1La pratique du métier d’ergonome, comme toute pratique professionnelle, est une forme d’activité humaine et se prête ainsi, dans le cadre d’une théorie de l’action, à l’étude des rationalités à l’œuvre en vue d’enrichir les modèles d’interventions existants (St-Vincent et coll., 2011). La vision positiviste des sciences qui amène à croire que le praticien met en application des connaissances scientifiques pour résoudre des problèmes est profondément remise en cause par les travaux de Schön (1983). Nous adoptons ici la vision d’un ergonome « praticien réflexif » (Daniellou, 1992 ; Daniellou, 1999) dont la tâche « n’est pas de résoudre les problèmes en faisant preuve d’une certaine rationalité technique, mais de les construire » (Daniellou, 2003, p. 27). L’ergonome est un travailleur comme les autres : il joue son identité, mobilise sa subjectivité, régule des aspects non anticipables de l’intervention (Daniellou, 2006).
2Trois éléments contextuels nous ont poussés à écrire cet article.
- 1 Dans le cas étudié, l’accès au directeur (décideur) n’était pas quotidien. Mais dans d’autres cas l (...)
3En premier lieu, il s’agit d’un constat que nous partageons avec St-Vincent et coll. (2011) sur le fait qu’un certain nombre d’ouvrages et d’articles existent en ergonomie sur l’étape du diagnostic, mais bien moins sur le passage crucial du diagnostic aux transformations et en particulier vis-à-vis des stratégies mises en œuvre ayant conduit volontairement ou non à ces décisions d’investissement. S’intéresser à ce basculement1 ne signifie pas limiter l’analyse à ce qui se joue exclusivement au moment où ces décisions se prennent, mais à analyser ce qui a été construit stratégiquement en amont pour aboutir à ce résultat. Dit autrement, à avoir une vision d’ensemble sur la façon dont l’intervention ergonomique a pu se construire socialement et techniquement (Daniellou, 1996) dans un contexte particulier et sur la façon dont cette construction a pu favoriser ou non les décisions d’investissement prises.
4En second lieu, les demandes récurrentes exprimées par les ergonomes novices et les étudiants en ergonomie sur le fait de pouvoir bénéficier de récits relatant l’expérience « des autres », pour gérer les situations auxquelles ils sont ou seront confrontés (Beaujouan et Daniellou 2012, Beaujouan et coll., 2013). Les ergonomes en formation ou débutants sont en attente de partage de pratique pour répondre à leurs craintes formulables en matière de manque d’expérience et d’opérationnalisation des savoirs (Lancry et coll., 2006). Ainsi, la mise en récit d’intervention ergonomique est une occasion d’enrichir et de mettre à jour leur bibliothèque de situations
« pour la prochaine fois [et pour] prendre des précautions supplémentaires » (Petitet coll., 2007, p. 398).
5En troisième lieu, nous avons pu bénéficier de conditions de recherche propices à l’étude d’un processus d’intervention ergonomique. Le processus, les négociations, les argumentaires construits dans ce contexte particulier constituent des données utiles à étudier, à la fois car nous pensons que nous avons besoin de progresser sur ces éléments (par exemple, St-Vincent et coll., 2011), mais aussi parce que ces analyses constituent des matériaux de mise en discussion et d’engagement de controverses professionnelles (Clot, 2010) indispensables au développement du métier et de la discipline.
6L’un des enjeux de cet article est de capitaliser progressivement des formes de pratique actualisées ayant fait leur preuve ou au contraire ayant montré leur limite au vu des effets produits vis-à-vis de difficultés repérées par la littérature dans l’exercice professionnel du métier d’ergonome et son apprentissage (par exemple, Viau Guay, 2009 ; Vézina et Baril, 2009). Cela nécessite à nos yeux d’adopter des modes de traitements homogènes de ces cas pour identifier des formes de régularités utiles pour la pratique et l’apprentissage du métier d’ergonome (Beaujouan, 2011 ; Coutarel, 2014).
- 2 Au sens de Ricoeur (1983), c’est-à-dire ayant une influence majeure sur la suite des évènements, et (...)
- 3 La mise en œuvre concrète des plans d’actions accompagnés en partie par les ergonomes ne sera pas d (...)
7L’article se déclinera de la façon suivante. Tout d’abord, nous poserons la posture épistémologique et la méthodologie de recherche. Puis, nous présenterons les résultats mettant en lumière la construction d’un processus d’intervention mis en œuvre par un collectif d’ergonomes, appelé par une équipe de direction de lignes d’assemblage d’avions en difficulté vis-à-vis d’un objectif de montée en cadence de la production. La monographie rend compte du contexte dans lequel la demande d’intervention a émergé, de l’énigme initiale, des moments pivots2 de l’intervention, et des dénouements. Pour le cas étudié il s’agit de la décision d’un investissement financier lourd validé par l’équipe de direction pour optimiser le processus industriel3. Ces résultats seront discutés sous l’angle, d’une part, des stratégies adoptées par les ergonomes et, d’autre part, des compétences à développer pour être en mesure de les mettre en œuvre. Enfin, nous pointerons les limites de l’étude ainsi que les perspectives qu’elle ouvre sur le plan épistémologique et sur la pratique du métier d’ergonome et son enseignement en tant que tel.
