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Les défricheurs de pistes

Entrevue avec Jules Brodeur

PISTES

Résumés

Pour ce numéro, nous vous offrons une entrevue avec Jules Brodeur, médecin et toxicologue qui a été un pilier dans le domaine de la toxicologie industrielle au Québec et ailleurs dans le monde. C’est pourtant dans le domaine de la pharmacologie qu’a débuté sa carrière à la fin des années 50. D’abord professeur au département de pharmacologie de l’université de Montréal, il se consacre à la recherche fondamentale pendant de nombreuses années. En 1976, il devient le directeur du département de médecine du travail et d’hygiène des milieux, un milieu de formation pour les professionnels de la médecine du travail, de la toxicologie industrielle et de la santé environnementale.
Auteur de plus d’une centaine d’articles et de près de 150 communications scientifiques, il a toujours cependant eu à cœur son mandat de formation. Il a ainsi supervisé les travaux de plus 40 étudiants gradués à la maîtrise et au doctorat et vu près de 110 étudiants diplômés du Diplôme d’Études Supérieures en Toxicologie qu’il a instauré à ce département. Jules Brodeur s’est mérité au cours de sa carrière de nombreux prix et nominations, mais les personnes qui l’ont côtoyé vous diront que sa gentillesse, son ardeur au travail et sa grande disponibilité sont ce qu’on l’on retient avant tout de lui. À la retraite depuis un an, la revue PISTES a voulu le rencontrer pour qu’il nous explique son cheminement de carrière et ses réflexions actuelles sur la toxicologie industrielle.

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Texte intégral

PISTES : Nous voudrions connaître votre cheminement professionnel

Jules Brodeur : Je ne me destinais pas du tout à la santé et la sécurité du travail. Pas par refus de le faire, mais tout simplement parce que ce n’était pas encore d’actualité. Vous pourrez voir dans la conversation que nous aurons que c’est un cheminement, malgré tout assez linéaire. J’avais des goûts et des aptitudes qui rencontraient des besoins à combler et c’est un concours de circonstances qui a fait que progressivement c’est arrivé à la santé-sécurité du travail.

PISTES : C’est rare que les gens aient l’occasion de parler de ça. On parle plus d’une carrière professionnelle en termes de projets, de réalisations, mais c’est souvent la conjoncture qui explique le cheminement des personnes

J.B. : C’est la boîte noire d’une carrière et je pense que ça peut être édifiant, en toute modestie, pour des gens qui pensent qu’il faut naître dans la potion pour devenir les dépositaires ou les apôtres d’un domaine de recherche. C’est vraiment au cours de mes études de médecine que des choses significatives se sont passées. Au cours de ma deuxième année, pour des raisons à caractère financier, mais aussi parce que c’était possible de le faire, je suis devenu un stagiaire en laboratoire à l’Hôpital Sainte-Jeanne-d’Arc. Je faisais des gardes la nuit et les fins de semaine, remplaçant des techniciens de laboratoire, de biochimie, de microbiologie et d’hématologie. C’est ainsi, en 1958, que j’ai eu un premier contact avec le laboratoire. Je ne sais pas si c’était prémonitoire pour moi, mais c’est une place où je me sentais à l’aise. Mais un événement encore plus significatif est survenu cette année-là à la faculté de médecine de l’Université de Montréal. On donnait, pour la première fois, des enseignements en pharmacologie où l’on apprenait comment un médicament pouvait agir, alors qu’avant cela, les enseignements portant sur un médicament se limitaient, c’est un peu péjoratif de le dire aujourd’hui, à des recettes pour prescrire. La Faculté de médecine avait donc décidé de se doter d’un département de pharmacologie et, pour moi, tout a commencé là.

PISTES : C’est donc votre travail de garde dans les laboratoires, conjugué à ces enseignements qui a tout déclenché…

J.B. : Oui, mais c’était deux choses tout à fait distinctes. Il y avait ma vie nocturne de travail de technicien, puis il y avait ma vie d’étudiant, celle qui prenait le plus de place. Ce n’était pas un contrat difficile à rencontrer que d’être technicien. On pouvait se faire réveiller la nuit pour une appendicite alors il fallait connaître les procédures pour quelques analyses de base d’hématologie, de biochimie, etc.

PISTES : Y avait-il beaucoup d’étudiants en médecine qui faisaient cela ?

J.B. : À l’époque oui, c’était fréquent, surtout dans les petits hôpitaux. Les hôpitaux universitaires, eux, avaient toute leur hiérarchie d’internes, de résidents, etc. Les techniciens y travaillaient le jour, d’autres la nuit, mais dans les petits hôpitaux comme Sainte-Jeanne-d’Arc, c’était le régime qui prévalait. Il y avait une personne à ce moment-là qui enseignait la pharmacologie, c’était Aurèle Beaulnes et il en était à ses tous débuts. Il avait poursuivi des études aux États-Unis et en Europe. Il été un professeur formidable, une révélation ; c’est la première fois qu’on avait un professeur qui nous disait « Écoutez, s’il y a des choses, des points que vous aimeriez approfondir, vous pouvez venir à mon bureau, on peut en discuter. » Non pas que j’y sois allé très souvent, mais cet esprit-là et cette disponibilité-là m’avaient tout à fait charmé. Alors, lorsque je suis arrivé à l’internat, il y avait la possibilité de choisir des stages de recherche et de choisir avec qui on voulait le faire. Je voulais naturellement approfondir mon intérêt pour la pharmacologie. J’ai ainsi demandé à Aurèle Beaulnes de m’accueillir dans son laboratoire, et j’insiste sur ceci, c’était parce qu’il travaillait sur l’étude des mécanismes d’action des médicaments.

