Navigation – Plan du site

AccueilNuméros11-2RechercheLe droit québécois et les trouble...

Recherche

Le droit québécois et les troubles musculo-squelettiques : règles relatives à l’indemnisation et à la prévention

Québec law and musculoskeletal disorders: rules relating to compensation and prevention
El derecho quebequense y las lesiones músculo esqueléticas (lms) : reglas relativas a la indemnización y prevención
Katherine Lippel

Résumés

Au Québec, les TMS sont une source importante d’incapacité chez les personnes qui travaillent. Ils constituent la majorité des maladies professionnelles reconnues impliquant une perte de temps de travail. Pour chaque TMS reconnu comme maladie professionnelle, de 5 à 6 réclamations sont acceptées pour des TMS imputables à un accident du travail. La législation québécoise en matière d’indemnisation permet leur reconnaissance à titre de « maladies professionnelles » et aussi comme conséquence d’un « accident du travail » mais, dans un cas comme dans l’autre, la réclamation sera souvent contestée. Cet article examine l’évolution du droit régissant la reconnaissance de ces lésions professionnelles et s’attarde également sur les principaux mécanismes légaux qui permettent aux inspecteurs de la C.S.S.T., organisme chargé de gérer le régime d’indemnisation et de garantir l’application des règles relatives à la prévention des lésions professionnelles, d’assurer l’application de la législation québécoise visant la prévention des lésions professionnelles. Il conclut en jetant un regard sur certains développements réglementaires ailleurs au Canada.

Haut de page

Texte intégral

1. La reconnaissance des TMS à titre de lésions professionnelles

1.1 Regard sur l’historique de la reconnaissance des TMS : de leur inclusion dans le concept d’accidents du travail à leur reconnaissance en tant que maladies professionnelles

  • 1 Règlement no 26, Cédule III, A.C. 853 du 8 juin 1963, (1963) 95 (23) Gazette officielle du Québec, (...)

1La première loi québécoise relative à l’indemnisation des accidentés du travail remonte à 1909, mais ce n’est qu’en 1931 que le législateur québécois a introduit le concept de maladie professionnelle et, à cette époque, on ne faisait pas mention des troubles musculo-squelettiques (TMS) dans les maladies listées en annexe à la loi (Lippel, 1986). Ce n’est qu’en 1963 que la loi fait sa première mention des TMS, en intégrant la bursite et la ténosynovite dans les maladies mentionnées en annexe à la loi1. En droit québécois, il est difficile d’étudier l’évolution de la reconnaissance des TMS pour la période antérieure à 1977, date de l’introduction du droit d’appel auprès d’un tribunal administratif externe, en raison de la confidentialité de l’information relative aux dossiers individuels et du caractère laconique des balises juridiques explicites. On constate, par contre, que le nombre de « maladies musculo-squellettiques » reconnues à titre de maladies professionnelles était relativement bas, comparé à celui des autres maladies professionnelles, soit 334 cas parmi 1276 pour l’année 1977 (Marois, 1978, Tableaux 7 et 12).

  • 2 Workmen’s Compensation Board and Theed, [1940] R.C.S. 553.

2Un regard sur la jurisprudence canadienne permet de découvrir, en provenance de la province du Nouveau-Brunswick, un arrêt important rendu en application d’une définition d’accident du travail plus étroite, mais similaire à celle qui figure dans la législation québécoise de l’époque. Ainsi, les premières indications de reconnaissance de problèmes musculo-squelettiques associés à des conditions de travail qui n’étaient pas de nature traumatique remontent à l’arrêt Theed en 19402. Le jugement de la Cour suprême du Canada conclut que la travailleuse qui souffre d’un étirement musculaire après avoir travaillé avec une machine mal adaptée à sa taille et à sa force a subi un accident du travail au sens de la législation de la province. S’inspirant d’arrêts du Conseil privé d’Angleterre du début du vingtième siècle, la Cour suprême du Canada conclut que la notion d’accident du travail doit s’interpréter de manière large et libérale, que le but de la loi est d’assurer une indemnisation pour les lésions imputables au travail, et que, notamment, la théorie des microtraumatismes peut recevoir application en droit canadien. Cette théorie, élaborée dans les décisions du Conseil privé, permet de considérer que l’effet cumulatif d’événements banals peut constituer un accident du travail, même si chaque événement en soi ne constitue pas un « accident » au sens ordinaire des mots ni au sens de la loi.