8Nos travaux s’inscrivent dans une perspective constructiviste pragmatique (Morin et Le Moigne, 1999). Plusieurs postulats théoriques y sont sous-jacents : interdépendance entre ce qui vient du raisonnement du chercheur et ce qui vient du contexte de la situation étudiée dans le processus de construction de connaissances (l’intervention ergonomique se reconstruit a posteriori de façon collaborative à partir de traces précises d’activité) ; aucune hypothèse ontologique sur l’existence et la nature d’un réel en soi n’est posée, le but de la connaissance est de construire des modèles intelligibles de l’expérience humaine, où l’enjeu n’est pas de connaître le réel, mais l’expérience du réel (l’intervention ergonomique est analysée sous l’angle de la perspective qu’en ont les acteurs, ici une équipe d’ergonomes) ; le statut de la connaissance est de l’ordre de l’interprétation plausible. Ce type de recherche permet d’aboutir à des modélisations génériques aboutissant à des propositions activables, c’est-à-dire qu’il y a mise à l’épreuve des résultats dans une nouvelle boucle d’investigation où l’objectif n’est pas de connaître le réel mais l’expérience du réel (les résultats obtenus vis-à-vis du processus d’intervention ergonomique identifié constituent des données de recherche à éprouver dans d’autres contextes d’intervention).
9L’analyse ergonomique de l’action transformatrice de l’ergonome (Baradat, 1999 ; Lamonde, 2000) est un objet de recherche en soi (par exemple, Daniellou, 1999) et vise à la fois la production de modèles de l’activité des « opérateurs » impliqués dans les situations de travail analysées et des modèles de l’action ergonomique de transformation des situations de travail.
10Plusieurs matériaux ont été exploités pour documenter l’activité du collectif d’ergonomes :
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d’une part des traces d’époque analysées de façon combinée (Petit et coll., 2007), telles que : courriels ; comptes rendus de réunions d’équipe ; supports de présentation ; carnet d’enquête matérialisant les raisonnements à l’œuvre, les doutes, les stratégies envisagées ; archivages d’investissements, etc. ;
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d’autre part des entretiens ciblés avec certains membres du service Ergonomie et performance industrielle ayant contribué à l’intervention. L’objectif est de reconstruire l’expérience passée par sa mise en récit de façon ciblée et située sur la base de traces d’activité recueillies.
11La mise en récit de l’intervention ergonomique est recherchée pour discuter ou proposer des modélisations scientifiques sur la pratique :
« À partir du travail de recueil [de données empiriques], le chercheur peut procéder à une mise en récit de l’intervention basée sur les données factuelles collectées, et sur une interprétation des orientations prises par l’intervenant aux différentes étapes. […] Une telle mise en récit devient le matériau sur lequel le chercheur va se baser pour argumenter la validité du modèle qu’il propose » (Petit et coll., 2007, p. 406).
12La catégorisation proposée du processus d’intervention ergonomique s’appuie sur le cadre théorique de la narratologie structurale (Barthes, 1981), que nous avons adapté au contexte de l’étude d’une intervention ergonomique (Beaujouan, 2011). Cette dernière a été analysée sous l’angle d’un récit présentant :
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une succession de complications (obstacles, difficultés rencontrées par les protagonistes). Cela constitue son intrigue fondamentale ;
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un procès matérialisé par la succession d’actions (chronologique et/ou causale) des ergonomes et autres acteurs, ce procès ayant un début, un milieu et une fin ;
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une succession d’actions intentionnelles plus ou moins ordonnées, prévues ou non prévues en vue d’atteindre un/plusieurs but(s) professionnel(s) explicité(s) ou non ;
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une implication d’intérêts humains (critères de qualité, de productivité, de sécurité, etc.) ;
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une description de ce qu’il advient à l’instant (t+n) des prédicats d’être, d’avoir et/ou de faire, qui caractérisent les protagonistes à l’instant (t).
13Cette caractérisation de l’expérience humaine trouve un écho particulier dans les démarches d’évaluation des interventions en milieu complexe proposées par Berthelette (2002), en particulier lorsque l’auteure indique qu’un enjeu dans un tel contexte consiste à questionner « le modèle sous-jacent à l’intervention » des protagonistes (dans notre cas ergonomes), c’est-à-dire :
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d’une part, l’explication de la nature des objectifs à atteindre et la façon dont l’intervention devrait être élaborée et implantée pour les atteindre ;
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et, d’autre part, l’explication des facteurs d’intervention contextuels par lesquels les actions des ergonomes sont censées produire les effets recherchés.
14Ce modèle sous-jacent est à mettre en perspective avec le processus réel de l’intervention, les effets effectivement produits, ceux qui n’ont pas été produits et qui étaient recherchés et enfin ceux non attendus ayant émergé.
15Dans cette perspective, Baril-Gingras (2003) s’est appuyée sur les récits professionnels dont les ergonomes lui faisaient part pour identifier les théories sous-jacentes structurant à la fois leur action transformatrice dans les entreprises, y compris les interactions sociales, et les choix stratégiques réalisés pour atteindre cet objectif. La reconstruction de l’expérience passée par sa mise en récit est, dans le cadre théorique mobilisé, un résultat en soi qui fera l’objet de discussions ultérieures.