PISTES : Y avait-il un département de pharmacologie alors ou était-il seul à enseigner cette matière ?

J.B. : Le département était créé à ce moment-là. Aurèle Beaulnes était seul mais il y avait déjà des gens qui arrivaient et faisaient leur maîtrise avec lui. Ils se préparaient à aller étudier à l’étranger pour revenir ensuite avec des spécialités dans le domaine de la pharmacologie. C’est l’opportunité qui m’a été offerte. L’année suivante, je lui ai dit : « Aussitôt que je termine mon internat, que j’aurai mon diplôme de médecin, je veux me destiner à la recherche et à l’enseignement ». Cela a débuté par une maîtrise que j’ai faite avec lui. Le sujet était très peu santé-sécurité au travail mais cela avait quand même son intérêt. C’était en pharmacologie cardio-vasculaire : l’étude des effets anti-arythmiques de l’ocytocine. C’est une substance donnée aux mères qui accouchent pour faciliter la contraction utérine. C’est tellement loin maintenant que je ne sais plus si le médicament était efficace ! Ça été ma porte d’entrée dans la recherche.

PISTES : De l’internat au stage de recherche et à la maîtrise, avez-vous eu le temps de pratiquer en bonne et due forme la médecine ?

J.B. : Non. J’ai fait tout ce qu’il fallait faire pour obtenir mon diplôme, avoir mon droit de pratique, mais j’ai décliné… Cependant, j’ai toujours gardé ma licence mais je serais tout à fait incompétent aujourd’hui pour pratiquer la médecine moderne.

PISTES : Vous vous êtes donc dirigé tout de suite en recherche et en enseignement.

J.B. : En recherche avec la maîtrise, et puis déjà à ce moment-là, on nous donnait des charges d’enseignement modestes auprès des étudiants en médecine.

PISTES : Vous étiez dans un département en création. Ça devait être stimulant ?

J.B. : C’est ça qui était fascinant. Un jour, Aurèle Beaulnes qui est mon mentor me dit : « Écoute Jules, si tu veux aller étudier à l’extérieur et rapporter une discipline que tu pourras implanter ici au département, il y a de très fortes chances que tu sois ensuite engagé comme professeur. » Vous savez, il y a des chanceux dans la vie

PISTES : Est-ce que l’intérêt pour d’autres types de substances que les médicaments entraient déjà en jeu ?

J.B. : Oui, des médicaments aux substances toxiques, il y a qu’un pas. Les médicaments sont des substances toxiques. S’ils ne l’étaient pas, ce ne seraient pas des médicaments. C’est l’effet thérapeutique qui les caractérise… et qu’on attrape au vol avec le dosage idéal. Un dosage plus élevé conduirait évidemment à des effets néfastes et à des effets secondaires.

PISTES : La toxicologie, au début des années 60, c’était plutôt d’ordre environnemental…

J.B. : Tout à fait. Quand je suis allé à l’Université de Chicago avec le professeur DuBois, il s’intéressait alors aux insecticides organo-phosphorés de deuxième génération, ceux qui étaient issus des gaz de combat et qui avaient été sur le point d’être utilisés durant la deuxième guerre mondiale. On en a entendu parler il y a quelques années au Japon avec le Sarin et le Tabun, qu’une secte a réussi à synthétiser et à déposer dans le métro. Les sujets de recherche étaient carrément tournés vers la toxicologie de l’environnement sans nécessairement avoir une préoccupation d’application immédiate. C’était intéressant à étudier car ces substances avaient des effets dont les mécanismes d’action étaient assez bien connus. Lorsque je suis arrivé, il ne s’agissait donc pas de découvrir les mécanismes d’action comme telle, mais les facteurs qui faisaient que l’agent chimique agissait différemment. Mon sujet de thèse de doctorat répondait à la question suivante : « Qu’arrive-t-il à des organismes immatures lorsqu’ils sont exposés à des insecticides organo-phosphorés ? » Est-ce que la réponse va être plus forte, la nocivité va-t-elle être plus grande ? Nous aurions quasiment pu déjà faire un pari et dire que ça serait le cas et effectivement, c’était le cas.

PISTES : En terme d’expérimentation, est-ce que ce passage à Chicago a été très signifiant ?

J.B. : Ah oui. Cela m’a vraiment assis dans une discipline, et aussi dans un sujet, ce qu’habituellement le doctorat doit apporter. Lorsque je suis revenu ici à l’Université de Montréal, les pesticides ont été mon sujet de recherche.

PISTES : S’agissait-il d’expérimentation animale ?

J.B. : Définitivement, j’étais un médecin qui faisait des études sur des rats puis des souris, surtout des organismes immatures qui étaient de jeunes animaux à peine sevrés.

PISTES : En aparté, qu’en était-il de l’éthique à ce moment-là sur l’expérimentation animale ?

