1En France, les statistiques officielles en santé et sécurité au travail mettent en évidence une montée croissante et régulière des troubles musculo-squelettiques (TMS) liés à l’activité professionnelle. Elles confirment les analyses validées dans l’ensemble des pays industrialisés depuis quinze ans. Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que ces chiffres, en raison de la sous-déclaration, ne reflètent que partiellement l’étendue du problème (Roquelaure et coll., 2007).
2Force est de constater que, pour les entreprises comme pour les préventeurs, la prévention des TMS reste difficile à mettre en place. Cela met en évidence un fort paradoxe : d’un côté nous disposons de plus en plus de connaissances sur la genèse de ces pathologies auxquelles s’ajoutent une mobilisation croissante des différents acteurs de la santé au travail, et de l’autre côté apparaît un essoufflement fréquent des dynamiques de prévention des entreprises (Denis et coll., 2005).
3Actuellement, malgré des efforts convergents, la prévention n’est pas suffisamment performante. De plus, il n’existe pas un modèle unique de conduite de la prévention des TMS en entreprise du fait des nombreux paramètres en interaction (Bourgeois et coll., 2006).
4D’où l’intérêt de revisiter l’intervention en prévention autour de ces questions (Douillet et coll., 2005) :
« Pourquoi tant de difficultés à installer durablement une prévention basée sur une approche élargie et utilisant tous ces potentiels de transformation ?
Comment les entreprises peuvent-elles conduire, dans la durée, des actions de prévention à la hauteur des enjeux posés par les pathologies et réaliser des transformations efficaces ?
Comment installer des systèmes de prévention pérennes qui résistent aux multiples changements de la vie de l’entreprise en devenant des éléments structurels de son développement ?
Comment les préventeurs peuvent-ils appuyer efficacement l’entreprise dans ses démarches ? »
5Pour expérimenter des réponses pertinentes sur le terrain, un projet départemental de prévention des TMS est né en 2003 à l’initiative du Service médical interentreprises de l’Anjou (SMIA) et de l’Action régionale pour l’amélioration des conditions de travail (ARACT) des Pays de Loire. Il a pour finalité d’aider les entreprises à surmonter les difficultés rencontrées pour mettre en place des projets efficaces et pérennes. Il réunit, dans un engagement pour cinq ans, six entreprises volontaires qui en acceptent les exigences.
6Le but du projet est d’inciter les entreprises à structurer de réelles politiques de prévention dans la durée sur les dimensions organisationnelles et humaines (Aptel et coll., 2005).
7Pour accompagner ce dispositif, des acteurs institutionnels sont mobilisés : le directeur régional du travail, les inspecteurs départementaux du travail, les préventeurs des organismes assureurs (Caisse régionale d’assurance maladie et Mutualité sociale agricole), les médecins du travail régime général et régime agricole (MSA) et la chargée de mission de l’ARACT en qualité de chef de projet.
8Le dispositif proposé aux entreprises repose sur trois points essentiels :
-
Aider six entreprises à mettre en œuvre une démarche de prévention des troubles musculo-squelettiques, en favorisant son intégration dans une stratégie durable de l’entreprise. À cette occasion, des moyens financiers sont mobilisés par la Direction régionale du travail qui finance 50 % du coût des consultants privés.
-
Mettre en œuvre une approche pluridisciplinaire sur la prévention des TMS du fait de la complexité de ces pathologies. À cette fin, les acteurs institutionnels sont mobilisés à la fois dans le déroulement du projet départemental et dans sa déclinaison dans chacune des entreprises.
-
Capitaliser et mettre en évidence sur cinq ans les éléments qui concourent à une prévention dans la durée pour diffuser les enseignements à un plus grand nombre.
9En France, le respect du droit du travail en entreprise se décline par une représentation au niveau régional (orientations des politiques en faveur de l’emploi, du travail et de la formation) et au niveau départemental via les contrôleurs et inspecteurs du travail. Ces derniers agissent en lien direct avec les entreprises.
10La CRAM est un assureur qui gère le risque d’accidents du travail et de maladies professionnelles dans le régime général (industries et commerce). Son service de prévention est composé d’ingénieurs et contrôleurs qui interviennent en prévention auprès des entreprises.
11Les services de santé au travail (associations patronales auxquelles les entreprises sont adhérentes) assurent la mission de prévention et d’accompagnement des entreprises sur les questions de santé par l’action des médecins du travail en entreprise (industrie et commerce, hors fonction publique).
