Nous remercions nos divers partenaires culturels ayant collaboré et pris part au projet Ergonomie Jeunes Publics. Plus particulièrement, nous tenons à remercier les médiateurs et les jeunes adolescents ayant participé et consacré du temps à cette étude.
1Ces dernières années ont vu l’émergence de partenariats et de collaborations entre des ergonomes (équipe C3U, Laboratoire Paragraphe, Université Paris 8) et diverses institutions culturelles (Réunion des Musées Nationaux - Grand Palais, Centre Pompidou Paris et Metz, Louvre-Lens et le Musée des beaux-arts de Rennes) visant à mieux comprendre l’impact des médiations culturelles humaines et technologiques sur l’expérience muséale (Bationo-Tillon, 2013 ; Bationo-Tillon et coll., 2013 ; Lahoual et coll., 2014 ; Bationo-Tillon et Decortis, 2015). Les questions de recherche portées par l’ergonomie rencontrent les problématiques actuelles des institutions culturelles. En effet, appuyés par les législations, les musées sont engagés dans un projet de démocratisation culturelle qui vise la mise en accessibilité de l’art et de l’environnement muséal à une diversité de publics. Parmi l’éventail des publics, le jeune public (enfants et adolescents), considéré comme le visiteur de demain, suscite non seulement un intérêt accentué des institutions culturelles en matière de fréquentation, de fidélisation et de sensibilisation à l’art, mais il représente également un défi de taille compte tenu de la singularité de ce public possédant des représentations du musée, des besoins et des attentes divergents du public adulte. Dans cette perspective, la médiation culturelle tient un rôle décisif : un rôle d’intermédiaire pour
« favoriser la rencontre entre l’œuvre artistique et son destinataire » (Jacob et Bihan-Youinou, 2008).
2Ces médiations humaines sont donc importantes à étudier, car elles seront susceptibles de créer du sens dans l’accompagnement à la visite (Gomez, 2009).
3Pour documenter ces questions, nous mobilisons les outils de la démarche ergonomique à partir de la compréhension de l’activité de visite muséale dans sa dimension à la fois singulière, située et finalisée (Daniellou et Rabardel, 2005). Par ailleurs, la spécificité de l’étude que nous présenterons s’appuie sur l’articulation de deux points de vue de sujets sur leur propre activité : celui du jeune visiteur et celui du médiateur culturel qui accompagne ce public. Cela nous permettra de documenter les logiques intrinsèques de ces acteurs en interaction dans une situation de visite muséale guidée. Ces logiques intrinsèques désignent à la fois la
« multifinalité de l’activité des sujets »
et l’arbitrage opéré par ces derniers pour
« gérer des contraintes, apprendre en agissant, adapter son comportement à une double variabilité interne (liée à l’état du sujet) et externe (liée aux situations de travail qui ne se présentent jamais identiques à elles-mêmes) et acquérir des tours de mains permettant d’atteindre plus efficacement ses objectifs ».
4Et cela, malgré la tension provoquée par ce qu’on demande aux sujets dans l’activité et ce que cela leur demande en matière de compromis opératoires (Faïta et Saujat, 2010). Les logiques intrinsèques révèlent notamment l’écart existant entre les objets de l’activité de l’adulte et de l’enfant impliqués dans une coactivité. D’où l’importance de recueillir ces points de vue subjectifs afin de les articuler pour rendre compte d’une situation complexe comprenant deux systèmes d’activités interconnectés (Decortis, 2015 ; Bationo-Tillon et Rabardel, 2015 ; Bationo-Tillon et Decortis, 2015).
5Par ailleurs, appréhender le visiteur comme un « auteur de sa visite » qui élabore du sens dans cette activité singulière et qui porte des motivations et des attentes a été relativement peu étudié jusqu’à présent (Eidelman et coll., 2007). Et bien que répandues dans le monde de l’art et des musées, les études en sociologie ne permettent pas d’éclairer des situations dynamiques en prenant en compte leur singularité et les points de vue intrinsèques des acteurs. Pour ces diverses raisons, nous proposons dans cette étude d’envisager cette activité humaine en articulant les points de vue du médiateur culturel et des jeunes visiteurs.
6Dans cet article, notre objet d’étude peut être situé en référence aux travaux théoriques qui ont éclairé un ensemble de situations liées à la médiation culturelle. Nous introduirons notre étude réalisée lors d’une visite muséale guidée avec un public adolescent (des élèves de 5e au collège), puis nous articulerons les points de vue croisés de ces deux types d’acteurs dans les résultats en mettant en avant les moments où ces différentes logiques intrinsèques se rejoignent et s’entrechoquent au fil de l’activité. Enfin, nous discuterons des résultats en faisant émerger les paradoxes de cette activité à la fois singulière et complexe. Des pistes de transformation et d’action seront également discutées en vue de concevoir des médiations culturelles adaptées au jeune public, au médiateur et à leurs activités.
7Durant ces trente dernières années, de nombreuses études sur le domaine muséal et les visiteurs ont vu le jour. Elles proviennent essentiellement des sciences humaines et sociales (sociologie, linguistique, psychologie, histoire, économie, etc.) en s’intéressant autant à ce que
« fait l’exposition au visiteur »
qu’à ce que « le visiteur fait de l’exposition » (Davallon, 2006 ; Eidelman et coll., 2007).
8Cet intérêt grandissant pour l’évaluation muséale s’enracine dans le besoin de prendre en compte les publics, leur appropriation de l’exposition et de comprendre les usages des nouvelles technologies implantées comme outils de médiation (Le Marec et Chaumier, 2009). Cette connaissance des publics a été principalement investie en sociologie : Bourdieu affirmait l’existence d’une inégalité d’accès à la culture en identifiant des catégories de visiteurs ayant une plus grande fréquentation des musées telles que les diplômés du supérieur (études universitaires), les enseignants ou les spécialistes en art (Bourdieu, 1996). Cette approche dessine l’influence de l’éducation et de l’environnement social sur le monde de l’art en matière d’affinités et de fréquentation. Il est vrai que la question de la démocratisation culturelle constitue également un enjeu de taille pour les institutions culturelles dont le leitmotiv est de rendre l’art accessible au plus grand nombre. Un des leviers des musées se concrétise dans la mise en place du métier de médiateur culturel (ou animateur, conférencier selon les institutions), de visites guidées et d’une diversification d’offres muséales adaptées à différents publics tels que les enfants des classes maternelles et primaires, les adolescents ou les publics spécialisés (Peyrin, 2010). La médiation culturelle permettrait ainsi de neutraliser les déterminismes sociologiques et d’accompagner les visiteurs dans la rencontre avec les œuvres d’art. Ce qui éviterait que la visite ne profite qu’à ceux ayant une meilleure condition sociale et une meilleure connaissance du monde de l’art (Bourdieu, 1996).
9Dans les parties théoriques suivantes, nous aborderons tout d’abord les déterminants et les contraintes qui façonnent les environnements muséaux et nous développerons la notion de médiation culturelle dans le champ de la recherche en sociologie, en muséologie et en philosophie de l’esthétique. Puis nous détaillerons l’activité de rencontre des visiteurs avec l’oeuvre d’art, et enfin nous présenterons des approches de médiation culturelle adaptées au jeune public.
10Étymologiquement, le terme musée provient du grec « mouseion » signifiant « temple des muses », c’est-à-dire un lieu consacré aux muses, divinités protectrices des arts. Ce terme désigne le premier musée d’Alexandrie fondé au IVe siècle avant J.C. par Ptolémée Soter. À cette époque, ce lieu comporte une salle pour les repas, des collections, des observatoires, des jardins botaniques et zoologiques qui accueillent et entretiennent un certain nombre de savants. Contrairement à notre conception actuelle des musées, le mouseion d’Alexandrie était principalement dédié à la réflexion philosophique nourrie par l’étude des collections. Le cœur de cette institution était
« le débat, la discussion, la réflexion, la méditation, la quête des connaissances qui forment le projet du musée antique » affirme Mairesse (2002).
11Pour mener à bien leurs recherches, les savants avaient donc recours à la bibliothèque, à d’autres objets matériels tout en ayant
« le loisir de méditer sur les œuvres d’art dispersées dans les jardins » (Dressler et coll., 1986 cité par Mairesse, 2002).
12En abordant l’évolution historique des musées, Mairesse rend compte du glissement qui s’est progressivement opéré au sein de ces institutions : d’un lieu privilégiant l’activité de contemplation, de réflexion du regardeur de l’œuvre d’art vers un lieu privilégiant l’exposition d’une collection d’œuvres d’art comme objets d’exhibition. En effet, durant l’Antiquité et à la Renaissance, ce n’était pas l’œuvre qui était centrale, mais elle était un prétexte pour la méditation et le débat. Les œuvres étaient réunies dans un studiolo pour nourrir les réflexions des intellectuels et des lettrés. Plus tard, l’apparition des collections publiques au sein des musées modernes renverse la situation en mettant au centre une œuvre qui n’est plus source d’étude, mais qui devient source de prestige avec l’exhibition de celle-ci. L’objet d’art
« sera commis comme fond […] qu’il avoue son identité, qu’il « crache » ses informations » (Mairesse, op. cit.).
13Ce glissement opéré nécessitera ainsi la mise en place de dispositifs et de médiations jouant le rôle d’intermédiaires pour rendre accessibles ces objets d’art placés et disposés pour dévoiler leurs significations.
14Toutefois, un objet d’art n’est jamais assuré de fonctionner, souligne Goodman (1996). « Faire fonctionner » une œuvre dépendrait des capacités (expériences, compétences, sensations, perceptions, sentiments, etc.) et de l’attention du spectateur, de l’environnement et des circonstances de la contemplation. Avec des œuvres paralysées, un environnement figé et défavorable à la contemplation, le musée ne proposerait guère de conditions favorables pour les visiteurs :
« Aussi dynamique une œuvre puisse-t-elle être par son expression et son dessin, elle est physiquement inerte, alors que l’être humain est vivant et en mouvement […] il faut concilier l’œuvre immuable et le spectateur inconstant. Pour que l’œuvre fonctionne, il faut que l’attention soit retenue » (op. cit.).
15En écho à ces réflexions, Goodman propose diverses pistes de réflexion à destination des musées pour dépasser ces obstacles :
-
Encourager l’acquisition chez le visiteur de l’expérience et des compétences impliquées dans l’appréhension des œuvres ;
-
Privilégier si possible une transaction directe et sans intermédiaire entre l’œuvre et le spectateur pour éviter la distraction des longues indications verbales et l’empêchement de la saisie face à l’œuvre ;
-
Étendre l’influence du musée au-delà de ses murs vers des lieux plus familiers tels que le travail et la vie quotidienne du visiteur en prolongeant l’expérience du musée grâce aux photographies ou aux ouvrages spécialisés, par exemple ;
-
Favoriser des conférences lors des visites qui allongent le temps de focalisation sur une œuvre et qui suscitent la recherche active d’informations.
16Pour faire fonctionner les œuvres d’art malgré ces contraintes, les institutions culturelles développent et s’appuient sur le travail du médiateur culturel qui aide le visiteur à construire son regard sur les œuvres et à faire émerger les significations de ces dernières (Caillet, 1994).
17De nature polysémique, la notion de médiation culturelle mérite que nous nous y attardions pour mieux saisir ce qu’elle désigne. En référence à une problématique d’écart entre l’art et le visiteur, la médiation culturelle est le plus souvent définie comme une action destinée à favoriser la rencontre entre une œuvre artistique et son destinataire, à approfondir la relation entre le public fidélisé et les institutions et notamment à fonder les conditions de l’expérience esthétique (Jacob et Le Bihan-Youinou, 2008). Le médiateur serait donc celui qui dispose de connaissances et d’outils pour créer les conditions de cette rencontre entre le visiteur et l’œuvre au cours de l’exposition et de la visite guidée (Dufrêne et Gellereau, 2004). Cette médiation culturelle prend généralement place en situation de visite guidée et se cristallise par le biais d’une « parole » destinée à révéler le sens des œuvres (Caune, 1999 ; Thonon, 2003).
18Toutefois, cette rencontre peut révéler une discontinuité entre un acteur orienté vers la transmission et un autre qui vivrait une expérience imprévisible. De plus, les modalités de cette rencontre resteraient à préciser : s’agirait-il d’une rencontre avec un artiste, un dispositif, une œuvre, un collectif, un médiateur ou encore avec soi-même ? (Servais, 2010). Par ailleurs, d’autres auteurs intègrent de la conflictualité dans le métier de médiateur avec l’art contemporain en particulier qui se donne à voir mais pas à comprendre a priori. Ne fonctionnant pas de manière autonome, l’art contemporain nécessiterait une médiation qui puisse soulever la complexité et les sous-entendus de ses significations en rendant accessible ce que veut dire l’artiste tout en comprenant les procédés utilisés pour le dire (Ceva, 2004). Ce qui tend à bouleverser la médiation en ne l’inscrivant plus uniquement dans un acte de transmission, mais aussi dans une coconstruction de sens et de savoir en usant du dialogue. En acceptant la pluralité des réponses possibles, la médiation culturelle peut se porter autant sur l’œuvre proposée que sur sa réception individuelle, collective et sur ses modalités d’interprétation. Les compétences mobilisées se déploient non seulement vers des savoirs sur les œuvres, mais également vers des savoir-faire consistant à faire émerger des propos donnant du sens à l’expérience sensible (Scieur et Vanneste, 2015). Ces éléments mettent ainsi en exergue la part active que jouent les visiteurs dans l’appropriation des œuvres et des discours, et ce qu’ils apportent eux-mêmes à l’exposition avec leur capacité à articuler leurs propres savoirs et leur jugement esthétique (Jacob et Le Bihan-Youinou, 2008).