3Ce type de raisonnement est appliqué en droit québécois par le premier tribunal administratif en matière de lésions professionnelles, la Commission des affaires sociales (C.A.S.), qui reçoit mandat d’entendre les appels de décisions de la Commission des accidents du travail (C.A.T.) du Québec, organisme qui sera remplacé en 1979 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) qui, jusqu’à ce jour, est responsable de l’application de la législation québécoise tant en matière d’indemnisation pour les lésions professionnelles qu’en matière de prévention.

  • 3 ACCIDENTS DU TRAVAIL — 41, [1981] C.A.S. 510.
  • 4 ACCIDENTS DU TRAVAIL — 20, [1983] C.A.S. 53.
  • 5 ACCIDENTS DU TRAVAIL — 56, [1984] C.A.S. 553 ; ACCIDENTS DU TRAVAIL — 11, [1985] C.A.S. 34.

4C’est à la lecture de la jurisprudence relative à des réclamations pour TMS qu’on peut constater que la CSST appliquait le raisonnement sur les microtraumatismes à ce type de dossier, et la Commission des affaires sociales confirmait la pertinence de cette approche. Ainsi, les premières décisions repérables sur la reconnaissance des TMS portent sur des lésions reconnues à titre d’accidents du travail et non à titre de maladies professionnelles. Par exemple, en 19813, la C.A.S. a confirmé l’acceptation d’une réclamation pour « maux de dos » soumise par un travailleur de l’automobile qui, pendant trois jours, avait effectué un travail répétitif impliquant les opérations de ramasser le tableau de bord d’une automobile, de le déposer sur une table et d’y appliquer une couche de cire avec un fusil ou un pinceau. L’employeur, tout en reconnaissant que le travailleur devait répéter l’opération environ 175 fois par jour, a contesté la réclamation, qui fut finalement acceptée sous l’angle de l’accident du travail. Des décisions subséquentes ont confirmé cette interprétation4, tout en soulignant la nécessité de produire une preuve médicale prépondérante démontrant la relation entre les gestes effectués au travail et la lésion subie5.

  • 6 Règlement sur les maladies professionnelles, R.R.Q. 1981, c. A-3, r. 8.
  • 7 SAUVETEURS ET VICTIMES D’ACTES CRIMINELS — 24, [1985] C.A.S. 76.

5C’est en 1981 que le législateur québécois inclut de manière plus large des TMS dans la liste des maladies professionnelles6, mais les tribunaux administratifs ont refusé d’indemniser un travailleur qui a contracté une épicondylite avant la mise en vigueur du règlement7. Il intègre à la liste des maladies professionnelles les « lésions musculo-squelettiques secondaires à des mouvements répétés ou des pressions répétées et se manifestant par des signes objectifs », et associe ces maladies (sans les énumérer) à « tout travail impliquant des répétitions de mouvements ou de pressions sur des périodes de temps prolongées ».

  • 8 SAUVETEURS ET VICTIMES D’ACTES CRIMINELS — 24, [1987] C.A.S. 77.
  • 9 L.R.Q. c. A-3.001.

6Le premier cas rapporté qui applique ce règlement à la reconnaissance d’une maladie professionnelle implique un peintre au fusil dont le diagnostic « tendinite ou épicondylite » est reconnu comme étant visé par le règlement. Il sera indemnisé notamment parce qu’il « est reconnu en ergonomie que, lors d’un changement de tâches impliquant d’autres groupes musculaires, des lésions peuvent apparaître plus facilement ». Pour cette raison, le tribunal accepte d’appliquer la présomption, même si le texte réglementaire exige une preuve d’exposition sur des périodes prolongées8. Entre-temps une nouvelle loi a été adoptée en 1985, qui changera en profondeur le processus de reconnaissance des lésions professionnelles. Il s’agit de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles9 (L.A.T.M.P.), loi dont le texte portant sur les maladies professionnelles demeure inchangé jusqu’à ce jour.

1.2 Les temps modernes : l’application de la L.A.T.M.P

7L’adoption de la L.A.T.M.P. survient dans une période où les syndicats, mais aussi les avocats, s’intéressent de plus en plus aux questions touchant les lésions professionnelles. L’essor de la pratique du droit dans ce domaine s’explique à la fois par le droit d’appel à un tribunal indépendant nouvellement créé et le droit à l’aide juridique pour les victimes de lésions professionnelles, tous les deux introduits en 1977, et par la mobilisation politique et sociale autour des questions de la santé au travail durant cette période effervescente, marquée notamment par la grève de l’amiante en 1975 (Marois, 1978, p. 60) et la formation de groupes populaires voués à la défense des droits des accidentés du travail. Le tout se déroule dans le contexte d’une réforme majeure du droit québécois en matière de santé et de sécurité du travail (Marois, 1978).

