- 1 Voir à ce sujet la traduction portugaise de « L’évolution psychologique de l’enfant » (1941) avec u (...)
1La présentation d’un texte de Wallon (1879-1962) dans une revue consacrée à l’étude et à l’analyse du travail peut surprendre. En effet, l’auteur, philosophe, médecin et psychologue, est surtout connu pour ses contributions à la psychologie de l’enfant1. Si les textes de Wallon sur le travail sont rares, sa participation au développement de la psychologie du travail en France en tant que discipline autonome a été déterminante comme en témoigne en 1930 la parution de son livre Principes de psychologie appliquée. Dès la première ligne de cet ouvrage qui fait de l’étude du travail une question essentielle pour la psychologie, il donne une définition du travail qui reste une référence pour les psychologues du domaine :
« Le travail est une activité forcée. Ce n’est plus la simple réponse de l’organisme aux excitations du moment, ni celle du sujet aux sollicitations de l’instinct. Son objet reste étranger à nos besoins, tout au moins immédiats, et il consiste en l’accomplissement de tâches qui ne s’accordent pas nécessairement avec le jeu spontané des fonctions psychiques ou mentales. C’est même leur degré croissant de spécialisation et d’abstraction qui rend urgent d’en réglementer l’exécution conformément aux possibilités biologiques ou psychiques de l’individu » (p. 11).
2Dans un hommage rendu à l’auteur en 1964, Friedmann (1902-1977), fondateur avec Naville (1904-1993) de la sociologie du travail en France, souligne l’importance de la dernière remarque concernant l’augmentation du degré d’abstraction demandé aux travailleurs. À une époque où l’introduction des techniques d’automation tend à donner au contrôle et aux interventions de l’opérateur une plus grande place, il attire l’attention sur le risque qu’il y aurait à faire organiser les postes de travail exclusivement d’un point de vue technique par des experts en production sans tenir compte des efforts d’accommodation motrice et mentale de l’ouvrier. Il rappelle le point de vue de Wallon (1930, p.50) « ce qui est construit par l’homme sur l’homme lui-même » est difficilement réglable. Pour Wallon, la psychologie appliquée n’est pas l’application d’une psychologie prétendument théorique ou rationnelle, elle en est même la négation :
« Partie de cas concrets et de problèmes utilitaires, la psychologie appliquée commence par montrer le néant des antinomies que les psychologies de l’introspection et de l’intuition dressent entre le monde intérieur ou de la conscience et le monde extérieur, entre le fait psychique et le nombre, entre le sujet purement abstrait qu’ils donnent et le sujet vivant » (ibid, p. 7).
3Pour Lucien Febvre (1878-1956) auquel le livre est dédié, historien co-fondateur de l’école française des Annales qui a marqué durablement la manière de faire de nombreux historiens au XXe siècle, en particulier de ceux qui s’intéressent à l’histoire des techniques, ce livre a eu pour résultat, en s’attachant à étudier l’activité réalisatrice de l’homme et en étudiant les relations multiformes qu’il soutient avec l’extérieur, « de faire subir à la psychologie traditionnelle une conversion entière et radicale » (1931, p. 261). L’analyse du taylorisme reprise dans le texte de 1947 est entière dans la troisième partie de ce livre dont l’intitulé des deux premiers chapitres - « Rationalisation », « Sélection et orientation professionnelle » - donne le titre de l’article.
4Cet article est publié dans la revue « Technique, Art, Science » créée à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale (1940-1945) par la Direction des enseignements techniques du ministère de l’Éducation nationale pour asseoir « l’humanisme technique » caractéristique de l’enseignement professionnel français. À la Libération, le rôle de Wallon dans le champ scientifique et politique est déterminant. Après avoir été le premier secrétaire général de la Commission de l’enseignement issu du Conseil de la Résistance, il a présidé la commission de réforme de l’enseignement, connue sous le nom de « Plan Langevin-Wallon », dont les conclusions viennent d’être déposées à l’Assemblée nationale. Au cœur des préoccupations immédiates de l’après-guerre se trouve le relèvement économique de la France. Dans l’effort de reconstruction du pays, le monde ouvrier est confronté à des problèmes inédits et à des exigences contradictoires. Ainsi, le taylorisme qui avait été l’objet de nombreuses critiques en France va progressivement s’imposer en empruntant l’habillage plus moderne du fordisme qui favorise l’articulation de la régulation du contrôle de la production avec les régulations des collectifs de travail permettant aux salariés de récolter une partie des fruits de l’augmentation de la productivité. C’est dans ce contexte que Wallon prend position. Pour lui, la parution du livre de Taylor (1911) « Principes d’organisation scientifique des usines » a marqué une date capitale, elle est
« l’indice de transformations profondes qui s’opéraient dans les rapports de l’homme et de la technique » (p. 5).