19Darras (2003) distingue d’ailleurs deux grandes catégories de médiation : l’une est directive en fournissant un ou plusieurs systèmes interprétatifs pour comprendre l’objet culturel. La seconde est constructive, elle contribue à faire émerger la construction d’un ou plusieurs processus interprétatifs par le « destinataire » de la médiation en mobilisant des moyens interrogatifs, problématiques, pratiques ou interactifs. L’auteur développe cette vision en représentant le médiateur culturel comme un oscillateur qui alternerait des phases de centration sur ses représentations et ses interprétations, ainsi que des phases de décentrement sur ses propres médiations qu’il interroge. Le visiteur découvre ainsi d’autres points de vue, en plus d’approfondir le sien. Au-delà d’une mise en relation entre des mondes différents, le médiateur transporte, redéfinit, déploie, explore, confronte et élargit ce champ des possibles (Thonon, 2003).
20En comparant les expériences de visite aux échanges langagiers, Ceva (2004) déclare que
« toute communication n’est réussie que si une compréhension s’est construite au cours de la relation (entre le visiteur et l’œuvre de l’artiste) ».
21Cette compréhension et cette rencontre entre visiteur et œuvre d’art peuvent revêtir diverses formes que nous détaillerons dans la section suivante.
22Dans le champ de l’ergonomie, plusieurs années de collaboration avec le Musée des beaux-arts de Rennes ont permis le développement d’un Modèle de l’Activité de Rencontre avec l’Œuvre d’art (MARO) révélant les potentialités de cette activité lorsqu’elle se déploie sous toutes ses facettes (Bationo-Tillon, 2013). Renvoyant à deux registres d’être-au-monde décrits par Merleau-Ponty, ce modèle distingue, d’une part, l’activité sensitive du visiteur qui se laisse émerger par ses sensations et ses impressions au contact de l’œuvre. Et, d’autre part, l’activité analytique renvoie à une mise à distance du tableau destinée à le découper, l’étudier et l’objectiver. Bationo-Tillon (2013) détaille finement ces deux registres à travers les classes de situations que ces activités occupent. L’activité sensitive consiste pour le sujet à s’immerger dans l’œuvre pour être à l’écoute de ses sensations et de son ressenti, à s’imprégner des échos de l’œuvre avec d’autres situations de la vie quotidienne, et enfin à imaginer le prolongement possible de l’objet d’art. Tandis que l’activité analytique consiste pour le sujet visiteur à décrire finement l’œuvre en explorant ses caractéristiques, à s’en distancier en l’associant à d’autres champs de connaissances et en la contextualisant de façon historique. Et enfin, le sujet s’interroge et s’étonne, tout en ouvrant un espace de réflexion qu’il peut potentiellement nourrir par des recherches actives personnelles.
23Les premières études s’inscrivant également dans le champ de l’ergonomie ont tenté de découvrir les types d’activités privilégiées en situation par les médiations humaines et techniques. Il ressort de ces études que l’activité sensitive du visiteur est plus rarement accompagnée par les médiateurs culturels que l’activité analytique et que les guides de réalité augmentée ont tendance à fragmenter l’exploration des visiteurs, voire les éloigner d’un rapport holistique et direct aux œuvres (Folcher et Bationo-Tillon, 2012). Tout l’enjeu résiderait ainsi dans l’importance d’accueillir la parole du visiteur et d’accompagner les allers-retours entre l’espace sensitif et l’espace analytique (Bationo-Tillon et Decortis, 2015). D’autres études ont également montré les différentes médiations et stratégies mises en place par les médiateurs en fonction des publics rencontrés. Durant les visites guidées, le public adulte dont la participation reste minime est majoritairement accompagné vers une activité analytique avec la description du contexte historique de l’œuvre, des objectifs de l’artiste, des mouvements artistiques et des procédés techniques utilisés pour la création. En revanche, on observe qu’avec le jeune public les jeux du corps, les mimes, les jeux de rôles, les devinettes et les croquis sont autant de stratégies mobilisées par les médiateurs pour privilégier l’activité sensitive des visiteurs. Il semblerait que face à un jeune public, les médiateurs soient empêchés de recourir à leurs ressources habituelles qui privilégient le discours analytique. Ainsi, le public enfant bénéficie de stratégies de médiation qui se situent dans un juste milieu entre le pôle analytique et sensitif (Lahoual et coll., 2014).
24Pour mieux comprendre cet écart de médiation entre ces publics, nous nous focalisons, dans la suite de cet article, sur le jeune public et les diverses médiations culturelles qui lui sont proposées.
25En s’intéressant à la nature des stratégies mobilisées par les médiateurs auprès du jeune public, Barbe-Gall (2011) propose différentes approches à privilégier en fonction de leur âge :
-
Jeune public de 5 à 7 ans (« ce qu’ils aiment faire ») : une première porte d’entrée consiste à comprendre l’œuvre via le corps entier en recréant ou en mimant une œuvre. Une seconde entrée propose aux enfants d’imaginer les gestes de l’artiste dans la façon dont il a travaillé la peinture, produit des épaisseurs, des transparences, etc. Une troisième proposition consiste à favoriser des échos avec les objets du quotidien utilisés par les artistes. Enfin, l’invention d’histoires est proposée tout en s’inspirant des couleurs, des formes et des mouvements retrouvés dans les œuvres ;
-
Jeune public de 8 à 10 ans (« ce qu’ils savent faire ») : tout d’abord, présenter les objectifs de l’artiste afin de mieux saisir les choix délibérés de l’artiste dans ses gestes. Puis, la mobilisation ou l’allusion à la pluralité des sens permettent d’aborder les suggestions de l’artiste. La recherche de forme ou de figure type dans les œuvres peut être susceptible de créer une complicité avec l’œuvre. Et contrairement au troisième point, observer la même forme chez des artistes différents constitue un autre exercice permettant de découvrir des formes élémentaires travaillées différemment selon les artistes ;
-
Jeune public à partir de 11 ans (« ce qu’ils pourraient faire ») : saisir la relation entre les œuvres et leur titre afin de remarquer les décalages ou le caractère énigmatique d’un titre afin de commencer l’analyse d’une œuvre. Une deuxième porte d’entrée consiste à comparer les différentes approches d’un même thème qui sera abordé de façon distincte par les artistes. Et enfin, la dernière proposition se rapproche de la dimension analytique avec l’articulation des œuvres et du contexte historique en reliant l’expression artistique à la réalité vécue par les artistes ancrée dans l’histoire.
26Nous remarquons ainsi dans cette description qu’avec l’augmentation des tranches d’âge, l’aspect sensitif et corporel tend à disparaître des dispositifs de médiation au profit des aspects analytiques. Tous ces éléments soulignent bien une tendance à privilégier chez le visiteur adolescent et adulte des ressources plus ancrées dans la rationalité et l’analyse, alors que les jeux, la corporalité et la sensorialité sont laissés aux plus jeunes. Il nous semble que cette répartition a priori des ressources de médiation analytique et sensitive mérite d’être questionnée à l’épreuve de l’activité réelle avec le jeune public.
27Les objectifs de cette étude sont multiples. Il s’agira (1) d’étudier l’activité du médiateur culturel et la façon dont il arbitre ses enjeux professionnels avec la médiation culturelle ; (2) de comprendre l’activité de visite et de rencontre des œuvres par les adolescents ; (3) de trouver la façon dont les logiques intrinsèques des acteurs se rejoignent et s’entrechoquent au cours de la visite et (4) de comprendre les interactions et la coactivité pendant la rencontre collective d’une œuvre d’art. Pour répondre à ces enjeux, nous nous focaliserons sur une activité de visite guidée dans un musée d’art moderne et contemporain.
28S’inscrivant dans le projet « Ergonomie Jeunes Publics » (ErgoJ’Plus), cette étude est née d’un partenariat entre l’Université Paris 8, la RMN-Grand Palais et le Centre Pompidou Paris et Metz dans le cadre du projet Labex Arts H2H (Bationo-Tillon et coll., 2013 ; Lahoual et coll., 2014). Ce projet vise à définir, adapter et améliorer les dispositifs de médiation pour le jeune public dans une perspective de réflexion sur l’accessibilité et la sensibilisation à l’art.
- 1 La formule atelier-visite d’une heure trente propose une visite de l’exposition accompagnée du médi (...)
29Avant de nous centrer sur une visite guidée dans un musée d’art moderne et contemporain, nous avions tout d’abord réalisé des observations ouvertes en situations orientées vers diverses catégories de visites muséales, puis nous avons mené des entretiens auprès des médiateurs et des chargés de la programmation jeune public afin de mieux comprendre l’activité des médiateurs culturels et des visiteurs. Dans les offres muséales proposées au jeune public, nous avons observé trois sessions d’ateliers-visites guidées1 d’une durée d’une heure trente auprès du public enfant (5-10 ans) et trois sessions de visites guidées d’une durée d’une heure trente également auprès du public enfant, adolescent (11-18 ans) et d’un public spécialisé avec des patients d’un hôpital de jour (ces données ne feront pas l’objet d’une analyse dans cet article). Cette immersion nous a permis d’orienter l’étude vers l’identification des interactions entre ces deux acteurs, des médiations culturelles mises en place par les professionnels de la médiation et des pratiques de visite réalisées par le jeune public. Toutefois, une difficulté d’ordre méthodologique persistait : documenter le point de vue intrinsèque d’un groupe de visiteurs que nous ne connaissions pas et qui s’en allait en fin de visite. Pour contourner cet obstacle, nous avons créé un partenariat avec une classe de collégiens participant à un projet pédagogique avec le musée que nous observions. Après avoir pris contact avec les enseignants responsables de ce projet, nous avons suivi la visite guidée qu’ils organisaient en amont pour leurs élèves en classe de 5e. De cette façon, nous avons pu construire une relation de confiance avec des adolescents qui a été bénéfique pour étudier leurs activités en situation de visites et d’ateliers et mobiliser ainsi leur participation pour qu’ils commentent leurs propres activités depuis leurs points de vue singuliers.
30Notre étude concerne une visite muséale portant sur une exposition temporaire d’art moderne et contemporain. Celle-ci relate la rétrospective d’œuvres majeures d’un artiste du xxe siècle exposée de façon chronologique dans la scénographie du parcours. Cette visite guidée d’une heure trente avec un médiateur jeune public accueillait une classe de collégiens en 5e (un collège en Zone d’Éducation Prioritaire) qui a été scindée en deux afin de réduire l’effectif par visite guidée. La visite que nous avons observée comportait ainsi neuf adolescents âgés de 12 à 13 ans accompagnés de leur professeur de français. La visite guidée a été entièrement filmée avec le consentement préalable des acteurs.
31Après cette étape, nous avons réalisé une série d’entretiens au collège avec les enseignants et avec les adolescentes ayant participé à la visite et volontaires pour participer à l’étude. Nous avons débuté cette série d’entretiens par des questionnements semi-directifs pour mieux cerner leurs habitudes, les fréquences de visite et les représentations liées au musée (ces éléments ne seront pas abordés dans cet article). Et nous avons poursuivi par des entretiens d’autoconfrontations avec les adolescents et le médiateur culturel dans les deux semaines suivant la visite afin d’inviter les acteurs à commenter leur propre activité (Mollo et Falzon, 2004). Pour préparer les entretiens d’autoconfrontations, nous avons retranscrit et visionné la visite muséale afin de sélectionner les séquences les plus pertinentes à présenter aux participants (étant donné la longueur de la vidéo, elle ne pouvait pas faire l’objet d’un visionnage total). Ces extraits correspondaient à des moments d’interactions, de médiation, de changement d’œuvre et d’espace, d’écoute du médiateur, etc. En présentant ces extraits, nous interrogions le médiateur sur ses nombreux arbitrages au cours de la visite et sur le type de médiation réalisée pour accompagner les visiteurs. Les adolescentes ont été questionnées sur ce qu’elles faisaient au moment de la visite, leurs intentions, leurs questionnements, leur compréhension du discours, leurs déambulations, les interactions observées et la façon dont elles rencontraient collectivement et individuellement des œuvres d’art.