12L’ARACT (Action régionale pour l’amélioration des conditions de travail) est une association paritaire gérée par les partenaires sociaux (représentants d’organisations d’employeurs et de salariés). Chaque année, ils définissent un programme de travail discuté et suivi au sein d’un comité d’orientation. Les priorités choisies prennent en compte les spécificités du contexte économique et social de la région et les préoccupations des différents partenaires régionaux dans le cadre des missions générales de l’ANACT (l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, établissement sous tutelle du ministère en charge du travail).
13L’ARACT fait partie du réseau ANACT qui a pour vocation d’améliorer à la fois la situation des salariés, l’efficacité des entreprises et de favoriser l’appropriation des méthodes correspondantes par tous les acteurs concernés. Il aide les entreprises et les autres organisations à développer des projets innovants touchant au travail. Le réseau ANACT encourage les entreprises à placer le travail au même niveau que les autres déterminants économiques (produits, marchés, technologies…) et privilégie la participation de tous les acteurs de l’entreprise (direction, encadrement, salariés) aux projets de développement.
14Par ses interventions sur le terrain et au travers de ses partenariats, l’ARACT dispose d’un capital d’expériences sur les questions en lien avec le travail. Son rôle est d’assurer le transfert de ces connaissances et des méthodes auprès des entreprises et des acteurs régionaux.
15Elle assure sa mission par des interventions dans les entreprises, des actions d’animation, de diffusion (information, sensibilisation et formation) et des actions de transfert (colloques, conférences, publications...). Elle apporte son concours à la réalisation d’actions collectives portées par des acteurs locaux (branches professionnelles, organisations consulaires). Elle travaille en étroite collaboration avec les partenaires institutionnels des entreprises.
16Les questions traitées portent sur les conditions de travail dans toutes leurs dimensions : prévention des risques professionnels, sécurité, santé, organisation du travail, démarches compétences, usure et parcours professionnels, conception et aménagement des systèmes de travail…
17La MSA est un organisme de sécurité sociale créé au début des années 1950 et à qui l’État a délégué la gestion de lois sociales auprès des ressortissants du monde agricole. À ce titre, elle réunit, dans un guichet unique, les droits sociaux liés à la famille, à la maladie, à la retraite et à la santé au travail.
18Au sein de la MSA existe un service de santé et sécurité au travail qui réunit dans une approche pluridisciplinaire les métiers de médecin du travail et de conseiller en prévention des risques professionnels. La proximité de fait entre les deux services favorise des interventions au long cours.
19Le rôle du médecin du travail est centré sur une démarche préventive et s’articule autour de deux points forts : promouvoir les actions en milieu de travail et assurer des consultations médico-professionnelles. Quant au conseiller en prévention, il a pour mission d’accompagner les acteurs de l’entreprise dans une démarche d’intégration de la santé et sécurité au travail au sein du management de l’entreprise.
20Dans ce dispositif, la chargée de mission ARACT apporte un projet qui est le résultat d’une réflexion sur toutes les connaissances disponibles sur cette question et une dynamique de réseau d’entreprise.
21Le médecin du travail et le conseiller en prévention contribuent à faire adhérer l’entreprise à la démarche et accompagnent sur le terrain le développement du projet au plus près des acteurs dans la durée.
22Les entreprises sont proposées par les médecins du travail, les inspecteurs et contrôleurs du travail. La CRAM fournit une liste des entreprises ayant des TMS déclarés et reconnus. Enfin, l’ARACT propose une liste d’entreprises l’ayant sollicitée sur le sujet.
23La condition nécessaire est la décision de l’entreprise d’intégrer le projet en acceptant l’ensemble du dispositif.
24S’il n’existe pas un modèle unique de conduite de la prévention en entreprise, on sait que les paramètres suivants entrent en jeu :
-
les types de représentation des acteurs sur les pathologies TMS,
-
le niveau de mobilisation de la direction et donc des investissements,
-
le statut des porteurs du projet de prévention,
-
le niveau d’intégration du projet TMS dans les projets de l’entreprise,
-
la combinaison des niveaux d’action et des temporalités,
-
l’état de mobilisation du CHSCT ;
-
le type de transformations conduites,
-
l’implication des différents acteurs.