5Wallon rappelle l’antériorité des travaux d’Adam Smith (1776) dont l’exemple de la fabrication d’épingles décomposée en dix-huit opérations distinctes décrites dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations reste un modèle de rationalisation du travail et de sélection professionnelle (Livre 1, p. 12). Il précise l’intention à la base « des principes de Taylor » déduits de son analyse de la coupe des métaux :
« L’innovation de Taylor, qu’il trouvait toute naturelle et d’une évidence incontestable, c’est d’étendre au geste de l’homme les mêmes soucis de précision et d’économie que dans l’usage de la machine. A tout travail doivent répondre certains mouvements particulièrement bien adaptés et qu’il s’agit de reconnaître, de sélectionner, d’enseigner, d’imposer […] même le travail le plus humble ne peut échapper à cette loi » (p. 5).
6L’exemple de la manutention des gueuses de fonte illustre cette visée. Pour Taylor,
« la science du transport des gueuses est si compliquée, qu’il est impossible à un homme rompu à ce travail d’en comprendre les principes mêmes, s’il les comprend, de les suivre, sans l’aide d’un homme plus instruit que lui » (1911, p. 56).
7Taylor reconnaît la complexité du travail et la difficulté à la comprendre. Il propose donc de lever l’opacité du travail et de rendre ce dernier visible pour comprendre ce que font les ouvriers quand ils travaillent. Son objectif est de sortir de la tête et des mains de l’ouvrier ses savoir-faire et ses tours de main pour les transférer aux bureaux des méthodes où des spécialistes vont les rationaliser. Pour Taylor la pensée complique les choses, il propose donc aux ouvriers de s’affranchir de la pensée dans l’action pour simplifier leur vie. La réponse que Taylor apporte à l’organisation scientifique du travail s’inscrit dans une perspective productiviste selon laquelle l’augmentation de la performance va entraîner une amélioration des facteurs de satisfaction des travailleurs. Il y a un temps pour peiner et un temps pour profiter des fruits de ce travail : celui qui produit plus gagne plus. Dans les faits, le contrôle du procès de travail voulu par Taylor vise à briser la maîtrise ouvrière des temps de production. Les principes tayloriens d’organisation ont pour objectif de favoriser l’assujettissement du procès du travail au procès de la valorisation du capital.
« En définitive, Taylor ne cesse d’envisager l’homme comme une simple machine qu’il s’agit d’utiliser aussi économiquement que possible » (p. 6).
8Pour Wallon, l’innovation de Taylor
« qu’il trouvait toute naturelle et d’une évidence incontestable, c’est d’étendre au geste de l’homme les mêmes soucis de précision et d’économie que dans l’usage de la machine » (p. 6).
9Il faut donner crédit à Taylor d’avoir fait sortir de l’ombre des nécessités qui s’ignoraient d’elles-mêmes. Ce faisant, il a été à l’origine de la rationalisation du travail, de la sélection et de l’orientation professionnelle. En effet, le taylorisme a rendu
« l’intervention de la psychologie d’autant plus urgente qu’(il l’a) davantage méconnue » (1930, p. 13).
10Cependant, en s’occupant des mouvements comme mécanismes opératoires par analogie à ceux d’une machine pour éliminer tous mouvements parasites et imposer une cadence en dessous de laquelle il ne fallait pas tomber, il méconnaissait l’homme. Ce qui fait dire à Wallon :
« Comme il avait méconnu la physiologie de l’homme, il a méconnu sa psychologie » (p. 6). Comme il le souligne, « par la grossièreté même de ses procédés, qui étaient souvent contraires à la nature physiologique et psychique de l’homme, le Taylorisme a donc soulevé des difficultés et des réactions qui ont été le point de départ de progrès importants. Il a finalement contribué à imposer ce qu’il tendait à méconnaître ou à supprimer » (p. 7).
11Wallon reconnaît le bien-fondé de l’intention de Taylor concernant l’analyse du travail ouvrier mais il en dénonce les limites. Pour des raisons utilitaires de rendements, en essayant d’isoler les éléments élémentaires des mouvements de travail, Taylor est resté à leur surface. Soucieux de relier l’analyse du travail et l’orientation professionnelle, Wallon précise sa critique :
« Si indifférent, si hostile même aux besoins de la personne humaine, le Taylorisme ne pouvait découvrir l’orientation professionnelle, qui s’oppose à la sélection comme le point de vue de l’individu peut s’opposer aux seules exigences d’une certaine tâche » (p. 7).