Tableau 1. Participants de l’étude et données recueillies
Participant
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Sexe et Âge
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Fonctions au musée
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Ancienneté au musée
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Formation et diplôme
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Durée entretien semi-directif et d’autoconfrontation
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Médiateur (P.1)
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H /
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Médiateur jeune public + médiation en salle
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3 ans
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École d’art appliqué et formation en graphisme
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1 h 19
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Participants
|
Sexe et Âge
|
Classe
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Fréquentation des musées
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Durée entretien semi-directif et d’autoconfrontation
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Adolescente (P.2)
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F 12 ans
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5e (ZEP)
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1 fois/an depuis le CM1 avec les classes scolaires
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51 min
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Adolescente (P.3)
|
F 12 ans
|
5e (ZEP)
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2 à 3 fois/an depuis l’école primaire avec les classes scolaires et un centre d’animation
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1 h 35
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Adolescente (P.4)
|
F 12 ans
|
5e (ZEP)
|
2 à 3 fois/an depuis l’école primaire avec les classes scolaires et un centre d’animation
|
1 h 31
|
Adolescente (P.5)
|
F 12 ans
|
5e (ZEP)
|
1 fois/an depuis la 6e avec les classes scolaires
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58 min
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Adolescente (P.6)
|
F 13 ans
|
5e (ZEP)
|
1 fois/an depuis le CM1 avec les classes scolaires
|
1 h 30
|
32Après avoir retranscrit l’enregistrement vidéo de la visite muséale et la totalité des entretiens, nous avons réalisé une analyse de contenu thématique en catégorisant les verbalisations à partir de thèmes récurrents (Bardin, 1977 ; Prost et Zouinar, 2015). Pour cela, nous avons réalisé une analyse thématique inductive en démarrant par une lecture flottante des données, puis nous avons extrait des unités de sens au regard de la totalité du corpus. Pour le médiateur, nous avons extrait toutes les activités réalisées que nous avons rassemblées à travers des familles d’activités, regroupant des activités ayant un même type de finalité générale (Rabardel et Bourmaud, 2003). Nous nous sommes aussi intéressés à certains observables tels que le discours de médiation, les échanges avec les adolescents et les activités proposées aux visiteurs que nous avons mis en perspective face aux commentaires provenant de l’entretien d’autoconfrontation. De cette façon, nous rendions visibles les enjeux et les intentions du professionnel qui restaient implicites avec la simple observation de la visite (objectif 1). Pour les adolescents, nous avons relevé d’autres observables tels que les échanges, les questions posées au médiateur, les moments de prises de notes, l’éloignement des visiteurs par rapport au groupe, les rapprochements physiques vers les œuvres, les prises de photographies ou de vidéos que nous avons tenté de comprendre à la lumière des entretiens d’autoconfrontations (objectif 2). Enfin, nous avons analysé la visite guidée d’une part dans sa dimension diachronique - du point de vue de son évolution dans le temps - en confrontant les logiques intrinsèques de ces deux acteurs (objectif 3). D’autre part, la visite a été étudiée dans son versant synchronique - du point de vue d’un évènement à un moment précis - en nous focalisant sur une rencontre collective d’une œuvre d’art marquante pour les deux acteurs (objectif 4). Pour analyser les interactions et les échanges entre ces deux acteurs (objectifs 2, 3 et 4), nous avons utilisé la coactivité comme unité d’analyse pertinente afin de rendre compte d’une coconfiguration marquée par des relations continues d’échanges mutuels entre les sujets, leur transformation sur une longue période de temps, des apprentissages mutuels et une interdépendance entre l’activité du médiateur et du jeune public (Bationo-Tillon et Decortis, 2015).
Tableau 2. Choix des observables et type d’analyse réalisé en fonction des objectifs poursuivis
Objectifs poursuivis
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Données mobilisées
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Observables
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Analyses réalisées
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1. Étudier l’activité du médiateur culturel et la façon dont il arbitre ses enjeux et ses finalités tournés vers son activité de médiation et vers le jeune public
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- Visite muséale retranscrite - Entretien d’auto-confrontation du médiateur
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- Discours de médiation - Échanges du médiateur avec les adolescents - Activités proposées aux visiteurs
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- Regroupement des activités autour de « familles d’activités » - Analyse de contenu thématique - Identification des buts poursuivis par les acteurs - Sélection d’extraits de verbatims (autoconfrontation) révélant une rencontre de l’œuvre d’art
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2. Comprendre l’activité de visite et de rencontre des œuvres par les adolescents
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- Visite muséale retranscrite - Entretien d’auto-confrontation des adolescents
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- Échanges des adolescents avec le médiateur - Questions posées par les adolescents - Prises de notes - Réalisation de croquis - Éloignement des visiteurs par rapport au groupe - Rapprochements physiques vers les œuvres - Prises de photos/vidéos
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3. Identifier la façon dont les logiques intrinsèques des acteurs se rejoignent et s’entrechoquent dans la visite (niveau diachronique)
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- Visite muséale retranscrite - Entretien d’auto-confrontation du médiateur - Entretien d’auto-confrontation des adolescents
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- Discours de médiation - Échanges du médiateur avec les adolescents - Activités proposées aux visiteurs - Échanges des adolescents avec le médiateur - Questions posées par les adolescents - Prises de notes - Réalisation de croquis - Éloignement des visiteurs par rapport au groupe - Rapprochements physiques vers les œuvres - Prises de photos/vidéos
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- Sélection de moments significatifs de coactivité - Catégorisation de ces moments en coactivité empêchée ou réussie - Élaboration d’un graphe chronologique retraçant ces phases
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4. Comprendre les interactions et la coactivité pendant la rencontre collective d’une œuvre d’art (niveau synchronique)
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Idem
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- Discours de médiation - Échanges entre les adolescents et le médiateur - Questions posées par les adolescents
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- Sélection d’un extrait d’une rencontre collective marquante pour les acteurs - Description des activités des acteurs durant cette rencontre - Élaboration de séquences d’activités significatives
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33Afin d’établir clairement ce qui se joue lors d’une visite, nous serons amenés à distinguer diverses unités d’analyse pour rendre compte de la richesse de cette activité. Nous présenterons plus spécifiquement l’unité de la visite muséale et celle de la rencontre avec l’œuvre d’art. Elles possèdent chacune des déterminants, une dynamique et une maille temporelle qui les distingue. Dans cette partie, nous introduirons séparément la nature et les enjeux des activités du médiateur culturel et des adolescents observés avant de les articuler dans la partie suivante.
34Étudier la visite muséale du point de vue du médiateur ne consiste pas à l’observer uniquement lorsqu’elle démarre avec l’accueil des visiteurs ou lors de l’entrée à l’exposition, car elle nécessite une préparation spécifique et variée. La gestion de la visite débute en amont lorsque l’équipe de médiateurs reçoit des informations sur la nature de l’exposition environ trois à quatre mois avant son ouverture officielle. À partir de là, la préparation de la nouvelle exposition se décompose en deux parties : une préparation personnelle et une préparation accompagnée. La première consiste à collecter personnellement des informations à travers divers canaux et supports sur les artistes et les œuvres (internet, brochures, livres d’art spécialisés, échanges avec les collègues médiateurs ou les conférencières, etc.) durant un créneau libéré d’une dizaine d’heures par les chefs d’équipe. Puis, la seconde préparation accompagnée par le commissaire d’exposition a lieu quelques jours avant l’ouverture de l’exposition et se divise en deux temps : une projection sur les idées principales et l’esprit de l’exposition, puis une visite de l’exposition en cours de finalisation est réalisée. Toutefois, le médiateur observé affirme qu’à ce stade, il est encore difficile d’être entièrement prêt et que le parcours à prévoir est encore vague :
« C’était une mise en bouche parce que c’était encore abstrait, c’était pas terminé. (Entretien semi-directif, médiateur) ».
35Cette impression de malaise et d’absence de maîtrise de l’exposition au départ renforce le fait que les visites se construisent dans l’activité et qu’elles tendent à s’améliorer et à s’affiner dans le temps grâce aux interactions avec les visiteurs et les allers-retours entre les connaissances scientifiques (le discours sur l’art) et le rapport au public (les savoirs de métier). Armé de cette double pratique, le médiateur indique qu’un élément en particulier sera déterminant pour construire sa visite avec le jeune public. Il s’agit du choix des œuvres pour préparer son parcours de visite :
« Je préfère quand on voit le résultat, on sent tout de suite ce qui va attirer ou pas l’enfant. (Entretien semi-directif, médiateur) ».
36Ainsi, le médiateur se construit plusieurs critères pour sélectionner des œuvres qui attireront le jeune public lors de la visite guidée : éviter les œuvres obscures ou complexes telles que des œuvres ou dispositifs trop abstraits ou surréalistes ; choisir des œuvres comportant un travail sur la couleur car les couleurs vives attirent le regard de ce public ; s’appuyer sur des œuvres comportant des anecdotes intéressantes sur lesquelles un prolongement par le jeu ou le dessin est possible ; utiliser certaines œuvres/dispositifs pour questionner les procédés techniques (par exemple, expliquer la réalisation d’un court-métrage en détaillant le concept du flip book avec l’animation d’une image grâce à l’effeuillage rapide de vignettes dessinées), les simplifier et ainsi démystifier les processus créatifs des artistes, et enfin aborder certaines œuvres ou le contexte historique d’un artiste en l’articulant aux programmes scolaires des jeunes visiteurs :
« J’ai tout de suite repéré les portraits, ça c’était super intéressant. L’artiste avait peint ces portraits dans l’obscurité, donc je me suis dit tiens pourquoi pas les faire dessiner les yeux fermés ? […] Ce que je trouvais intéressant, c’était de leur poser la question de la technique, […] c’est aussi une manière de leur dire que c’est pas si compliqué que ça ; […] je leur dis que c’est le principe du flip book, que c’était de l’image par image comme le dessin animé un peu. […]Par exemple, je vais aborder la période de l’Allemagne nazie avec cet artiste, c’est dans leur programme, du coup je vais en profiter. (Entretien semi-directif, médiateur) ».
37À ce stade, ces éléments indiquent bien que le rapport sensitif à l’œuvre n’est pas présent dans la préparation du parcours et de la visite. Notons que ce choix des œuvres peut se faire avant et pendant l’ouverture de l’exposition, car la réservation des visites guidées survient bien plus tard. Par la suite, lorsqu’une visite guidée est programmée avec le jeune public, le médiateur nous explique l’importance de bien préparer et adapter sa mallette d’outils. Il s’agit d’une sacoche que chaque médiateur remplit à sa façon en amont et selon la tranche d’âge du public à accueillir. En vue de la visite avec le groupe d’adolescents, elle a été remplie de documentations, de blocs-notes, de feuilles et de crayons. À l’arrivée du groupe scolaire, le médiateur introduit, d’une part, les règles à respecter au sein du musée pour éviter des éventuels débordements (par exemple, rester calme, ne pas courir, rester groupé et derrière le médiateur, ne pas toucher les œuvres, ne pas utiliser de flash pour les prises de photos) et, d’autre part, il informe les jeunes visiteurs des possibilités qu’ils ont de s’exprimer librement durant la visite sans être jugés ou évalués afin d’encourager leur curiosité et leur participation. Ceci étant réalisé, le médiateur commence par décrire l’architecture du musée si le jeune public le visite pour la première fois.
38Passé la préparation de la visite, nous remarquons que le médiateur devra au fil de son activité arbitrer plusieurs dimensions simultanément, qui sont au cœur de son métier. Et cela, parfois au détriment de l’activité spontanée déployée par les jeunes visiteurs. Le professionnel de la médiation devra ainsi arbitrer entre la nécessité de garder le collectif structuré, construire un parcours cohérent de la visite, présenter et analyser les œuvres, adapter son discours au public et solliciter la participation du jeune public.
