1Pour entrer dans le thème de ce texte, quelques remarques d’ordre méthodologique seront utiles. La notion de cas apparaît comme plus générale que celle d’activité qu’elle englobe. La notion d’étude, elle, semble plus générale que celle d’analyse qui n’en est qu’une modalité. Par exemple, comme on le verra plus loin, dans une perspective systémique, on peut étudier un objet avec d’autres méthodes que l’analyse. Mais, si l’on regarde ce que recouvrent les expressions dans la pratique, on s’aperçoit que l’analyse de l’activité est synonyme d’étude de l’activité et on est alors tenté de la considérer comme une de ses modalités. Or, la dénomination d’étude de cas est communément absente des textes se rapportant à l’analyse de l’activité. Pourtant, l’étude de cas comme méthode a fait l’objet de multiples réflexions et usages dans les sciences humaines. L’idée de ce texte est d’examiner dans quelle mesure la confrontation des deux démarches peut contribuer à les éclairer mutuellement et si finalement, dans les faits, ce ne sont pas des démarches très voisines qui se distinguent surtout par leur champ de référence, l’analyse de l’activité se rencontrant dans les études du domaine du travail, l’étude de cas dans des domaines divers.
2Les deux démarches ont donné lieu à des travaux d’une grande variété, ce qui rend la confrontation difficile : aussi, n’essaierons-nous pas de les distinguer précisément. Comme elles se recouvrent en beaucoup de points, il semble qu’il est moins intéressant de chercher à les spécifier que de chercher en quoi elles peuvent s’enrichir des réflexions et des réalisations propres à chacune d’elles. L’étude de cas sera prise comme pivot et, dans l’analyse de l’activité, la perspective de la psychologie ergonomique sera privilégiée. Ce texte est à lire comme une réflexion méthodologique à finalité pédagogique.
3Dans cette première partie introductive, seront présentés quelques traits généraux de la méthode d’étude de cas.
4Il existe de nombreuses définitions du terme de cas. Pour un spécialiste du raisonnement à base de cas, le cas a pu être défini comme « un ensemble de données empiriques » (Bichindaritz, 1995). Très généralement, un cas est un objet, un événement, une situation constituant une unité d’analyse. Cette unité est découpée dans la réalité et s’inscrit donc dans un contexte qui ne doit pas être négligé. Ce point a été bien souligné par Hamel (1997) qui déclare que
« l’étude de cas consiste donc à rapporter un événement à son contexte et à le considérer sous cet aspect pour voir comment il s’y manifeste et s’y développe. En d’autres mots, il s’agit, par son moyen, de saisir comment un contexte donne acte à l’événement que l’on veut aborder. »
5En se référant à un mot à la mode, on peut donc dire que le cas est un événement situé. On peut considérer la notion d’activité comme une spécification de celle de cas. Le contexte est à la fois externe et interne. Le premier est celui des conditions externes dans lesquelles s’inscrit l’activité (conditions physiques, techniques, organisationnelles, etc.). Le second est défini par les caractéristiques du sujet qui déterminent et donnent sens à son activité. En particulier, toute activité prend place dans l’histoire du sujet qui la produit. Cette histoire est définie à la fois par le déroulement temporel et observable du cas, mais aussi par la manière dont il est vécu et s’insère dans la subjectivité du sujet.
6Le cas peut revêtir une épaisseur temporelle plus ou moins grande. Il peut être une situation considérée à un moment donné, mais aussi une situation dans son développement. Ainsi, Clot (1993; 1995; 1999) rapporte beaucoup d’exemples d’études de cas ayant exigé un long suivi de l’analyste : la séquence d’activité d’un brancardier, le travail d’une aide-soignante, le travail de deux infirmières responsables d’équipe, le travail d’une équipe chirurgicale dans un bloc opératoire. Ces études se sont étalées dans la durée : il y est question de déroulement du travail, d’histoire de la situation. Le cas du trompettiste (1995) traité par cet auteur s’étale sur une longue période. Clot (1999) a d’ailleurs noté que
« le temps lui-même devient instrument d’enquête. »
7Mais, avec la durée, l’activité se transforme, révélant mieux ses anciennes caractéristiques en même temps qu’elle les modifie.
« ... l’analyse du travail est inséparable de la transformation de ce dernier, en ce qu’elle fait exister autrement, dans son propre système de référence, ce qui existait déjà avant elle, dans le système de référence des acteurs. »
8En devenant une histoire, le cas éclaire son développement, la genèse de sa production.
9Pour un psychologue, le cas, dit aussi « objet clinique » (Pagès), est décrit autant que possible comme une totalité, avec un désir d’exhaustivité utopique, mais insistant (id.). L’étude de cas se distingue donc essentiellement par son caractère approfondi. Le mot de clinique rappelle que, pour le psychologue, l’étude de cas relève généralement de la méthode clinique qui tire son origine de la pratique médicale où elle continue à jouer un rôle important, notamment en psychiatrie. Widlocher (1999) note que
« la base de l’étude clinique est l’étude intensive de cas individuels. »
et que « le clinicien forme son savoir sur un cas individuel par accumulation de données et références à des « types ». »
10En considérant l’étude de cas comme une modalité de la méthode clinique, on est renvoyé à des problèmes épistémologiques généraux qu’il est bon de rappeler dans la mesure où ils concernent très directement certains aspects de l’analyse de l’activité en situation de travail. Granger (1967) avait proposé sur ce sujet des commentaires qui restent très valables. Il remarquait que
« toute pratique s’exerce au contact de l’individuel. »
et que « le statut d’une connaissance de l’individuel est certes la difficulté majeure d’une épistémologie des sciences humaines. Mais ce n’est pas en niant systématiquement sa possibilité, ni en refusant toute consistance objective à l’individu, que l’on peut résoudre le problème. (...) La science ne peut indéfiniment récuser le contact direct avec les événements, avec le monde. »
11Granger, dans ces textes, a en vue l’étude clinique de l’individu telle que la pratique notamment la psychanalyse, mais on peut étendre la portée de ses analyses à l’activité qui est une expression de cet individu. En particulier, on peut souscrire à ses remarques concernant les rapports de la méthode clinique aux autres méthodes.
« La connaissance clinique ne peut donc être, croyons-nous, le modèle et la source unique de la science des faits humains. Tout au contraire, elle se situe dans le programme épistémologique, à un niveau d’élaboration poussé, au point d’articulation du savoir et de la pratique. La science ne peut viser valablement l’individu qu’après un très long détour. »
12Entre la connaissance de l’activité prise dans sa globalité et les études partielles qui peuvent être faites de ses composantes, à partir de points de vue partiels pris sur elles, il sera souhaitable d’établir une relation dialectique, chaque type d’étude étant considéré dans ses relations avec l’autre, et chacune s’enrichissant progressivement de cette mise en rapport. Les réflexions sur ce point pourraient être enrichies par celles qu’a développées Veyne (1971) à propos de la nature des événements historiques et de la causalité en histoire.
13L’étude de cas, comme celle de l’activité, échappe à une vue purement disciplinaire. Le cas est au confluent de déterminants multiples qui ne relèvent pas tous du même champ. Comme l’écrit Pagès (cf. supra), de même que
« la pratique »décloisonne« (...) les spécialités et les contraint à s’articuler entre elles, en cassant les structures de différents champs de connaissances »
14toute technique appliquée à une situation réelle porte sur des mécanismes complexes et multiples, à l’interférence de plusieurs domaines de connaissances.
15L’étude de cas vise à montrer comment se nouent les conditions de production du cas : c’est la caractérisation de cette articulation qui est le trait fondamental de l’étude de cas. Pour atteindre ce but, il est fait appel à des méthodes et à des modèles divers, chacun de ces derniers exprimant une partie des propriétés du cas à l’étude, mais c’est le mode de conjonction de ces modèles qui est l’objectif visé. Hamel (1997) a bien souligné ces exigences.
« En effet, par définition, l’étude de cas fait appel à diverses méthodes, que ce soit l’observation, l’entrevue semi-directive et l’une ou l’autre des techniques d’analyse du contenu (...) La variété des méthodes s’inscrit dans ce but de croiser les angles d’étude ou d’analyse. »
16Plus loin, le même auteur parle de « triangulation des données », méthode de topographie visant à déterminer un canevas à partir duquel pourront être situés les différents éléments d’un terrain. Dans le cas présent, la triangulation des données a pour but de croiser les points de vue, de tisser un réseau qui fera apparaître l’organisation du cas.
« Les méthodes sont choisies dans le but de placer l’objet d’étude sous le feu d’éclairages différents dans l’espoir de lui donner tout son relief. »
« Les données recueillies "peuvent ainsi se recouvrir et s’éclairer réciproquement pour mieux mettre en relief le cas ciblé. »
17L’étude de cas a été discutée en référence au débat épistémologique relatif aux perspectives nomographiques et idiographiques. Ce débat se rencontre en histoire (Veyne, 1971) et il est également présent en psychologie. Ainsi, en ce qui concerne l’activité, Smith et coll. (1995) distinguent l’étude nomographique qui vise à établir des lois générales de l’activité humaine et l’étude idiographique qui cherche à comprendre ce qu’est une activité particulière, d’un individu particulier, à un moment donné.
« Le domaine idiographique est ainsi focalisé sur le particulier et l’individuel. (...) Les études idiographiques relèvent de la préoccupation de comprendre des significations plutôt que du projet de formuler des lois causales. »
18L’étude de cas semble donc s’inscrire assez naturellement dans cette perspective idiographique. Elle ne recouvre pas seulement l’étude d’un cas singulier, mais elle comporte aussi l’étude de cas multiples. Une question est de savoir comment comprendre la distinction entre
« la considération d’un individu en lui-même, c’est-à-dire idiographiquement, et sa considération comme porteur d’un type, c’est-à-dire comme membre d’un domaine nomothétique. »
19On examinera plus loin une voie pour l’articulation de l’étude du cas singulier à l’étude de cas multiples avec l’induction analytique.
20La méthodologie de l’étude de cas suggère un rapprochement avec celle développée dans l’étude des systèmes qui fait aussi appel à la notion de triangulation. Le Moigne (1990) écrit que
« la définition d’un objet se fait par triangulation : elle pondère une définition fonctionnelle (ce que l’objet fait), une définition ontologique (ce que l’objet est) et une définition génétique (ce que l’objet devient). »
21Il parle des « trois attitudes du modélisateur - ou de l’observateur » qui suggèrent
« le cadre dans lequel viendra s’inscrire la description de l’objet à modéliser (l’observé) : ces trois visions, la fonctionnelle, l’organique et l’historique, devront se joindre et s’imbriquer ... »
22Le même auteur parle aussi de « trois viseurs », de « trois instruments d’observation » et il note également qu’il ne faut pas oublier le « rapport de cet observateur modélisant avec l’observé modélisable » (id.). Cette interaction sujet-objet ne doit pas être négligée dans l’étude de cas.