16Dans notre cas, l’analyse du processus d’intervention ergonomique s’est articulée autour de six moments pivots :
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la situation initiale (point de départ de l’intervention ergonomique) matérialisée par une demande de la direction exprimée à des ergonomes et ayant émergé dans un contexte particulier ;
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la présentation par les ergonomes des conditions de mise en œuvre de l’intervention ergonomique et la validation du principe d’intervention par la direction ;
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- 4 À savoir qu’un « poste » en aéronautique peut représenter jusqu’à 50 compagnons réalisant de façon (...)
la présentation de l’intervention aux opérateurs du poste4, et l’acceptation de la démarche et des ergonomes ;
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la capitalisation des résultats clés du diagnostic ergonomique de performance ;
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la restitution à l’équipe de direction du diagnostic ergonomique de performance et des plans d’actions à envisager ;
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la décision par l’équipe de direction d’un investissement d’amélioration du processus industriel.
17Ces moments pivots ne se sont pas enchaînés de façon linéaire. L’itinéraire, semé d’embûches, avec son lot de difficultés et de surprises, de freins mais aussi d’opportunités à saisir par le collectif d’ergonomes, s’est révélé être un sujet d’étude particulièrement riche du point de vue des stratégies mobilisées par les acteurs.
- 5 Ce qui est visé n’est pas de rendre compte de façon exhaustive de l’expérience passée et des élémen (...)
18Pour chaque moment pivot où sont directement impliqués les ergonomes, nous avons essayé, autant que possible, de renseigner les points significatifs5 dans la perspective des acteurs :
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la nature des objectifs à atteindre (effets recherchés) ;
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la stratégie envisagée en vue de les atteindre ;
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la stratégie réelle mise en œuvre (adaptation éventuelle de la stratégie envisagée au vu d’éléments contextuels arrivés en cours de processus) ;
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les effets.
19Nous nous situons au cœur d’un site industriel ayant notamment pour fonction de réaliser les assemblages finaux d’avions. Il existe deux postes de « jonction » des voilures (P40) et deux postes en aval de jonction du fuselage, du plan horizontal réglable, de la dérive, des trains d’atterrissage et des mâts-réacteurs (P35). À ce stade, l’avion sort sur ses roues (fig.1). Deux lignes de fabrication fonctionnent parallèlement. La ligne A, conçue 14 ans auparavant, assemble quatre gammes d’avion d’une même famille (A330), la ligne B, conçue cinq ans auparavant assemble en alternance des A330 mais aussi des A340 (deux gammes supplémentaires) avec un processus d’assemblage différent. Ces deux lignes se ressemblent, mais ne travaillent pas du tout à la même cadence, c’est-à-dire le nombre d’avions produits par mois (la cadence de la ligne A est le double de la ligne B). Pour honorer le carnet de commandes, un projet est déployé pour doubler la cadence de ligne B.
Figure 1. Organisation spatiale des postes d’assemblage avion (à gauche). Photo du poste 35A (à droite)
20À cette époque, deux éléments de contexte sont cruciaux pour comprendre la suite des évènements. Tout d’abord, les différents services de la chaîne (Qualité, Agents Études Temps, Production, Bureau Études Outillage…) constatent un surcoût important des avions assemblés sur la ligne B comparativement à la ligne A. Ce surcoût est globalement attribué à une problématique « facteurs humains ». De plus, il existe une crainte importante de l’équipe de direction quant à la non-tenue des cadences de production, qui doivent être augmentées pour tenir les objectifs. Pour la direction, il y a
« un manque d’accoutumance des compagnons de la ligne B à l’alternance des six gammes d’avion. En effet, les services techniques ont travaillé pour apporter toutes les améliorations possibles, donc s’il reste des problèmes, ce sont des problèmes humains ».
21La demande arrive par la voie du directeur de la ligne d’assemblage au service Ergonomie et performance industrielle.
- 6 Appelé schéma à cinq carrés dans le jargon ergonomique, ce modèle de double régulation de l’activit (...)
22Cette demande a eu pour effet immédiat le déclenchement d’une réunion urgente de l’ensemble du service (quatre ergonomes). Ces derniers ne savaient pas d’où venaient les surcoûts, mais ils pensaient avoir des compétences pour comprendre et aider à la résolution de cette énigme. Un objectif clair pour deux finalités : répondre favorablement en apportant une proposition méthodologique concrète et opérationnelle au directeur, d’une part pour répondre à la problématique industrielle posée, et d’autre part pour positionner les interventions ergonomiques comme appui aux évolutions industrielles des chaînes d’assemblage. Le besoin immédiat était de rencontrer le directeur pour comprendre les enjeux contextuels, les échéances temporelles et surtout lui proposer une démarche rigoureuse où il pourra à la fois situer et valider l’étendue du champ d’investigation des ergonomes, et l’étendue du champ des transformations susceptibles d’être la cible de l’accompagnement des ergonomes. Pour cela, un support de présentation a été construit. En premier lieu apparaît un modèle ergonomique de performance d’un système de travail6. L’objectif à atteindre était de justifier la méthodologie, les champs d’investigation et de transformation, et la place centrale de l’analyse de l’activité humaine mise en relation avec les indicateurs de performance à atteindre et réelle. Une présentation explicite du rôle de l’ergonome ainsi que des règles de fonctionnement liées à l’intervention clôturent ce support (par exemple : « aucune étude en dehors d’un vrai projet », « respect strict des règles déontologiques », etc.).
23La réunion se tient quelques jours après sollicitation du service Ergonomie et performance industrielle. Après présentation, par le directeur, des enjeux et du contexte de la sollicitation, les ergonomes présentent la façon dont ils envisagent d’amorcer ce travail (contenu, livrables et conditions) en s’appuyant sur le support construit. Aucune décision n’est prise par le directeur à l’issue de la réunion. Les vacances de Noël arrivent.