39Détaillons à présent ces différentes familles d’activités en nous attardant sur les activités du médiateur culturel et leurs impacts sur celles du jeune public :
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Garder le collectif structuré repose sur diverses activités comme réunir le groupe dans un même espace restreint et ciblé pour faciliter l’échange, rappeler des règles de comportement durant la visite (rester groupés, privilégier l’écoute, ne pas écrire sur les socles de présentation, etc.). Il veillera également à vérifier leur niveau de réceptivité à son discours et à attirer leur attention si besoin. Cette activité va quelquefois à l’encontre de celle déployée par les jeunes visiteurs souhaitant échanger, plaisanter ensemble, prendre la liberté de voir d’autres œuvres qui ne font pas l’objet de la présentation en cours ou encore rencontrer individuellement une œuvre. Un collectif structuré permet notamment de créer des espaces d’échanges face aux œuvres et des occasions de partage en discutant de ces dernières, des artistes et de ce que ces éléments leur évoque et leur inspire ;
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Construire un parcours de visite cohérent permet au médiateur de maîtriser divers aléas pouvant survenir au cours de la visite pleine d’imprévus. Il anticipe en amont de la visite les difficultés de gestion de l’espace avec les nombreux groupes de visites présents simultanément. Il prévoit les œuvres qu’il devra aborder en fonction de plusieurs critères : le niveau de familiarité et de connaissances avec les œuvres, le niveau d’avancement dans le parcours et la présence de ses collègues sur les espaces attendus. Et enfin, il gère le temps de visite de façon à présenter une diversité d’œuvres d’art tout en veillant à ne pas dépasser le temps prescrit de la visite. Cette dimension temporelle n’est pas vécue de la même façon chez les jeunes visiteurs ayant un rythme qui fluctue différemment avec une fatigue qui tend à s’installer dès la moitié du parcours. De plus, les demandes spontanées des jeunes visiteurs peuvent amener le médiateur vers des espaces non prévus, et donc, hors de ses zones de « confort » où il dispose de moins de connaissances pour présenter ces œuvres et répondre aux questionnements des visiteurs ;
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Présenter et analyser les œuvres constitue finalement la famille d’activités la plus représentative du métier de médiateur concernant le discours autour des œuvres d’art. Au sein de celle-ci, nous observons le médiateur mettre en récit l’histoire des artistes, les anecdotes et l’intrigue des œuvres, ou encore mettre en connexion des œuvres, des artistes, des courants artistiques et notamment relier certains matériaux ou procédés techniques à des choses familières et quotidiennes connues du jeune public. Il met également en visibilité ce que le visiteur ne peut découvrir et comprendre seul : les significations implicites des artistes, les procédés de production, les ambiguïtés ou bizarreries propres aux œuvres, ses différentes composantes en matière de couleurs, de formes ou de mouvements et la façon de les appréhender avec le regard ;
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Adapter le discours au public consiste pour le médiateur à varier la granularité, la quantité et la complexité du discours en fonction de plusieurs facteurs observés par le médiateur : le niveau de réceptivité du jeune public, le temps restant dans le parcours et la maîtrise de l’œuvre présentée. Ces activités lui permettent ainsi de ne pas perdre le fil conducteur de sa visite et de renforcer l’attention des jeunes visiteurs. Ces tentatives n’empêchent pourtant pas la survenue chez les visiteurs de sentiments de lassitude face à un discours jugé prolixe et très détaillé ou encore l’émergence d’incompréhensions lorsque certains termes artistiques sont considérés comme difficiles d’accès ;
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Solliciter la participation du jeune public représente les tentatives du médiateur à interagir avec les visiteurs pour les amener à s’exprimer et partager collectivement autour des œuvres. Il interroge, rebondit sur les retours exprimés, propose des jeux ludiques en lien avec les œuvres et les invite à garder des traces via la prise de notes et la réalisation de croquis. Ces activités intervenant ponctuellement durant le parcours sont majoritairement appréciées par le jeune public, car elles créent une rupture et un ralentissement dans la visite permettant d’apprécier et comprendre autrement les œuvres et l’espace qu’ils explorent collectivement. Notons que les interrogations du médiateur demeurent intéressantes à analyser à plus d’un titre : elles représentent au sein de l’activité des instruments mobilisés pour questionner la sensorialité, faire remarquer des détails sur les œuvres, inviter les visiteurs à réfléchir aux procédés techniques des artistes ou leurs intentions implicites à travers les œuvres, proposer des devinettes, lancer des perches pour laisser matières à réflexions, les inciter à imaginer des prolongements de l’œuvre, vérifier leur compréhension, créer des résonances familières chez eux, ou encore les amener à tisser eux-mêmes l’intrigue d’une œuvre et à découvrir son ambiguïté.
40Nous illustrerons dans la section suivante des exemples de ces arbitrages simultanés mentionnés précédemment pouvant survenir au cours de l’activité du médiateur.
41Nous présenterons un premier arbitrage à la fois prévisible et anticipé dans l’activité du médiateur qui semble fonctionner à la fois pour le professionnel et le jeune public. Il demeure prévisible, car le médiateur nous informe que les visites guidées sont réalisées avec cinq à six groupes simultanément dans le même espace d’exposition réuni sur un étage. Chaque groupe doit ainsi investir un espace différent pour ne pas empiéter sur l’activité des uns et des autres. C’est également un arbitrage anticipé, car cette contrainte provoquée par la simultanéité des visites sera prise en compte par le médiateur dans l’organisation de son activité en faisant l’objet d’un détournement. Dans cet exemple, le médiateur nous explique qu’il prévoyait en amont de débuter la visite par un espace du musée n’étant pas exploité par les collègues et qui ne fait pas partie de la logique du parcours prescrit dans l’exposition. Ce détour volontaire lui permet d’anticiper les aléas de la visite en laissant le temps aux autres collègues d’avancer librement dans leur visite respective. Ce qui permettra d’accéder ultérieurement à l’espace suivant en début de visite sans être gêné par la présence des autres groupes. Cet arbitrage décisif dans l’activité permet ainsi de construire un parcours cohérent qui ait du sens pour le professionnel et les visiteurs :
« C’est une exposition qui est quand même concentrée sur un étage. C’est très facile de se retrouver avec un collègue devant, un collègue derrière, un collègue à gauche. […] Si je pouvais éviter d’avoir une visite décousue je le ferais. […] J’aime bien faire ça de manière historique puisque le parcours est fait de manière chronologique ». (Entretien d’autoconfrontation, médiateur).
42Cette stratégie développée par le professionnel lui permet également de démarrer la visite par des choses légères et agréables pour le jeune public en explorant l’espace et en proposant des jeux d’optique en lien avec l’architecture :
« On va aller au bout avec cet effet d’optique, le but du jeu c’est de regarder la cathédrale, la fixer en avançant et vous allez vous rendre compte qu’il y a un effet d’optique voilà. Alors vous l’avez senti cet effet d’optique ? […] Là c’est l’effet contraire effectivement à cause de la perspective qui est en forme rectangulaire, ce qui fait que notre œil se fait avoir. » (Échanges pendant la visite guidée observée, médiateur).
43En avançant vers la grande baie vitrée donnant sur une cathédrale, le médiateur invite les adolescents à apprécier le jeu d’optique : en s’approchant, la cathédrale et les bâtiments environnants prennent du volume au lieu de rétrécir. Puis en s’éloignant, l’effet inverse se produit (figure 1). Loin d’être anodin, cet exercice ludique mobilisant le corps sous-tend une activité physique pouvant être déployée face à l’œuvre : un rapprochement pour apprécier les détails et la finesse technique de l’œuvre ou alors un éloignement pour observer une vue d’ensemble donnant une perspective englobante pouvant faire émerger une compréhension ou un ressenti différent face à l’œuvre.
44Ce second arbitrage dans l’activité de médiation que nous présentons ici comporte une part de conflictualité qui révélera assez tôt des logiques subjectives et indépendantes se construisant au fil de la visite entre visiteurs et médiateur. Arrivé à l’espace initialement souhaité, le médiateur présente une nouvelle œuvre permettant de démarrer chronologiquement la découverte des productions d’un artiste et d’introduire les courants artistiques sous-jacents. Pendant la présentation d’une collection de portraits, le médiateur interpelle un groupe de visiteuses un peu plus éloigné, écrivant sur un socle et discutant entre elles :
« – Les filles s’il vous plaît ! Pourquoi vous me tournez le dos là ?
– On tourne pas le dos, on écrit.
– Ouais, mais rapprochez-vous quand même parce que moi je suis là. (Échanges pendant la visite guidée observée, médiateur et adolescente).
J’étais un peu tendu parce que normalement tu vois quand je suis en pleine possession de mes moyens je leur dis, on n’écrit pas sur le socle… J’étais tellement perturbé par la visite là que du coup j’en ai oublié. […] Mais du coup j’avais pas envie de diviser les groupes dès le début, aussi il fallait que je les garde tous ensemble. Si dès le début de la visite je commence à les laisser s’éparpiller c’est pas possible. […] Dès le début il faut s’imposer dans la visite ». (Entretien d’autoconfrontation, médiateur).
45Les visiteurs qui discutent et qui s’éloignent, ou encore les prises de photographies, sont autant de signes prélevés par le médiateur pour évaluer le niveau de réceptivité au discours et restructurer son groupe si besoin, car ces éléments peuvent signifier, d’après le professionnel, une rupture dans la coactivité (figure 1). Ces arbitrages ont la particularité de mettre en lumière une activité de médiation complexe nécessitant de traiter ponctuellement plusieurs enjeux et activités à la fois, tout en gérant des aléas et des imprévus au gré de la visite.
46Après avoir présenté l’activité du médiateur, nous révélerons à présent le point de vue des adolescents durant cette même visite guidée.
Figure 1. Jeu d’optique près de la baie vitrée
Figure 2. Prise de notes d’une adolescente
47Il est important de noter que cette activité muséale s’insère dans le cadre d’un projet pédagogique destiné à tisser du lien entre le musée et le collège par le biais d’une visite qui se prolonge sur la mise en place d’ateliers créatifs. Ce projet « Écoute les œuvres parler » - porté par la chargée des relations avec les établissements de l’enseignement du musée et mené en partenariat avec trois professeurs du collège (histoire, français et arts plastiques) - a pour objectif de sensibiliser le jeune public à la dimension auditive d’une œuvre d’art, en plus de la dimension visuelle. Après la visite muséale guidée, les élèves sont invités à sélectionner une œuvre de leur choix qu’ils retravaillent au sein d’ateliers d’écritures et d’ateliers de mise en voix (mise en oralité du récit écrit). Dans ces ateliers, les enseignants accompagnent les élèves afin qu’ils produisent des récits qui traduisent leur vision et leur perception de l’œuvre. Toutefois, nous nous focaliserons ici sur l’activité de visite muséale où les élèves savaient qu’ils devraient choisir une œuvre de l’exposition : cela apporte une dimension finalisée à la visite qui est importante à signaler, car fortement susceptible de la transformer.
48Plaçons-nous à présent du côté des jeunes visiteurs afin de comprendre leur activité de leur point de vue. Nous commencerons par présenter cette activité de visite à travers l’unité du parcours muséal qui constitue une maille institutionnelle portant de nombreuses visions prescriptives concernant la visite. Elle concentre notamment des phases de coactivité entre médiateur et visiteurs.
49Dès le démarrage, plusieurs adolescents utiliseront divers outils au fil de la visite pour garder des traces de leur parcours et des expériences réalisées. Les prises de photos, de vidéos (via les téléphones mobiles) et les prises de notes (avec les blocs-notes transmis par le médiateur) rendent possible le partage des traces de la visite avec la famille ou les amis, en présentiel ou à distance via les réseaux sociaux. Elles permettent aussi de garder en réserve un maximum d’œuvres (pour soi et ses camarades) afin de se laisser le temps d’en choisir une ultérieurement en vue du projet à réaliser. Enfin, ces prises de photos et de vidéos sont utilisées comme instruments de prise de distance et de transformation de l’œuvre lorsqu’il s’agit de voir de près, ou de voir autrement certains effets et procédés techniques. Par exemple, une adolescente a photographié un lot de 11 peintures représentant des formes géométriques évoluant chronologiquement (figures 3 et 4).
Figure 3. « Prelude » de Richter (1919)
Figure 4. Prise de photos par l’adolescente
50Elle a décidé de garder ce type de traces dans l’optique de reprendre ces photos ultérieurement et d’accélérer leur visionnage pour esquisser et provoquer un mouvement dans ces œuvres qu’elle ne voyait pas au départ :
« Les tableaux ça m’a aussi attirée, eh ben c’était un cube et après ça évoluait, […] j’ai repris chez moi les photos et les passe toutes vite […] ça marchait pas trop vite, mais j’ai revu après le mouvement un petit peu, pas beaucoup ». (Entretien d’autoconfrontation, adolescente P.4).
51Les adolescents ont grandement apprécié les anecdotes énoncées par le médiateur (ex : un artiste qui se pose comme contrainte de dessiner dans l’obscurité) ainsi que les jeux et l’invitation à réaliser le croquis d’une œuvre ou d’un camarade les yeux fermés juste après (figure 5).
Figure 5. « Portrait visionnaire » de Richter (1917) et un croquis de l’œuvre réalisée
52Une adolescente montre ainsi son intérêt pour ce type d’activités proposées dans une visite censée être sérieuse d’après elle :
« Un musée ce n’est pas un endroit où l’on peut jouer, c’est un endroit où on doit aller voir des trucs qu’on connaît pas, […] je me suis dit que c’était cool ». (Entretien d’autoconfrontation, adolescente P.3).
53Cette visite nous apprend également que les échanges entre adolescents sont importants durant cette activité, ils permettront de comparer ou d’échanger des notes sur le discours du médiateur, de s’appuyer sur un camarade pour qu’il prenne la photo d’une œuvre souhaitée ou d’échanger sur des éléments non compris. À un moment de la visite, des adolescentes vont s’entraider pour réaliser une photo d’une œuvre avec un angle bien précis en hauteur et échanger sur la bonne réalisation de la prise (figures 6 et 7) :
« J’ai quand même réussi à prendre toute l’œuvre, j’ai tout bien fait, […] j’ai montré à R. et M., […] elles m’ont demandé comment j’ai pris une photo du dessus, c’était pas facile. Il y avait C. qui essayait mais elle n’y arrivait pas ». (Entretien d’autoconfrontation, adolescente P.2).