8Même si le droit de la santé et de la sécurité du travail ne sera pas enseigné dans la plupart des facultés de droit avant les années 1990 et même 2000, il commence à attirer l’attention des praticiens du droit. Dans un premier temps, ce sont surtout les représentants de travailleurs qui se forment dans le domaine ; mais à mesure que s’effectue une série de réformes du mode de financement du régime d’indemnisation, surtout dans les années 1990, la pratique de ce droit commence à intéresser les grands cabinets qui représentent les employeurs, étant donné que la contestation des réclamations devient de plus en plus lucrative pour les avocats, et aussi pour les entreprises qui cherchent à diminuer leurs cotisations, celles-ci étant dorénavant basées en grande partie sur le nombre et le coût des lésions professionnelles survenues dans leur établissement.

9La L.A.T.M.P. introduit le concept de la lésion professionnelle, celle-ci étant définie à l’article 2 comme « une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l’occasion d’un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l’aggravation ». La CSST doit déterminer si la réclamation du travailleur porte sur une « lésion professionnelle » et le tribunal d’appel (la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles ou C.A.L.P. de 1985 à 1998, et la Commission des lésions professionnelles ou C.L.P. depuis), exige que toutes les possibilités soient évaluées (Lippel, 2002, p. 3-4). Ainsi, une réclamation pour maladie professionnelle pourrait être acceptée à titre d’accident du travail et vice versa. La notion de maladie professionnelle est également définie à cet article : « Une maladie contractée par le fait ou à l’occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail ». Le droit québécois n’exige pas, comme condition d’accès à l’indemnisation, qu’une maladie soit prévue dans la liste des maladies inscrites à l’annexe 1 de la loi. Si la maladie est prévue dans l’annexe, et que le travailleur démontre qu’il exerce le travail qui, selon l’annexe, « correspond à cette maladie », alors sa maladie professionnelle sera présumée reliée au travail (art. 29). Par contre, en l’absence de conditions permettant l’application de la présomption d’imputabilité prévue à l’article 29, le travailleur pourra toujours tenter de prouver qu’il est atteint d’une maladie, contractée par le fait ou à l’occasion du travail et qui est caractéristique d’un travail qu’il a exercé ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail (art. 30).

  • 10 Il existe également une présomption relative aux maladies associées au travail impliquant des vibra (...)

L’annexe 1, section IV de la L.A.T.M.P. décrit dans les termes suivants les maladies présumées reliées au travail :
« lésion musculo-squelettique se manifestant par des signes objectifs (bursite, tendinite, ténosynovite) » ;
ces maladies sont présumées reliées au travail ainsi décrit :
« un travail impliquant des répétitions de mouvements ou de pressions sur des périodes de temps prolongées »10.

10On notera que, contrairement à celle de l’ancien règlement, cette nouvelle formulation intègre une liste de maladies spécifiques, et la jurisprudence restreindra l’application de la présomption à ces seules maladies, excluant notamment les épicondylites, les épitrochléites et les syndromes du canal carpien (SCC) (Lippel, 2002, p. 220).

11Les statistiques de la CSST permettent de constater que les maladies musculo-squelettiques représentent, pour la période 2003-2006, 30 % des maladies professionnelles reconnues et plus des deux tiers des maladies reconnues impliquant une incapacité de travail d’au moins une journée (CSST, 2007, maladies impliquant une perte de temps), et ces évaluations ne portent que sur les maladies dites « en ite » et non pas sur les affections vertébrales. Ce même rapport permet de constater que, pour chaque maladie en « ite » reconnue à titre de maladie professionnelle, il y a, selon l’année, cinq ou six de ces mêmes lésions reconnues à titre de conséquence d’un « accident du travail ». Une étude de la jurisprudence montre que ces maladies, qu’elles soient l’objet d’une réclamation pour accident de travail ou pour maladie professionnelle, demeurent l’objet d’une contestation assidue de la part des employeurs, et les statistiques de la CSST, qui ne portent que sur les réclamations acceptées, ne permettent pas de mesurer l’ampleur du phénomène. D’une part, le taux de reconnaissance des maladies professionnelles est plus bas que le taux de reconnaissance des accidents du travail ; ainsi en 2007 la CSST a accepté 107 612 réclamations à la suite d’un accident du travail, alors qu’il y a eu 122 153 demandes d’indemnisation pour un accident, ce qui fait un taux d’acceptation de 88 % ; dans la même année elle a accepté 4397 réclamations pour maladies professionnelles sur un total de 9954 demandes, pour un taux d’acceptation de 44 % (CSST 2008) ; d’autre part, les TMS sont connus pour être l’objet d’une sous-déclaration importante (Morse et coll., 2000, Davis et coll., 2001). C’est en faisant l’analyse de la jurisprudence de la C.L.P. qu’on peut mieux tracer l’évolution des pratiques de contestation de ces réclamations.