24Un mois plus tard, le directeur valide la méthodologie et insiste sur le caractère urgent et stratégique de la demande, sans cacher ses inquiétudes quant au temps que cette investigation nécessiterait. Ceci a eu pour effet une réorganisation totale du plan de charge des ergonomes par la responsable du service au vu des objectifs à atteindre et des craintes du directeur : arrêt des missions en cours, tout le service est affecté à ce dossier.
25Une embûche a été rencontrée au début de l’intervention. Lorsque les ergonomes ont souhaité présenter leur rôle et le point de départ de l’intervention au groupe de production (chefs d’atelier, chefs d’équipe, compagnons, qualiticiens), des réactions négatives sur le « problème a priori humain d’accoutumance aux versions avion » ont émergé. Ils se sont sentis mis en accusation par la direction. Or, l’enjeu était l’acceptation de l’intervention par les opérateurs pour réaliser le travail d’investigation. Cet élément de contexte a pesé sur la façon de construire socialement et techniquement l’intervention. Il était essentiel de remédier à cela pour intervenir dans un climat plus serein. Pour atteindre cet objectif, les ergonomes s’étaient entendus sur une stratégie collective : faire la démonstration rapide qu’il n’y avait pas que les causes humaines qui allaient être investiguées pour ne pas renforcer cette tendance au jugement. Par exemple, les indicateurs de performance ont été analysés à la loupe, l’enclenchement réel des opérations a été construit, les parcours formants analysés, etc. En effet, en quelques jours, les opérateurs collaborent pleinement et verbalisent leur intérêt pour l’étude en interrogeant le périmètre de l’analyse (le robot, la logistique, etc.).
26Le périmètre à investiguer était tel qu’il était primordial de répartir les tâches au sein du collectif d’ergonomes. L’objectif était clair : découvrir l’ensemble des causes racines explicatives du surcoût de fabrication des avions de la ligne B et des difficultés de montée en cadence prévisibles à court terme. Cet objectif a fortement guidé la conduite de l’investigation concrète : analyse d’un nombre important d’indicateurs de performance provenant du Service qualité et production (nombre et types de défauts, indicateurs de performance robot, nombre d’aléas, heures d’inactivité), du médecin du travail (analyse de la population, nombre et typologie d’accidents notamment), des agents d’étude du travail (temps des opérations prescrites et enclenchement théorique de celles-ci, etc.) afin de reconstruire le processus théorique de travail. Parallèlement à cela, des observations globales ont été réalisées sur l’ensemble du processus : temps passé au montage de la dérive, des trains, et aussi ceux de la couture du tronçon, avec relevés de l’organisation réelle, des difficultés rencontrées par les compagnons, des modes opératoires réels, etc.
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- 7 Cette opération consiste à assembler les tronçons du fuselage deux à deux par perçage, alésage du t (...)
Premier élément majeur de l’enquête à partir de ces informations combinées : l’effectif observé au poste était supérieur à l’effectif théorique. Par ailleurs, les ergonomes notent un retard systématique sur les opérations de couture de tronçon7, et cela quelle que soit la version avion. L’hypothèse de difficulté d’accoutumance des compagnons aux versions avion n’explique pas le constat, en attestent les traces d’époques formalisées par les ergonomes : « Ça n’est pas exact que la diversité avion a des répercussions importantes sur les conditions de réalisation de la couture, dans tous les cas, c’est difficile ».
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- 8 La couture est réalisée en partie par perçage manuel (trous « balise ») permettant à un robot trava (...)
- 9 Les exigences techniques à satisfaire pour obtenir un trou conforme sont les suivantes : un perçage (...)
Deuxième élément majeur, en matière de qualité, pas de problème décelé pour les opérations de montage. En revanche, sur les opérations de couture, les ergonomes découvrent 80 % de défauts produits par le robot-perceur8, non relevés par le service qualité, car réparés par les compagnons entre temps et donc non tracés (seuls les écarts finaux à la définition du plan sont tracés). Un schéma synthétisant l’enclenchement théorique et réel des opérations a été construit. La durée de l’opération de perçage manuel était réduite de moitié par rapport au prescrit. L’opération théorique robotique requérait quatre opérateurs pour piloter le robot et fixer les fixations, mais aussi pour des assemblages manuels sur des zones non accessibles aux robots. Dans le réel, la phase robotique pure était déconnectée des opérations manuelles assurées par deux opérateurs supplémentaires. Ainsi, les robots étaient arrêtés deux fois plus tôt que prévu grâce à ce sureffectif. En revanche, des temps dédiés aux réparations étaient quant à eux très importants et non prévus dans le cycle « nominal » (cinq vacations à quatres opérateurs) ; ceci permettait de réparer des défauts concernant les trous9 et les fixations. Toute déviation du geste de perçage supérieure à 2° par rapport à l’axe du trou crée un défaut de surface à l’intérieur du trou, que le robot ne peut récupérer et que l’opérateur devra réparer manuellement en agrandissant le diamètre du trou.