23La « théorie du système général » telle que l’a exposée et illustrée Le Moigne (1990) a certainement beaucoup à nous apprendre pour l’étude de cas et le plan d’étude qu’il propose et qui inspire son livre pourra suggérer des questions utiles à l’analyste de cas. Cette perspective systémique aide à concevoir certains traits importants de l’étude de cas. Le cas ne doit pas être conçu comme une totalité, ni comme un système fermé, mais comme un système ouvert. Il a été découpé dans une réalité qui le déborde, mais avec laquelle il garde des liens : on le mutilerait en ignorant ces liens. L’étude de cas n’est donc pas seulement une analyse interne de celui-ci, mais aussi l’analyse des relations de celui-ci avec son contexte et avec son évolution dans le temps.
24Dans cette partie, l’étude de cas sera examinée en référence à des travaux qui lui ont été consacrés et, en même temps, aux analyses de l’activité en situation de travail, avec le souci de faire apparaître des convergences entre les deux démarches. Comme les études de cas présentent des variantes importantes selon leurs conditions d’exécution, il est difficile d’en donner un schéma précis : cependant, on peut essayer d’en identifier des étapes caractéristiques. La figure 1 en propose quelques-unes qui seront brièvement commentées à titre d’introduction de cette partie.
Figure 1. Grandes étapes d’une étude de cas. Seuls les principaux feedback ont été indiqués.
25Le choix du cas et celui de la finalité de l’étude sont deux étapes en étroite interaction : ils sont soumis à des contraintes variables portant prioritairement sur le cas ou la finalité. Ces choix peuvent être reformulés au cours de leur mise en œuvre progressive. La finalité retenue et les connaissances diverses disponibles par ailleurs (méthodes, modèles, situations voisines, etc.) orienteront la planification du recueil, laquelle guidera l’exécution du recueil. Les données recueillies constituent ce qui est souvent appelé le protocole. Elles sont exploitées en vue de leur interprétation : c’est la phase dite de diagnostic dans l’analyse de l’activité. On peut regrouper ces deux étapes sous le nom de « traitement de données ». Enfin, on examine dans quelle mesure les conclusions dégagées sont généralisables et intégrables à des connaissances antérieures. Il ne faut pas oublier le rôle de l’analyste qui apporte sa marque à l’étude, notamment, mais pas seulement, par ses compétences. Entre les différentes étapes identifiées sur ce schéma existent de nombreuses interactions : seules les plus fréquentes ont été figurées, mais il en existe beaucoup d’autres plus ou moins importantes suivant les cas. Il s’agit d’un schéma essentiellement dynamique dont les étapes se co-déterminent, au sens où la réalisation d’une étape dépend plus ou moins des autres et va influer sur elles. On examinera maintenant successivement ces étapes.
26Le choix du cas peut s’entendre d’abord comme celui de la situation concrète sur laquelle portera l’étude et il est soumis à des contraintes diverses. Il est lié aux moyens dont dispose l’analyste (en temps, en matériel, en accès à l’information, etc.) et aux compétences de ce dernier. Dans les études de cas à finalité pratique, le choix dépend plus spécialement des caractéristiques de la demande et des possibilités offertes par le terrain. L’absence de ces possibilités peut conduire le praticien à refuser d’entreprendre l’étude. Dans les recherches à finalité théorique, le choix dépend des contraintes imposées par les objectifs théoriques visés qui exigent la présence ou l’absence de certaines conditions propres à satisfaire ces objectifs. Le choix reste très intimement lié à la finalité de l’étude qui lui donne sa signification. À l’intérieur d’une même situation globale, la définition du cas peut varier, notamment par le choix des conditions prises en compte.
27Il est essentiel de déterminer aussi clairement que possible la finalité d’une étude de cas : pourquoi elle est entreprise, ce qui en est attendu. De la réponse à ces questions dépend la conception de l’étude et la définition des critères qui serviront à l’évaluer. On peut distinguer deux grands types de finalité de l’étude de cas : l’une pratique, l’autre théorique. Dans l’analyse de l’activité, Pastré (1999) parle de visée pragmatique/visée scientifique. La première correspond à une étude qui cherche à répondre au problème spécifique posé par le cas. Dans une situation de travail, par exemple, on cherchera à réduire les incidents qui surviennent sur une nouvelle installation ou à élaborer un dispositif d’aide propre à remplir une fonction préalablement déterminée. L’étude de cas sera terminée quand ces objectifs auront été remplis. Dans ces circonstances, l’objectif s’énonce d’une manière concrète, dans les termes de la situation de travail, avec le langage technique ou organisationnel employé sur le terrain.
28La finalité théorique, elle, vise non seulement à trouver une solution au cas particulier considéré, mais à dégager aussi le principe de cette solution exploitable à l’étude d’autres cas. Le cas est alors inséré dans un cadre théorique : il devient un exemplaire d’une catégorie plus large dont les contours sont à définir. Cette perspective est celle de la recherche, orientée vers la constitution ou l’enrichissement d’un corps de connaissances transmissibles et utiles pour l’étude d’autres cas. C’est ainsi que Brassac et Grégori (2001), s’intéressant à « l’activité de conception collaborative » et cherchant à la modéliser, ont défini une situation permettant
« d’observer et de décrire les conditions nécessaires et suffisantes à l’émergence d’une solution dans le cadre d’une expérience de conception mécanique relativement brève. »
29Cette situation qui s’inscrit dans une « clinique de l’activité de conception collaborative » est destinée à être suivie d’autres situations étudiées dans le même cadre. Elle vise, comme celles qui suivront, à
« décrire l’activité de conception, d’un point de vue à la fois cognitif, social et instrumental afin de poser un certain nombre de jalons pour la constitution d’une méthodologie d’observation et de modèles de cette activité. »
30Les deux modalités possibles de l’étude de cas ont été relevées aussi par Hamel (1997) avec sa distinction entre « objet d’étude » et « objet de recherche ». Mais la notion d’objet d’étude est un peu ambiguë puisqu’elle peut désigner à la fois l’objet sur lequel porte l’étude et ce que vise cette étude. La distinction entre les deux finalités évoque également celle proposée par Falzon (1994) entre activité fonctionnelle et métafonctionnelle.
31Les deux finalités ainsi définies sont utiles à distinguer : trouver une solution à un problème et trouver le principe d’élaboration d’une solution sont deux objectifs différents, mais non pas indépendants. L’étude du même cas peut être exploitée pour donner des solutions à un problème spécifique et aussi pour élaborer un modèle général suggéré par des connaissances antérieures et à éprouver par l’étude d’autres cas. Les chercheurs qui travaillent dans des organismes de recherche appliquée savent qu’une même étude peut donner lieu à un rapport de type pratique qui définit au client les données de son problème et éventuellement les actions à entreprendre, d’une part et, d’autre part, à un document théorique qui relie le cas à d’autres et montre comment il enrichit un modèle exploitable à l’avenir pour l’étude d’autres cas. La coexistence de ces deux finalités n’est pas toujours facile, mais ne manque pas d’intérêt : quand elle est réalisée, elle donne à l’étude de cas une valeur accrue.
32En ergonomie, un problème de la finalité s’exprime souvent en termes de reformulation de la demande. Dans le cas de l’intervention pratique, le demandeur de l’étude accompagne sa requête d’un pseudo-diagnostic. Il ne demande pas seulement l’étude de la situation et de l’amélioration de la qualité, de la sécurité, etc., mais, souvent aussi, le type d’intervention à conduire, par exemple, modifier les critères de recrutement, introduire des aides au travail, modifier des procédures, transformer la répartition des tâches, etc. L’intervenant doit pouvoir évaluer la pertinence des orientations proposées et, éventuellement, en définir d’autres. C’est tout
« le travail de l’analyse et de la reformulation de la demande qui représente un aspect essentiel de la démarche ergonomique » (Guérin et coll., 1997).
33Cette reformulation résulte d’une première analyse de la situation avec des méthodes sommaires : soumise à discussion, elle pourra aboutir à une seconde analyse, plus approfondie, éventuellement reprise encore avec le même processus.
34Le choix du cas et celui de la finalité de l’étude sont ainsi en étroite interaction. La finalité détermine les caractéristiques du cas choisi, mais la situation-problème participe aussi à la détermination de la finalité de l’étude. Cette co-détermination est liée à la complexité des situations qui sont toujours analysables selon une multiplicité de modèles, chacun d’entre eux ne pouvant en rendre compte d’une manière totalement satisfaisante.
35Le recueil des données (« collecting the evidence », Yin, 1994) est une phase essentielle de l’étude de cas. Les sources de ces données sont multiples : Yin (1994) en a distingué six dont il a marqué les avantages et les faiblesses : documentation, archives, entretiens, observations directes, observation participante, artefacts techniques et culturels. On reconnaîtra dans cette liste des méthodes classiques et bien connues en ergonomie (par exemple, Leplat, 2000a) et sur lesquelles nous n’insisterons pas ici. Comme en ergonomie, encore, il est recommandé d’utiliser conjointement plusieurs méthodes afin de recouper et d’enrichir les informations apportées par chacune d’elles. Yin recourt ici à la notion de triangulation pour souligner cet avantage de l’articulation des méthodes dont chacune exprime des caractères souvent différents concernant le cas analysé. Il cite un travail qui distingue quatre types de triangulation : la triangulation des types de données et celle des méthodes, qui sont celles qui viennent d’être évoquées, la triangulation des investigateurs ou plus exactement des données apportées par ces derniers, et la triangulation des perspectives théoriques sur le même ensemble de données (id. p. 90). La non compatibilité ou non convergence éventuelle des conclusions issues des différentes sources, qui révèlent souvent des traits non évidents des cas, peut orienter l’étude de façon utile.
36Les méthodes mises en œœuvre dans l’étude de cas et rappelées plus haut sont évidemment exploitables pour l’analyse de l’activité en situation de travail et elles l’ont effectivement été comme on peut s’en rendre compte en consultant les manuels d’ergonomie et ceux qui traitent de l’analyse du travail (par exemple, Guérin et coll., 1997 ; Leplat, 2000a). On ne reviendra pas sur ces méthodes « classiques » et on se contentera d’évoquer quelques contributions spécifiques au domaine du travail susceptibles d’enrichir aussi les méthodes d’études de cas en général.
37On mentionnera tout d’abord un type de méthode largement utilisé en ergonomie et en psychologie du travail, la méthode d’autoconfrontation. Celle-ci a été particulièrement exploitée par Theureau et son groupe (Theureau, 1992 ; Theureau et Jeffroy, 1994).
« Les interviews d’autoconfrontation consistent à présenter à l’acteur, immédiatement après l’action, un enregistrement vidéo de son comportement et à lui demander de commenter »
les cognitions pendant l’acte « D’après la théorie de l’action dirigée vers un but, ces autoconfrontations fournissent, après analyse du contenu, des éléments sur la cognition consciente durant l’action. »
38Les mêmes enregistrements présentés à des « observateurs naïfs » permettent d’obtenir des informations sur « la signification sociale du comportement ». On trouvera de nombreux exemples de la méthode d’autoconfrontation dans le second ouvrage cité plus haut. Clot (2001) a enrichi cette méthode par l’« autoconfrontation croisée ». Celle-ci consiste à présenter à deux sujets l’enregistrement de l’activité de chacun d’eux, avec leur autoconfrontation pour une même tâche.