J.B. : Ce n’était pas bien différent de ce que c’est aujourd’hui sauf que les balises n’existaient pas. Je pense que, en toute honnêteté, l’éthique animale était relativement bien respectée. La pratique n’a pas beaucoup changé mais l’encadrement beaucoup… à tel point qu’on en est venu à la fin des années 80, à la réflexion que c’était plus facile de faire des études chez les humains que chez les animaux de laboratoire. Vous savez, c’est le mouvement du pendule.

PISTES : Mais la toxicologie, à ce moment-là, était-elle plus liée à des expériences militaires, ou bien à des expériences environnementales pour l’agriculture ?

J.B. : Vous avez lu dans mes pensées. Bien sûr, la toxicologie était là pour s’occuper des problèmes liés à l’utilisation des médicaments, mais on acceptait que les toxicologues portent leurs intérêts vers des sujets plus vastes, reliés à la santé environnementale. Lorsque je suis revenu à Montréal, j’enseignais très peu les effets toxiques des médicaments. J’enseignais des choses comme les effets de la pollution atmosphérique, des pesticides, de fluoration de l’eau et des produits d’usage domestiques. C’étaient des sujets dont personne ne parlait. J’avais regroupé cela dans des enseignements auprès des étudiants en médecine. C’était la toxicologie environnementale de l’époque, moins tournée vers l’éco-toxicologie.

PISTES : Vos enseignements étaient-ils seulement accessibles aux médecins ?

J.B. : Nous avions des enseignements aux infirmières et aux étudiantes de nutrition. On n’enseignait pas aux gens des secteurs des sciences humaines, ce qui a été le cas lorsque la santé et la sécurité au travail est arrivé un peu plus tard.

PISTES : Durant les années 60, que se passait-il en toxicologie clinique à Montréal ?

J.B. : C’était essentiellement les centres anti-poisons. À l’hôpital Général pour enfants et à l’hôpital Sainte-Justine, avec le docteur Luc Chicoine. Je l’invitais à venir rencontrer les étudiants justement dans ces enseignements où on parlait des intoxications qui survenaient à cause de produits domestiques.

PISTES : Y parlait-on de travailleurs intoxiqués ?

J.B. : Non, pas encore. Les travailleurs étaient en santé à l’époque ! (rires) Les médecins n’avaient pas besoin de prendre le temps de poser des questions sur le travail.

PISTES : Pour un médecin au Québec, quelle était la représentation du travail à cette époque ?

J.B. : Ce que j’ai appris quand j’étais étudiant, c’est que le seul autre sujet sur lequel on pouvait poser des questions, outre la maladie en cause, c’était la génétique et les allergies. Est-ce que votre mère vit encore ? Votre père vit-il encore ? Qu’en est-il des allergies ? Personne n’aurait pensé demander : « Qu’est-ce que vous faites comme travail ? »

On est quand même dans les années 70, ce n’est pas si loin quand on y pense. Vous parlez des centres anti-poisons, ça veut dire qu’il y avait quand même une reconnaissance sociale que l’environnement pouvait influencer la santé

Les centres anti-poisons étaient dans les hôpitaux pédiatriques pour de bonnes raisons. La population visée étant les enfants. Par contre, du travail, on en parlait seulement à partir du moment où la maladie était bien constituée, comme l’amiantose, le syndrome de Raynauld et le saturnisme, parce que la médecine s’appropriait et enseignait ces maladies. On en parlait, mais pas sous l’angle de la prévention, mais plutôt, comment faire une fois que la maladie est solidement installée. C’était une « job » de docteur, sous l’angle du traitement.

PISTES : Et votre travail d’enseignant ?

J.B. : Un enseignant universitaire a des balises, son mandat est avant tout de faire de la recherche et de l’enseignement au premier cycle et aux études supérieures. Dans le cas des études supérieures, il s’agit de former de futurs chercheurs. Cette formation s’acquiert dans le cadre d’activités de recherche qui ne sont pas nécessairement orientées vers la solution de problèmes, mais qui aident une personne à cheminer dans une discipline, à acquérir un bagage de principes et de méthodes, tout en faisant avancer les connaissances. Ce n’est pas un climat très favorable à la réflexion sociale, même si cela n’exclut pas complètement l’engagement social ou la recherche plus dirigée. C’était un peu comme ça à cette époque-là. Une carrière d’enseignant devait se faire dans des recherches théoriques ; dans mon cas, c’était l’avancement de la toxicologie. Je me suis intéressé aux mécanismes d’action des pesticides et aux facteurs qui influencent et modifient la toxicité. Par exemple, on avait découvert depuis quelques années que le foie était un organe qui métabolise les substances chimiques, mais qui s’adapte aussi à son environnement. On savait que des gens qui prennent des médicaments pouvaient voir leurs capacités à métaboliser considérablement augmentées au niveau du foie. C’est le phénomène d’induction enzymatique. Ces connaissances étant nouvelles, elles permettaient de comprendre pourquoi les effets de certains médicaments diminuaient avec le temps. Par exemple, les patients disaient : « je prends un hypnotique, docteur, mais ça ne fait plus effet. Bon, on va le changer ou on va vous en donner une dose un peu plus élevée ». On commençait à comprendre que le foie avait cette capacité de s’adapter. Cela a été d’abord décrit avec des médicaments ayant des conséquences thérapeutiques puis ensuite pour des substances présentes dans l’environnement. Par exemple, les hydrocarbures polycycliques aromatiques sont des inducteurs enzymatiques, et ainsi la cigarette, à sa façon, contient des substances qui sont des inducteurs. Mais l’induction enzymatique est une arme à double tranchant : certaines substances peuvent être métabolisées plus rapidement en produits inactifs, alors que pour d’autres, on observe l’inverse, les substances étant transformées en produits plus toxiques encore.