27Il fallait désormais pour les ergonomes découvrir les causes « racines » des réparations. Elles étaient de deux ordres, techniques et humaines. Sur le premier volet, le robot générait lui-même des défauts (par exemple, tête de fixation dépassant le tôlage, insertion d’une fixation trop longue ou trop courte, etc.), ce qui conduisait les compagnons à chasser la fixation, retoucher la fraisure si besoin, jauger l’épaisseur du tôlage afin de remettre une fixation adaptée. Sur le volet humain, les exigences du perçage étaient élevées. Tous les compagnons avaient appris sur avion, avec la certitude d’avoir été mis en échec, les tuteurs n’avaient pas de programme de formation, d’outils pédagogiques. Ils enseignaient par démonstration, mais n’avaient pas la capacité à valider un geste et une posture adaptés à la morphologie de chaque apprenant. Les parcours formant étaient peu structurés dans une logique d’apprentissage progressif avec respect de qualification préalable, etc.
- 10 Le moulage correspond aux manoeuvres des plateformes de travail pour positionner les tronçons sur l (...)
28Se jouaient donc des questions de savoir-faire spécifiques qui, dans des conditions identifiées par les ergonomes (faible accessibilité, épaisseur de matière à percer…), aboutissaient à un taux de défaut de perçage beaucoup plus élevé faisant l’objet de réparations par des compagnons expérimentés. En dehors des problématiques de perçage, d’autres difficultés ont été découvertes par les ergonomes sur le volet organisationnel (respect des délais d’approvisionnement, coordination des opérations de moulage/démoulage10 de l’avion, etc.). Le travail de diagnostic dépasse largement ce dont nous souhaitons rendre compte ici, il n’est pas question d’être exhaustif.
29L’objectif à atteindre pour l’équipe d’ergonomes était de produire un effet permettant d’amorcer une décision favorable de la direction pour engager une phase d’amélioration du processus industriel.
30Plusieurs stratégies envisagées ont été mises en œuvre, il fallait construire la restitution du diagnostic. La première précaution anticipée a été d’organiser une réunion avec les opérateurs avant celle avec l’équipe de direction au cours du mois de février. Il s’agissait d’une part de valider les résultats du diagnostic, l’enrichir éventuellement, et d’autre part de tester leur réaction par rapport à quelques pistes de solution. La réaction des compagnons qui s’en est suivie a été d’acquiescier aux difficultés trouvées, en particulier le caractère « fragile » du geste et la difficulté d’intégrer les novices. Leur retour a permis d’enrichir le diagnostic. En revanche, un élément non anticipé par les ergonomes fut le doute émis par les opérateurs quant au fait que la hiérarchie dédiera du temps pour se former hors avion alors que le besoin existait. En effet, parmi les pistes envisagées, un atelier d’entraînement reproduisant les difficultés avion a été évoqué, car le service avait déjà développé ce même principe (pour les peintres aéronautiques et pour l’assemblage de l’A380). Cet élément a été perçu comme central dans la stratégie construite par le collectif d’ergonomes. Un objectif nouveau apparaissait donc : dépasser une résistance potentielle de la direction quant à la nécessité d’investir sur les conditions de formation et d’apprentissage professionnels.
31Les ergonomes avaient transmis volontairement peu d’éléments à la direction, avant cette date. Dans leur perspective et dans le contexte particulier d’intervention, ce qui était visé était de transformer la représentation du métier d’ergonome auprès des décideurs et de démontrer l’apport en profondeur de l’analyse systémique menée : cet apport étant moins facile à percevoir si le diagnostic est transmis « parcellisé ».
32Un support de présentation a été construit collectivement où le soin pris à la schématisation des phénomènes analysés a été important pour le collectif d’ergonomes. Le fait de proposer de manière articulée le diagnostic et les plans d’actions à mettre en œuvre était essentiel car l’objectif était à la fois de rendre compte des difficultés rencontrées, leurs coûts importants sur les plans humain et économique, les causes racines enchâssées, mais aussi et surtout d’amorcer dès à présent un engagement de la direction à aller plus loin en présentant une vision d’ensemble de la façon dont les problèmes pourraient être traités et le rôle des ergonomes.
33La restitution, fin février, posait d’emblée le nœud du problème : « En l’état actuel, les pertes de temps constatées sur les postes 35 ne sont pas liées au fait de changer de version avion, mais sont liées aux difficultés à obtenir la qualité au premier coup : si vous voulez monter en cadence, il va falloir améliorer la qualité réelle sinon vous n’y arriverez jamais. Et pour cela, il faut au moins améliorer la performance du robot, et résoudre les problèmes issus des activités de perçage manuel. Nous vous présenterons par la suite des plans d’action prioritaires ». L’analyse du support de restitution du diagnostic indique que la construction de l’argumentaire ne fait pas apparaître les informations dans l’ordre où elles ont été capitalisées en cours d’enquête par l’équipe d’ergonomes. Par ailleurs, ce qui est visé c’est un engagement de l’équipe de direction quant au fait de lancer une démarche de modernisation technique et organisationnelle sur ce poste.
34Deux jours plus tard, l’équipe de direction a donné son aval pour poursuivre la démarche. L’objectif à atteindre pour les ergonomes était double : poursuivre les analyses permettant d’établir de façon plus exhaustive les problématiques rencontrées pour l’ensemble des modèles avion assemblés sur les lignes concernées, ce qui n’avait pas pu se faire, et construire de façon collaborative des pistes d’amélioration en vue de proposer une priorisation financièrement et techniquement instruites de ces actions à l’équipe de direction. Pour cela, un séminaire de deux jours a été organisé par les ergonomes, avec un thème traité par demi-journée et un travail en petits groupes (par exemple : performance du robot, perçage manuel, opération de démoulage/moulage, etc.). Des thématiques par opération avion permettaient d’avoir les personnes ressources spécialistes du domaine pour les métiers « industrialisation ». Dans chaque groupe étaient présents un chef d’atelier, un chef d’équipe, deux compagnons, les quatre ergonomes, un agent études temps, deux personnes des métiers industrialisation (process et outillages). Il était important, dans la perspective des ergonomes, de partir des analyses issues du diagnostic pour ensuite travailler sur les solutions envisageables.