« Le chercheur sollicite systématiquement les commentaires du sujet dont on ne voit pas l’activité. Le second sujet, dont nous regardons l’activité, est ainsi confronté aux commentaires de son collègue. Des controverses professionnelles peuvent alors s’engager, portant sur les styles des actions de chacun d’entre eux. »
39Clot présente en détail cette méthodologie d’analyse du travail et sa place dans l’analyse clinique du travail. Le numéro de la revue où figure cet article comporte plusieurs exemples d’utilisation de cette méthode.
40Pour « la modélisation cognitive en situation dynamique », Amalberti et Hoc (1998) ont présenté une méthodologie concernant le recueil et le traitement des données dans des situations de travail qui pourraient être directement exploitées pour l’étude de cas et pour des situations qui ne sont pas seulement les situations dynamiques auxquelles s’intéressent ces auteurs. Ils distinguent trois types de données :
-
« des données sur la situation (contexte, événements) et sur son évolution (données temporelles) ;
-
des données sur les comportements spontanés (non provoqués par l’observateur) de l’opérateur (intégrant le comportement verbal autant que non verbal) ;
-
des données verbales provoquées par l’observateur à des fins d’explicitation (soit pendant le déroulement de l’activité, soit en auto-confrontation) ». Ils notent que
« l’ensemble des données relatives à une situation observée ce jour-là pour ce cas-là constitue un protocole. Une étude comporte généralement plusieurs protocoles (plusieurs situations de la même classe de travail). L’étape suivante de l’analyse consiste (i) à mettre sur un support consultable l’ensemble des données, (ii) à regrouper et à synchroniser les données de différentes natures (contexte, actes, protocoles verbaux), et (iii) à commencer le découpage des protocoles ainsi recueillis en unités signifiantes. »
41Une autre démarche illustrative de l’utilisation conjointe de plusieurs méthodes est proposée par Brassac (2001) pour l’analyse de l’activité cognitive dans une perspective dialogique. Dans cette recherche réalisée en milieu industriel, il fait
« une analyse d’une dynamique de traçage se déroulant au cours d’une séance de formation dans une entreprise électrique, séance qui met en présence un petit groupe de dessinateurs-projeteurs et qui a pour objectif la cotation professionnelle d’un plan. »
42L’activité collective fait l’objet d’un enregistrement vidéo et l’auteur souligne la nécessité de ne pas se satisfaire seulement d’une analyse des verbalisations.
« La génèse des dires et l’énergétique des faires sont absolument inextricables. »
Le même auteur note que le mécanisme cognitif analysé est « engendré par l’histoire conversationnelle, à la fois langagière (la génèse des dires) et manipulatrice (l’énergétique des faires). »
43Dans le traitement des données, on peut distinguer l’exploitation proprement dite des données qui s’articule directement avec le recueil, et l’interprétation qui s’articule avec la finalité. Les données, en effet, sont concevables à des niveaux d’élaboration divers, depuis les données brutes (issues, par exemple, de l’observation) jusqu’aux données élaborées, fruit d’une exploitation plus ou moins sophistiquée (structuration, catégorisation, analyse statistique, etc.). Dès qu’on aborde les méthodes d’exploitation, on est, en même temps, sur le terrain de l’interprétation, car un traitement lie étroitement les deux aspects. Dans cette partie, nous nous intéresserons plus spécialement à l’interprétation.
44Le traitement des données est un moment majeur de l’étude de cas comme de l’analyse d’une situation puisqu’il conditionne très directement les conclusions de l’étude. Si cette dernière a été bien conçue, en prenant en compte les objectifs théoriques ou pratiques poursuivis, cette phase de traitement sera bien orientée et facilitée puisque articulée dès le départ avec les questions posées par l’étude. S’il fallait donner un schéma sommaire des objectifs de ce traitement, en particulier de l’interprétation, il pourrait être formulé autour des deux questions fondamentales suivantes : -1) comment tirer parti des connaissances actuelles pour traiter le cas présent ? -2) quelles leçons tirer de l’exploitation du cas présent pour la réalisation d’études ultérieures, c’est-à-dire comment capitaliser les connaissances acquises par le traitement du cas ? Ces deux questions sont évidemment liées : c’est dans la mesure où l’étude aura été posée en référence à un cadre ou un modèle théorique ou à des connaissances antérieures que les résultats seront intégrables à un corpus de connaissances organisé qui leur donnera une portée qui dépasse le cas singulier.
45La réponse à ces deux questions dépend de la manière dont le cas aura été défini, de son « contour ». Mais, quoique il en soit, on aura à faire à un problème de catégorisation : - le cas relève-t-il de telle catégorie ? et si la réponse est positive, on attribuera au cas les propriétés de sa catégorie en cherchant également si son insertion dans la catégorie ne révèle pas de nouvelles propriétés de celle-ci.
46Comme on l’a vu, l’exploitation des données est souvent directement associée à leur recueil : on n’insistera pas sur ce point plus classique (Leplat, 2000a pour des références le concernant).
47Dans l’interprétation des données relatives à l’étude de cas, l’accent a été mis sur le raisonnement analogique. Celui-ci intervient aussi dans les analyses ergonomiques, mais souvent de manière implicite. Ainsi, Guérin et coll. (1997), examinant l’élaboration d’hypothèses lors de l’étude d’une situation de travail, notent que
« cette élaboration résulte d’une lecture des faits constatés lors de l’investigation du fonctionnement de l’entreprise et des premières observations de la situation de travail en fonction de l’expérience et des connaissances de l’ergonome : notamment par analogie avec des situations déjà connues ... »
48Cette forme de raisonnement sera explicitée dans la partie suivante. On retiendra essentiellement ici qu’une bonne connaissance du raisonnement analogique devrait conduire à se méfier de ses biais dans l’analyse des situations de travail en rappelant que l’analogie est toujours relative à un point de vue pris sur une situation. Faute de définir ce point de vue, on s’expose à un risque d’erreur :
-
soit parce que l’analogie repose sur des traits non pertinents par rapport au phénomène étudié (par exemple, sur des traits superficiels sans rapport avec le fonctionnement qui est visé),
-
soit parce que les traits considérés sont insuffisants pour caractériser de manière satisfaisante le phénomène étudié,
-
soit parce que les traits pris en compte changent avec l’objet observé ou le moment de l’observation,
-
soit parce que parmi les traits considérés, certains ne sont liés au phénomène étudié que de manière fortuite, par exemple, par un lien occasionnel avec un trait pertinent.
49L’élaboration de schémas propres à la catégorisation des situations constitue aussi une phase importante de l’analyse du travail dans laquelle le modèle privilégié par l’analyste joue un rôle majeur.
50Le raisonnement analogique fondé sur des similarités conduit à constituer des classes de cas dotées d’un certain nombre de propriétés exploitables pour un nouveau cas entrant dans la catégorie. Ce type de démarche peut être illustré par ce que Rasmussen et coll. (1994) (chapitre 13) ont appelé le catalogue WTU pour l’aménagement d’interfaces écologiques. Cette tentative qui ne peut qu’être esquissée ici consiste à caractériser chaque interface à partir d’un triplet WTU (« Work domain », « Task situation » et « User characteristics »). Il devient alors possible de constituer des catégories qui permettent de mieux apprécier les différences et les similitudes entre les différents cas et de mieux saisir le rôle des différentes dimensions intervenant dans la catégorisation. Les auteurs donnent plusieurs exemples de ces triplets. Le développement de tels catalogues constitue un moyen d’expliciter l’expérience d’un concepteur et de faciliter l’exploitation de cette expérience. Les variables utiles à la caractérisation des catégories WTU pourraient être aussi adaptées en fonction du domaine.
51Dans l’analyse du travail, l’interprétation des données constitue la phase du diagnostic. Celui-ci est à la fois une démarche (sens actif) et le résultat de cette démarche (sens passif). Formellement, il est une forme commune de raisonnement abductif (George, 1997) qui a fait l’objet de nombreuses recherches, notamment dans le domaine médical. Le raisonnement abductif est « le processus de formation d’une hypothèse explicative ». Dans l’étude d’une situation, le diagnostic consiste à découvrir l’hypothèse qui permet de rendre compte des traits jugés pertinents de la situation observée. Deux cas peuvent se présenter : dans le premier, cette hypothèse inférée est constituée à partir de connaissances générales antérieures et de celles relatives à la situation. Elle est alors le fruit d’une véritable élaboration. Dans le second cas, cette hypothèse est choisie parmi un ensemble d’hypothèses possibles résultant d’études antérieures. Le diagnostic est alors, véritablement, une activité de catégorisation. En référence au domaine médical, dans le premier cas, le médecin aura à trouver les caractéristiques du fonctionnement de l’organisme qui expliquent les symptômes constatés ; dans le second cas, il disposera de types d’origine possible des troubles (maladies bien connues, rougeole, grippe, par exemple) auxquels rapporter ces symptômes.
52Les études du diagnostic médical ont mis en évidence des caractères importants de ce raisonnement, exploitables pour l’étude du diagnostic de situation de travail : par exemple, la notion de diagnosticité (capacité d’un indice à discriminer différentes hypothèses), sa différence avec celle de typicalité (liaison élevée entre l’indice et l’hypothèse), l’interprétation des biais dus à l’influence des connaissances antérieures du sujet, etc. Dans les situations de travail, le diagnostic se situe surtout dans la première catégorie précédente (hypothèse à élaborer), dans la mesure où il est difficile de trouver une catégorisation préalable des sources possibles des états ou troubles constatés. En outre, étant donné la multiplicité des cadres de référence auxquels peut être rapportée une situation, il n’existe généralement pas d’hypothèse simple satisfaisante. Ce qui est attendu du diagnostic dans ce cas est le dépistage des sources possibles des traits critiques de la situation analysée et également un jugement sur leur importance relative. Ce jugement sera pratiquement indispensable pour décider de la priorité des études à poursuivre ou des interventions à concevoir.
53Dans l’analyse ergonomique du travail qui doit conduire à une transformation de la situation pour sa meilleure adaptation à l’opérateur, le diagnostic est orienté vers cet objectif. Ainsi, Hoc et Amalberti (1994) le définissent comme « une activité de compréhension d’une situation, pertinente à une décision d’action ». C’est cette orientation vers l’action qui fait sa spécificité dans ce domaine. La compréhension de la situation doit faciliter sa transformation en vue de la réalisation de l’intervention ergonomique. Cette compréhension s’exprime dans le langage de l’action, par des représentations fonctionnelles. L’étude de cas n’exclut pas l’exploitation en vue de modifications ultérieures, mais elle ne l’inclut pas nécessairement. En ergonomie, le diagnostic ne peut pas
« porter seulement sur l’état actuel de la situation, mais il doit porter sur son évolution. »
54On pourrait en dire autant pour tous les autres domaines de pratique (formation, orientation, etc.). Ainsi,
« les activités de diagnostic se prolongeant en pronostic correspondent à ce que l’opérateur comprend de la situation ; grâce à ses interprétations, à ce qu’il peut anticiper de son évolution future, de façon plus ou moins certaine... » (Hoc et Amalberti, 1999).