PISTES : Ça se passait comment, vos recherches ? Était-ce de l’expérimentation en laboratoire ou aviez-vous déjà commencé à aller sur le terrain ?

J.B. : C’était surtout de l’expérimentation en laboratoire. Le plus loin où on est allé sur le terrain, vous allez trouver cela amusant, c’était une recherche sur les bovins exposés à des agents chimiques en collaboration avec des collègues de l’école vétérinaire de Saint-Hyacinthe. On s’était dit que l’induction enzymatique ça serait merveilleux pour faciliter la dégradation puis l’élimination des résidus de pesticides DDT chez les bovins. On leur a donné du phénobarbital, un inducteur enzymatique, qui était aussi un hypnotique…

PISTES : Alors toutes les vaches étaient « stoned » ? C’était l’époque, non, vous étiez pas mal de votre époque !

J.B. : Oh oui …métaboliquement parlant. Puis en 1976, il arrive quelque chose d’important. On me demande de prendre la direction d’un département à la Faculté de médecine : le département d’hygiène des milieux qui était tourné vers les problèmes d’environnement et de santé. On y a ajouté une composante de santé au travail, d’où l’appellation du département devenu département de médecine du travail et hygiène du milieu.

PISTES : Qui avait fait cette demande-là ?

J.B. : C’est avant tout le doyen de l’époque qui était le docteur Pierre Bois.

PISTES : Y avait-il déjà des médecins du travail ?

J.B. : Oui, il y avait des médecins du travail que l’on retrouvait surtout dans les moyennes et grandes entreprises. Je dois dire que plusieurs de ces médecins nous ont appuyés. Alors, quant à moi, il s’agissait d’un changement majeur. J’étais un fondamentaliste, faisant une recherche sans application immédiate. Là subitement, je me retrouve dans un secteur de la Faculté de médecine qui est la santé publique, avec deux autres départements : administration de la santé et médecine sociale et préventive, et avec des préoccupations tournées vers les problèmes de santé des populations.

PISTES : Vous êtes encore loin de l’individu.

J.B. : Oui, mais on s’en approche. J’avais une nouvelle mission : faire « de la prévention. » Il faut dire que des pressions ont joué sur la faculté de médecine de l’Université de Montréal car à l’Université Laval, Gilles Thériault faisait un travail d’enseignement extraordinaire, tant au niveau des étudiants de médecine qu’au niveau des étudiants de deuxième cycle. Il avait d’ailleurs déjà implanté un certificat. De plus, Albert Nantel au Centre de Toxicologie du Québec (CTQ), dans les années 70, commençait à s’intéresser à la toxicologie industrielle.

C’était dans la mouvance sociale et ce changement est venu d’un visionnaire comme ce doyen qui a vu ces mouvements-là.

Je pense qu’on peut lui rendre le crédit d’avoir eu assez de vision puis aussi assez de sens politique pour pouvoir dire : « je pense qu’il faut investir dans ce créneau ».

PISTES : L’aviez-vous vu arriver ce virage-là ou cela vous a-t-il surpris dans votre carrière ?

J.B. : Je suis obligé de répondre oui. À cette époque, rien ne m’aurait fait quitter le département de pharmacologie. Mais il y avait quelque chose qui commençait à se préparer même chez nous. Par exemple, quand Yves Lacasse est arrivé dans les années 70 comme professeur de clinique, il exposait un plan pour démarrer une unité de toxicologie clinique s’intéressant aux travailleurs et aussi aux intoxications qui pouvaient survenir dans l’environnement. Je le connaissais, il était au département de pharmacologie et quand moi, je suis passé au département de médecine du travail et d’hygiène du milieu, j’ai demandé à ce qu’Yves Lacasse me suive. Il y a également aussi Huguette Demers qui a été recrutée à l’époque. Elle était sociologue ; elle avait fait des études en santé publique et, par la suite, elle avait amorcé des études de médecine. Elle avait tout fait à l’envers ! C’est à ce moment-là qu’un noyau s’est constitué. Huguette Demers était une personne extrêmement dévouée à la santé au travail. Elle avait déjà des expériences de formation en ce domaine. Elle m’a beaucoup aidé au début à donner des cours en santé au travail aux étudiants en médecine. On a alors reproduit le modèle de Gilles Thériault, de l’Université Laval, qui était une semaine de cours et un stage pour les étudiants de quatrième année de médecine, juste avant leur internat. Nous appelions cela un stage en médecine du travail. Il y avait une visite d’usine avec la collaboration des gens des départements de santé communautaire comme Jean-Claude Dionne et Gilles Lebeau. Avec eux, nous avons rapidement développé un réseau. C’étaient des gens de terrain, des hygiénistes industriels. Ils étaient des ressources précieuses pour aller faire nos visites. Ce programme obligatoire a duré trois ans. Les étudiants étaient confrontés aux situations réelles de travail. C’est Gilles Thériault qui m’a carrément inspiré, je pense que je dois lui rendre ce mérite.