35Les propositions de plans d’actions élaborés lors du séminaire ont été présentées le 21 mai à la direction. Ainsi par thème, le directeur a pu prioriser les actions à lancer par rapport à leur investissement (ressources, financier, complexité de mise en euvre). Cette étape clé a permis un engagement de la direction en matière de répartition des ressources à mobiliser pour mettre en œuvre concrètement les recherches de solution.
36Les traces analysées montrent que la temporalité des plans d’actions n’a pas été la même pour tous. Certains se sont concrétisés rapidement sans soucis majeurs, d’autres ont été plus longs bien que peu complexes, d’autres encore ont été longs et complexes à mettre en œuvre. Et enfin d’autres ont été abandonnés en raison d’infaisabilité technique. Dans les dix-huit mois qui ont suivi la décision de la direction d’aller plus loin dans la recherche de solutions, des investissements ont été réalisés : des changements organisationnels ont eu lieu (non sans difficultés pour les ergonomes pour les rendre perennes). Un atelier d’entraînement appelé « salle training » rattaché à la production est en place avec un responsable et des compagnons référents qui forment pendant quatre semaines leurs futurs collègues (hors avion) et selon un programme de formation progressif. Le principe est basé sur l’obtention d’un niveau de qualité stabilisé par le compagnon avant de partir sur avion. Ce processus de formation est aujourd’hui inscrit dans le parcours formant et reconnu pour son efficacité (obtention d’un « award » et développement de es ateliers dans l’entreprise). Les chefs d’équipe indiquent qu’avant les compagnons étaient reconnus autonomes en moyenne dix-huit mois après avoir été propulsés sur les lignes d’assemblage. Aujourd’hui, et après passage en salle training, il faut en moyenne trois mois : le temps d’atteinte de la compétence cible a été divisé par six. Les conditions d’apprentissage du lycée professionnel de l’entreprise ont été transformées (abandon des perçeuses à colonne, conception de situations de formation et d’apprentissage plus proches des conditions avion). Les robots ont été modifiés et reprogrammés permettant de réduire de 70 % les défauts qualité. Le processus de moulage-démoulage de l’avion a été optimisé au niveau de la coordination des tâches opérateurs (création notamment de fiches permettant de réduire la durée de 60 %).
- 11 Vergnaud (1996) définit le concept de schème de la façon suivante : une organisation invariante de (...)
37Ces résultats sont discutés dans un premier temps à partir d’une analyse des stratégies adoptées par les ergonomes dans le processus d’intervention, en mettant en lumière quelques schèmes clés11, mobilisés par les professionnels pour arriver à leur fins. Ensuite, nous discuterons des compétences que cette étude de cas invite à modéliser dans un contexte de formation d’ergonomes.
38Les résultats obtenus confirment que le travail des ergonomes ne consiste pas d’abord à résoudre des problèmes posés, mais bien à poser les termes des problèmes, à les cerner, à mettre des mots et construire des schématisations des éléments qu’ils ont choisi de retenir (St-Vincent et coll., 2011). L’activité de l’ergonome, loin d’être seulement une activité de résolution de problèmes, est d’abord une activité de construction de problème :
« Les données de départ sont incomplètes, mal définies ; le but est à construire, de façon itérative ; les procédures et étapes dépendent des résultats intermédiaires, des marges de manœuvre qui s’ouvrent et se ferment tout au long de l’action » (Christol et Mazeau, 1996, p. 225).
39Le travail de positionnement de l’intervention ergonomique vis-à-vis des opportunités et freins qui se sont progressivement dessinés est récurrent pour les ergonomes, dès les premiers contacts avec l’équipe de direction jusqu’aux décisions finales d’investissement. La façon de poser le problème avant d’engager sa résolution se gagne et ne constitue en aucun cas un acquis de départ. Construire le problème, c’est-à-dire le processus par lequel on définit les buts à atteindre et les moyens à utiliser, les éléments de la situation que l’on va retenir ou mettre de côté, nécessite un travail important qui va orienter considérablement la suite de l’intervention (Daniellou, 1996).
40L’analyse des stratégies adoptées par le collectif d’ergonomes en phase initiale d’intervention permet le repérage d’une cohérence d’ensemble entre :
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des buts (vis-à-vis de risques à anticiper) → obtenir les conditions minimales pour construire le problème (objectifs à atteindre, façon de poser le problème, moyens mis en œuvre, périmètre d’investigation et de transformation…), obtenir un engagement minimum de la direction quant aux suites à donner à partir du diagnostic posé ; les risques sont multiples : non-engagement des décideurs en temps et en moyens vis-à-vis des suites données au diagnostic, instrumentalisation des ergonomes à résoudre un problème plutôt qu’à le construire pour ensuite aider à le résoudre, etc. ;
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- 12 Il existe des degrés de catégorisation multiples dont nous ne pouvons pas rendre compte ici. Nous r (...)
des invariants opératoires : catégories a priori construites12 par expérience par les ergonomes : « équipe de direction prête à accepter ces conditions » (catégorie A), « équipe de direction pas prête à accepter ces conditions » (catégorie B), « équipe de direction fermée sur tel point » (catégorie C), etc.