25Il nous semble que l’observation et l’accompagnement, dans plusieurs cas d’entreprise, des conditions singulières de la mobilisation et de ses résultats devraient alors nous permettre de mettre en valeur et de préciser des paramètres récurrents et les conditions de leur combinaison efficace du point de vue de la prévention durable.
26Il s’agit d’accompagner et de suivre quelques entreprises volontaires du Maine et Loire présentant un risque TMS et ayant, a priori, déjà engagé des actions de prévention. Cet accompagnement, coordonné entre les différents acteurs de la prévention, nous permettra de mettre en évidence les éléments qui concourent à une prévention dans la durée et de diffuser ces enseignements à un plus grand nombre.
27Dès le départ, chaque entreprise ayant pris connaissance du dispositif s’engage sur les points suivants :
-
impliquer la direction au plus haut niveau avec une volonté claire de parvenir à un résultat,
-
afficher et définir des moyens financiers, en temps (projet dans la durée, temps dégagé pour les acteurs internes) et humains (un chef de projet, une équipe et d’autres compétences selon les étapes),
-
investiguer et travailler sur les dimensions organisationnelles de l’entreprise (organisation du travail, de la production, process, conception des équipements, GRH, management…),
-
impliquer (consultation, avis, participation aux réflexions…) tous les acteurs concernés, en particulier le Comité d’hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT) ou à défaut les délégués du personnel,
-
désigner un responsable qui conduira le projet, ce dernier étant appuyé par un comité de pilotage dont les membres (internes et externes à l’entreprise) seront à préciser au cas par cas,
-
assurer la pérennité du projet dans l’entreprise, notamment en cas de changement d’un des interlocuteurs privilégiés,
-
favoriser le travail d’accompagnement, de suivi et d’évaluation des actions mises en œuvre (accès à certains documents, au terrain pour certains acteurs, participer à des temps de coordination…),
-
participer à des actions de diffusion et de communication autour des actions menées (accord de principe, à valider au cas par cas),
-
favoriser le respect des engagements pris par les consultants (accès au terrain, aux traces écrites, aux salariés…).
28En contrepartie, les partenaires du projet s’engagent à :
-
permettre l’accès à des compétences externes (en ergonomie) par une aide financière,
-
impliquer les préventeurs des structures (Service de santé au travail, CRAM, DDTEFP, MSA, ARACT…),
-
aider à la recherche de consultants,
-
aider à la formation et à la sensibilisation,
-
aider à la réalisation d’un état des lieux, au suivi des actions menées,
-
organiser des manifestations de diffusion et de réflexion (témoignages d’expériences et échanges de pratiques),
-
valoriser la démarche de prévention par des actions de communication, diffusion et transfert.
29Chaque entreprise réalisera un état des lieux : tableau de suivi d’indicateurs de santé, de production et de qualité, complété par un questionnaire sur le vécu du travail (Aptel et coll., 2005). Elle bénéficie de l’appui des partenaires institutionnels pour orienter et conduire une intervention globale et participative.
30Les grandes lignes de cette intervention sont définies par le projet départemental :
-
sur les moyens : conduite de projet, pilote, comité de pilotage et groupes de travail avec les opérateurs concernés, éventuellement sensibilisation et formation/action des acteurs,
-
sur les étapes : diagnostic, aide à la recherche de solutions et à leur mise en œuvre,
-
sur les compétences : accompagnement par des consultants privés.
31Concernant la conduite du projet, les consultants sont tenus de respecter des repères dans l’intervention en entreprise et ils s’engagent à travailler à la capitalisation et diffusion des résultats.
32Le consultant respecte les principes généraux d’intervention suivants :
-
une approche intégrée de l’organisation du travail prenant en compte les différents enjeux qui concernent la performance globale de l’entreprise, l’emploi, les compétences, les conditions de travail et de vie,
-
une démarche associant l’ensemble des acteurs de l’entreprise (direction et représentants du personnel, encadrement et ensemble des salariés, médecins du travail), dans le respect des responsabilités de chacun.
33L’intervention s’articule, en fonction de la situation de l’entreprise, autour de deux parties :
-
un diagnostic (état des lieux, mise à plat des enjeux pour l’entreprise et pour les salariés, orientations pour la construction de solutions),
-
un accompagnement pour l’élaboration concertée et la mise en œuvre de solutions.
34L’intervention vise l’autonomie d’action de l’entreprise :
-
en favorisant le transfert de connaissances et de méthodes,
-
par la mise en place d’une organisation permanente de la prévention des TMS en s’appuyant sur les principes de la conduite de projet.