Figure 6. « Architectone » de Malévitch (1923)
Figure 7. Prise en photo en hauteur de l’œuvre
54Durant la visite, le jeune public va également alterner entre des périodes d’écoute du médiateur, de compréhension de son discours et d’autres moments d’incompréhension et de décrochage. Les moments d’écoute du médiateur et de la présentation des œuvres sont ponctuellement accompagnés d’échanges entre adolescents et de prises de notes ou de photographies pour certains d’entre eux. Quant aux moments d’incompréhension et de décrochage, ils interviennent lorsque le médiateur aborde des courants artistiques et des contextes historiques jugés difficiles d’accès pour les jeunes visiteurs qui n’osaient pas questionner le médiateur :
« À ce moment-là le dadaïsme j’étais un petit peu perdu hein […] on se posait des questions, ça veut dire quoi le dadaïsme… je me suis dit j’ai peut-être pas écouté, il a peut-être dit la réponse ». (Entretien d’autoconfrontation, adolescente P.3).
55Ces décrochages peuvent avoir lieu lorsque le jeune visiteur trouve les explications longues, notamment en fin de visite où la fatigue se fait ressentir :
« C’est là que ça allait plus du tout, […] je commençais à fatiguer à ce moment, […] au début on écoutait, on écoutait et puis à un moment les explications étaient hyper longues, c’était interminable ». (Entretien d’autoconfrontation, adolescente P.2).
56Ces moments peuvent également témoigner d’une absence d’intérêt pour certaines œuvres d’art pouvant aller jusqu’à la remise en question de la valeur artistique de certains œuvres telles que la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp (figure 8) :
« Bon au début quand je l’ai vu, je me suis dit bah c’est pas de l’art, mais en fait si c’est de l’art. Mais moi je pense que c’est hyper simple pour de l’art. […] C’est comme si on posait un ordinateur comme ça fermé et je pose un téléphone dessus, comme ça il tient, […] ça m’a pas du tout attirée ». (Entretien d’autoconfrontation, adolescente P.2).
57Cette baisse d’intérêt pour le discours révèle le choix du sujet et la priorité donnée à certaines de ses actions, comme l’importance de privilégier la conservation de traces photos/vidéos des œuvres avant que le médiateur ne se déplace vers un autre espace. Il est cependant intéressant d’observer qu’une visite médiatisée par les dispositifs techniques tels que les appareils photos peut tantôt éloigner, voire empêcher un rapport plus sensible avec l’œuvre d’art, tantôt le privilégier comme nous l’avons vu précédemment. Ce qui nous montre l’existence de différents chemins favorisant une rencontre de l’œuvre d’art qui se déploie de diverses façons.
58Ces moments de décrochage sont notamment révélateurs d’un autre niveau d’activité émergeant en parallèle de l’écoute du médiateur : la rencontre avec l’œuvre d’art. Pour s’immerger à travers une œuvre, prendre le temps de détailler ses parties, de se questionner et de construire sa propre intrigue sur l’objet d’art face à soi, encore faut-il s’extraire de l’écoute du médiateur, cette activité prescrite collectivement aux adolescents durant le parcours muséal. Nous aborderons cette question dans la section suivante.
59Bien que l’accompagnement du médiateur soit prédominant dans la visite, les points de vue des jeunes visiteurs recueillis nous montrent bien que chaque sujet possède son propre rythme avec des phases de baisse et de regain d’intérêt en lien avec le discours du médiateur, ainsi que des phases d’engagement et de désengagement face aux œuvres. Et cela, malgré la présence du groupe pouvant être susceptible d’atrophier chez les adolescents la rencontre spontanée des œuvres pendant la visite guidée. Cette dernière ayant sa part de prescription et de découpage dans l’exposition que le sujet n’a pas délibérément choisie ni acceptée au départ. Nous remarquons ainsi que ces phases de décrochage face au discours sont nécessaires pour mieux rencontrer et voyager à travers l’œuvre d’art. Voici quelques extraits de verbatims révélant des moments singuliers et spontanés de rencontre individuelle avec des œuvres durant le parcours :
« J’avais pas entendu […] j’étais là mais j’étais en train de regarder là-bas […] j’étais fixée dans ça, j’étais vraiment dedans là […] j’étais fixée à la vis après je regardais par terre et j’ai vu l’ombre […] c’est grâce à la lumière d’en haut qu’on voit ça ». Adolescente P.3 (Roue de bicyclette).
« Sur le tabouret moi je me dis si on regarde bien, ça se trouve il y a encore des empreintes de la personne qui l’a fait. Si on analyse bien, on peut trouver des choses qui lui appartiennent. Si on regarde bien sur le tabouret et la roue. On peut trouver des empreintes ou un petit morceau de quelque chose ». Adolescente P.4 (Roue de bicyclette).
« De près c’est dur à voir, après je me suis éloignée et on comprend. […] Ca m’a fait penser à une prison. […] Moi le premier truc qui m’a attirée c’était le trait, après je regardais en dessous du trait et je me suis dit pourquoi y’a pas la suite, et j’ai vu le nœud papillon comme ça. Et je me suis dit c’est peut-être un homme qui a été dans une fête et après il est rentré en prison parce qu’il a l’air d’être habillé comme quelqu’un qui est allé dans une fête. Peut-être qu’il a fait quelque chose de pas bien là-bas… J’ai envie de comprendre l’histoire ». Adolescente P.3 (Sablier).
J’ai cru que c’était un nœud et je me suis dit euh... c’est bizarre comme œuvre. Après j’ai vu des têtes, des pieds et des mains et j’ai pas compris c’était quoi. Et après j’ai demandé à ma prof .[…] J’ai essayé de regarder, d’imaginer c’était quoi. Et après j’ai vu qu’il y avait des mains et des pieds et des têtes et je me suis dit c’est des personnes qui sont en train de faire une figure ». Adolescente P.5 (Les grands plongeurs noirs).
« Bah je savais pas elle servait à quoi la chaise, il y avait un grand rebord comme ça, un petit… Mais de près, je voyais pas bien. Je me suis un peu éloignée. […] Je voyais mieux quand j’étais éloignée. […] Si c’est un petit rebord juste comme ça, tu peux pas écrire ou faire des choses dedans, […] c’était pas une chaise normale ». Adolescente P.6 (Chaise de berlin).
Figure 8. Série de quatre photos : « Roue de Bicyclette »" de Marcel Duchamp (1913), « Sablier » de Adya van Rees-Dutilh, (1914), « Les grands plongeurs noirs » de Fernand Léger (1944) et « Chaise de berlin » de Gerrit Rietveld (1923)
60Pouvant intervenir à n’importe quel moment de la visite, cette maille temporelle de la rencontre avec l’œuvre d’art se caractérise par sa dimension inopinée : elle reste difficilement prévisible pour le visiteur qui est comme happé par l’œuvre et saisi dans les activités analytiques et sensitives émergeant de cette rencontre. Cette dernière peut aussi se caractériser par une altération de la perception du temps et de l’espace, pouvant faire oublier la visite guidée en train de se dérouler comme en témoigne le premier verbatim. Nous remarquons également une focalisation poussée à l’extrême vers des questionnements et des réflexions émergeant du face-à-face à l’objet qui ne se dévoilent pas immédiatement. Ces derniers reflètent souvent la construction d’une intrigue à résoudre, de tâtonnements destinés à comprendre l’objet, son histoire, les intentions de l’artiste ou encore à transposer l’usage de ces objets dans la vie courante. Cette activité de rencontre se caractérise notamment par une forte dimension imaginaire : les jeunes visiteurs se plaisent à imaginer le prolongement d’une œuvre en créant une histoire fictive, par exemple, qui favorise la compréhension de l’œuvre contemporaine.
61Par ailleurs, l’ensemble des verbatims nous montre bien que l’activité de rencontre se déroule dans l’intermittence et la discontinuité temporelle : chaque regard, chaque découverte et chaque questionnement en amène de nouveaux qui produisent, à leur tour, d’autres avancées et tâtonnements permettant d’appréhender l’objet sous plusieurs angles et de le reconstruire à sa façon. Enfin, ces extraits de verbatims mettent à jour une autre dimension décisive dans cette activité : la corporalité et la façon d’engager son corps dans l’espace pour appréhender les œuvres. Souvent cités, les rapprochements et les éloignements proposent des visions différentes de l’œuvre qui impactent sa perception dans l’espace. Le rapprochement permettra de distinguer les détails foisonnants de l’œuvre et de compartimenter ses parties, tandis que l’éloignement rassemble ces parties en un tout cohérent et homogène qui permettra la création d’un nouveau sens significatif pour les jeunes visiteurs.
62La visite guidée se caractérise par la rencontre d’un médiateur et d’un ensemble de visiteurs qui interagissent ensemble à différents niveaux. En cela, nous pouvons parler de coactivité entre ces deux acteurs dont les buts sont différents (comme nous le montrerons), mais qui sont intégrés dans une activité commune à long terme représentée par la visite à mener (Caroly et Weil-Fassina, 2007). Toutes ces dimensions de la visite ont été présentées, car elles sont déterminantes dans les interactions des sujets et permettent de comprendre comment la coactivité du médiateur et des visiteurs peut être favorisée ou empêchée. En nous focalisant de manière plus fine sur le déroulement chronologique de la visite, nous avons tenté d’identifier les phases significatives de coactivité réussie et empêchée à travers un point de vue diachronique. Ce nouveau point de vue permet d’entrevoir une vue d’ensemble concernant deux activités et deux logiques qui s’entrecroisent au fil de la visite (figure 9).
63Après la 1re œuvre audiovisuelle, le groupe est amené en face d’une immense baie vitrée donnant sur une cathédrale afin de réaliser un jeu d’illusion d’optique faisant agrandir ou diminuer la taille de cette cathédrale en s’appuyant sur les cadres des fenêtres. En plus de s’apparenter à un exercice de rapprochement et d’éloignement habituellement retrouvé face aux œuvres, celui-ci a été largement apprécié par le jeune public, car il s’apparente à un jeu ayant été réalisé collectivement. À partir de la 2e œuvre présentée, le médiateur nous explique qu’il est tellement tendu qu’il en oubliera de rappeler certaines règles auprès du groupe (ne pas écrire sur les socles) pendant la présentation des œuvres. Ce qui l’amènera à réaliser une injonction auprès du groupe d’adolescentes pour les rapprocher du groupe. Du côté des jeunes visiteuses, nous apprenons qu’elles tentent de trouver un espace accessible disposant d’un support pour faciliter la prise de notes dans un lieu qui est à la fois exigu et surchargé d’élèves. Pour cela les adolescentes détournent l’usage des socles pour garder des traces du discours du médiateur. Pour d’autres adolescentes, le discours centré sur le courant artistique paraîtra difficile d’accès à ce moment du parcours.
64Après la 3e œuvre, la coactivité entre le médiateur et les jeunes visiteurs est de nouveau favorisée via le croquis à réaliser les yeux fermés, exercice que nous avons détaillé plus haut et qui est apprécié par les deux acteurs (cf. figure 5). Lorsque la 6e œuvre est introduite, les visiteurs montrent leur intérêt pour ce lot de tableaux représentant des formes géométriques qui évoluent (cf. figures 3 et 4). Et la coactivité sera de nouveau renforcée lorsqu’un débat démarre entre les deux acteurs, suivi de plaisanteries. Quelques adolescentes vont jusqu’à remettre en question l’authenticité des œuvres en prétendant qu’elles représentent des copies :
« – Bah c’est pas lui en fait, ça a été fait en 1900 quelque chose, ils vont pas rester comme ça, […] c’est vous qui l’avez fait pour qu’on voie bien. […] Mais on n’a pas touché, on n’a pas touché…
– Ah vous voulez toucher ? C’est une technique pour toucher en fait ? (rires) ». (Échanges pendant la visite guidée observée, adolescent et médiateur).
65Bien que ce moment ait été mutuellement apprécié, il est important d’ajouter que le médiateur n’avait pas prévu de visiter cet espace dans son parcours initialement :
« Ici j’étais un peu troublé parce que c’est pas du tout un endroit que j’aborde, c’est très certainement parce que juste après il y avait quelqu’un… Parce que normalement je fais directement les rouleaux sur toile ». (Entretien d’autoconfrontation, médiateur).
66Une quinzaine de minutes plus tard, lorsque le médiateur présente la 10e œuvre de la visite (cf. figure 6), il nous explique qu’il a été difficile pour lui de relater une expérience de collaboration entre artistes qui a échoué :
« Je me sentais pas hyper à l’aise sur Malévitch, […] je me suis retrouvé dans une impasse parce que en fait ils ont une divergence les deux. Les formes géométriques, Malevitch les voit comme quelque chose de beaucoup plus spirituel alors que Richter est beaucoup plus dans les choses formelles. Et donc, comment leur faire expliquer ça, c’est… laisse tomber je peux pas ». (Entretien d’autoconfrontation, médiateur).