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des inférences : prises d’informations par les ergonomes d’observables liés aux comportements des membres de l’équipe de direction (expression du visage, réactions langagières…) ;
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des règles d’action : si cas catégorie A alors forme et contenu de la proposition d’intervention « nominale » sans précautions particulières ; si cas catégorie B ou C alors adaptation du contenu (structuration de l’argumentation, etc.) et de la forme de la proposition d’intervention, etc.
41Le témoignage d’un ergonome extrait de l’ouvrage de St-Vincent et coll. (2011) à propos de l’analyse de la demande est intéressant :
« Il n’y a pas de savoir universel ni de bonne façon ! C’est de l’ad hoc ! […] On nous demande des réponses toutes faites […] il faut rester dans l’inconfort ! Parce que la tendance, c’est tellement de trouver le remède vite fait ! […] c’est une façon de porter la question en faisant confiance qu’il y a une réponse qui va venir » (op. cit, p. 276).
- 13 Sous réserve que les effets produits soient en phase avec les buts de l’ergonome.
42Certes, l’idée qu’il n’y a pas de bonne façon d’instruire une demande est légitime, mais il existe, au-delà des conduites hétérogènes, des organisations invariantes de la conduite qui pourraient être identifiées pour enrichir utilement les référentiels métier d’ergonome13.
43Dans le cas étudié, le contexte d’intervention (équipe de direction face à un défi et sans solution) est un élément important qui a pesé sur la stratégie adoptée. La situation perçue par les opérateurs de mise en défaut du facteur humain par la direction par rapport aux difficultés rencontrées a ré-orienté la façon de structurer l’investigation (démonstration rapide par les ergonomes que les causes humaines ne seraient pas les seules à être étudiées). Une autre cohérence d’ensemble apparaît, entre :
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des buts nouveaux issus d’élements contextuels (liés à des buts et sous-buts) : obtention d’un climat de confiance et d’une collaboration des opérateurs à la démarche d’analyse du travail ; le risque étant un blocage avec des conséquences majeures sur la possibilité de poursuivre l’intervention ;
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des invariants opératoires : « opérateur en confiance, collaboratif » (catégorie A), « opérateur en confiance, non collaboratif » (catégorie B), « opérateur méfiant, non collaboratif » (catégorie C) ;
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des inférences → prises d’informations par les ergonomes d’observables liés aux comportements des opérateurs (expression du visage, réactions langagières…) ;
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des règles d’action : si cas catégorie A alors démarche d’investigation « nominale » sans précautions particulières ; si cas catégorie B ou C alors adaptation de la manière d’envisager la façon dont l’enquête va être menée (par exemple, investigation rapide de causes techniques par les ergonomes dans la mise en œuvre de la démarche d’enquête pour montrer aux opérateurs que l’investigation n’est pas uniquement centrée sur les causes humaines).
- 14 Au sens « d’enquête ethnographique » : démarche de terrain, coconstruction avec les acteurs, prise (...)
44La construction technique de l’enquête14 est dans ce cas au service de la construction sociale de l’intervention, en particulier ici la création de relations de confiance et de crédibilité indispensables à la coconstruction de l’intervention ergonomique (Villena, 2001).
45Par ailleurs, plusieurs régularités en matière de stratégies ont été repérées vis-à-vis de la manière de faire progresser l’enquête. Ces dernières se structurent autour des buts fixés par les ergonomes : repérer et hiérarchiser des causes racines à l’origine des difficultés ayant fait l’objet de la demande d’intervention (préoccupation de montée en cadence) ; emporter l’adhésion des opérateurs vis-à-vis de la pertinence du diagnostic posé, tester les éventuels freins perçus pour la phase ultérieure de recherche de solutions opérationnelles. Le processus de construction de l’argumentaire à destination de la direction est quant à lui reconstruit à partir des résultats clés de l’investigation. Le but était de convaincre la direction d’engager une phase d’amélioration des situations de travail existantes.
46Le soin et le temps pris à la schématisation des phénomènes analysés pour les rendre intelligibles à l’équipe de direction, ainsi que la présentation articulée du diagnostic et des plans d’actions sont des éléments constitutifs d’une cohérence d’ensemble dans la stratégie d’intervention adoptée. Comme le souligne Hubault (2015), il ne s’agit pas pour l’ergonome de rapporter des faits, mais de rapporter des éléments de compréhension pour le monde des décideurs, avec les modes de représentation des phénomènes que cela implique pour amorcer une prise de conscience et des décisions d’investissement. L’intervention ergonomique est un acte pédagogique en soi (Dugué et coll., 2010). Nous notons que, dans le cas étudié, la phase d’enquête et la phase de construction de l’argumentaire à destination de décideurs sont deux processus liés mais guidés par des buts différents, avec des logiques propres.
47Enfin, la décision d’un investissement important et ciblé ne doit pas masquer en amont le travail stratégique des ergonomes et leur engagement à proposer à l’équipe de direction (après orientation stratégique) une priorisation des plans d’action et une définition des pistes d’amélioration, financièrement et techniquement instruites (mise en place d’un séminaire spécifique). Le cas étudié replace au cœur des discussions l’engagement de l’ergonome à participer activement dans son intervention au processus de recherche de solutions. Cela semble avoir été ici une condition importante contribuant à la décision prise par l’équipe de direction d’un investissement financier lourd pour transformer les conditions de réalisation du travail.