35L’intervention garantit l’écoute de tous les acteurs et l’analyse de leurs enjeux. Ceci implique des entretiens avec :
-
la direction, les institutions représentatives du personnel, les délégués syndicaux, le médecin du travail,
-
l’encadrement opérationnel et les salariés concernés par le projet.
36Les consultants respectent le modèle de compréhension et d’analyse des TMS porté par les partenaires du projet (Bourgeois et coll., 2006). Ils ne limiteront pas les investigations et l’accompagnement d’une entreprise aux seuls leviers « biomécaniques ». Il s’agit donc d’investiguer, de travailler et d’accompagner une entreprise sur les dimensions organisationnelles (organisation du travail, de la production, GRH, management…).
37Concrètement, ces actions consistent à :
-
s’appuyer sur des témoignages pour présenter des démarches d’entreprise (retours d’expériences),
-
élaborer et diffuser des fiches méthodes et des cas d’entreprise,
-
organiser des journées d’échange de pratiques pour capitaliser sur les pratiques de prévention et la mise en œuvre de la pluridisciplinarité (difficultés rencontrées, modes d’actions choisis, résultats).
38Les documents de diffusion issus du projet sont téléchargeables sur le site de l’ARACT des Pays de la Loire (www.paysdelaloire.aract.fr).
39Le choix de l’entreprise est lié au partenariat qui a pu se construire entre le conseiller en prévention (MSA), le médecin du travail (MSA) et la chargée de mission ARACT. Cet accompagnement a nécessité une régulation entre ces partenaires pour construire une stratégie de soutien afin de pérenniser le projet dans l’entreprise, elle-même soumise aux contingences.
40Depuis sa création en 1980, un abattoir de viande bovine des Pays de Loire a développé une dynamique de prévention associant une étude sur les postes, les conditions de travail et la sécurité avec l’aide de la MSA (organisme de gestion des assurances sociales de la population agricole). Elle a permis d’approfondir la connaissance des contraintes du travail, d’en réduire certaines et de renforcer les relations entre responsables de l’entreprise, salariés et intervenants en santé au travail.
41Cependant, malgré ces efforts, l’entreprise reste confrontée à un nombre persistant de maladies professionnelles liées aux TMS. Leur nombre varie entre 10 et 17 par an, pour un effectif de 590 opérateurs en production. D’ailleurs, une démarche approfondie d’évaluation des risques professionnels commencée sur le site en 2003-2004 a confirmé l’importance du risque. C’est dans ce contexte que le projet départemental est proposé à l’entreprise.
42Après avoir échangé sur la faisabilité et l’intérêt d’un tel projet dans l’industrie de la viande, la chargée de mission ARACT, le conseiller en prévention et le médecin du travail de la MSA le proposent au directeur du site. Au cours de cette réunion de travail, l’action de ces trois intervenants consiste essentiellement à éclairer le chef d’entreprise sur les enjeux de la prévention des TMS et les moyens offerts pour agir efficacement dans la durée. Notamment l’idée d’un déplacement de la gestion de la sécurité vers une approche globale de la santé au travail.
43À l’issue de cet échange, le principe d’une participation de la direction est acquis. Le projet est alors présenté par le conseiller en prévention et le médecin du travail au CHSCT. Cette séance va leur permettre de relier le dispositif du projet aux préoccupations des acteurs de l’entreprise.
44Ensuite, un état des lieux est réalisé par la chargée de mission ARACT, le conseiller en prévention, le médecin du travail et suivi par l’inspectrice du travail (Douillet, 2005). L’entreprise fait alors le choix d’un consultant.
45La méthode proposée par les consultants est de réunir des acteurs pour échanger sur la compréhension des situations de travail. L’accompagnement se décline sur deux niveaux :
-
faire partager à l’encadrement des éléments de compréhension sur les TMS en sensibilisant sur ce que l’« Homme » met en jeu dans son activité de travail. Il s’agit en même temps de favoriser l’appui de l’encadrement aux groupes projet et leur permettre de construire progressivement, dans l’entreprise, un point de vue partagé (Michel et coll., 2008),
-
former deux « groupes projet » à la compréhension et à l’analyse du travail afin de transformer les situations connues pour générer des TMS. Ces groupes réunissent des opérateurs, des chefs de ligne, des responsables de l’encadrement, des membres du CHSCT, le médecin du travail et le conseiller de prévention (Daniellou et coll., 2006).