  • 11 Société canadienne des postes et Corbeil et Grégoire Larivière, [1994] C.A.L.P. 285.
  • 12 Connolly & Twizell Construction Inc. et Groupe de Construction National State Inc. Buisson et Les I (...)

12Depuis l’adoption de la L.A.T.M.P., on constate un accroissement du nombre de réclamations pour les TMS mais aussi une croissance importante du nombre de contestations de ces réclamations par les employeurs. Une série de « causes types » portant sur le travail chez Postes Canada a été entendue par la C.A.L.P. au début des années 1990, et a donné lieu à trois jugements charnières rendus en 1994, dont un de plus de quatre cent pages11, qui ont coloré la prise de décision des tribunaux administratifs sur ces questions au cours des années subséquentes (Lippel et coll. 1999). Ces jugements, très fortement influencés par les études épidémiologiques mises en preuve par les parties, ont mené à une restriction importante de la portée de la présomption prévue à l’article 29 de la loi. Alors que l’approche des tribunaux spécialisés avait été relativement souple dans le passé, la jurisprudence établie par cette trilogie de jugements a amené le tribunal à restreindre l’interprétation de la loi, en ajoutant des exigences aux conditions d’application de la présomption mais aussi aux conditions de reconnaissance de ces maladies en tant que lésions professionnelles. Ainsi, la jurisprudence qui reconnaissait le principe que les microtraumatismes peuvent, au même titre que les traumatismes, constituer un accident du travail fut remise en question après des décennies d’application12, et certains ont réservé l’application de ce raisonnement aux seules lésions psychiques (Lippel, 2002, p. 26). Pour appliquer la présomption de maladie professionnelle, la jurisprudence postérieure à ces trois jugements exigera la preuve non seulement du diagnostic et du caractère répétitif du travail sur des périodes de temps prolongées, selon les termes mêmes de la loi mais, chez les décideurs les plus conservateurs, l’identification précise du tendon lésé, la démonstration de la sollicitation de ce tendon spécifique par le travail, l’explication médicale du rapport entre la lésion et le mouvement, l’existence d’une cadence imposée, de l’absence de variété dans les mouvements et de l’usage d’effort significatif pour chacun des mouvements. On constate aussi que le tribunal s’attend de plus en plus à la production d’expertises de médecins spécialistes et d’ergonomes, de préférence appuyées par des articles scientifiques portant sur le type de travail exercé par le travailleur ou la travailleuse. Tout ça pour conclure à l’application d’une présomption adoptée dans le but de favoriser l’accès à l’indemnisation des victimes de maladies professionnelles (Marois, 1978, 177), présomption qui peut d’ailleurs être renversée.

13L’influence de ces décisions a été d’autant plus grande que l’équipe médico-légale qui avait mené à terme les contestations pour la Société canadienne des postes a ensuite participé à un colloque attirant un nombre important d’avocats et gestionnaires de la province, colloque qui a permis de répandre largement ses stratégies de contestation (Gilbert, Laurendeau et Lebire, 1994). Cela a donné lieu à des centaines de décisions intégrant une interprétation restrictive de la législation s’appliquant aux réclamations pour TMS, et l’impact de la trilogie a pu être mesuré par une analyse empirique de la jurisprudence (Lippel, 2003). Ainsi, alors que la loi prévoit que la tendinite est une maladie présumée reliée au travail répétitif, et que le syndrome du canal carpien ne l’est pas, l’écart concernant le taux de reconnaissance de ces deux maladies par le tribunal d’appel s’est estompé, comme on peut le constater dans le Tableau 1 (Lippel, 2003, 263). Nous avons également examiné la reconnaissance des épicondylites/épitrochléites, parce que ces maladies avaient été assimilées à des tendinites jusqu’à la trilogie jurisprudentielle de mars 1994.