55Le diagnostic peut prendre des formes différentes selon les types de situations. Hoc et Amalberti (1994) ont examiné notamment les contraintes qu’entraînait pour l’opérateur le caractère dynamique des situations :
« son échelonnement dans le temps : il faut faire des diagnostics successifs pour donner la possibilité d’agir au bon moment, sans avoir accès à la totalité de l’information. »
56Etant donné la multiplicité des cadres de référence auxquels peut être rapportée une situation, il n’existe généralement pas d’hypothèse simple satisfaisante. Ce qui est attendu du diagnostic dans ce cas est le dépistage des sources possibles des traits de la situation analysée et également un jugement sur leur importance relative. Ce jugement sera pratiquement indispensable pour décider de la priorité des études à poursuivre ou des interventions à concevoir.
57En ergonomie, le diagnostic est lié aussi aux types de situation traités et aux cadres de référence privilégiés par les analystes. Ainsi, Hoc et Amalberti mentionnés ci-dessus ont adopté une perspective essentiellement cognitive. Elle vise à analyser les activités mises en jeu par les opérateurs en termes de représentations, de catégorisation, d’anticipation. Par exemple, parmi les mots clés d’un article de Hoc et Amalberti (1995), on peut lire « induction de structure », « prise de décision ». Mais en ergonomie, la dimension cognitive du diagnostic n’est qu’une des dimensions à prendre en compte parmi d’autres, technique, organisationnelle, sociale, etc., surtout lorsque les situations à traiter sont envisagées dans un contexte plus large.
58Il y a souvent une succession de diagnostics au cours d’une intervention, chacun conduisant à des décisions dont la réalisation entraîne la modification du diagnostic précédent. Des diagnostics locaux peuvent servir aussi à orienter la planification des interventions sur des points critiques. Guérin et coll. (1997) ont ainsi distingué le pré-diagnostic du diagnostic. Le pré-diagnostic est défini comme
« l’énoncé provisoire de relations entre certaines conditions d’exécution du travail, des caractéristiques de l’activité et des résultats de l’activité. Il porte en lui une explication des problèmes posés, pointe les événements qui devront être pris en compte dans les transformations et justifie les investigations qui vont être menées ».
Son caractère opérationnel est souligné car »il conduit à organiser l’activité de travail et le recueil d’informations utile aux transformations ».
59Le diagnostic général tire parti, en les synthétisant, des diagnostics partiels. Pour Guérin et coll. (1997), ce diagnostic a la forme
« tels facteurs amènent les opérateurs et les opératrices à travailler de telle manière, ce qui a telles conséquences sur la production et telles conséquences relatives à la santé »;
60mais les modalités de ce diagnostic et les expressions de celui-ci sont variées.
61On retrouve dans le diagnostic un trait de l’étude de cas, à savoir la définition des frontières de la situation qui sera considérée et l’étendue de l’environnement dans lequel elle sera plongée. On parle plus généralement d’espace ou de champ spatio-temporel de l’activité (Leplat, 1997). La définition de ce champ dépend notamment des objectifs et des moyens d’étude et d’action de l’analyste.
62Étant donné l’importance de ce type de raisonnement dans l’étude de cas, il a semblé utile de développer un peu ce point à la lumière de quelques recherches récentes. Le lecteur qui n’est pas directement intéressé par ce développement peut passer directement à la partie suivante. Pour marquer le statut particulier de cette partie, elle est présentée avec des caractères différents.
63Ce type de raisonnement a fait l’objet d’un grand nombre d’études, surtout expérimentales, dont on trouvera une présentation synthétique dans le livre de Gineste (1997). Il semble effectivement bien adapté à l’étude de cas étant donné sa « fonction heuristique », sa « capacité de suggestion » et son rôle d’« outil de découverte » (Gineste, 1997). Il est utilisé dans des domaines scientifiques variés, comme le souligne et l’illustre l’auteur précédent.
« L’analogie est un processus d’inférences de ressemblances supplémentaires entre deux objets, deux domaines, deux situations ou deux problèmes »
« Dans tous les cas, il s’agit d’importer des traitements ou des propriétés d’un domaine familier, la source, vers un autre domaine moins connu, la cible » (Gineste, 1997).
64On reconnaît là une démarche typique de l’étude de cas, et on retiendra ces notions de cible et de source qui sont d’un usage fréquent dans les recherches sur l’analogie.
65L’analogie est toujours relative à la manière dont sont considérés les deux objets étudiés. On pourra juger analogues deux situations sous l’angle d’un caractère X, mais non sous l’angle d’un autre caractère Y. Ainsi, deux postes de travail peuvent être jugés analogues parce que comportant l’utilisation d’une machine d’un certain type, mais différents par rapport à l’autonomie laissée aux agents. On peut, inversement, toujours trouver une analogie entre deux objets (cas, situations, activités...) en choisissant un certain point de vue, en particulier en les regardant sous un angle très abstrait, un de ceux par lequel on pourrait les faire entrer dans la même catégorie. Deux situations X et Y sont analogues en tant que relatives à un travail de jour ou en tant que s’insérant dans deux organigrammes du même type, mais elles pourront être différentes par leur implantation géographique ou l’âge des opérateurs impliqués. On pourra toujours rejeter l’hypothèse d’une analogie entre deux objets quand on les considérera à un niveau très fin. Deux comportements, deux situations - quand analysés de manière très détaillée - seront toujours différents : l’analogie dépend donc aussi du grain de l’analyse.
66De ces remarques résulte également que l’analogie entre deux objets pourra être plus ou moins forte selon le nombre et la nature des traits pertinents qu’ils possèdent - pertinents par rapport au point de vue sous lequel ils sont considérés.
67Une distinction est souvent faite entre traits de surface et traits structuraux. Les traits de surface sont les traits apparents, prélevables par observation. Les traits structuraux ne sont pas appréhendables directement, mais sont généralement inférés à partir de traits de surface, à moins qu’ils ne soient acquis grâce à des connaissances fournies par ailleurs (schémas de dispositif, notices sur les règles de fonctionnement, etc.). Les rapports entre traits structuraux et traits de surface sont plus ou moins forts. Par exemple, les rapports entre le mécanisme d’une montre et les traits de surface de celle-ci sont minimes : ils le sont un peu plus lorsque l’enveloppe de la montre est transparente et permet de voir certains aspects du mécanisme. Les mêmes traits structuraux peuvent être aussi « habillés » de manières diverses. Gineste (1997) en donne un bon exemple (à partir d’une étude de Gentner et Landers, 1985) avec de courtes histoires ayant même structure mais un contenu différent. On parle aussi de contextualisation pour désigner cet habillage.
68Les recherches expérimentales sur ce thème ont été nombreuses en psychologie cognitive. Deux types de mécanismes ont été notamment mis en évidence (Cauzinille-Marmèche et Didierjean, 1999 ; Gineste, 1997 ; Hahn et Chater, 1998) : l’un est fondé sur la médiation par une structure abstraite, un schéma ou des règles, l’autre est fondé sur l’appariement de cas en fonction de leur similarité. On verra que les raisonnements mis en œuvre dans les situations complexes ont souvent un caractère mixte et ne peuvent se ranger dans une catégorie unique.
69Dans ce premier cas, l’analogie entre deux situations serait fondée sur l’existence d’une communauté de structure, d’un schéma commun ou de règles communes. C’est grâce à l’expression de cette structure abstraite que s’opéreraient les transferts de connaissances de la source vers la cible. Dans cette perspective,
« le raisonnement analogique consiste dans la projection d’une structure de relations relative à un domaine source familier sur le nouveau domaine cible à acquérir » (Cauzinille-Marmèche et Didierjean, 1999).
70Cette structure ou schéma peut se situer à des niveaux d’abstraction divers et tend à décontextualiser la situation étudiée. Elle peut être représentée sous forme d’un réseau propositionnel (Gineste, 1997; chapitre 2, en donne des exemples). Dans la résolution de problème,
« un schéma relatif à un ensemble de problèmes serait une connaissance constituée d’une suite de buts et sous-buts, et de moyens permettant de passer de l’état initial du problème (l’énoncé) à l’état final (la solution du problème) compte tenu des contraintes du problème » (Cauzinille-Marmèche et Didierjean, 1999).
71Le schéma peut être considéré comme un modèle et comme tel il ne coïncide jamais avec la situation schématisée puisqu’il n’en retient que certains traits relatifs à l’utilisation visée par l’élaboration de ce schéma. Le schéma choisi dépend de la nature du problème posé en même temps que des connaissances de l’auteur. On retrouve ici cette remarque que l’analogie est relative au choix fait par l’analyste pour représenter la situation considérée. Le schéma est toujours réducteur : il ne constitue qu’une hypothèse toujours à vérifier.
72On privilégiera ici la notion de schéma, mais un développement similaire pourrait être fait avec la notion de règle, laquelle peut être conçue aussi comme susceptible d’exprimer un schéma (Hahn et Chater, 1998). La question est ici d’examiner comment s’élaborent les schémas qui interviennent dans le raisonnement analogique. Deux classes de mécanismes sont le plus souvent évoquées, l’induction et l’abduction.
73Selon le processus d’induction, le schéma émerge de la découverte de régularités entre le cas étudié et un ensemble de cas. Selon le processus d’abduction, le schéma résulte d’une hypothèse formulée quant au mécanisme de production du cas considéré.
« L’abduction constitue une forme d’inférence fort commune puisqu’elle intervient constamment dans l’analyse des situations, l’interprétation d’un récit, le diagnostic des décisions » (George, 1997).
74L’identification de ces mécanismes se fait à partir des verbalisations des sujets. Cauzinille-Marmèche et Didierjean (1999) notent l’existence de différences interindividuelles dans la place tenue par ces deux processus. Les schémas sont de nature diverse selon les variables et les relations qui les définissent. Ils peuvent reposer sur des traits de surface de la situation étudiée ou prendre en compte les structures profondes du phénomène (cf. supra). Or, celles-ci ne sont accessibles qu’à partir des traits de surface qui permettent de les inférer. Les relations entre les deux types de traits évoluent au cours de l’expérience. Mais les traits de surface - l’habillage du cas - jouent toujours un rôle important, notamment en tant qu’indicateurs de traits structuraux.
« Les traits de surface semblent donc intervenir à toutes les phases du raisonnement par analogie, dans l’évocation de la source, mais aussi dans son adaptation sur la cible et dans l’encodage de la cible » (Cauzinille-Marmèche et Didierjean (1999).