67L’enjeu du médiateur à ce moment est bien de relater le contexte et le parcours artistique de l’artiste, quand bien même il paraît difficile d’accès pour les jeunes visiteurs. Il tentera une première explication historique qu’il délaissera rapidement pour parler de la forme d’un visage identifiable en hauteur sur la maquette. C’est ce dernier élément qui sera d’ailleurs re-saisi avec enthousiasme par les jeunes visiteurs face à l’œuvre. Cela amènera notamment plusieurs adolescentes à s’engager momentanément dans une tentative de prise de photographie de la maquette pour capturer ce visage évoqué par le médiateur. Enfin, après 54 minutes de visite, nous arrivons à la 14e œuvre présentée par le médiateur avec la roue de bicyclette (figure 8). Cette œuvre de Marcel Duchamp est importante et constitue un pilier dans la visite pour le médiateur ainsi que dans la consécration du courant dadaïsme qu’il introduit depuis le début de la visite. Et contrairement à d’autres moments du parcours, il se sent bien plus à l’aise à présenter l’œuvre d’un artiste qu’il affectionne et qu’il maîtrise. Et cela se ressent sur la visite, car il y passera plus de temps :
« C’est un tournant de l’art du xxe siècle, puis je voulais voir un peu comment elles réagissaient quoi, en y mettant beaucoup d’énergie à leur faire comprendre le concept du ready-made, […] j’étais tellement pas à l’aise durant l’exposition que ça m’a un peu rassuré d’avoir la roue de bicyclette (rires) ». (Entretien d’autoconfrontation, médiateur).
68Et du côté des jeunes visiteurs, nous remarquons que le vécu de ce moment est partagé. D’une part, une adolescente nous explique qu’elle arrive à un état de fatigue avancé, qu’elle trouve le discours du médiateur beaucoup trop long et qu’elle n’a pas le temps de prendre des photos de toutes les œuvres souhaitées. Ce qui est témoigné par une autre injonction du médiateur :
« S’il vous plaît, au lieu de prendre des photos, intéressez-vous à ça, écoutez ce que je dis ». (Échanges pendant la visite guidée observée, médiateur).
69Par ailleurs, nous retrouvons une autre adolescente qui se questionne beaucoup vis-à-vis de cette œuvre quant aux interprétations sur le sens de l’œuvre et sur ses aspects techniques concernant la jonction entre la roue et le tabouret :
« Je me suis dit, ça doit faire des différences. […] Bah se déplacer et rester fixe. Et quand j’ai vu qu’il a collé les deux. […] Je me suis dit si on se déplace pas, si on reste pas fixe, il faut rien faire. […] Moi je me suit dit c’est quelque chose qu’on peut faire. […] Peut-être qu’il a vissé et qu’il a mis de la colle pour que ça tienne, […] j’étais fixé dans ça, j’étais vraiment dedans là, […] j’étais fixé à la vis ». (Échanges pendant la visite guidée observée, adolescent P.3).
70Pour classer les situations illustrant une coactivité réussie et empêchée, nous avons retenu plusieurs critères à partir de la description chronologique de ces activités. Pour le médiateur, son activité est réussie lorsque l’arbitrage de ses enjeux s’équilibre autour de la médiation sans que cette dernière ne soit interrompue ou mise à mal par des aléas (provenant de l’environnement, des collègues ou des visiteurs). La coactivité est également réussie lorsque les échanges sont fructueux et que les adolescents participent à la médiation. Son activité est néanmoins empêchée lorsqu’il se sent tendu à certains moments de la visite et que cela impacte sa façon d’arbitrer ses enjeux dans l’activité et qu’il doit arrêter momentanément la présentation des œuvres pour s’occuper de garder un collectif structuré et un parcours cohérent. Pour les adolescents, nous avons retenu d’autres critères : l’activité est réussie lorsqu’ils peuvent déployer spontanément leurs activités au fil de la visite (photographier, échanger, se rapprocher des œuvres, écouter, décrocher du discours, etc.) sans être contraint par le médiateur. Elle est également réussie lorsqu’ils réalisent des découvertes et élaborent du sens sur les œuvres individuellement ou collectivement grâce à la médiation. Tandis qu’elle est empêchée quand le médiateur impose : une activité au détriment d’une autre, un rythme trop soutenu à certains moments et lorsqu’il utilise des termes complexes empêchant la compréhension du discours.
Figure 9. Graphe chronologique de la visite muséale : phases significatives de coactivité réussie et empêchée
71Nous avons ainsi retracé temporellement ce parcours de visite afin de cibler des phases significatives où la coactivité pouvait être à la fois présente, absente, réussie et empêchée durant la visite muséale. À partir de l’observation de l’activité et de la compréhension du point de vue des acteurs, nous apprenons que cette activité à la fois riche et complexe se déroule avec des sujets qui ne partagent pas les mêmes enjeux ni les mêmes objectifs durant l’activité. Et si la visite guidée signifie institutionnellement une unité de groupe réalisant le même parcours, l’activité révèle une grande diversité dans le vécu de ce parcours et dans les activités déployées. En effet, chaque visiteur peut être tourné vers l’écoute du médiateur, interagir avec ses camarades, garder des traces ou encore rencontrer une œuvre d’art. Ces objets de l’activité peuvent tantôt entrer en résonance avec l’activité du médiateur ou tantôt s’y entrechoquer. Toutefois, certaines tensions dans la coactivité demeurent constructives dans le développement de la médiation culturelle avec une possibilité pour le médiateur d’accompagner le partage du ressenti et des interrogations sur l’art contemporain qui ne fait pas toujours l’unanimité, mais qui a le mérite de créer du débat au sein du collectif. Mais nous remarquons que d’autres périodes de tension peuvent empêcher le développement de certaines activités réalisées spontanément par le jeune public en voulant trop homogénéiser les activités et la structure du groupe, telles que l’exploration, la découverte des œuvres de façon instrumentée ou non.
72En définitive, ce récit chronologique nous dévoile la présence de nombreux vécus et de diverses logiques intrinsèques à l’œuvre : celle du médiateur et celles des jeunes visiteurs. Les logiques de ces acteurs témoignent d’attentes et d’enjeux amplement différents qui divergent à certains temps et qui convergent à d’autres moments de la visite.
73En nous arrêtant de plus près sur une rencontre collective d’une œuvre, nous avons souhaité mettre en lumière la dynamique de cette coactivité qui permet à la fois de découvrir, présenter une œuvre, mais également de coconstruire le sens et de soulever des interrogations de façon collective. Pour cela, nous avons sélectionné un extrait d’une rencontre collective qui a été marquante autant pour le médiateur (il maîtrise davantage cette partie du parcours tout en affectionnant l’artiste) que pour les adolescents qui réagiront de manière vive et intéressée face à l’œuvre et aux explications du médiateur. Le tableau 1 nous révèle ainsi que la médiation se fait à plusieurs et que les interventions des adolescents vont pointer des éléments absents du discours, susciter des interrogations et des ambiguïtés justes qui nourrissent le dialogue.
74Prenons l’exemple de la séquence 6 où l’on observe une construction et une résolution collective d’une intrigue autour de l’originalité et des reproductions de l’œuvre. Une adolescente questionnera l’originalité de cette œuvre comme elle l’avait fait précédemment pour une autre œuvre. La réponse du médiateur sur l’existence de plusieurs exemplaires de la Roue de bicyclette déclenchera une véritable intrigue et beaucoup d’interrogations auprès du groupe qui s’engage activement et collectivement autour d’échanges pour résoudre cette question. Après que le médiateur eût élucidé cet aspect, l’échange se poursuit sur la narration de la démarche provocante de l’artiste qui souhaite remettre en question les codes de l’art et de l’esthétique à travers son concept des œuvres toutes faites (le Ready-made). Les adolescents interviennent également lors de la séquence 4 à la demande du médiateur autour d’un échange de questions-réponses qui les fera participer activement à la description des parties de l’œuvre. Une autre intervention d’une adolescente dans la séquence 9 focalise le questionnement vers le choix du titre : « Et pourquoi il a appelé la roue et pas le tabouret ? » qui demeurera toutefois sans réponse.
75Cette coactivité nous montre une médiation qui tend à s’enrichir et à se construire autour des questionnements et des débats enclenchés par les adolescents. Ce qui les rend davantage acteurs dans la découverte et l’exploration des œuvres.
Tableau 3.Tableau récapitulatif des séquences de coactivité entre le médiateur, l’enseignant et les adolescents pendant la rencontre collective d’une œuvre d’art
ACTEURS
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ACTIVITÉS RÉALISÉES FACE À L’ŒUVRE
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SÉQUENCES
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Médiateur
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Introduire l’artiste et le courant artistique dans lequel il s’inscrit
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S1. Introduction d’un artiste provocant du Xe siècle, ses œuvres et ses intentions
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Détailler le contexte historique
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Expliquer les intentions de l’artiste (remise en cause de l’œuvre d’art)
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Qualifier l’artiste et ses travaux (provocation)
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Adolescents
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Questionner la nature du matériel
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S2. Échange sur le type de matériel et d’œuvre réalisée
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Médiateur
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Détailler la nature du matériel utilisé (roue, tabouret)
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Introduire le type d’œuvre observée
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Ordonner au groupe à l’écart d’arrêter les photos et d’écouter le discours
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S3. Réunir et focaliser le groupe autour d’une œuvre et du discours du médiateur
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Enseignante
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Ordonner d’écouter
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Médiateur
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Inviter à prendre les photos en fin d’explication
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Exprimer son ressenti quand il n’est pas écouté
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Questionner sur la description de l’œuvre
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Enseignante
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Confirmer l’absence d’écoute de l’adolescente
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Médiateur
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Décrire les parties de l’œuvre
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S4. Jeu de questions-réponses sur la fonctionnalité S4. Bis Décomposer chaque partie de l’œuvre
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Questionner la fonctionnalité du tabouret
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Adolescents
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Répondre sur la fonctionnalité (s’asseoir)
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Médiateur
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Questionner la fonctionnalité de la roue
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Adolescents
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Répondre sur la fonctionnalité (se déplacer)
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Médiateur
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Décrire la fonctionnalité du matériel
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Expliquer les intentions de l’artiste (changer la fonction des objets du quotidien)
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S5. Expliquer les intentions implicites derrière l’œuvre
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Qualifier les intentions et l’œuvre (provocant)
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Affirmer que tout le monde peut reproduire cette œuvre
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S6. Construction et résolution collective d’une intrigue autour de l’originalité et des reproductions de l’œuvre
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Adolescents
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Soulever la difficulté de trouver le matériel adéquat
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Médiateur
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Affirme la facilité de trouver le matériel
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Détailler les intentions de l’artiste (questionner le beau, l’esthétique)
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Questionner leur jugement esthétique sur l’œuvre
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Adolescents
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Répondre négativement
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Répondre positivement
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Questionner l’historicité des tabourets
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Questionner l’originalité de l’œuvre
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Médiateur
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Répondre sur l’historicité du tabouret
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Expliquer que l’œuvre n’est pas originale et qu’il existe de multiples exemplaires
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Adolescents
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Suggérer que les copies proviennent d’autres personnes
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Contre-argumenter sur le fait que les copies proviennent de l’artiste
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Affirmer la non-compréhension de cette question
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Suggérer l’idée d’un vol
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Médiateur
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Expliquer que l’artiste a fait lui-même plusieurs exemplaires de l’œuvre
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Adolescents
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Reformuler en parlant de copies
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Médiateur
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Confirmer la réalisation de copies par l’artiste
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Décrire la nature des objets réutilisés
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S7. Narration de la dimension provocante de la démarche, de l’artiste et de la réalisation de l’œuvre S7. Bis Révélation de l’impact de cette démarche sur le monde de l’art
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Expliquer la démarche de l’artiste (concept de ready-made)
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Qualifier la nature du travail réalisé (fainéant, provocant)
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Vulgariser la démarche de l’artiste
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Conter des anecdotes de cette œuvre à l’époque de l’artiste
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Expliquer l’impact de ses œuvres dans le monde de l’art
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Introduire d’autres œuvres provocantes de l’artiste (l’urinoir de M.D.)
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Décrire cette seconde œuvre
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Adolescents
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S’exclamer d’étonnement
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Médiateur
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Expliquer la démarche de l’artiste (détournement d’un urinoir en objet d’art)
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S8. Transmission de la vision de l’artiste
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Révéler les intentions de l’artiste (provocation dans le monde de l’art)
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Relier le concept du ready-made aux objets environnants
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Donner des exemples de ready-made
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Introduire des paroles de l’artiste
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Adolescents
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Questionner le choix du nom de l’œuvre
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S9. Un titre d’œuvre restant en suspens...