Tableau 1. Taux de réussite selon le diagnostic dans les jugements de la C.A.L.P. 1994-96

1994 (04-12)

1995 (01-12)

1996 (01-03)

Total

Tendinites

70 % (16/23)

56 % (15/27)

33 % (7/21)

54 % (38/71)

Epicondylites

43 % (9/21)

19 % (7/37)

31 % (8/26)

29 % (24/84)

SCC

28 % (7/25)

32 % (11/34)

33 % (6/18)

31 % (24/77)

L’ensemble des diagnostics

46 % (32/69)

34 % (33/98)

32 % (21/65)

37 % (86/232)

Il s’agit de 100 % des décisions relatives à l’épicondylite et au syndrome du canal carpien et 33 % des décisions relatives aux tendinites, choisies au hasard

14L’impact de cette interprétation restrictive affecte particulièrement les travailleuses, celles dont le travail est moins souvent l’objet d’études scientifiques (Messing 1998 ; Messing et coll., 2003), et celles dont le travail est très hautement répétitif sans impliquer l’usage d’une force évidente et facilement mesurable, comme on peut le constater notamment au Tableau 2 (Lippel, 2003, 264).

Tableau 2. Sexe et taux de succès à la C.A.L.P. 1994-1996

Tendinites

Epicondylites

SCC

Total

Femmes

50 % (21/42)

21 % (9/43)

24 % (10/42)

32 % (40/127)

Hommes

59 % (17/29)

37 % (15/41)

40 % (14/35)

44 % (46/105)

Total

54 % (38/71)

29 % (24/84)

31 % (24/77)

37 % (86/232)

Test de Fisher’s exact P= .057

  • 13 Tomasso Corporation et Corbin, C.L.P. 137223-73-0004, 8 janvier 2001, Pauline Perron.
  • 14 Gagné et Olymel Flamingo, C.L.P. 119054-63-9906, 29 mai 2000, Michel Denis.

15Les années qui ont suivi ont permis de constater que l’interprétation retenue par une partie importante des décideurs avait pour effet de neutraliser le texte de loi et menait parfois à des incongruités. On a pu lire qu’un travail consistant à remplir de sauce 1440 plats de macaroni à l’heure comportait, selon le tribunal, « des mouvements exécutés de manière répétitive, mais [qu’on ne pouvait] parler de répétition de mouvements étant donné le peu d’effort sollicité lors des mouvements exécutés »13. On a appris également que la rotation de postes visant à réduire le risque semble plutôt éliminer le risque de reconnaissance de la maladie contractée en faisant ce travail. Le tribunal, en soulignant que la sollicitation n’est pas constante en raison de la rotation de postes, se prononce ainsi : « La première constatation qui s’impose est que le travail se divise en 13 postes différents, ce qui nécessite une rotation continue des travailleurs sur une période de deux jours. Chaque poste comprend environ une heure quinze à une heure trente de travail. Les notes évolutives indiquent que deux travailleurs occupent le poste de trimage et se séparent environ 23 poitrines à la minute, tel que confirmé par le témoignage du travailleur à l’audience. Or, cet état de fait démontre l’absence d’une cadence soutenue et l’absence de mouvements répétitifs. »14

  • 15 L’éditeur de la jurisprudence de la C.L.P., SOQUIJ, a modifié sa méthode de publication des données (...)

16Ce ne sont pas tous les commissaires qui ont suivi cette tendance, et les syndicats et les autres représentants de travailleuses et travailleurs ont persisté dans leurs démarches pour mettre en lumière les effets pervers de certains jugements et pour souligner l’importance d’appliquer la loi de manière large et libérale selon les consignes données par la Cour suprême en 1940. Nous avons voulu mesurer l’évolution de la jurisprudence depuis cette première étude et avons pu constater que le portrait en 2006, année où nous avons analysé un échantillon15 des jugements relatifs aux tendinites, épicondylites et syndromes du canal carpien, n’est plus le même. Le Tableau 3 montre que la tendance plus récente va vers une reconnaissance accrue des réclamations des travailleuses et travailleurs ; par ailleurs, il n’y a plus d’écart significatif entre les taux de reconnaissance selon le sexe.