PISTES : C’était quand même un revirement de paradigme.

J.B. : Oui, énorme mais c’était trop beau pour être vrai parce qu’il y a eu une réforme du curriculum qui a eu lieu peu de temps après. Ce qui était obligatoire est devenu facultatif. Ceci a eu pour effet de condenser les études dans une période plus courte et évidemment d’obliger à faire des choix. Le stage de santé au travail a ainsi été fondu dans un stage plus vaste de quatre semaines de santé communautaire. Il faut se rappeler que nous avions débuté cela à l’université même, « sur la montagne ». Pour nous les médecins, la montagne ça veut dire une chose au propre comme au figuré, les hôpitaux, ça veut dire d’autre chose ; c’est deux mondes. Quand on dit sur la montagne, nous sommes encore loin du patient. J’insiste pour dire qu’on appelait ça la médecine du travail. Nous étions dans un contexte de faculté de médecine. Par la suite, les stages ont été pris en charge par les gens de santé communautaire, qui eux se trouvaient dans des hôpitaux. C’est de là que sont gérés ces stages et ils existent toujours. Cela a été une évolution. Il vient un temps où les étudiants en médecine demandent à ce que les enseignements leur soit communiqué par les vrais experts, les gens du terrain.

PISTES : Pensez-vous que cela a fait une différence dans la formation de ces médecins-là ?

J.B. : J’aimerais penser que oui, mais je n’ai pas moyen d’affirmer que cela a pu faire une différence. Mais je crois sincèrement que les médecins récemment formés sont sensibles à la notion de travail.

PISTES : Qu’en était-il de ceux qui faisaient le relais vers les milieux ?

J.B. : Nos alliés les plus précieux étaient les hygiénistes industriels. Ils étaient eux très ouverts et ils le faisaient de leur poste des départements de santé communautaire. Ils y croyaient parce qu’ils travaillaient avec des médecins de première ligne et ils savaient que c’était important. Cela m’a fait connaître une profession, ça m’a ouvert des horizons du côté des hygiénistes.

PISTES : Parlez-nous un peu du Docteur Yves Lacasse qui était un personnage coloré.

J.B. : Il a eu une influence sur l’orientation de la recherche dans notre département. C’est malheureux qu’il soit disparu, c’est vraiment avec lui que nous avons commencé à faire des recherches carrément tournées vers la santé et la sécurité du travail. Il s’était intéressé à l’intoxication au plomb, par exemple l’exposition des policiers dans les salles de tir. Mais ce n’était pas les cas les plus pitoyables. Il y avait des gens qui travaillaient dans des fonderies, des raffineries ou d’autres qui recyclaient et cassaient des batteries d’automobiles et, qui pour plusieurs d’entre eux, avaient déjà des fonctions rénales irrémédiablement atteintes. Yves Lacasse s’est intéressé à cette problématique. Il y avait aussi Albert Nantel au CTQ de Québec qui commençait à faire des analyses de plomb et de cadmium. Alors, il n’était pas question pour nous de faire des analyses car le CTQ le faisait très bien. Ce que nous avons commencé à faire, ça a été de mettre au point des tests peu connus en clinique de la mesure des effets, par exemple, pour le plomb, la mesure de la protoporphyrine érythocytaire ou pour une atteinte rénale pour le cadmium, la mesure d’un enzyme urinaire, le beta-2 microglobuline.

PISTES : Les liens entre le travail, la santé et les effets de certains produits étaient de mieux en mieux définis. Nous sommes à la fin des années 70, juste avant l’adoption de la Loi sur la santé et de la sécurité au Québec. Tout ce que vous décrivez, c’est vraiment l’ébullition qui existait au niveau de la recherche…

J.B. : Oui, il y avait un mouvement ; nous ne pouvions échapper à cette ébullition. Dans notre cas, le recrutement d’Yves Lacasse, un authentique clinicien, a été déterminant. C’était à l’époque où la Loi a été adoptée, définissant entre autres choses les règles de la pratique de la médecine du travail. Pour la recherche, c’était moins évident, mais nous savions qu’un mandat devait être donné.

PISTES : Avez-vous été impliqué à ce moment-là ?

J.B. : Très indirectement. Je me souviens d’avoir été convoqué avec des collègues par Jean Rochon, aujourd’hui Ministre du Travail du Québec, qui était le président du Fonds de la recherche en santé du Québec (FRSQ), pour discuter de la recherche en santé et en sécurité du travail. Le FRSQ a fait alors un travail d’exploration et de validation pour la création de l’IRSST. C’est un peu dans la foulée de ce travail qu’Yves Martin et son comité ont défini ce qui allait devenir l’IRSST.

PISTES : Il y avait la loi et le début de l’IRSST, l’enseignement se faisait de plus en plus en jonction avec le milieu du travail. Vous êtes toujours directeur du département à l’Université, qu’est-ce que tout cela a changé à cette époque à votre niveau ?

J.B. : Le gros événement ça donc été évidemment la création de l’IRSST au début des années 80. C’était révolutionnaire, c’était unique au Canada et à l’échelle nord-américaine aussi.