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Médiateur
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Affirmer qu’il ne sait pas
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Contextualiser historiquement l’œuvre
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76En nous appuyant sur le modèle MARO (Bationo-Tillon, 2013), nous remarquons également que la médiation oriente les jeunes visiteurs sur une activité majoritairement analytique avec des classes de situations développant de la description fine (« Donc il y a deux parties : un tabouret et une bicyclette »), des interrogations (« Le tabouret ça sert à quoi ? » […]« Est-ce qu’on peut considérer ça comme quelque chose de beau esthétiquement ? ») et de la distanciation (« Et il va remettre en cause la beauté de l’art, l’esthétique. » […] « C’est un artiste un peu provocateur »). Toutefois, loin de rester dans la dimension analytique, les entretiens d’autoconfrontation ont révélé l’émergence d’autres formes de rencontre individuelle avec l’œuvre qui ont été grandement influencées par le discours du médiateur. Et ces rencontres ont la particularité de privilégier davantage la dimension sensitive pour plusieurs adolescentes interrogées (cf. figure 10) :
« Bon au début quand je l’ai vu, je me suis dit bah c’est pas de l’art, mais en fait si c’est de l’art. Mais moi je pense que c’est hyper simple pour de l’art. […] C’est comme si on posait un ordinateur comme ça fermé et je pose un téléphone dessus, comme ça il tient ».
Adolescente P.2 - Distanciation et imprégnation.
« Sur le tabouret moi je me dis si on regarde bien, ça se trouve il y a encore des empreintes de la personne qui l’a fait. Si on analyse bien, on peut trouver des choses qui lui appartiennent. Si on regarde bien sur le tabouret et la roue. On peut trouver des empreintes ou un petit morceau de quelque chose ».
Adolescente P.4 - Imagination et description fine.
« J’avais pas entendu, […] j’étais là mais j’étais en train de regarder là-bas, […] j’étais fixée dans ça, j’étais vraiment dedans là, […] j’étais fixée à la vis après je regardais par terre et j’ai vu l’ombre, […] c’est grâce à la lumière d’en haut qu’on voit ça ». Adolescente P.3 – Immersion.
77Ces éléments sont intéressants à plus d’un titre : ils révèlent que l’accompagnement du médiateur n’atrophie pas toujours la rencontre sensitive du jeune public et qu’il peut, au contraire, la nourrir bien qu’elle reste dissimulée à la connaissance des autres membres du groupe. Par ailleurs, l’objet de cette rencontre sensitive a pu être explicité après la visite avec l’aide d’un tiers, ce qui rendrait difficile le partage de ces expériences pendant le flux de la visite.
Figure 10.Influence de la médiation analytique du médiateur culturel sur la rencontre sensitive des œuvres par les adolescents à la lecture du modèle MARO (Bationo-Tillon, 2013)
78À partir des éléments étudiés et analysés, comment peut-on transformer favorablement les activités muséales pour les jeunes visiteurs et les médiateurs culturels ? En nous appuyant sur les dimensions intrinsèques des acteurs concernant l’activité de visite et sur les éléments de l’activité ayant émergé, nous souhaitons alimenter la réflexion pour la conception de ressources et d’offres muséales qui soient adaptées à l’activité de visite de chaque acteur concerné.
-
Lorsqu’une nouvelle œuvre est présentée, proposer au jeune public un temps d’immersion et de découverte individuelle afin de favoriser une rencontre singulière davantage tournée vers la dimension sensitive. Cela permettrait également aux jeunes visiteurs de construire leur propre intrigue, laisser émerger leurs questionnements et explorer des éléments significatifs de l’œuvre qui pourront être susceptibles d’être partagés avec le médiateur et le collectif, et donc d’enrichir la médiation ;
-
Diversifier les supports et les outils pendant la médiation afin de renforcer la compréhension et illustrer le discours du médiateur tels que les photos des œuvres évoquées par le professionnel mais absentes du parcours, des photos des artistes, des lieux emblématiques contés au cours du récit, des objets faisant écho aux procédés techniques de certaines œuvres, etc. ;
-
Alterner au cours de la visite les récits de présentation des œuvres, les jeux ludiques et les croquis proposés aux jeunes visiteurs, de façon à créer un rythme continu et diversifié pour permettre aux adolescents de reposer leur attention qui est beaucoup plus sollicitée lors de la médiation orale ;
-
Développer des jeux de rapprochement et d’éloignement face aux œuvres pour encourager l’appréhension et l’exploration d’une œuvre en mobilisant le corps ;
-
Développer dans la médiation des moyens pour inciter le jeune public à rendre les œuvres dynamiques et vivantes à travers l’imagination ou en mobilisant d’autres instruments ;
-
Se servir des étrangetés, des détails ambigus, étonnants ou provocants des œuvres pour questionner le jeune public et l’amener à débattre collectivement ;
-
Démarrer la visite par une forme d’énigme que les jeunes visiteurs pourraient résoudre grâce au parcours et aux œuvres rencontrées. Cette énigme pourrait prendre la forme d’une problématique, d’une interrogation ou d’une enquête dans laquelle chacun cheminera durant la visite et qui pourra être résolue et partagée collectivement en fin de visite.
-
Laisser un temps de collecte de traces durant la visite muséale sans que cela ne brise la structure et l’unité du groupe ;
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Disposer davantage de bancs, de sièges tout au long du parcours et près des œuvres pour permettre aux adolescents d’écouter le discours du médiateur tout en se reposant au fil de la visite ;
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Proposer aux visiteurs en fin de visite la mise à disposition d’un ouvrage de référence sur l’exposition qu’ils peuvent consulter aussitôt pour découvrir les informations auxquelles le médiateur n’a pu répondre pendant la visite ;
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Permettre au jeune public de partager des éléments marquants de l’expérience de visite à travers un site, un blogue ou un réseau social accessible pour le musée et les médiateurs culturels ayant effectué la visite.
-
Face à la variabilité des situations muséales auxquelles les médiateurs doivent faire face, il serait vivement recommandé d’accroître les invariants de leur activité de médiation, car ils constituent de véritables ressources transverses à toutes les visites guidées et au renouvellement des expositions, ces dernières nécessitant une mise à jour continue de leurs connaissances sur les artistes et les œuvres. Dans ces invariants, nous retrouvons par exemple les critères permettant de sélectionner les œuvres utilisées pendant le parcours, la façon d’élaborer son parcours (choisir un nombre défini d’œuvres autour d’une thématique ou d’un fil conducteur), les sources habituelles où collecter des informations sur l’exposition en cours, la préparation de sa mallette d’outils et des jeux à proposer, les questionnements habituels destinés aux visiteurs, la façon de gérer le temps de visite, etc. ;
-
Nous proposons de favoriser des espaces d’échanges au sein du collectif de travail afin de faciliter la transmission d’informations et les discussions autour de la conception des parcours et des dispositifs de médiation culturelle adaptés à chaque type de public. Ces espaces permettraient également de réaliser des retours d’expérience sur les visites guidées effectuées et de mettre en débat les gestes professionnels ayant fonctionné ou non, les réactions des visiteurs et le ressenti à la suite de ces parcours et à la lumière des expériences d’autres collègues ;
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Équilibrer le discours analytique du médiateur avec des phases plus centrées sur la dimension sensitive où l’accent serait mis sur l’immersion, l’imagination et l’émergence du ressenti.
79Les diverses logiques intrinsèques que nous avons présentées sont représentatives des rythmes de visite et des préoccupations qui ponctuent le parcours de visite. Pour le médiateur, les préoccupations et les objectifs à atteindre sont nombreux (transmettre des éléments sur l’art, les courants artistiques, les artistes et leur permettre de passer un moment agréable en leur proposant des exercices ludiques pour comprendre l’art différemment) dans une situation dynamique qui se renouvelle sans cesse (réaction/mouvement du groupe, présence des collègues dans le parcours, nécessité de présenter des œuvres qui ne sont pas toujours maîtrisées, etc.). Tandis que les jeunes visiteurs possèdent un rythme plus discontinu où de nombreuses préoccupations se chevauchent avec des phases d’engagement et de désengagement dans l’action. Dans l’unité d’analyse de l’activité de visite muséale, ils alterneront entre la volonté de garder des traces de la visite, l’écoute du médiateur et la nécessité de s’octroyer des moments intermédiaires et de pause dans la visite. D’autres adolescents alterneront notamment cette activité de visite avec une véritable rencontre avec les œuvres d’art. Il est important de noter que les logiques qui « s’entrechoquent » ont ceci d’intéressant qu’elles possèdent une dimension constructive à ne pas négliger dans l’activité. Bien que donnant l’illusion d’une activité non réussie ou « empêchée », elles ont des effets durables sur l’activité et le développement des sujets. Par exemple, les moments de tension vécus par le médiateur lorsqu’il ne se sentait pas à l’aise constituent des moments clés qui seront retravaillés et améliorés par le médiateur dans les prochaines visites. Et les injonctions réalisées par le guide constituent des moyens afin de structurer et mieux gérer sa visite en unifiant le groupe. Nous pouvons également illustrer ces moments de coactivité empêchée avec la roue de bicyclette présentée durant la visite. Ce moment cristallise un ensemble de questionnements, de débats et de réactions entre visiteurs et médiateurs. Qu’ils aient apprécié ou non l’œuvre, les jeunes visiteurs ne sont pas restés indifférents face à la démarche de l’artiste introduite par le guide. Certains apprécient et se rangent du côté de cette provocation de l’art, d’autres prennent le temps de disséquer et d’observer l’œuvre avec la richesse de ses détails. Tandis que d’autres remettent entièrement en cause la valeur artistique d’une telle œuvre en argumentant sur la possibilité de reproduire un objet similaire.
80Tous ces éléments demeurent intéressants, car ils peuvent représenter des leviers pour débattre et prolonger l’expérience de la visite et de la rencontre avec l’œuvre grâce au médiateur. Notons également que ce moment de la visite a été prolongé à travers une activité de production menée par une adolescente de ce groupe de visiteurs. Cette dernière nous explique lors de l’entretien d’autoconfrontation qu’elle a tenté de reproduire elle-même et avec ses propres matériaux de recyclage la roue de bicyclette de Duchamp qui l’avait marquée durant cette visite. Cette information soulève ainsi l’importance d’identifier plus clairement les mailles temporelles de l’activité de visite. Sa dimension diachronique implique d’investiguer les effets de ces visites sur les sujets et la façon dont ils s’approprient ces visites en dehors des murs des institutions muséales.
81Cette problématique des logiques portées par les acteurs, et n’allant pas toujours dans le même sens, soulève la question des mailles temporelles de la visite muséale. Nous avons pu observer précédemment qu’il existe un rythme spécifique pour la médiation culturelle mobilisée par le médiateur durant la visite muséale et un autre rythme qui favorise la rencontre intime d’une œuvre. Celui de la médiation est centré sur un discours oral possédant un rythme soutenu avec peu de pauses. Il est dirigé principalement par le professionnel avec une centration sur une activité analytique qui renvoie à une mise à distance du tableau destinée à le découper, l’étudier et l’objectiver (Bationo-Tillon, 2013). La contrainte de ce rythme, et de ce type de médiation, réside dans sa propension à tout dévoiler immédiatement avant de laisser un temps d’immersion et de découverte singulière de l’œuvre. Ce qui semble atrophier les bénéfices d’une rencontre intime avec l’œuvre pouvant provoquer chez le visiteur un état de flottement où il explore les détails de l’œuvre, découvre et construit des intrigues qu’il peut être à même de résoudre seul ou avec l’aide du médiateur et du groupe. Ce qu’il faut retenir ici est la dimension temporelle qui est cruciale : rencontrer une œuvre prend du temps et se construit pas à pas avec des sensations et des impressions pouvant émerger au fil de l’eau. Les entretiens d’autoconfrontation avec les adolescents nous révèlent que plusieurs d’entre eux auraient apprécié disposer de plus de temps pour découvrir les œuvres avant que le discours très détaillé ne galvaude parfois le potentiel énigmatique que recèlent les œuvres et les hypothèses que les jeunes visiteurs auraient pu construire pour tenter d’y répondre. Néanmoins, il serait faux d’affirmer que le discours analytique atrophie systématiquement la rencontre spontanée des visiteurs avec l’œuvre. Les résultats de cette recherche nous ont montré des exemples de jeunes visiteurs ayant créé spontanément cette rencontre à travers l’immersion, l’imagination et la création d’histoires autour d’œuvres d’art, mais sous réserve qu’ils puissent se « décrocher » de l’écoute du médiateur.