Tableau 3. Taux de réussite selon le diagnostic et le sexe dans les jugements indexés de la C.L.P. 2006

Tendinites

Epicondylites

SCC

Total

Femmes

74 % (25/34)

50 % (8/16)

63 % (5/8)

66 % (40/58)

Hommes

67 % % (14/21)

69 % (11/16)

74 % (14/19)

70 % (39/56)

Total

71 % (39/55)

59 % (19/32)

70 % (19/27)

68 % (77/114)

  • 16 Désilets et CHSLD de Laval, 2006LP-56, 24 mai 2006, Francine Mercure.
  • 17 Bermex international inc. et Rouleau, [2005] C.L.P. 1574, confirmé en révision le 19 mars 2007 ; Ma (...)
  • 18 Gaulin c. C.L.P. et Marché Couture Roy inc. et CSST, [2006] C.L.P. 302 (C.S.).
  • 19 Tricots main inc. et Andrade, [2003] C.L.P. 1223.

17Les statistiques de 2006 s’expliquent en partie par l’évolution de la jurisprudence, notamment celle relative à l’application de la présomption prévue à l’article 29. Ainsi, l’exigence d’identifier le tendon précis comme condition d’application de la présomption n’est pas considérée absolue16 ; les arguments de l’employeur visant à contredire la loi en ajoutant des exigences de preuve non prévues par le législateur ne sont plus acceptables17 ; il n’est pas nécessaire que la sollicitation soit « constante »18 et le fait que les mouvements impliqués n’exigent pas une force importante ne renverse pas l’effet de la présomption19.

18Quelques exemples tirés de la jurisprudence permettent d’illustrer certains aspects de cette évolution jurisprudentielle. Une décision rendue en 2003 par la Cour supérieure, tribunal qui exerce un pouvoir de surveillance et de contrôle sur les décisions du tribunal spécialisé en matière de lésions professionnelles, la C.L.P., a conclu de manière non équivoque qu’il était inadmissible d’ajouter au texte de loi pour accroître les exigences requises pour l’application de la présomption de maladie professionnelle. La Cour supérieure rappelle que :

  • 20 Manufacture Lingerie Château inc. c. C.L.P. et Brassard, Zigby et Garcia, [2003] C.L.P. 959 (C.S.)

« du moment que la travailleuse mettait en preuve les éléments permettant de faire entrer en jeu la présomption de l’article 29 de la L.A.T.M.P., eu égard à la section IV de l’annexe I de la loi, il ne lui était pas nécessaire de démontrer, en plus, le lien de causalité dont parle la requérante ici. Ce lien de causalité était légalement décrété par la loi elle-même par le jeu de la présomption. Dès lors que [la travailleuse] souffrait de tendinite aux deux épaules, diagnostic qui n’était pas contesté, et dans la mesure où la travailleuse était affectée à des travaux qui, chez elle [travailleuse de petite taille], impliquaient des répétitions de mouvements sur des périodes de temps prolongées, le commissaire pouvait légitimement conclure que la présomption de l’article 29 de la L.A.T.M.P. était établie, eu égard à la section IV de l’annexe I de la loi qui présume un lien entre une maladie donnée et un genre de travail déterminé. »20

  • 21 Provigo (Division Montréal Détail) et Pelletier, [2007] C.L.P. 767, Jean-François Clément ; Paris e (...)
  • 22 Provigo (Division Montréal Détail) et Pelletier, [2007] C.L.P. 767, Jean-François Clément ; citant (...)
  • 23 Provigo (Division Montréal Détail) et Pelletier, [2007] C.L.P. 767, Jean-François Clément ; citant (...)
  • 24 Joyal et Multina inc., CLP318660-04B-0705, le 11 juillet 2008, Anne Quigley.

19Depuis, le raisonnement du juge dans cette affaire a été suivi dans plusieurs décisions21, ce qui a permis une application plus fréquente de la présomption de l’article 29. Par ailleurs, il est de jurisprudence constante que l’employeur peut apporter une preuve qui permet de renverser la présomption. Pour ce faire, il n’a pas à prouver la cause de la maladie du travailleur, mais il doit démontrer, à la balance des probabilités, que la maladie du travailleur « n’a probablement pas été contractée par le fait ou à l’occasion du travail »22. Certains commissaires sont d’avis que l’employeur doit démontrer que la maladie est attribuable à une cause externe au travail « sans toutefois être tenu d’identifier précisément la cause précise de la maladie »23. D’autres se diront satisfaits de la preuve de l’employeur visant à renverser la présomption si l’employeur démontre que les mouvements effectués ne correspondent pas suffisamment aux mouvements devant être prouvés pour établir le lien de causalité sur la base de l’article 30, la disposition législative qui régit les maladies ne faisant pas l’objet d’une présomption24. Ce dernier raisonnement implique, qu’en pratique, les travailleurs sont toujours obligés de faire une preuve médicale et ergonomique, même lorsque le travail est présumé causer la maladie, parce que ces décideurs acceptent que la présomption soit renversée par une preuve médico-ergonomique portant sur les conditions de travail (amplitude du mouvement, degré de sollicitation, etc.) autres que celles qui fondent la présomption.