75En référence aux travaux de Chi et coll. (1981), les auteurs précédents notent que
« de nombreux travaux montrent que les experts, à la différence des novices, catégorisent les problèmes sur la base de leurs traits de structure (...), mais qu’ils peuvent ensuite affiner leur catégorisation en prenant alors en compte les éléments de surface. Ainsi, s’ils sont plus sensibles à la structure que les novices, les experts semblent également sensibles aux traits de surface » (Chi et coll., 1981).
76Les types de raisonnement précédents font appel à des connaissances abstraites. La situation-cible et la situation-source sont traitées à partir des schémas ou modèles censés les représenter. Dans le type de raisonnement qui sera évoqué maintenant, dit par similarité ou à base de cas, on cherchera parmi un ensemble de cas antérieurement traités celui qui se rapproche le plus du cas-cible, qui lui est le plus similaire, selon le point de vue adopté. Ceci requiert que ces cas antérieurs soient suffisamment bien classés et qu’il existe un bon mécanisme de recherche.
« Les travaux sur l’expertise suggèrent, quant à eux, que les experts ont effectivement construit et utilisent des bibliothèques de cas très étendues » (Chi et coll., 1981).
77Les mécanismes du raisonnement à base de cas ont été formulés par des chercheurs en intelligence artificielle où cette notion (« case-based reasoning ») est devenue un domaine de recherche très productif. Elle a été définie comme une manière de résoudre de nouveaux problèmes par l’adaptation de solutions ayant servi à résoudre les anciens (Watson, 1995). Le raisonnement à base de cas a pu être décrit comme un cycle avec quatre fonctions essentielles : - 1) rappeler le cas le plus similaire ; -2) réutiliser le(s) cas pour essayer de résoudre le problème ; -3) revoir la solution proposée si nécessaire ; 4) retenir la solution nouvelle comme un nouveau cas (Watson, 1995). La réalisation de ces fonctions soulève des problèmes dont on retiendra les plus typiques mentionnés par Watson (1995).
-
La représentation du cas dans la banque des cas. Les types de représentation sont nombreux et plus ou moins formalisés. La place faite au contexte est, elle aussi, variable.
-
L’indexation qui vise à faciliter la récupération du cas et doit tenir compte du but de l’étude de cas.
-
La récupération. La procédure de récupération du cas le plus similaire à celui étudié est importante à déterminer en intelligence artificielle et conduit à l’élaboration d’un algorithme de recherche.
-
L’adaptation. Une fois trouvé le cas parent, il faut adapter au cas présent la solution qu’il suggère.
78Ces étapes, formalisées dans les études conduites en Intelligence Artificielle, peuvent aussi caractériser la démarche de l’étude de cas « manuelle ». La représentation du cas se pose dans toute étude et peut se faire à partir d’une grille plus ou moins fine. La récupération qui vise à découvrir le cas le plus voisin est aussi une étape classique de l’étude de cas. Yin (1994) a insisté sur l’importance de la « stratégie d’appareillage » de patterns qui consiste à comparer le pattern de variables caractérisant le cas-cible avec ceux caractérisant les cas-sources, c’est-à-dire des cas précédemment étudiés et répertoriés. Yin (1994) a également montré l’intérêt de la stratégie qu’il dénomme « construction d’une explication » (« explanation building ») qui consiste à élaborer une explication du cas en entendant par explication l’identification d’un « ensemble de liens causals » le concernant. Cette explication se fait souvent selon un schéma dont l’auteur a décrit quelques étapes essentielles. Il s’agirait, semble-t-il, de construire une sorte de cas-type correspondant à une hypothèse théorique, puis de comparer la cas étudié à ce cas-type. L’hypothèse initiale serait alors modifiée à partir des écarts, le processus étant répété jusqu’à ce qu’un ajustement satisfaisant soit obtenu. On retrouve donc une procédure voisine de la précédente où il s’agit également d’appareillage de patterns, mais où ceux-ci sont dérivés initialement de considérations théoriques.
79Si les deux types de raisonnement par analogie sont caractérisables par des traits distinctifs, il n’en reste pas moins qu’ils ne s’excluent pas et peuvent être considérés comme complémentaires (Hahn et Chater, 1998). On peut trouver une source de cette articulation possible entre ces deux types de raisonnement dans le fait que les cas dont il s’agit sont toujours des représentants des objets de l’étude. La situation-cas à laquelle on s’intéresse dans un problème de travail est toujours construite : elle n’est pas un décalque de la réalité, mais un modèle qui n’en retient que des traits jugés pertinents pour les buts de l’analyse. Du schéma au cas, la distance est plus ou moins grande, mais la démarche qui conduit à leur définition n’est pas sans traits communs. Examinant de quoi dépend le recours à un schéma ou à un cas, Cauzinille et Didierjean (1999) notent que
« certaines recherches montrent que les sujets peuvent avoir recours à l’utilisation simultanée de plusieurs stratégies lors de la résolution de problèmes (...). On peut donc avancer l’hypothèse que les sujets peuvent développer en parallèle plusieurs processus de raisonnement par analogie, autrement dit utiliser simultanément des cas et des schémas ».
80Hahn et Chater (1998) notent aussi, après un examen des deux modes de raisonnement, que les règles et la similarité ont leurs
« rôles respectifs »,
« non pas côte à côte (...), mais dans une interaction active »
81et ils préconisent d’orienter les recherches non plus séparément dans chaque perspective - règle ou similarité - mais vers l’étude de leur mise en oeuvre conjointe.
82L’étude de cas peut être aussi utilisée collectivement, c’est-à-dire quand c’est un groupe qui procède à l’étude. Sauvagnac (2000) a étudié ainsi, sur le terrain, la prise de décision thérapeutique en groupe. Elle a pu montrer dans le cas considéré, d’une part,
« l’absence du recours au raisonnement à base de cas »,
d’autre part, le « recours à des solutions protocolaires pour un certain nombre de problèmes »,
c’est-à-dire la préférence pour le recours à des schémas.
83Le problème de la généralisation est souvent posé à la méthode de l’étude de cas de manière critique, en référence aux méthodologies jugées répondre plus directement aux canons scientifiques. Cette méthode est invitée à répondre aux questions évoquées déjà plus haut à propos de l’exploitation des données : que nous apprend-elle qui dépasse le cas spécifique étudié ? Dans quelle mesure peut-on étendre à d’autres les conclusions obtenues dans l’étude d’un cas ? Comment constituer à partir d’études de cas un corpus de connaissances exploitables ? On essaiera d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions déjà éclairées par les analyses précédentes.
84On notera tout d’abord que le problème de la généralisation est au cœur de la méthode de l’étude de cas. Il l’est au niveau de l’étude d’un cas singulier puisque celui-ci ne peut échapper à la question de déterminer quelles connaissances utiliser pour analyser le cas considéré, et par là, à la question de savoir dans quelle mesure l’importation de ces connaissances est valable hors du ou des contextes où elles ont été établies. Le problème de la généralisation est aussi présent dès que l’on s’interroge sur les enseignements à tirer de l’étude d’un cas pour celle des autres cas. Comment définir, vérifier et organiser ces enseignements ?
85Le problème de la généralisation ne se pose pas explicitement quand l’étude de cas est centrée sur elle-même. Cette situation est celle d’un praticien dont le seul objectif - louable - serait de résoudre le problème local qu’on lui pose. Il analyse son cas à partir des connaissances qu’il possède, élabore une hypothèse et une solution : il sera satisfait si les résultats sont positifs. Il s’inquiétera peu de savoir si la réussite valide vraiment l’hypothèse, si l’apparente vérification peut être due à des causes non prises en compte et en corrélation fortuite avec celles considérées et, de plus, si des hypothèses alternatives auraient pu être aussi acceptables.
86Mais l’étude de cas peut avoir une visée double, l’une étant de résoudre le problème précis et singulier posé par le cas, l’autre étant de faire servir l’étude du cas à la constitution d’un corpus organisé de connaissances susceptible de faciliter l’étude d’autres cas. On reconnaît ici le type d’activité que Falzon (1994) désigne sous le nom de métafonctionnelle et qu’il définit comme
« des activités de construction de connaissances ou d’outils (...) destinés à une éventuelle utilisation ultérieure, et visant à faciliter l’exécution de la tâche ou à améliorer la performance ».
87Il s’agit d’exploiter les connaissances acquises par le traitement du cas au traitement d’autres cas : ce processus est celui de la généralisation. Cette démarche adaptée à la construction d’un savoir pratique peut être conçue comme l’élaboration d’une théorie de la pratique qui prend en compte la complexité des cas avec leurs différentes dimensions. Cette théorie se distingue d’une théorie plus abstraite qui se construit à partir de notions décontextualisées. Dans tous les cas, généraliser, c’est considérer le cas traité comme le représentant d’une catégorie à partir de certaines de ses propriétés. L’insertion d’un nouveau cas dans cette catégorie permettra de bénéficier des connaissances acquises sur le précédent et de l’enrichir éventuellement de nouvelles propriétés. On trouve cette démarche formalisée dans la méthode dite d’« induction analytique ».
88La méthode d’induction analytique est présentée par les auteurs (Smith et coll., 1995) comme une procédure pour dépasser le cas simple.
« L’induction analytique est une méthode pour essayer de dériver des explications théoriques d’un ensemble de cas ».
89qui a été beaucoup utilisée en sociologie et dont les étapes essentielles de la procédure sont les suivantes :
-
Proposer une explication hypothétique provisoire du phénomène examiné.
-
Prendre le premier cas et déterminer dans quelle mesure l’hypothèse provisoire peut être considérée comme vérifiée pour ce cas. Revoir l’hypothèse afin de l’ajuster à ce cas. Passer au second cas et évaluer la pertinence de l’hypothèse revue à la lumière de ce second cas. Amender l’hypothèse en conséquence.
-
Cette procédure peut être poursuivie avec un certain nombre de cas et l’hypothèse finale résultante devrait alors avoir un pouvoir explicatif beaucoup plus grand » (Smith et coll., 1995).
90Cette démarche itérative permet d’ajuster progressivement l’hypothèse initiale en la corrigeant à la lumière des cas successifs. Le choix de ces cas revêt alors une grande importance et si l’hypothèse est parfaitement vérifiée pour tous les cas examinés, il reste qu’elle peut toujours être invalidée par de nouveaux cas. Mais, ajoutent ces auteurs,
« n’en est-il pas ainsi de toutes les explications scientifiques, quelle que soit la procédure suivie » (Smith et coll., 1995).
91Cette procédure d’induction analytique est très voisine de la démarche du raisonnement à base de cas décrite en Intelligence Artificielle et dont on trouvera des exemples dans Watson (1995).
