appuie sur des modalités de régulation émergentes pour faire face à des situations de travail qui n’ont pas été anticipées par l’organisation du travail (Leplat, 2011). Le modèle de la double régulation peut être appliqué à l’analyse des activités collectives (Leplat, 1994) : l’action du groupe peut être régulée de l’extérieur en comparant la distribution des tâches (coordination formelle) avec la coopération en acte, ou de l’intérieur du groupe en s’appuyant sur les déséquilibres ou dysfonctionnements dans le groupe. Dans les deux cas, le but prescrit ou redéfini permet de constituer respectivement une équipe ou un collectif.
Les textes s’inscrivant dans ce thème pourraient identifier les écarts entre la coordination formelle et la coopération effective, notamment dans une recherche d’efficience et d’efficacité. Les conditions de possibilité d’une redéfinition de la tâche collective (référentiel commun) pourraient être analysées, notamment pour soutenir le processus de transformation d’une équipe en collectif.
Références mobilisables : Ordonnancement et coordination des activités dans les travaux individuels et collectifs – avec A. Savoyant (1984), Collective activity in work : some lines of research (1994), : Regards sur l’activité en situation de travail (1997), L’analyse psychologique de l’activité en ergonomie (2000), Mélanges ergonomiques (2011)
La situation a un sens précis en psychologie ergonomique : c’est le système formé par le sujet et la tâche (Leplat, 1978). La situation (de travail) est donc cadrée par la tâche (professionnelle).
L’environnement (ou contexte) englobe les facteurs externes qui pèsent sur ce système. Il peut être objectif et mesuré, notamment pour identifier des dépassements de seuil. L’environnement peut également être subjectif au sens d’un environnement « significatif qui reflète l’histoire du sujet, les objectifs qu’il poursuit, en même temps que ceux définis par la tâche » (Leplat, 2000, p. 129).
L’analyse de l’environnement (ou contexte) est une étape essentielle dans la démarche d’intervention ergonomique : elle permet d’identifier les facteurs qui peuvent perturber le couplage entre le sujet et la tâche afin de le transformer (Leplat, 2001), L’analyse psychologique de l’activité gagne également à identifier l’environnement du point de vue de l’acteur, la manière dont il se le représente et l’investit.
L’ergonomie constructive élargit le champ de l’ergonomie à l’étude des environnements capacitant (Leplat, 2014). La distinction entre situation et environnement (ou contexte) pourrait dans ce sens s’effacer.
Les articles s’inscrivant dans cette thématique pourraient problématiser la question de l’intervention sur l’environnement de travail, qu’il s’agisse de la division des tâches ou de l’organisation.
Références mobilisables : L’équivalence des situations de laboratoire et de terrain (1978), Le terrain, stimulant (ou obstacle) au développement de la psychologie cognitive (1982), Les situations de travail, terrains d’avenir pour la psychologie (1982), L’environnement de l’action en situation de travail (2000), La gestion des communications par le contexte (2001), Falzon, P. (sous la direction de). (2013). Ergonomie constructive[recension] (2014)
L’analyse de l’erreur dans l’activité a un statut particulier dans les travaux de Jacques Leplat. Ce thème de recherche est transversal à sa toute sa carrière. L’ergonome et le psychologue du travail se doivent de prévenir les erreurs et corriger les environnements de travail pour qu’elles adviennent le moins possible. L’erreur est donc la cible de toute intervention ergonomique puisque l’erreur peut avoir un coût humain, mais aussi un impact important sur la production ou les usages. Mais l’erreur donne également accès à système qui s’expose : « elle révèle des caractéristiques de l’activité » (Leplat, 2011, p. 108), mais aussi de la situation de travail. Les articles qui seront soumis sur le thème de l’erreur pourraient porter sur leur détection dans l’activité de travail, leur analyse (selon une typologie par exemple), leur étiologie ou la mise en lumière d’une organisation ou d’un processus.
Références mobilisables : Quelques remarques sur l’origine des erreurs – avec J. Pailhous (1974), Fiabilité et sécurité (1982), Analysis of human errors in industrial incidents and accidents for improvement of work safety- avec J. Rasmussen (1983), L’analyse de l’erreur dans les nouvelles technologies : voies de recherche (1988), La fiabilité et l’ergonomie : spécificité et complémentarité (1990), Cognitive error analysis (1999), L’erreur comme défaut et moyen de contrôle de l’activité en situation de travail (2009), Mélanges ergonomiques (2011).
Jacques Leplat a mis en avant dans plusieurs publications (Leplat, 1988, 2005) le paradoxe des automatismes au travail : ils sont gages d’efficience et permettent de gagner en rapidité dans l’exécution des opérations du travail, mais ils peuvent être source d’erreur si l’automatisme est activé dans un environnement différent des conditions habituelles.
Les articles proposés porteront sur l’analyse des automatismes au travail. Puisqu’ils échappent en grande partie à la sphère de la conscience, leur description relève d’un défi méthodologique. Ils pourront mettre en évidence l’importance des automatismes pour la réalisation des tâches, mais aussi la question de leur acquisition ou de leur transmission. Ces articles pourront également aborder les manières entretenues pour que ces automatismes restent souples, autrement dit ouverts à la variabilité des situations pour éviter qu’ils soient une source d’erreur.