82Éclairer ces différents rythmes indissociables de la visite questionne ainsi le mode d’interaction à privilégier lors d’une visite guidée : comment connecter durablement deux sujets portant des enjeux singuliers, deux activités différentes et deux registres d’être-au-monde distincts (un registre ouvert sur les autres avec des interactions sociales et un autre registre tourné vers le monde intérieur facilitant la connexion à l’œuvre d’art) ? Ces sujets sont pourtant réunis dans un même espace et dans une même temporalité. Est-il nécessaire, dans l’activité, de favoriser à tout prix cette rencontre et ces interactions durant la visite guidée ? Nous avons montré que les phases de décrochage ou les moments de coactivité empêchée constituaient des phases riches pouvant favoriser la rencontre avec l’œuvre et enclencher des interrogations et des réflexions sur les œuvres et les démarches singulières des artistes. Si la rencontre avec l’œuvre d’art fonctionne lorsque le sujet bascule vers un autre mode d’être-au-monde dissemblable de celui qui prédomine lorsqu’il interagit avec d’autres sujets, le rôle du médiateur serait-il de déplacer le visiteur vers diverses postures internes pour faciliter ce voyage et cette connexion avec les œuvres ? Cet accompagnement et ce basculement seraient-ils complémentaires à la médiation orale habituellement réalisée durant la visite guidée ? Ces questions méritent d’être posées compte tenu des traces de l’activité que nous avons pu recueillir. Et nous retenons que les activités au musée créent des espaces, chez les sujets visiteurs, qui entremêlent, connectent des dimensions temporelles (immersion dans l’ici et maintenant, imprégnation et résonances des œuvres d’art avec l’émergence ou la connexion d’anciens souvenirs ou de situations familières) et favorisent le déplacement de l’attention vers son propre monde intérieur foisonnant d’imagination, de réflexion, d’interrogations et de construction de sens face à l’œuvre. Est-il donc nécessaire d’accompagner ces basculements au cours de la visite ? Ou convient-il tout simplement de laisser le soin aux visiteurs de s’en occuper seul ? Ces questions restent, aujourd’hui, en suspens.
83Dans la continuité de cette problématique, le rythme de la rencontre des œuvres questionne d’autres éléments que nous n’avons pas développés dans cet article, il s’agit des niveaux de présence, d’absence, d’état de flottement provoqués par les objets d’art ou encore par le discours du médiateur ; ce sentiment de ne plus être là dans la visite, mais de rester toutefois physiquement présent... Ces éléments questionnent la dimension finalisée des visites muséales et des moments de rencontre avec les œuvres : le visiteur est-il réellement animé par des intentions tout le long de sa visite ou réagit-il à un ensemble de détails, d’incidents et de coïncidences environnantes l’amenant à s’y intéresser de près ? Des travaux en anthropologie existentiale se sont centrés sur les différents niveaux de présence fluctuant au cours des activités humaines. Albert Piette développe ainsi l’hypothèse majeure que toute situation serait imprégnée par un mode mineur de présence, c’est-à-dire une mise en suspension de la volonté, de la maîtrise et du calcul. Une forme de passivité de la présence, d’une conscience implicite qui ne réfléchit pas et ne choisit pas (Piette, 2004). En s’écartant des logiques d’actions motivées par des intentions et des contraintes, peut-on par exemple définir l’origine de la rencontre à l’œuvre comme étant provoquée par un détail, un élément intriguant qui au final se révélera familier pour le sujet (Freud, 1985) et qui se déroulerait sous la forme d’une intrigue non résolue et d’une
« situation chargée de suspense qui progresse vers son propre achèvement par le biais d’une série d’incidents variés et reliés entre eux » ? (Dewey, 2010).
84Le champ de la médiation culturelle reste un domaine encore peu investi dans le domaine de l’ergonomie. Toutefois, nous retrouvons des rapprochements possibles entre les activités de visite et de médiation avec d’autres formes d’activités en lien avec la narration, l’enseignement et la relation de service, davantage investiguées en ergonomie. Dans les sous-parties suivantes, nous mettrons en perspective ces rapprochements avec les résultats émergents de cet article.
85Étudier des situations éducatives en articulant à la fois l’activité des enfants et des adultes a fait l’objet de recherches récentes en ergonomie avec l’analyse d’une activité narrative d’enfants guidés par des enseignants (Decortis, 2015). En s’intéressant autant aux interactions, aux artefacts et aux ressources mobilisées, à la dimension imaginative et créative, ainsi qu’à la prise en compte de la diachronie de cette activité, cette mise en récit a fait l’objet d’une modélisation : le Modèle de l’Activité Narrative (NAM, Decortis, 2008 ; Decortis, 2012). Construit à partir de l’observation de situations éducatives et inspiré du cycle de l’imagination créatrice de Vygotski (1967/2004), le modèle comporte quatre phases : une phase d’exploration fait référence à l’interaction entre le sujet et son environnement qui peut être soit directe, soit médiatisée par des interactions sociales ; une phase d’inspiration favorise le processus de dissociation en relevant certaines caractéristiques qui paraîtront pertinentes au sujet, c’est un moment à la fois de réflexion et d’analyse de sa propre expérience ; puis une phase de production permet au sujet d’externaliser le fruit de son imagination afin de produire un contenu nouveau grâce aux diverses ressources explorées précédemment ; et enfin, une phase de partage permet de raconter et présenter ses productions aux autres : le sujet peut ainsi échanger sur sa production, vérifier l’effet de celle-ci sur les autres et faire vivre sa production dans le monde social (Decortis, 2008 ; Decortis, 2012).
86En rapprochant cette activité narrative de la situation de visite muséale, nous remarquons plusieurs caractéristiques communes : l’importance des expériences sensorielles nourrissant l’activité du jeune public, les diverses expérimentations réalisées par les sujets, l’utilisation de divers instruments (exemples : puiser dans les expériences passées et présentes, les carnets pour la prise de notes et de croquis, téléphone portable pour les prises de photographies et de vidéos, etc.), la mobilisation de l’imaginaire, etc. Mais surtout, à la lumière du modèle NAM, nous observons que la visite muséale favorise principalement les deux premières phases : l’exploration et l’inspiration. Le médiateur invite continuellement les jeunes visiteurs à s’approcher des œuvres, à remarquer certains détails, à deviner les formes, à prendre connaissance des anecdotes et des histoires marquant chacune des œuvres. Cette exploration est aussi investie spontanément et individuellement par le jeune public lorsqu’il s’immerge dans une œuvre ou qu’il expérimente certaines idées à l’aide d’instruments. Puis l’inspiration peut également être encouragée par le médiateur, lorsqu’il compare certaines œuvres à d’autres absentes ou lorsqu’il décompose chaque œuvre en parties bien distinctes pour mieux décrire l’objet d’art. Mais cette phase d’inspiration est aussi mobilisée par les visiteurs lorsqu’ils relèvent certaines caractéristiques de l’œuvre pour élaborer leur propre signification de l’œuvre, en tisser une histoire ou construire une intrigue. Au regard de ces éléments, nous remarquons ainsi que la situation de visite propose un ensemble de matériaux riches et foisonnants pour le jeune public qui gagneraient à être réutilisés et mobilisés dans une forme de production et de création sur un temps plus long. Ce qui permettrait non seulement de prolonger l’expérience de visite hors des murs de l’institution, mais également de donner aux sujets les outils d’appropriation de l’objet de la visite par leurs propres idées et leurs moyens d’expression. Et bien que la configuration de la visite guidée impose la découverte des œuvres de façon collective, cela n’incite pas nécessairement au partage des éléments explorés, appréciés, mis en récit ou interrogés par les visiteurs.
87La situation de médiation culturelle au musée peut être rapprochée de l’activité enseignante, largement étudiée en ergonomie et en didactique professionnelle (Amigues, 2003 ; Pastré, 2007 ; Faïta et Saujat, 2010). L’analyse de cette activité rend compte des différents rapports que l’enseignant établit face aux prescriptions, à la tâche à réaliser, à la sphère collective (collègues, administration, élèves) et à lui-même (Amigues, 2003). Tout comme dans le champ de l’éducation, les prescriptions dans le contexte muséal demeurent relativement floues sur la façon de préparer les dispositifs de médiation culturelle et de l’adapter à différents publics. Les professionnels de la médiation sont donc amenés à interpréter et redéfinir ces prescriptions (contenues dans le référentiel métier) selon leurs objectifs, leurs propres valeurs, les échanges réalisés avec les collègues, les recherches effectuées sur l’exposition, les informations collectées et intégrées dans la médiation à venir, les expériences de visites antérieures, le temps alloué à la conception de ces dispositifs, etc. En interrogeant ces acteurs, les buts de l’action professorale semblent être tournés vers l’apprentissage des élèves, ce qui constitue un but lointain et incertain au même titre que la médiation culturelle censée faire découvrir, développer un appétit pour les œuvres et rendre curieux des jeunes visiteurs vis-à-vis du monde de l’art et de l’espace muséal. L’analyse de l’activité s’intéresse également aux effets du travail sur le professeur : ce qui n’a pas été réalisé devient aussi important que l’accomplissement effectué, avec des choix et des décisions faisant l’objet d’interrogation et d’incertitude ou encore des activités qui semblaient rodées font l’objet de modification pour le plaisir de faire autrement, de ne pas s’ennuyer et de renouveler son activité (op. cit.). Nous retrouvons cette même problématique dans l’activité du médiateur qui se remet en question après chaque visite et qui recherche des pistes d’amélioration à partir de ses précédentes expériences, ce qu’il aurait pu mettre en lumière ou mieux expliciter aux visiteurs. Ces éléments révèlent ainsi l’existence d’une pratique réflexive inhérente à l’activité de médiation avec une réflexion orientée vers ce qu’on fait autant que
« ce qu’on ne fait pas, ce qu’on ne parvient pas à faire, ce qu’on voudrait ou aurait pu faire », c’est-à-dire, l’activité contrariée, suspendue ou empêchée (Clot, 1999).
88D’autres parallèles peuvent être réalisés en ce qui concerne les activités de relations de service mettant en situation un professionnel qui devra « traiter des informations de diverses natures et échanger des connaissances dans le cadre d’interactions complexes » en interagissant avec un client-usager. Dans cette activité où l’accueil, l’écoute, l’instruction d’une demande, l’argumentation et l’explication forgent les relations de contact, la parole située constitue un acte de travail et va déterminer l’interaction sociale, l’animation des échanges et la recherche de solutions (Valléry, 2004). Cette importance de la communication verbale est également retrouvée dans les situations de médiation où la parole révèle le sens des œuvres tout comme cette parole devient un instrument pour transporter, redéfinir, déployer, explorer, confronter et élargir le champ des possibles dans la médiation (Darras, 2003). Ces éléments nous renvoient à l’importance de considérer la parole comme un instrument élaboré au sein de l’activité
« par le sujet qui lui donne le statut de moyen pour atteindre les buts de son action » (Rabardel, 1999).
89Développé dans les travaux de Vygotski, le langage représente un instrument psychologique, car il exerce une influence sur le comportement et le psychisme propre et celui des autres. Composé d’un artefact spécifique et de schèmes d’utilisation (des organisateurs de l’activité), le langage mobilisé dans l’activité médiatise les rapports du sujet à lui-même et aux autres sujets pour transformer la réalité externe (op. cit.).
90Cette étude présente un ensemble de limites que nous exposerons ici. La première concerne les données recueillies : nos observations et nos analyses ont porté sur une seule visite guidée afin de nous centrer plus spécifiquement sur l’articulation des expériences de visite et de la dimension intrinsèque des activités du médiateur et des visiteurs. Il serait intéressant de mettre en perspective ces analyses avec davantage de situations de visites guidées avec le point de vue d’autres professionnels de la médiation afin d’élargir la variabilité des situations étudiées. Une deuxième limite due aux contraintes de terrain concerne le choix des participants et de la classe scolaire. Une future recherche pourrait s’intéresser à interroger d’autres tranches d’âge auprès de la population adolescente au collège et au lycée par exemple. Une troisième limite concerne la portée temporelle et diachronique d’une visite muséale. Nous pouvons supposer qu’une visite se poursuit en dehors des musées et qu’elle peut être réinvestie par les sujets de multiples manières : échanger sur l’expérience vécue au musée, partager et diffuser des traces collectées, réaliser des productions personnelles et plastiques inspirées des œuvres découvertes au musée, poursuivre la visite par un travail scolaire accompagné par des enseignants dans l’institution scolaire, etc. Ne faisant pas l’objet de cet article, nous n’avons pas étudié ces aspects bien qu’ils demeurent pertinents dans la question de l’appropriation des savoirs et des objets culturels explorés au musée. Et enfin, dans une perspective d’accessibilité à l’art et de promotion des rencontres avec les œuvres d’art, il serait intéressant de comprendre plus finement les déterminants des moments d’engagement et de désengagement face à une œuvre d’art.
91D’autres perspectives de recherche seront tournées cette fois vers des projets de transformation et de conception de formation destinées aux professionnels de la médiation. Il s’agit d’un projet en cours mené avec la RMN-Grand Palais et l’équipe C3U destiné à outiller le rapport sensitif des médiations culturelles. Ces collaborations tendent ainsi à s’enrichir et permettent de mobiliser l’analyse de l’activité comme levier au sein des institutions culturelles pour transformer et agir sur les situations muséales. D’autres recherches en cours de réalisation dans le champ muséal étudient les ateliers créatifs en tant que dispositif de médiation destiné au jeune public en se focalisant sur la dimension créative de ces situations et leur rôle dans la médiation à l’art.