12Dès 1932, dans une conférence prononcée au premier Congrès mondial de l’Éducation nouvelle Culture générale et orientation professionnelle, Wallon avait précisé son opposition : le système taylorien, au lieu de laisser l’homme agir,
« dissocie son activité en ne lui demandant qu’un certain geste artificiel ou une vigilance uniforme et sans gestes » (1932/1976, p. 209).
13Comme le dit Clot commentant la critique de Wallon :
« En un certain sens, Taylor ne réclame pas trop au travailleur mais trop peu. En choisissant le mouvement qui réclame de sa part le moins d’entremise, on prive l’homme de son initiative » (2006, p. 313).
14L’activité du travailleur ne peut être absorbée en totalité dans des opérations élémentaires fragmentées. Wallon avait bien analysé ce phénomène :
« Priver l’homme de son initiative, l’amputer de son initiative pendant sa journée de travail, pendant ses huit ou dix heures de travail, aboutit à l’effort le plus dissociant, le plus fatiguant, le plus épuisant qui se puisse trouver (1932/1976, p. 209-210).
15Dès lors, on exige de lui un renoncement qui
« l’ampute d’une grande partie de ses possibilités, qui laisse dans le silence toute une série d’activités nécessaires, de mouvements qui sont nécessaires parce qu’ils font un tout en quelque sorte organique avec les gestes exigés. Or cette tension qui ne peut pas se dépenser en mouvements entraîne des troubles, des dissociations qui détraquent la machine humaine » (ibid, p. 210).
- 2 Nous utilisons cette expression en référence à Ganguilhem qui parle « d’allure de la vie » pour déf (...)
16Cette différenciation du geste et du mouvement repérée très tôt par Wallon est une avancée importante pour l’analyse du travail. Fernandez (2003, p. 163-171) l’a bien montré en référence à la définition de l’activité de Léontiev (1984) : mouvement, geste et automatisme sont trois aspects d’une même réalité. Un même mouvement, par exemple un mouvement de préhension, peut donner lieu à des gestes différents qui tous le réalisent. Le formatage excessif d’un geste peut entraîner, en retour, une altération de « l’allure du mouvement »2 affectant l’ensemble des relations du travailleur avec son milieu. Ce calibrage du geste qui touche le tout de l’activité produit alors le résultat inverse de ce qui est recherché en bloquant l’automatisation des gestes efficaces en situation dont Leplat (2005) rappelle les avantages liés à la faiblesse de leur coût cognitif.
17La démonstration de Wallon est convaincante, l’activité empêchée n’est pas abolie, elle est partie prenante de l’activité exercée en situation. La pertinence de cette analyse est restée dans l’ombre pendant une longue période. Pour Prot (2004), la psychologie du travail, par cet oubli, s’est longtemps privée d’une possibilité d’expliquer les effets de l’inhibition sur la performance comme sur l’échec au travail, sur la santé comme sur la maladie. La prise en compte de l’histoire de la critique de Wallon du taylorisme a conduit Clot (1999, p. 119) à reconsidérer la définition classique de l’activité élaborée en ergonomie. En ajoutant au couple [tâche prescrite - activité réalisée] un troisième terme [le réel de l’activité], il définit l’activité comme ce qui se fait mais aussi ce qui ne se fait pas, ce qui est empêché ou différé, ce qui est fait pour ne pas faire ce qui est à faire, ouvrant ainsi la psychologie du travail sur de nouvelles perspectives d’intervention et de recherche. Dans le prolongement des réflexions de Wallon, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que les difficultés rencontrées par les professionnels pour bien faire leur travail et exercer correctement leur métier viennent en partie de ce qu’ils ne peuvent pas faire dans ce qu’ils font. Il y a là matière à réfléchir aux difficultés croissantes rencontrées par les professionnels pour faire « malgré tout » leur travail en particulier quand les consignes venues de « la sphère managériale » leur impose, comme c’est de plus en plus souvent le cas, de prendre leur responsabilité sans leur donner de responsabilité réelle dans la définition de leur travail.
18À un moment où on assiste à l’émergence d’une forme de re-taylorisation sous couvert de la bonne pratique doublée d’une injonction à l’engagement personnel et au déplacement des standards de la prescription de l’industrie aux entreprises de service, l’apport de Wallon n’a pas fini de rendre service à tous ceux qui s’intéressent au travail et aux effets de son intensification sur l’Homme.