46L’objectif principal de la démarche réside dans la production de compétences autour de la compréhension du travail. Elle est favorisée par le savoir-faire des consultants et par les scènes de restitution et d’échange qui sont intervenantes, car elles permettent la prise de recul et l’appropriation.
47Dans les faits, le dispositif d’intervention a été balisé par les étapes suivantes :
-
présentation du projet au CHSCT,
-
formation des encadrants par les consultants,
-
choix, par le comité de pilotage, de deux situations de travail connues pour générer des TMS,
-
création de deux groupes projet avec sept journées de travail et trois réunions de comité de pilotage,
-
présentation des résultats des travaux au CHSCT (analyse et propositions),
-
arbitrage et décision de la direction.
48Cette démarche, conduite dans le cadre d’un projet structuré, avec un pilote (la responsable sécurité environnement) et un comité de pilotage permet ainsi aux différents acteurs (opérateurs, encadrants, maintenance) de retrouver l’initiative de parler de leur travail, de proposer les pistes d’amélioration et d’être en mesure de percevoir différemment le travail de l’autre. C’est le chemin emprunté qui conduit à la décision (Figure 1).
Figure 1. Le processus dans la vie de l’entreprise
49Les résultats, par suite des évaluations successives, peuvent être déclinés dans trois dimensions : relationnelles, organisationnelles et techniques.
50Dans le travail, de nouvelles relations sociales s’installent entre collègues, techniciens et encadrants grâce à cette possibilité offerte d’échanger des points de vue. Par exemple, depuis cette expérience, toutes les analyses des postes de travail, de commande de matériel, de retour accident se déroulent selon cette méthodologie avec échange de regards entre les acteurs de différents niveaux concernés par la situation de travail.
51Dans ce contexte, le médecin du travail constate qu’il est devenu plus facile de réunir les acteurs concernés (chef, salarié, infirmière, RH, CHSCT) pour mieux partager la complexité des situations, élargir les pistes de solutions et anticiper le risque de désinsertion du monde du travail.
52Le groupe de travail produit et argumente son analyse sur la situation problème avec des éléments objectivés et présente des propositions de solutions au comité de pilotage. Ceci prépare l’arbitrage du décideur qui précède à la décision finale.
53Les principales décisions de type organisationnel retenues sont les suivantes :
-
un opérateur supplémentaire en début de ligne pour dégraisser les morceaux de viande et soulager l’activité des autres opérateurs,
-
deux opérateurs au lieu d’un sur le poste de démontage de la bavette pour réguler la charge,
-
un rééquilibrage de la charge de travail sur chacun des postes de la ligne concernée,
-
la possibilité pour les salariés de travailler, au cours d’une semaine, sur plusieurs postes.
54À noter, cette réorganisation s’est effectuée sans augmenter la cadence de découpe des quartiers de viande.
55Sur un plan technique, des modifications sont adoptées (OU apportées) pour diminuer la pénibilité physique des opérateurs. Un investissement important est réalisé avec la création d’une passerelle mobile sur la chaîne d’abattage.
56Grâce à cette passerelle mobile, l’opérateur peut désormais découper la mamelle sans avoir à la porter (20 à 40 kilos) et peut la faire glisser sur un tapis en évitant la torsion du rachis dans son ensemble.
57Pour atteindre ces résultats, il a fallu des arbitrages successifs conduisant à ces décisions. À ce niveau, l’intervention du médecin du travail et du conseiller en prévention vise à garder le cap « santé et travail » pensé dans une approche globale.
58En 2008, la démarche s’achève avec un retrait progressif des consultants et aujourd’hui, en juin 2009, des groupes de travail s’investissent sur le projet de rénovation industrielle de l’ensemble de l’usine (chaîne d’abattage, atelier de découpe et conditionnement). La responsable sécurité, pilote du projet, conduit et anime dorénavant les groupes de réflexion. L’autonomie acquise par l’entreprise pour analyser le lien entre la santé et le travail se construit et perdure avec l’appui du médecin du travail et du conseiller en prévention.