  • 25 Peris et Casino du Lac-Leamy, [2007] C.L.P. 1621 ; Gagné et Prolam Société en commandite, C.L.P.E. (...)
  • 26 Bonenfant et Fondation Pétrifond Cie ltée et Geodex inc., C.L.P. 14 juillet 2006, Lucie Couture ; C (...)

20Depuis les débats initiaux sur les troubles musculo-squelettiques, les médecins experts ont joué un rôle clef dans la démonstration du caractère professionnel d’une lésion, mais aussi dans la négation de son existence. Ils sont toujours présents, mais plus récemment, on constate un recours accru aux ergonomes par les deux parties. Des jugements récents permettent de constater qu’il arrive que les employeurs refusent l’accès aux ergonomes mandatés par les travailleurs pour faire des expertises sur les postes de travail et, dans ces cas, le tribunal ordonnera à l’employeur de permettre à l’ergonome, potentiellement un témoin expert, d’avoir accès aux lieux du travail25. Alors que, depuis longtemps, une équipe formée de plusieurs médecins assesseurs assiste la C.L.P. (et avant 1998 la C.A.L.P.) dans le travail d’évaluation de la preuve médicale, ce n’est que plus récemment que les connaissances en ergonomie ont été introduites par la voie des assesseurs et par la voie d’un nombre accru de témoins experts ergonomes. L’influence de ces professionnels dans la culture décisionnelle de la C.L.P. se fait sentir notamment par une plus grande attention portée dans certaines décisions aux exigences réelles du travail, qui doivent, selon les décideurs, être distinguées des exigences prescrites26.

  • 27 Rivest c. Bombardier inc. et Lemay, [2007] C.L.P. 345 (C.A.).

21En faisant le bilan du système québécois de réparation en matière de TMS, particulièrement depuis les vingt dernières années, on peut conclure qu’il est toujours difficile de faire reconnaître une maladie professionnelle de ce type, que ceux et celles qui n’ont pas accès à un soutien syndical pour faire valoir leurs droits devront assumer seuls les coûts d’une judiciarisation accrue, qui implique des litiges médico-légaux, ce qui peut représenter des difficultés particulières pour les femmes (Lippel, 2003), les immigrants (Gravel et coll. 2007), les personnes non syndiquées (Lippel, 2007) et l’ensemble des personnes qui travaillent au bas de l’échelle. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence plus récente permet d’espérer que la CSST et la C.L.P. résisteront aux pressions économiques et politiques visant à diminuer le taux de reconnaissance de ces lésions. Par ailleurs, la Cour d’appel du Québec27 a réitéré récemment le rôle important que doit jouer la C.L.P. pour assurer que la L.A.T.M.P., loi d’ordre public et de nature remédiatrice, reçoive application de manière à ce que les travailleurs obtiennent « ce à quoi ils ont droit, ni plus ni moins ». Dans certains cas, cela implique que le tribunal spécialisé doive jouer « un rôle actif dans la recherche de la vérité », notamment cela permet à la C.L.P. d’agir de manière proactive pour recueillir l’information sur les conditions de travail auxquelles le travailleur a été exposé.

22Le législateur a choisi d’utiliser les règles de financement du régime de réparation comme levier pour stimuler la prévention, faisant en sorte que les coûts de réparation des travailleurs d’une entreprise se reflètent sur le taux de cotisation de cette dernière. Il s’agit d’une réforme qui a eu pour effet de démutualiser en grande partie les risques professionnels. Le but était d’inciter l’entreprise individuelle à agir de manière à prévenir les lésions et à réduire les coûts de leurs conséquences, et ce choix politique a incité les entreprises à investir dans les rapports contentieux avec leurs salariés, comme nous l’avons mentionné plus haut. Nous allons examiner dans la prochaine section, les outils juridiques visant à inciter les employeurs à la prévention en dehors du contexte de l’indemnisation. Ces outils sont fort limités, essentiellement inchangés depuis 1979, ce qui souligne l’importance d’assurer un processus équitable de reconnaissance des lésions professionnelles.