92Une intéressante distinction entre généralisation à base statistique et « généralisation analytique » est proposée par Yin (1994). La première généralisation, plus connue, vise à justifier l’attribution à une population des résultats obtenus sur un échantillon de celle-ci. La seconde repose sur un principe différent. Elle considère l’étude de cas non comme un élément d’une expérience qui en comporterait plusieurs, comme une unité d’échantillonnage, comme une des mesures répétées, mais comme l’analogue de l’expérience elle-même. Si de multiples cas sont utilisés, ceci reviendrait donc à faire plusieurs expériences. Cette vue est liée à la conception que se fait l’auteur de l’étude de cas : pour lui, celle-ci devrait s’inscrire dans la perspective d’un modèle théorique qui en guide en même temps l’organisation et l’exploitation. L’étude de cas vise alors à tester un modèle ou une théorie comme on le fait classiquement avec une série d’expériences. On pourra également affermir les conclusions en examinant si le modèle choisi est plus compatible avec les données que des modèles alternatifs.
93L’étude de cas, comme l’analyse du travail, soulève des problèmes généraux qui ont été abordés avec des accents différents dans chaque démarche. On a retenu ici deux de ces problèmes, particulièrement importants : l’un concerne le contexte, l’autre, la place de l’analyste. Ils sont en quelque sorte transversaux au déroulement proprement dit des étapes décrites dans la partie précédente.
94Comme il a été déjà déclaré dans l’introduction, un cas n’est pas un système fermé, mais il est plongé dans un contexte. Un problème initial de l’étude de cas est d’ailleurs souvent celui de la définition du cas : comment celui-ci est-il limité dans l’espace et dans le temps ? Qu’est-ce qui est le cas - le foyer de l’étude - et qu’est-ce qui en est l’environnement ? Pour prendre un exemple simple, dans l’étude d’un accident, qu’est-ce qui est l’accident, qu’est-ce qui est le contexte ? Quand on va définir la situation accidentelle, où mettra-t-on les frontières ? Où placera-t-on les diverses conditions techniques et organisationnelles, jusqu’où remontera-t-on dans le temps ?
95Le rôle du contexte, central dans l’étude de cas, a été souvent abordé dans les recherches qui lui sont consacrées.
« Le but de l’introduction du contexte comme notion explicite est, en partie, de mieux ancrer le modèle de connaissances dans l’environnement du monde réel, c’est-à-dire, d’améliorer la qualité de la solution, et, en partie, de mettre rapidement l’accent sur les bonnes relations et types de concept, c’est-à-dire d’améliorer l’efficience de la résolution du problème » (Öztürk et Aamodt, 1998).
96Les recherches ont visé à préciser les mécanismes par lesquels intervenait le contexte. Goldstone et coll. (1997) ont ainsi examiné comment le contexte était susceptible d’influencer les jugements de similarité dont l’importance a été notée plus haut (II, E). Ils rappellent les recherches qui montrent que
« la similarité de deux choses dépend du contexte du jugement de plusieurs manières importantes et spécifiques ».
97Ils parlent de la « nature contextualisée de la similarité » et ils concluent leur examen des travaux expérimentaux en déclarant que ceux-ci
« suggèrent que la similarité n’est pas simplement ou seulement une relation entre deux objets, mais qu’elle est plutôt une relation entre deux objets et un contexte ».
98Les études sur le rôle du contexte ont amené à définir celui-ci d’une manière plus précise en remarquant qu’il ne désigne pas un objet homogène.
« Le problème du rôle du contexte est étroitement lié au problème de la distinction entre plusieurs types d’éléments du contexte » (Öztürk et Aamodt, 1998).
99Une première distinction fondamentale a trait à la qualification du contexte en interne ou externe (Leplat, 2001). Le contexte interne a trait à « l’état de l’esprit » (« state of the mind »), le contexte externe, aux « faits qui se produisent dans une situation » (Öztürk et Aamodt, 1998). Le contexte interne inclut les représentations, motivations et affects de l’individu ainsi que les niveaux de traitement à sa disposition. Il ne faudra donc pas séparer l’étude de la résolution d’un problème de celui qui résoud ce problème. Öztürk et Aamodt (1998) proposent une organisation des concepts liés à ces deux types de contextes et à la tâche centrale. Ils marquent bien le rôle intégrateur du contexte interne qui est dynamique et change au cours de l’exécution de la tâche. Les connaissances relevant du domaine central (« core domain ») sont celles qui sont nécessaires à la découverte d’une solution indépendamment des contraintes spécifiques de la situation, notamment des contraintes de temps. C’est le type de connaissances traditionnellement relevé. Le domaine du contexte externe contient, lui, les connaissances issues des éléments de ce contexte et pertinentes à l’organisation de l’activité.
100Si le contexte se définit par rapport à la tâche (au texte), il peut aussi guider la réalisation de cette tâche. Sur ce point, deux traits ont été soulignés par Öztürk et Aamodt (1998) : 1) La pertinence. Il y a souvent plusieurs manières de réaliser une tâche et
« le contexte joue un rôle important dans le choix du candidat le plus pertinent ».
101Par exemple, le choix de tel type d’intervention dans le dépannage d’un dispositif sera d’autant plus pertinent qu’auront été pris en compte les outils et le temps disponibles, ainsi qu’une bonne estimation des compétences nécessaires. 2) La focalisation. La connaissance du contexte d’une tâche permet de limiter l’espace du problème posé. Après « l’élagage de certaines parties du champ » (id.), le contexte aide à la focalisation de l’attention.
102Le contexte intervient dans le rappel, comme on l’a déjà vu à propos du jugement de similarité. Il est souvent mentionné à ce sujet l’interdépendance entre les phénomènes d’apprentissage et de rappel. Ainsi, Baddeley (1993) a montré que le rappel était amélioré lorsqu’il avait lieu dans les mêmes conditions que l’apprentissage. On peut ainsi penser que l’analyse des phénomènes de récupération des cas sera souvent éclairée par la prise en compte du contexte de ces derniers. On pourra éclairer aussi le rôle du contexte par référence à des analyses conduites dans la perspective de l’ethnométhodologie et de l’anthropologie cognitive où cette notion tient une place essentielle.
103L’analyste intervient de plusieurs manières dans l’étude de cas : dans son choix, dans la problématique où il inscrit l’étude, mais aussi par sa présence même dans la situation étudiée et encore plus, bien sûr, par des éventuelles interventions directes dans la situation. Le problème est alors moins de cultiver une illusoire neutralité que d’apprécier son propre rôle. Ce problème a été bien présenté et analysé par Clot (1999) dans la perspective de la psychologie clinique. Il note que
« la recherche requiert donc la formation d’un milieu durable d’analyse et d’action avec les agents, la co-élaboration chaque fois à refaire d’un instrument d’enquête approprié à ce genre d’activités scientifiques ».
Il s’agit de concevoir
« une méthodologie de co-analyse, re-conçue avec les agents, chaque fois singulière, mais répondant pourtant aux attendus scientifiques qui sont les nôtres ».
104En effet, la situation d’observation est toujours une situation d’interaction, même quand elle s’exerce par l’intermédiaire d’un instrument comme le magnétophone ou la vidéo. On a remarqué depuis longtemps que l’agent qui se sait observé ne travaille pas comme il le fait dans des conditions ordinaires. L’agent qui parle de ou à propos de son travail le fait à partir de la représentation qu’il a de son interlocuteur, selon la compétence qu’il lui suppose et selon l’usage qu’il pense que celui-ci fera de ce qui lui aura été dit. Les analystes du travail avaient remarqué que, interrogés sur leurs modes opératoires, les opérateurs tendaient à les décrire avec le langage et les formulations ayant servi à les enseigner. Aussi, les verbalisations des agents doivent toujours être interprétées avec soin, à la lumière, notamment, des circonstances dans lesquelles elles sont recueillies et des consignes qui ont sollicité ce recueil (Leplat et Hoc, 1981 ; Ericson et Simon, 1984).
105Clot (1999) a très bien exprimé ces questions et a proposé des éléments susceptibles de contribuer à y apporter de bonnes réponses. Il emprunte à Bakhtine (1984) cette remarque que
« l’événement qui a un observateur, fût-il distant, caché ou passif, est un événement absolument autre » (Clot, 1999 ; Bakhtine, 1984)
et il note que
« l’activité de travail analysée manifeste non seulement son rapport à l’objet immédiat de l’action, mais aussi le rapport du sujet à l’activité de l’ergonome ou du psychologue du travail. »
106Seule une compréhension active fondée à la fois sur des hypothèses explicatives, sur le recueil des traces et sur une analyse de sa propre activité dans la situation peut parvenir à la transformer (p. 141). Dans cette perspective, il devient alors justifié que l’analyste ne se prive pas de poser ses propres questions. On a pu, à juste titre, condamner cette intervention quand on en a fait la seule source d’information sur l’activité du sujet observé, mais il serait dommage de s’en priver quand on en fait les éléments d’un échange et qu’ils sont confrontés aux autres éléments de l’activité. Comme le dit encore Clot à la lumière de Bakhtine,
« il nous faut poser à l’activité des sujets des questions nouvelles qu’eux-mêmes ne se posaient pas (...). Si nous ne formulons pas nos propres questions, nous nous coupons d’une compréhension active en abandonnant nos instruments au moment même où ils pourraient devenir les leurs, quitte à les transformer. Les concepts scientifiques doivent servir à »
faire germer vers le haut
« les concepts quotidiens ».
107Finalement, l’étude de cas comporte un dialogue avec l’agent, ou les agents, qui interviennent dans la situation considérée, et c’est ce dialogue qui est à interpréter, en partie avec les clés de l’interprétation qu’il fournit. Les conclusions de ces analyse sont mises en œuvre dans les méthodes d’auto-confrontation, en particulier dans la méthode d’auto-confrontation croisée (Clot, 1999 ; Clot et coll., 2001).
108Le problème de la place de l’analyste se trouve aussi posé dans la méthode dite de la « recherche-action » qu’on peut rapprocher de celle de l’étude de cas avec laquelle elle partage un certain nombre de traits. Liu (1997) a donné un exposé très complet de cette méthode, avec ses origines, ses principes et ses modalités d’application.
« L’origine d’une recherche-action est le plus souvent la rencontre entre une volonté de recherche et le désir de changement d’une institution ».
Cette recherche essaie de répondre aux questions suivantes :
« Quels sont les problèmes que leurs interlocuteurs cherchent à résoudre ? Ces problèmes sont-ils compatibles avec leurs intentions de recherche ? Quels sont les interlocuteurs concernés ? Comment déterminer si une recherche-action est souhaitable et possible avec ce terrain ? ».
109La recherche-action n’est pas sans rappeler l’étude de cas quand elle se définit comme
« l’étude globale et spécifique d’une situation complexe »,
110situation qu’elle essaie de rendre intelligible par une démarche qui en respecte la complexité en s’inspirant souvent de la perspective systémique. Ce qui fait la spécificité de la recherche-action, c’est
« d’étudier des situations dans lesquelles le chercheur agit et dans lesquelles les personnes qui forment l’objet de la recherche participent à l’étude. Les finalités nouvelles que la recherche-action assigne à la recherche fondamentale en sciences sociales sont d’élaborer des savoirs qui rendent toute situation sociale intelligible, partiellement prévisible et partiellement influençable ».