59Des difficultés se sont présentées dont certaines ont été surmontées
-
en effet, ce dispositif repose sur la participation des différents acteurs et en conséquence demande des temps de présence en réunion qui sont autant de temps d’absence en production. L’entreprise, dans sa volonté de faire aboutir le projet, s’est organisée pour rendre disponibles les acteurs concernés pendant toute la durée de l’expérimentation,
-
autre aspect exigeant pour l’organisation : le travail de formalisation des groupes de travail. La réponse a été apportée par la mise à disposition de personnes compétentes (responsables, membre du CHSCT, service de santé et sécurité au travail) pour conduire les réunions, rédiger les comptes rendus et préparer les restitutions au comité de pilotage.
60Deux blocages n’ont pu être dépassés à ce jour dans une des situations de travail :
-
concernant la différence entre les équipes postées du matin et de l’après-midi dans l’atelier de découpe : réticence à effectuer des rotations entre le matin et l’après-midi (les salariés les plus anciens travaillent le matin alors que les plus jeunes sont affectés à l’équipe de l’après-midi),
-
quasi-impossibilité pour l’organisation de modifier le cahier des charges clients (lots plus nombreux et plus difficiles à traiter l’après-midi).
61À partir du début de l’année 2008, un changement de direction générale du groupe est intervenu et a opéré un changement de stratégie. Un nouveau directeur du site est arrivé.
62Pour retrouver une position concurrentielle, un nouveau cap est fixé. Il est orienté essentiellement sur la recherche de productivité et s’appuie sur la performance individuelle. D’ailleurs, le groupe a décidé de moderniser en totalité l’outil industriel.
63Face à ces faits nouveaux, doit-on craindre un abandon de l’engagement de la politique de prévention durable des TMS ? Il sanctionnerait alors, en matière d’évaluation, la non-atteinte des objectifs, autant dire l’échec ? Or, il n’en est rien.
64En effet, qu’utilise aujourd’hui l’entreprise pour que la prévention des TMS continue ? À cette question, nous répondons en repérant des points d’ancrages qui sont autant de points de résistance à l’abandon de la démarche que des opportunités de construction de sa poursuite.
-
L’objectivation des conséquences des TMS en matière d’absentéisme et de maintien dans l’emploi.
-
Le développement d’un savoir-faire interne autour de l’analyse du travail qui peut être intégré au projet de modernisation du site.
-
L’appui stratégique des acteurs institutionnels en direction des services de santé et sécurité internes. Tous ces ancrages concourent à l’influence des dirigeants.
65En témoignent deux faits :
Le nouveau directeur du site a déclaré aux représentants du personnel au CHSCT : « Je ne jouerai pas la productivité contre la prévention des TMS ». Par ailleurs, il s’est engagé à mettre en place des groupes de travail pour la rénovation du projet industriel. Ils travaillent actuellement dans le cadre du projet de transformation de la nouvelle ligne d’abattage des bovins.
Figure 2. Trois points d’ancrage pour construire performance et prévention des TMS
66L’essor du projet a pris forme grâce à la rencontre de quatre éléments majeurs : des dirigeants d’entreprise sensibilisés sur un terrain préparé à la prévention depuis plusieurs années, un projet structuré proposé par l’ARACT, l’intervention de consultants spécialisés dans une approche globale de la santé au travail et l’existence d’une coopération entre le médecin du travail et le conseiller en prévention.
67Le rôle de la chargée de mission de l’ARACT est d’élaborer le cadre du projet, de proposer une méthode de suivi dans le temps et de piloter la conduite du projet départemental. Ce pilotage consiste à coordonner les actions avec les différents partenaires associés et de suivre l’évolution des entreprises dans le temps jusqu’aux réalisations effectives (Landry et coll., 2006).
68Ce rôle de pilote lui permet d’évaluer l’état d’avancement des entreprises engagées dans le projet et de mettre à jour les particularités de chacune dans sa manière d’aborder la prévention des TMS. Cela lui permet également de noter des constats pertinents sur des facteurs de changement durable en matière de prévention. Ceux-ci pourront alors être diffusés plus largement à d’autres acteurs.
69L’apport des consultants est à la fois méthodologique et structurel. Il vise une autonomie de l’entreprise pour prendre en charge et conduire la prévention des TMS. Les consultants aident les acteurs à construire un processus décisionnel qui repose sur une argumentation basée sur des faits objectivés concernant les situations de travail et non sur des interprétations. Notamment pour y parvenir, les consultants aident les membres du groupe à s’exprimer librement et à accepter la confrontation des points de vue.