Références mobilisables : Les habiletés cognitives dans le travail (1988) ; Les automatismes dans l’activité : pour une réhabilitation et un bon usage (2005), Les gestes dans l’activité en situation de travail : aperçu de quelques problèmes d’analyse (2013)
Dans le vocabulaire de la psychologie ergonomique, les compétences relèvent des conditions internes. Elles peuvent être inférées de la réalisation d’une tâche ou de la résolution d’un problème complexe. On parlera de la manifestation d’une compétence (au singulier). Les compétences peuvent aussi être évaluées : on cherchera à identifier chez un sujet l’aptitude à réaliser une famille de tâches ou une tâche précise. Jacques Leplat n’aura eu de cesse de mettre en évidence la polysémie du terme et ses équivalents sémantiques (aptitude, capacité, habileté, savoir-faire) (Leplat, 1991, 2011). Les mots nouveaux permettent parfois de renouveler notre compréhension des phénomènes, mais ils peuvent aussi, parfois, n’introduire que de la confusion par rapport à des concepts déjà existants. Sur la notion de compétence, comme pour d’autres concepts, Jacques Leplat se sera donné l’objectif d’en discipliner l’usage, d’un fixer le périmètre, mais d’en définir les domaines d’application possibles, en prenant à chaque fois une recherche ou un exemple précis. Il a travaillé à la fois sur la dénotation et l’extension de cette notion. Dans le cas des compétences, cela passe par la stabilisation de leurs caractéristiques : les compétences sont finalisées, apprises et « organisées en unités coordonnées pour la réalisation d’un objectif (Leplat, 2001, p. 43). Trois problématiques pourraient être traitées dans les textes portant sur la notion de compétence dans une perspective de psychologie ergonomique. La première est la difficulté méthodologique d’accéder aux compétences que Jacques Leplat appelle « incorporées » (1995). La compétence demeure invisible et s’efface derrière son résultat. C’est l’absence de compétence qui se voit ! Les textes soumis pourraient proposer un renouvellement de l’accès aux compétences « incorporées ». La deuxième problématique serait celle des compétences collectives : s’agit-il d’une transposition (une hypothèse de travail) ? un concept opératoire ? Quelles en sont les composantes (les unités) ? Enfin, une troisième problématique pourrait être le développement des compétences en l’articulant avec l’expérience en situation (Leplat, 2011). L’expérience « sédimentée » constitue la « mémoire » de la compétence, le réservoir de cas singuliers qui ont été résolus par le professionnel et dans lequel il peut puiser pour s’affranchir d’une « expérience épisodique » (Rogalski et Leplat, 2011). Comment se développent les compétences ?
Références mobilisables : Compétence et ergonomie (1991), A propos des compétences incorporées (1995), Compétences individuelles, compétences collectives (2000), Les compétences dans l’activité et leur analyse (2008), Mélanges ergonomiques (2011), L’expérience professionnelle : expériences sédimentées et expériences épisodiques (avec J. Rogalski)
Cette thématique pourrait être abordée selon deux approches.
Dans une première, il s’agirait de décrire le passage de l’analyse ergonomique d’une activité professionnelle à la conception d’activités d’apprentissage de cette activité (Leplat, 2002). On pourrait s’intéresser, par exemple, au découpage de l’activité en unités et à la prise en compte du contexte pour favoriser le transfert et la recomposition des compétences élémentaires (Leplat, 1955). Les activités d’apprentissage pourraient prendre la forme d’un apprentissage par la simulation, en centrant l’analyse en particulier sur la distance négociée entre la situation d’apprentissage et la situation de travail (Leplat, 2008). Enfin, c’est le repérage de difficultés concrètes dans la réalisation d’une tâche qui pourrait amener à la conception d’une formation en réponse à de nouveaux défis (liés à la qualité des ressources, un nouvel environnement de travail, la surcharge ou l’intensification du travail).
Une deuxième approche pourrait porter sur une analyse de l’activité en formation. En le faisant, l’analyse ne portera pas sur l’objet à apprendre ou la tâche à réaliser, mais sur les conditions internes et externes de l’apprentissage. Tout sujet en formation se voir proposer des objectifs de formation. Un premier décalage peut exister entre l’objectif officiel et l’objectif redéfini par le sujet. L’analyse pourrait porter sur la régulation, par la formatrice ou le formateur, de l’écart entre les fins propres du sujet et celles de la formation prescrite (ou obligatoire). L’analyse pourrait porter également sur les conditions externes (Leplat, 2006), soit l’aménagement des espaces de formation en vue de l’apprentissage (par exemple dans le cas) ou les instruments de la formation ou encore les formats pédagogiques (seatwork, recitation script, exposé magistral, apprentissage coopératif) qui orientent les configurations de l’activité collective en formation.
Un intérêt tout spécifique pourrait être porté à l’analyse des activités collectives en vue de la formation à la coopération professionnelle. Dans ce cas, il semble évident que le découpage de l’activité collective en activités individuelles ne mobilise pas l’unité d’analyse adaptée pour recomposer le collectif de travail. Cette identification de l’unité fonctionnelle par l’analyse du travail pourrait être le point de départ de la conception de formations originales, voire inédites.
Références mobilisables : Ergonomics and Professional Training : Work Analysis and Problem Diagnosis (1967), Psychologie de la formation (2002), Les contextes en formation (2006), Formation et didactique professionnelles : un chemin psychologique dans l’histoire (2008)