PISTES : En tant que scientifiques de la Faculté de médecine, étiez-vous impliqués dans la création de ces structures ? de recherche ?

J.B. : Nous l’étions comme chercheurs et aussi comme partenaires de l’IRSST. Plusieurs personnes, en milieu universitaire, pouvaient prétendre être des chercheurs compétents en santé et sécurité au travail, et ce, dans divers domaines de recherche : pneumologie, surdité, toxicologie, épidémiologie, à titre d’exemple. Il y a alors eu la création des équipes associées à l’IRSST au début des années 80. J’ai dirigé l’une des premières équipes, celle en toxicologie industrielle. C’était alors l’euphorie totale. De notre côté, c’était l’arrivée de fonds pour l’infrastructure, donc la possibilité de former une équipe de chercheurs et d’étudiants. Et pour l’IRSST, c’était la capacité de démarrer la recherche assez rapidement.

Après un certain temps, l’IRSST s’est aperçu que finalement, nous ne répondions peut-être pas aux besoins du milieu. En fait, les équipes devaient générer elles-mêmes les projets de recherche et le faire selon la perception qu’elles avaient de ce qui était pertinent et prioritaire … et nous étions, pour certaines équipes, loin du milieu …

Et puis, il y avait une autre réalité, celle de notre mandat universitaire de formation de chercheurs, à travers, idéalement la recherche à caractère fondamental. Ceci pouvait nous amener, par exemple, à étudier chez l’animal de laboratoire l’effet bien réel du styrène sur le rein et le foie, mais un effet sans importance chez l’humain puisqu’il ne se produit qu’à des niveaux qui dépassent largement les concentrations retrouvées en milieu de travail. En fait, le problème du styrène en milieu de travail n’en est pas un d’atteinte rénale, mais bien d’atteinte du système nerveux central. Nous étions donc loin de la cible. Mais c’était quand même une période de prise de conscience. Malgré tout, nous avons atteint une partie du mandat, soit de constituer des équipes de chercheurs compétents et de futurs chercheurs, toujours actifs en recherche en santé et sécurité du travail. De plus, il a été possible, à travers le financement des équipes associées, de nous donner des outils de recherche remarquables.

PISTES : Est-ce que c’est ce qui a mené par exemple à la construction de la chambre d’inhalation ?

J.B. : Oui, en effet. Grâce à un financement provenant à la fois de l’IRSST et de l’Université de Montréal, et de l’Université du Québec à Montréal, il a été possible de construire une unité d’inhalation aussi bien pour les humains que pour les animaux de laboratoire. C’est en somme un laboratoire où il est possible de reproduire des ambiances se rapprochant de celles rencontrées en milieu de travail, qui se rapprochaient donc maintenant de l’humain.

PISTES : Vous avez essayé de reproduire ce qui se passe sur le terrain ?

J.B. : Oui. Une des études que l’on a faites portait sur les associations de produits chimiques entre eux. Cela faisait déjà partie des préoccupations à l’époque et c’est toujours un sujet d’actualité. Voici une petite histoire amusante qui démontre bien l’intérêt d’être près du terrain. Il nous arrivait d’être invité par la CSST à donner des cours de formation de toxicologie à des gens des Centre Locaux de Services Communautaires (CLSC). Un jour, pendant ces cours-là, une infirmière me dit : « On reçoit des rapports d’une usine de peinture et on interprète ces rapports-là avec un premier solvant, un deuxième, un troisième, un quatrième en considérant que les effets sont additifs et en appliquant la règle du RM (addition des ratios concentration mesurée/norme pour chaque substance ; si le total dépasse 1, l’exposition est alors jugée non conforme). Mais qu’est-ce qui nous dit que les effets sont additifs qu’ils ne sont pas supra-additifs (synergie ou potentialisation) ». C’était une bonne question qui pouvait faire l’objet d’un projet de recherche. Cet exemple montre l’importance d’être en contact avec des gens du milieu. Pour nous, il était relativement simple d’exposer des volontaires dans la chambre d’inhalation à un mélange toluène et xylène à des niveaux d’exposition qui respectaient le RM et de mesurer certains effets. Nous avons trouvé qu’il ne fallait pas dépasser de beaucoup une valeur de 1 comme RM pour observer une situation de supra-additivité. Ceci nous a conduit à faire d’autres études expérimentales avec notre unité d’inhalation. En fait, nous avons cheminé et nous nous approchons maintenant d’une situation où il est possible de jouer un rôle utile. Je m’en aperçois par des choses qui ont été faites et qui sont beaucoup moins de type recherche fondamentale. Nous avons donc, je pense, rendu des services considérables mais à travers une autre approche beaucoup plus à l’écoute des besoins du terrain. Une expertise s’est ainsi développée, des étudiants ont été formés et sont, par la suite, devenus des intervenants dans les milieux de travail, autant des hygiénistes industriels que des toxicologues. Je suis tout à fait fier de tous les gens qui ont travaillé avec nous.