111Ainsi, la situation est étudiée à travers ses transformations, transformations qui sont provoquées par l’action conjointe des chercheurs et des agents impliqués dans la situation.
« Cette participation influe sur la nature des savoirs obtenus ; il s’agit alors de pouvoir identifier et définir les nouvelles connaissances que cette participation introduit et de pouvoir mesurer l’influence du degré de participation sur la nature des connaissances obtenues ».
112Dans la recherche-action, Liu (1997) distingue un certain nombre de phases organisées en cycles. Chaque cycle comporte :
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une phase initiale qui inclut un examen de la faisabilité de l’étude et la préparation de sa mise en œuvre par une négociation avec les personnes qui seront impliquées dans la recherche et l’élaboration d’un plan d’étude provisoire ;
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une phase de réalisation qui comprend, en général, l’approfondissement du diagnostic, l’élaboration collective d’une problématique, élaboration conduite en étroite interaction avec la définition des actions à entreprendre, la mise en œuvre du programme et enfin l’évaluation de l’action qui doit amener à décider de l’éventuelle poursuite de celle-ci par l’ouverture d’un nouveau cycle ;
-
une phase finale qui répond à la nécessité de concevoir une fin de l’action qui ne soit pas brutale, mais un dégagement progressif qui accompagne le rodage des transformations envisagées dans la phase précédente.
113La recherche-action s’exerce souvent sur des situations portant sur un large champ de travail où des effectifs importants sont en jeu. Ainsi, dans l’exemple donné par Liu (1997), relatif à un atelier de tôlerie-emboutissage, la recherche a impliqué 34 personnes. Le problème posé initialement concernait la formation professionnelle. La démarche exposée en détail par l’auteur rappelle la démarche ergonomique suivie dans une intervention. La recherche-action paraît plus particulièrement adaptée à l’étude des problèmes de type organisationnel et c’est en référence à la psychologie sociale et à la sociologie organisationnelle qu’elle s’est surtout développée, mais la méthodologie qu’elle propose peut être exploitée dans d’autres domaines. Elle peut contribuer à enrichir l’étude de cas en montrant notamment l’intérêt d’étudier aussi ce dernier à travers son histoire, son développement, et en tenant compte du fait que l’analyste fait également partie de la situation. Il reste que, si la prise de conscience par l’analyste de son rôle dans l’étude de cas est essentielle, elle ne suffit pas à évaluer les mécanismes de ce rôle, ni à déterminer comment les prendre en compte dans l’analyse : il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.
114Dans cette dernière partie, seront exposées en détail deux méthodes proposées pour l’étude des situations de travail. Sans doute en existe-t-il d’autres d’égal mérite, car nous n’avons pas fait de recherches systématiques sur ce point, mais ces deux méthodes nous ont paru particulièrement intéressantes par le fait qu’elles définissent un cadre d’analyse précis. La première est fondée sur une perspective théorique élaborée par Rasmussen (Rasmussen et coll., 1994) et bien connue des ergonomes ; l’autre se présente explicitement comme
« une étude de cas dans la méthodologie de l’analyse cognitive de la tâche. Les auteurs de ces textes ont aussi cette caractéristique qu’on appréciera, à savoir, qu’ils cherchent à développer des études des activités cognitives en situation de travail et qu’ils s’efforcent de justifier ce choix vis-à-vis de ceux qui le contestent » (Hoffman et Woods, 2000).
115Le cadre d’analyse retenu ici est dit par ses auteurs (Xiao et Vicente, 2000) « cadre pour l’analyse épistémologique dans les études empiriques ». « Epistémologique » parce qu’un souci des auteurs est d’examiner les problèmes épistémologiques posés par les études sur le terrain, notamment leur élaboration théorique, leur généralisation et leurs limites. Ils jugent que le cadre qu’ils proposent
« ne fournit pas un procédé rigide, mais, plutôt, une structure cohérente qui peut être mise en œuvre sous des formes variées pour s’ajuster aux exigences d’exemples particuliers ».
116Ce cadre est inspiré d’un modèle proposé par Rasmussen (Rasmussen et coll., 1994) et dit échelle ou hiérarchie d’abstraction qui caractérise un phénomène (situation, activité, organisation) par une succession de niveaux de plus en plus abstraits. On peut saisir son principe à partir d’une échelle simple à trois niveaux (tableau 1), niveaux qui représentent successivement la finalité de l’objet étudié, les fonctions assurées par cet objet, et enfin, sa réalisation pratique. Cette échelle a été illustrée par l’exemple simplifié de la conception d’un lave-linge. En remontant cette échelle, on va d’un niveau concret qui touche aux données à des niveaux de plus en plus abstraits. La montée de l’échelle exprime le processus de généralisation tandis que la descente exprime le processus de spécification, c’est-à-dire de réalisation des niveaux supérieurs. On désigne aussi cette échelle en termes de moyens-fin, le niveau inférieur figurant le moyen de réaliser la fin mentionnée dans le niveau supérieur. On peut aussi interpréter les relations entre trois niveaux successifs avec les questions Pourquoi (« Why »), Quoi (« What ») et Comment (« How »). Un niveau central correspond à la question Quoi, le niveau supérieur à la question Pourquoi (recherche des raisons), le niveau inférieur à la question Comment (recherche des causes). On trouvera ce modèle développé dans les ouvrages de Rasmussen et coll. (1994) et de Vicente (1999) ; des commentaires en sont donnés dans Hoc (1996) et Leplat (1997). Ces ouvrages proposent plusieurs exemples de ce type d’échelle qui peut être particularisé de manières diverses. On peut aussi interpréter les niveaux d’abstraction en termes de dépendance du contexte, avec, à la base, les données brutes et à mesure qu’on s’élève des formulations de plus en plus décontextualisées.
Tableau 1. Une échelle d’abstraction simplifiée
Niveaux d’abstraction
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Exemples
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Questions
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Finalités, buts Fonctions à assurer Mise en œuvre, réalisation
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Alléger le travail ménager Nettoyage du linge Matérialisation technique : machine lave-linge
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Pourquoi Quoi Comment
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117Rasmussen et coll. (1994) donnent un exemple d’exploitation de ce modèle pour une tâche de techniciens en électronique et Xiao et Vicente (2000), que nous suivrons maintenant, pour une tâche en anesthésiologie réalisée dans la même perspective.
Tableau 2. Éléments pour une analyse de l’activité sur le terrain
Propriétés de l’analyse des données
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Ce qui est requis pour l’analyse des données
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Questions auxquelles il faut répondre
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Concepts psychologiques et cognitifs Vers les buts et la généralisation Vers les données concrètes et la spécification Concepts du domaine
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Buts de l’étude de terrain Cadre de l’analyse Concepts pour la représentation Connaissances sur la cognition Compétences pour l’analyse des protocoles Compétences pour l’observation du terrain choisi Connaissance du domaine
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Comment sont organisées les données observées ? Quels aspects du cadre proposé sont illustrés ? Quelle est la catégorie de l’activité ? Comment sont associés événements, états mentaux et activités ? Quelle est la situation ? Qu’est-ce qui a été fait ? Qu’est-il arrivé ?
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D’après Xiao et Vicente, 2000.
118Ces derniers abordent l’analyse de leur situation à partir d’une adaptation de l’échelle d’abstraction (tableau 3) qui servira de guide à l’analyse de la situation.
« La perspective de base était de considérer le processus d’analyse des données comme une suite d’abstractions inductives (la progression ascendante dans la figure 3) avec, comme objectif, pour guider les efforts d’analyse des données, des résultats généralisables ».
119Pour la situation étudiée, les auteurs définissent les grandes étapes suivantes :
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Description des données dans le langage du domaine. Ces données peuvent être d’origines diverses (observations, enregistrements, entretiens, notes, etc.) et permettront souvent de répondre aux dernières questions de la figure 3. Elles sont des fragments de comportements, des sortes de blocs pour la description.
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2) Description des données en termes de stratégies du domaine. Ces « stratégies » décrivent la procédure d’exécution des tâches (ex. préparer les seringues à l’avance, dans l’ordre où elles seront utilisées). Ces stratégies sont décrites dans les termes du domaine et issues directement des traces recueillies. Il s’agit d’une première étape du processus d’abstraction au sens où tous les détails de la phase précédente ne sont pas mentionnés.
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Description des données en termes de stratégies catégorielles. On a préféré ce dernier qualificatif qui semble mieux correspondre à l’idée de l’auteur que celui de « specific » choisi par ce dernier. Les stratégies sont alors exprimées dans un langage qui n’est plus celui du domaine. Par exemple, la stratégie de préparation des seringues est décrite comme une stratégie d’allègement de la tâche (off loading). Cette nouvelle formulation permet de comparer ces données avec celles d’autres domaines. Pour les auteurs, elle permet notamment de répondre à la question « comment sont associés événements, états mentaux et activités ».
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Description des données en termes de stratégies génériques. Les stratégies sont exprimées alors en termes de « constructs » cognitifs. Ainsi,
« ’étude de terrain proposait une stratégie générique pour décrire une gamme de comportements observés. Les praticiens expérimentés réduisent la complexité de la réponse par l’anticipation des situations futures, par la préparation mentale et par la réorganisation de l’espace physique de travail ».
120Cette formulation décontextualisée empêche ces règles d’être vérifiées directement par des données empiriques, mais elle suggère des exploitations dans des domaines différents et pour des questions de conception et de formation. L’expression abstraite de la situation permet des rapprochements avec des recherches dans d’autres domaines et de tirer ainsi partie de recherches antérieures. En la situant mieux dans un contexte théorique plus large, l’explicitation de ces liens donne une portée plus grande à l’étude de cas.
121Les auteurs donnent des détails précis sur l’exploitation de leur modèle d’analyse dans le domaine de l’anesthésiologie. Ils montrent bien qu’en prenant en compte ces niveaux d’abstraction, l’analyste peut améliorer sa démarche en saisissant mieux la possibilité et l’intérêt d’articuler les niveaux d’analyse.
122On entend par événements non souhaités tout ce qui, dans l’activité, se produit de manière non attendue, non planifiée et qui entraîne, de ce fait, des conséquences négatives : erreurs, incidents, accidents, etc. Ces événements se caractérisent par leur singularité. Les exploitations qui en ont été proposées, en tant que cas simple ou cas multiples, illustrent différentes modalités de l’analyse de cas. Nous en avons présenté quelques-uns dans un chapitre déjà cité (Leplat, 1997). Nous n’exposerons ici qu’une de ces méthodes.
123Cette méthode (Hoffman et coll., 1998) est présentée par ses auteurs comme une méthode d’étude de cas au service de l’analyse cognitive de la tâche. Elle a été
« utilisée pour l’extraction des connaissances d’un expert dans divers domaines et pour des applications concernant le développement des systèmes et la conception d’enseignements ».
124Les auteurs voient une origine de leur méthode dans celle des incidents critiques (exposée dans Gendre, 1968, dans Leplat, 1993). Dans l’annexe de leur article, ils décrivent précisément la procédure d’application de leur méthode : on en retiendra les étapes essentielles avec un bref commentaire.