- 15 L’exhaustivité n’est pas visée ici, d’une part les compétences évoquées se limitent à celles pointé (...)
48Ce travail de recherche, ainsi que plusieurs études parentes menées actuellement dans d’autres secteurs permettent de conforter et enrichir certains aspects des référentiels de compétences existants sur lesquels peut s’arrimer une offre de formation en ergonomie. Quatre macro-compétences « cœur »15 sous-jacentes à l’exercice du métier d’ergonome peuvent être pointées à partir des résultats de l’étude :
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être capable de présenter une proposition d’intervention ergonomique accrocheuse, située, adressée à un ou plusieurs commanditaires. Cette proposition comprend notamment : le problème perçu par les interlocuteurs clés au vu de leurs enjeux, le problème initial (qui va se construire progressivement) compris par l’intervenant à partir des premiers contacts avec les acteurs de l’entreprise et éventuellement une ou plusieurs visites préalables ; les enjeux associés au travail d’ergonome qui va être réalisé ; les pistes susceptibles d’être investiguées dans le travail de terrain ; les conditions d’intervention pour mettre en œuvre la méthode adoptée, les leviers d’action susceptibles d’être la cible d’un accompagnement possible à l’issue d’un diagnostic ergonomique de performance (afin de préparer les interlocuteurs aux suites possibles d’accompagnement) ; la déontologie ; les livrables (y compris intermédiaires, écrits et oraux) ; le planning de l’intervention ;
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être capable de construire une enquête aboutissant à un diagnostic ergonomique de performance rigoureux. Le diagnostic argumente le lien entre les écarts de performance souhaitée/réelle (résultats entreprise ET effets homme), c’est-à-dire ce qui pose problème, ainsi que les causes racines en explicitant leurs incidences sur l’activité humaine. Il cible des axes de transformation/amélioration potentiels ;
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être capable de construire un argumentaire adressé à des décideurs (en adoptant des modes de représentation des phénomènes analysés intelligibles), en vue d’amorcer, à partir des orientations stratégiques de l’entreprise, une démarche d’amélioration des situations de travail ciblée ;
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être capable d’accompagner de façon collaborative la priorisation de plans d’actions et la définition de pistes d’amélioration financièrement et techniquement instruites. Ceci en contribuant le cas échéant à aider l’entreprise à définir et mettre en oeuvre une conduite de projet adaptée aux problématiques et aux objectifs fixés, dans des temporalités définies.
- 16 Il existe à notre connaissance deux revues de littérature récente sur ce thème (Viau-Gay, 2009 ; Be (...)
49Ces compétences « cœur » supposent le développement de compétences plus transversales identifiées dans la littérature comme étant la cible d’une formation d’ergonomes16 : des compétences stratégiques et argumentatives, des compétences relationnelles, des compétences techniques, des compétences éthiques et identitaires, des compétences de collaboration multi-métier, ou encore des compétences réflexives.
50Une limite, cible d’amélioration des recherches en cours et à venir, repose sur le fait que nous disposons dans les matériaux exploités de la seule perspective des ergonomes. À plusieurs reprises, il aurait été intéressant que les résultats obtenus soient complétés par les effets réellement produits sur les interlocuteurs de l’ergonome (équipe de direction, opérateurs, etc.) afin de bien cerner les éléments précis ayant produit tel ou tel effet souhaité par les ergonomes. Ce manque constitue une fragilité quant à la robustesse des éléments évaluatifs des stratégies adoptées. En effet, nous n’avons pas, actuellement, les moyens d’argumenter la part de telle ou telle stratégie adoptée de l’ergonome dans la survenue d’effets produits ou qui ne sont pas produits mais qui étaient souhaités. Par ailleurs, les données obtenues ne renseignent pas l’écart entre le modèle d’intervention prévu et celui réalisé. Les conditions méthodologiques à réunir pour atteindre ces objectifs sont plus complexes mais possibles. Cette limite explique une exploitation des données dans cette recherche sous d’autres versants que celui purement évaluatif des effets produits par les stratégies adoptées par les ergonomes. Notons que le dispositif méthodologique construit pour les recherches en cours prend en compte cette faiblesse et permet de documenter la perspective des ergonomes à partir de critères homogènes à ceux définis dans cette étude, tout en recueillant des données documentant la perspective des acteurs clés impliqués dans le processus d’intervention ergonomique.
51Ce type de démarche s’inscrit pleinement dans un paradigme constructiviste pragmatique au sens où chaque étude conduit à affiner le cadre théorique et méthodologique de l’étude suivante, mais également à influencer dans l’étude à venir des facteurs supposés impliqués dans les phénomènes étudiés dans l’étude antérieure. C’est à nos yeux une manière originale de contribuer, à partir d’une épistémologie reconnue scientifiquement, au développement de dispositifs méthodologiques d’étude de l’activité des ergonomes, à l’enrichissement des modélisations de l’intervention ergonomique et au repérage plus fin et sans cesse à renouveler des compétences susceptibles d’être la cible d’une formation au métier d’ergonome qui reste en rapport étroit avec les problématiques contemporaines que ces professionnels sont susceptibles de traiter.