Au nombre des activités les plus utiles qui ont été réalisées, figurent les monographies critiques sur le plomb et le cadmium et sur le retrait préventif lors de l’exposition au plomb ou au mercure. Dans les années 90, un travail a été commandé par la CSST afin de modifier la valeur d’exposition limite au plomb. Il y avait une certaine garantie d’utilité. C’était de même pour celui qui a été fait chez les travailleuses enceintes pour le cas du plomb et le cas du mercure à cause des jeunes femmes travaillant dans des cabinets de dentistes. À l’époque, c’était une problématique importante. Le problème intéressant qu’on a rencontré avec le mercure, c’est qu’il est présent de façon environnementale, le niveau d’exposition zéro n’existant pas. Alors un chercheur au doctorat ayant une formation d’épidémiologiste a proposé une norme pour le mercure qui avait une base statistique. C’est un travail intéressant, qui est devenu une norme acceptée et aussi un critère de retrait préventif au Québec.

PISTES : Au moment où vous avez dirigé une équipe associée de l’IRSST, vos travaux étaient-ils, par rapport à ceux de vos collègues en recherche au niveau international, dans les tendances qui existaient ou étiez-vous complètement originaux ?

J.B. : Le caractère le plus original de notre travail s’est cristallisé autour de la notion de modèle pharmacocinétique. Dans les années 80, des toxicologues américains avaient commencé à faire des représentations modélisées de l’organisme humain qui avaient l’avantage 1) de s’intéresser à l’humain dans son ensemble et 2) de construire le modèle à partir de bases mécanistiques, c’est-à-dire à partir d’une compréhension des phénomènes qui se produisent depuis l’entrée d’un produit chimique, sa distribution dans l’organisme, son devenir et son élimination. À l’époque et encore maintenant, ça prenait des ordinateurs. J’ai eu la chance d’avoir avec moi des gens qui avaient la formation leur permettant d’assimiler tout le côté informatique et de mettre tout cela en marche. Alors, si on peut se caractériser par quelque chose, c’est par cet intérêt pour les modèles. C’est devenu un outil très intéressant ; je peux l’affirmer, parce qu’un de nos anciens étudiants et aujourd’hui professeur à l’université de Montréal, Kannan Krishnan, est devenu une référence internationale dans le domaine. Il en est de même pour Gaétan Carrier, également professeur à l’Université de Montréal, qui repousse encore plus loin les limites de la modélisation par l’utilisation judicieuse d’outils mathématiques Ce qui pourrait caractériser notre équipe, ce sont des outils de recherche bien maîtrisés et une contribution qui est reconnue sur le plan international.

PISTES : C’est intéressant parce qu’on revient à la chambre d’inhalation où ce qui a été modélisé peut être comparé à une expérimentation réelle.

J.B. : Cette chambre, il faut la voir comme un outil, un laboratoire, avec des possibilités d’application plus ou moins immédiates à l’humain. Elle nous a servi, par exemple, à valider nos modèles pharmacinétiques. Une fois les modèles validés, il est devenu possible d’utiliser ceux-ci pour répondre à des questions émanant du milieu de travail. Par exemple, quand la CSST a demandé « qu’est-ce qu’on fait avec les horaires de travail atypiques et l’exposition aux contaminants chimiques ? ». Nous nous sommes servis de nos outils en collaboration avec des scientifiques de l’IRSST, et nous avons été en mesure de répondre aux besoins du milieu.

PISTES : Il y a un double effet, comme vous l’avez très bien dit, la recherche fondamentale qui se fait pendant des années peut enfin arriver à être capable de répondre à des besoins.

J.B. : Ça été mon cheminement et celui que j’ai cherché à faire suivre à ceux qui sont venus se former à la recherche sous ma direction. Je crois, en effet, que la recherche fondamentale donne des outils, lesquels peuvent, par la suite, aider à résoudre des problèmes concrets.

PISTES : Selon vous, quel sera le plus grand défi de la recherche en toxicologie dans les prochaines années ?

Selon moi, le défi n’est pas tant le développement de la toxicologie elle-même que le rapprochement qu’elle pourra effectuer avec l’épidémiologie. Voilà deux disciplines qui s’intéressent, entre autres choses, à la relation dose-réponse, celle précisément qui répond à la question « Combien faut-il de toxique pour être malade ? ». L’épidémiologie cherche à répondre à cette question en observant ce qui se passe dans le milieu de travail avec les humains. Malheureusement, la réponse survient à posteriori, après que des personnes aient effectivement été affectées à certain niveau d’exposition. Le toxicologue fait un cheminement différent : il expose des animaux de laboratoire à des concentrations élevées de substances chimiques et compte les sujets atteints. Malheureusement, les concentrations utilisées sont souvent disproportionnées par rapport à celles rencontrées en milieu de travail, ce qui oblige à faire des extrapolations parfois hasardeuses. Pour l’un et l’autre scientifique, la question est la même. Est-il réaliste de penser que les réponses convergent ? Le défi consiste donc, en toxicologie, à affiner les outils permettant de traiter la relation dose-réponse, de façon à ce que le point de convergence avec l’épidémiologie soit atteint. L’un obtiendrait ainsi une assise plus solide dans l’évaluation du risque toxique et, par voie de conséquence, dans l’établissement de normes d’exposition. Claude Tremblay, qui a étudié sous ma direction et celle de Gilles Thériault et Ben Armstrong, s’est intéressé à cette question-là. Il a travaillé sur les problèmes des travailleurs des alumineries, plus particulièrement sur les cancers de la vessie et du poumon suite à une exposition aux hydrocarbures aromatiques polycycliques. Il a recueilli suffisamment de données pour prédire, à partir d’une étude épidémiologique, le risque à divers niveaux d’exposition. Il a aussi relevé les études animales qui ont été faites avec des substances pures, comme le benzo-a pyrène, et il a trouvé une bonne convergence. Il y avait une différence d’un ordre de grandeur de, un versus dix entre les prédictions, ce qui peut sembler être important mais ne l’est pas tant que cela. Ce travail-là est absolument fascinant, cela va bien au-delà de la normalisation, cela va bien au-delà de la parenté apparente entre deux disciplines. Au fond, nos objectifs de recherche convergent ; nous partons d’outils différents mais en essayant quand même de répondre à des questions similaires.