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La préparation. Elle comporte, notamment, la formation de ceux qui vont appliquer la méthode, la familiarisation de ces derniers avec le domaine étudié, la spécification des buts, etc.
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La sélection des incidents. L’agent (un professionnel) est invité à choisir l’événement ou la situation pour laquelle la décision qu’il avait prise à un moment donné modifiait le résultat, dans laquelle les choses auraient tourné différemment s’il n’avait pas été là pour intervenir ou dans laquelle sa compétence était particulièrement en question. L’incident doit provenir de la propre expérience vécue de celui qui le rapporte. On essaie d’obtenir des incidents non routiniers, présentant des difficultés, des cas qui manifestent des différences de niveau de compétence.
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Le rappel des incidents. Il est demandé au sujet de raconter en détail l’incident, du début à la fin, l’analyste intervenant peu.
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La restitution du récit. Après ce rappel, l’analyste restitue le récit aussi textuellement que possible. L’agent est invité à apporter les modifications et compléments qu’il souhaite. Cette procédure a pour but d’éviter les ambiguïtés et d’arriver à une compréhension commune correcte de l’incident.
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Vérification du déroulement temporel et identification des points de décision. L’agent reprend le récit une seconde fois en essayant de préciser les événements et actions particulièrement significatifs ainsi que leur moment d’arrivée. Des justifications des décisions peuvent être apportées ainsi que des informations sur des actions alternatives qui auraient été écartées.
« Le but est de préciser et de vérifier les points de décision, points auxquels existaient différentes manières de comprendre une situation ou différentes actions possibles ».
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Approfondissement progressif. L’analyste ramène une troisième fois l’agent à son récit en utilisant des questions-sondes « probe questions ») qui attirent l’attention sur des aspects critiques des prises de décision. Exemples de telles questions : Quelles informations avez-vous utilisées pour prendre cette décision et comment étaient-elles obtenues ? Quels étaient vos buts à ce moment ? Avez-vous imaginé les conséquences possibles de cette action ? Quelle formation ou expérience particulière était nécessaire ou utile pour prendre cette décision ? Quelles fautes étaient possibles à ce moment ? Avez-vous reconnu si votre évaluation de la situation ou l’option choisie était incorrecte ? etc. (extrait du tableau A1, p. 273). Cet approfondissement assisté se fait par une interaction très ouverte. Ce balayage est adapté au type de récit et le choix des questions pertinentes de la liste est fait de manière simple.
-
Questions « quoi si ? » De ce quatrième examen du déroulement de l’incident, il est demandé à l’agent de changer de perspective en adoptant une attitude plus analytique. L’analyste l’aide avec des questions sur ce qui aurait pu arriver de différent. Par exemple, si un novice avait été présent à votre place, que se serait-il passé ? qu’aurait-il noté ? qu’aurait-il fait ? Il peut demander aussi des erreurs potentielles avec leur pourquoi et leur comment. Il est noté que
« les motifs d’une action sont souvent éclairés par la connaissance des alternatives de choix et donc de celles qui ont été rejetées ».
125La méthode (CDM) vise à
« saisir les sortes de connaissances et d’expérience impliquées dans la prise de décision et la résolution de problème en situation réelle » (Hoffman et coll., 1998).
126Elle s’inscrit dans la perspective théorique de recherche sur la prise de décision en situation naturelle de Klein et coll. (1993). Elle propose un cadre à l’analyse cognitive de la tâche. Pour les auteurs, la méthode CDM combine
« quatre techniques de base : un type d’analyse de protocole, une forme de raisonnement fondée sur des cas, une forme d’interview structuré et une forme de rétrospection ».
127Cette méthode a donné lieu à de multiples recherches et applications qui ont permis de préciser et d’évaluer ses caractéristiques. On trouvera dans Hoffman et coll. (1998) des données concernant sa fiabilité à partir d’une méthode retest et de l’accord entre analystes, son adaptabilité à différents types de situations, son efficience à partir du temps et des efforts qu’elle requiert, la qualité des données. Quatre types de questions ont été abordées dans les recherches mettant en œuvre la méthode :
« Est-ce que la verbalisation entraîne des distorsions et des pertes de mémoire ? Est-ce que les procédures d’analyse de la tâche induisent des biais de raisonnement ? Comment peut-on savoir que les données ont un contenu valide ? Comment la méthode permet d’atteindre des types de connaissance particuliers ? ».
128Enfin, en ce qui concerne l’utilité des données, on cherche à évaluer dans quelle mesure les résultats apportés par cette méthode peuvent contribuer à la solution de problèmes d’aménagement et de conception, et à l’élaboration d’aides à la décision.
129Cette confrontation entre l’étude des cas telle qu’elle est présentée dans des textes « classiques » et l’analyse de l’activité en situation de travail a permis de mettre mieux en évidence des traits importants de ces démarches. Bien entendu, cette confrontation n’épuise pas la complexité de son thème, mais l’objectif était plus modestement de l’éclairer, d’en montrer l’intérêt et de susciter des réflexions critiques. La conclusion fera aussi quelques suggestions sur des voies de recherche possibles.
130Quand on admet que l’activité est déterminée par des conditions externes et internes à l’opérateur, son analyse sera celle de ces conditions qui se déterminent réciproquement et avec l’activité. L’analyse de l’activité a, en principe, un caractère global, comme l’étude de cas. Elle vise à définir comment s’articulent les différentes conditions pour engendrer les traits caractéristiques de l’activité. Mais cette analyse peut s’accompagner d’études partielles regardant une condition ou un pattern de conditions particulier. On exploite alors les résultats de recherches partielles réalisées antérieurement. C’est ainsi, par exemple, qu’on pourra étudier l’influence de l’âge, des horaires de travail, de l’expérience, d’un mode de codage des informations, d’une technologie, d’un type d’aide, etc. Ces études sont justifiées, mais elles ne sont vraiment des composantes de l’analyse de l’activité que lorsqu’elles sont évaluées en relation avec les autres composantes de cette activité. On pourrait dire ainsi que la méthode d’étude des cas est à l’origine et au terme de toute étude de l’activité : - à l’origine, pour une meilleure connaissance de la situation dans laquelle est plongée l’activité et l’identification des conditions critiques (c’est le propre du diagnostic) et - au terme de l’étude pour tester l’effet des conditions considérées pour en déterminer le rôle non seulement sur des critères terminaux, mais aussi sur l’organisation des conditions internes et externes.
131À partir des analyses précédentes, on peut dégager deux grands types de voies de recherche.
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Le premier viserait à essayer de constituer une taxonomie des situations grâce à laquelle une fois rangée dans une telle taxonomie, une situation pourrait se voir attribuer un ensemble de propriétés susceptibles d’orienter les actions ultérieures. Cette voie a été illustrée par la méthode WTU de Rasmussen et coll. (1994) dont les grands traits ont été exposés plus haut. Bien entendu, une situation est un objet complexe et selon le point de vue choisi pour l’étudier, les taxonomies pourront se révéler diverses. Cette diversité elle-même n’est pas un inconvénient dans la mesure où elle permet d’enrichir la connaissance de la situation. Ces taxonomies pourraient jouer un rôle similaire à celui des taxonomies médicales et constituer un excellent instrument au service du diagnostic. Elles seraient d’autant plus utiles qu’elles seraient associées à une démarche permettant d’identifier les propriétés structurales des situations.
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Un second type de voie chercherait à préciser les modes d’analyse d’une situation, c’est-à-dire la manière dont s’articulent et se coordonnent les connaissances qui participent à l’analyse et à la compréhension de la situation. Une situation de travail comporte des conditions humaines, techniques, organisationnelles, sociales, etc. : comment interviennent-elles dans l’activité à travers leurs multiples interactions et comment leur connaissance permet-elle d’arriver à un diagnostic pertinent au type d’objectif poursuivi ? On retrouve là le problème de la mise en œuvre des connaissances livresques et corrélativement celui de la définition des conditions de validité de telles connaissances.
132L’attention portée à la validité écologique conduit vers l’étude de cas. Ceci est particulièrement évident quand l’analyste veut construire une simulation « réaliste » qui retienne les traits essentiels de la situation « naturelle » sous l’angle à partir duquel on veut l’étudier.
« L’analyse du contexte de travail est nécessaire à l’identification des principales caractéristiques des situations naturelles à reproduire dans les situations artificielles de telle manière que les activités cognitives ne soient pas trop distordues » (Hoc, 2000).
133L’étude de cas peut aider à découvrir les traits et configurations des situations pour lesquelles le phénomène étudié sera invariant. Il faut entendre ici le mot de situation au sens d’interaction entre l’opérateur et les conditions externes.
134L’étude de cas amène à rechercher les critères de validité non seulement dans les effets du fonctionnement du système considéré, mais aussi dans les caractéristiques du fonctionnement lui-même, et, donc, dans les traits de la situation.
135En vue de clarifier cet exposé, nous avons été amené à la fois à limiter la présentation de la méthode d’étude de cas qui présente plusieurs variantes (Yin, 1994), mais aussi à insister sur les traits qui la distinguent des autres méthodes. Un tel point de vue ne doit pas conduire à une attitude dogmatique, car, à l’étude de cas peuvent contribuer des méthodes diverses, ce que suggèrent d’ailleurs bien, par exemple, les modalités variées du raisonnement analogique. On oppose parfois l’étude de cas comme étude de situations naturelles à des méthodologies qui travaillent sur des situations artificielles. Mais les situations dites naturelles sont toujours reconstruites par l’analyste qui en constitue un modèle, lequel comporte forcément une part d’artificialité. Deux analystes ne constitueront pas, en général, le même modèle. Ainsi, la situation de référence est bien « naturelle », mais les modèles qui en sont dérivés ne le sont plus. Ces modèles pourront d’ailleurs être plus ou moins matérialisés dans une situation de simulation, laquelle pourra faire aussi l’objet d’une étude de cas.
136L’analyse de cas passe nécessairement par une description de type conceptuel et fait intervenir des notions comme celles de condition, de variable ou de facteur. On parlera d’âge, d’expérience, d’automatisme, de décision, de contrainte de temps, de contrainte technique, etc. Pour élaborer une hypothèse sur le cas, la situation, on exploite des connaissances sur le rôle de ces différentes variables, connaissances issues de méthodes diverses : expérimentales, d’enquête, etc. Un cas, comme une situation, est à considérer comme un système ouvert qui ne peut être figé dans le temps et qui est à envisager dans son dynamisme, dans son développement. L’analyse d’un cas ou d’une situation peut utilement recourir aux méthodes typiques de l’étude de cas, mais sans se priver du recours à d’autres méthodes. Il nous semble que l’utilisation conjointe de ces méthodes conduira à la fois à une meilleure connaissance du cas et à un enrichissement de chacune des méthodes. Cette gestion des méthodes par rapport aux objectifs d’une étude est un problème capital pour les études théoriques et pratiques relatives aux situations de travail (et de terrain, en général).