70La particularité de la coopération préventeur/médecin, favorisée par la structuration de la MSA, permet un travail de terrain à la fois collectif et individuel, interne et externe. Leur intervention, de nature stratégique, facilite l’enracinement du projet et l’anticipation des difficultés dues aux contingences. Grâce à la collaboration avec l’ARACT dans le cadre du projet TMS 49, leur légitimité progresse et leur influence sort renforcée par la dynamique du projet.
71La participation de différentes structures à un même projet (au niveau départemental et au niveau local de l’entreprise) favorise l’action durable par la mise en commun des moyens et des compétences (Caroly et coll., 2008). La MSA seule peut accompagner dans la durée une entreprise mais ne peut pas nécessairement offrir le cadre et les moyens du projet départemental. L’ARACT peut élaborer un tel projet et favoriser la participation de différents partenaires, mais ne peut pas accompagner une entreprise sur le terrain dans le long terme.
72Au cours de cet accompagnement, le conseiller en prévention et le médecin du travail ont observé un déplacement de leur rôle habituel d’expert en santé au travail vers celui d’intervenant du changement. Ce rôle devient essentiellement un rôle de facilitateur qui va permettre un apprentissage sur les relations et l’organisation du travail (Orstman, 1978). Cela nécessite de quitter le modèle classique d’expertise qui conduit généralement à des solutions techniques.
73En effet, selon le modèle classique d’expertise, le technicien-conseil expert en prévention appuie la technostructure pour définir des modes opératoires et les mesures de sécurité afférentes. Le salarié est objet de sécurité. Sa participation se limite au respect des règlements et des consignes (Viel et coll., 1999).
74Souvent, aux yeux des acteurs de l’entreprise, le conseiller en prévention et le médecin du travail sont perçus comme les propriétaires de l’expertise en prévention des TMS (Brunet et coll., 2005). Or, cette démarche fait ressortir d’autres niveaux d’intervention :
-
favoriser l’échange entre les acteurs
-
relier le sens de la démarche à l’histoire de l’entreprise et à ses projets,
-
accompagner tous les acteurs dans le maintien du cap de la prévention dans la durée.
75D’ailleurs, dans le cas de cette entreprise de l’agroalimentaire, pourvue de compétences et d’acteurs reconnus en prévention, la présence du médecin du travail et du conseiller en prévention a permis de maintenir le projet de prévention pendant deux crises majeures vécues par le site.
76Finalement, pour les intervenants en prévention, il s’agit moins d’apporter des solutions que d’aider les acteurs à tisser des liens pour produire du sens et agir. À notre avis, ces éléments sont sans doute déterminants pour inscrire l’action dans la durée.
77En répondant à l’offre des acteurs institutionnels sur une démarche de prévention, cette entreprise s’est mise en route avec détermination vers l’objectif de réduire la survenue des TMS.
78Avec le recul de cinq années, nous observons trois éléments centraux qui conditionnent l’effort pérenne de l’entreprise :
-
un processus de décision du management qui est rendu possible par une compréhension approfondie du travail par les différents acteurs,
-
un processus d’appropriation qui rend les acteurs capables d’observer, d’échanger les points de vue et de restituer les analyses aux dirigeants,
-
un processus d’accompagnement méthodologique et stratégique par les intervenants externes (consultants, préventeur, médecin du travail, …).
79Un des intérêts de cette démarche est de partager ces différentes expériences au sein du groupe des six entreprises du projet afin de discerner repères et indicateurs d’une prévention durable.
80En qualité d’acteurs institutionnels, ces retours d’expérience posent trois questions pour la prévention des TMS dans la durée :
-
la manière d’intervenir par les acteurs institutionnels qui vise l’appropriation par les acteurs n’exige-t-elle pas de revisiter la position d’expert ?
-
comment construire l’articulation entre les acteurs externes et internes à l’entreprise pour qu’elle devienne facteur de durée ?
-
le passage d’une prévention des risques à une prévention globale de la santé au travail ne passe-t-il pas par une réflexion stratégique entre le conseiller de prévention et le médecin du travail ?
81Au final, pour penser la prévention durable du point de vue des acteurs institutionnels, il nous semble opportun de nous déplacer sur la question des facteurs de durabilité que nous définissons dans notre expérience au nombre de trois : miser sur la compétence des acteurs internes, tenir sur la compréhension globale du travail, investir les positions pérennes des institutions.