PISTES : Vous êtes à la retraite de votre rôle de professeur ? Êtes-vous sollicité comme expert ?

J.B. : On me demande encore de lire des thèses occasionnellement, mais je ne fais plus d’enseignement, c’est une page que j’ai tournée. Je suis avec intérêt ce qui se passe à l’université. J’ai été associé à la carrière de plusieurs de ceux qui y sont actuellement. Aujourd’hui, c’est une grande satisfaction pour moi de voir que la mission se continue. Qu’on ait engagé quelqu’un pour me remplacer, j’ai trouvé cela important, cela a une valeur de symbole. J’y ai vu une sorte de continuité, un engagement à poursuivre … Pour moi, c’est un signal. Ma carrière s’est passée à l’université, c’est bien sûr le milieu dans lequel la relève peut s’exercer. Il y a plusieurs anciens étudiants qui sont dans le secteur public et dans l’entreprise privée. Il y a aussi des personnes qui ont suivi des cours dans le cadre du diplôme en toxicologie que j’ai dirigé pendant 14 ans à l’université, et qui a produit, plus de 125 diplômés. Bien entendu, je n’ai pas fait ça tout seul, j’avais des professeurs avec moi et un personnel de soutien dévoué.

PISTES : L’essentiel de ces diplômés-là sont maintenant actifs dans le milieu.

J.B. : Oui, ils étaient tous en situation de travail, c’était de l’éducation continue de deuxième cycle. Ils nous apportent quelque chose aussi car ils font, par exemple, des travaux pratiques sur des problématiques de leurs milieux de travail. J’ai été chanceux aussi au niveau des étudiants gradués, j’ai toujours eu des gens qui avaient une solide formation. C’était des vétérinaires et des pharmaciens au début, ensuite, des biologistes, ou des gens d’autres disciplines. Beaucoup de ces étudiants-là apportaient des éléments nouveaux et leurs recherches traduisaient justement cela.

PISTES : En somme, ce que vous nous dites, c’est que votre cheminement s’est fait sur une mer calme … ?

J.B. : Quand je fais cet exercice de réflexion sur mon cheminement, j’ai un certain biais vers les moments les plus heureux, mais je ne voudrais pas que … soit cachée aussi cette situation des chercheurs qui doutent, qui hésitent et qui vivent des échecs. Il ne faut pas que l’image qui reste, en soit une que tout cela se fait facilement. Ce n’est pas pour me donner plus de mérite, loin de là, mais pour dire que, à travers tout cela, il y a eu des moments difficiles.

PISTES : Des moments où il a fallu ramer ?

Oui, et pas toujours sur une mer calme. Encore une fois j’insiste, la carrière de recherche est pleine de difficultés, de petits échecs, de ré-enlignement et, finalement, c’est cela la vie. On s’en va dans la vie et il y a des opportunités qui se présentent, ce n’est pas nécessairement un signe d’intelligence si on les choisit ou non. Parfois, nous sommes poussés dans une direction puis dans une autre et finalement, il se fait un équilibre et on réussit à travers tout cheminement à donner une direction, à faire une carrière en somme.

PISTES : C’est marrant ce que vous dites, parce qu’Antoine Laville a dit essentiellement la même chose. Dans le fond, c’est mon histoire que je vous raconte, quelqu’un d’autre la raconterait différemment, mais moi, je vous raconte ma version de l’histoire.

J.B. : Oui, oui, c’est « ma » version de l’histoire.

PISTES : Les gens qui vous connaissent bien ont l’image de l’homme toujours en contrôle, imperturbable, d’une gentillesse et d’une diplomatie exemplaire même si parfois ça chauffait en dedans …

J.B. : Vous savez, il y a des choses qu’on ne peut pas changer et il y a des valeurs fondamentales qui m’ont guidé. Quand on m’a fait l’honneur de créer un prix à mon nom au département de médecine du travail et d’hygiène du milieu (maintenant appelé département de santé environnementale et de santé au travail), on m’a demandé d’exprimer dans un court texte à l’intention des candidats au prix quelles étaient ces valeurs. J’en ai alors nommé trois qui, pour moi, sont les plus importantes, la première : la qualité des relations interpersonnelles, deuxièmement, le sentiment d’appartenance à son lieu d’attache et, enfin, la constance dans l’effort. Voilà des valeurs auxquelles je crois fermement.

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Pour citer cet article

Référence électronique

PISTES, « Entrevue avec Jules Brodeur »Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 3-1 | 2001, mis en ligne le 01 mai 2001, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pistes/3808 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pistes.3808

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