2. Les outils juridiques permettant la prévention des TMS

2.1 Réglementation en matière d’ergonomie

  • 28 Règlement sur la santé et la sécurité du travail, R.R.Q., c. S-2.1, r. 19.01, art. 166-171.

23Il existe depuis des décennies des règlements québécois qui touchent à l’ergonomie sans le dire et, depuis la dernière refonte du Règlement sur la santé et la sécurité du travail en 2001, ils paraissent sous la rubrique « Mesures ergonomiques particulières ». Ces articles réglementaires sont au nombre de six28, et portent sur la manutention, le travail dans les piles, le niveau de travail, la position, la fourniture de chaises ou de bancs et l’obligation de permettre une période de repas. On y prévoit que :

« 166 Manutention : Les travailleurs préposés à la manutention de charges ou de personnes doivent être instruits de la manière d’accomplir leur travail de façon sécuritaire. Lorsque le déplacement manuel de charges ou de personnes compromet la sécurité du travailleur, des appareils mécaniques doivent être mis à la disposition de celui-ci.
167 Travail dans des piles : Le travailleur doit disposer de l’équipement nécessaire pour lui permettre d’atteindre le haut des piles de matériel en sécurité, tels des escabeaux, des échelles, des poignées ou tout autre équipement conçu à cette fin.
168 Niveau de travail : La hauteur des établis et la position des sièges doivent être adaptées au travail et aux travailleurs de manière à leur assurer une position qui soit correcte et à réduire leur fatigue.
169 Position : Les outils, les manettes et les matériaux doivent être placés dans une position qui facilite le travail et réduise l’effort.
170 Chaises et bancs : Des chaises ou des bancs doivent être mis à la disposition des travailleurs lorsque la nature de leur travail le permet.
171 Période de repas : Lorsque la durée du travail excède cinq heures, au moins trente minutes d’arrêt doivent être accordées au travailleur pour lui permettre de prendre son repas. À moins d’une convention à l’effet contraire, cette période de repas doit débuter à l’intérieur d’une plage de deux heures située dans le milieu de la période de travail du travailleur. »

  • 29 Sears Canada et Sears (Affichage), C.L.P. 176571-71-0201, 26 novembre 2002, Robert Langlois.
  • 30 Démo Pop et CSST Montréal 4, C.L.P.79635-71-9605-R, 31 mars 1999, Lucie Couture.
  • 31 CSST c. Demo Pop, D.T.E. 2000T-372.

24Malgré le fait qu’ils existent depuis très longtemps, ces articles sont toujours l’objet de débats devant les tribunaux, principalement parce que les employeurs soutiennent qu’en l’absence de danger ces règlements ne devraient pas recevoir application29. Alors que ce type d’argument est parfois bien reçu par la Commission des lésions professionnelles30, saisie de contestations relatives à des avis d’inspecteurs, il est rejeté par la Cour du Québec exerçant son pouvoir d’appel en matière pénale31 (Messing et coll., 2005).

2.2 Devoir général de prévention

  • 32 L.R.Q. c. S-2.1.

25Pour élargir le champ limité des possibilités que présentent ces quelques articles spécifiques, les inspecteurs de la CSST qui souhaitent intervenir pour prévenir les TMS devront s’appuyer sur l’article 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail32 (L.S.S.T.) qui circonscrit en détail le devoir général de prévention qui incombe à l’employeur. Plusieurs sous-paragraphes de cet article permettraient d’intervenir sur une variété de facteurs de risques associés aux TMS. Ainsi, l’employeur doit notamment :

« 1. s’assurer que les établissements sur lesquels il a autorité sont équipés et aménagés de façon à assurer la protection du travailleur ; [...] 3. s’assurer que l’organisation du travail et les méthodes et techniques utilisées pour l’accomplir sont sécuritaires et ne portent pas atteinte à la santé du travailleur ; [...] 5. utiliser les méthodes et techniques visant à repérer, contrôler et éliminer les risques pouvant affecter la santé et la sécurité du travailleur [...] 9. informer le travailleur sur les risques reliés à son travail et lui assurer la formation, l’entraînement et la supervision appropriés afin de faire en sorte que le travailleur ait l’habilité et les connaissances requises pour accomplir de façon sécuritaire le travail qui lui est confié... »

  • 33 Domtar Inc. c. C.A.L.P., [1990] R.J.Q. 2190 (C.A.Q.).
  • 34 Nova Pb Inc. et Syndicat des Travailleurs Nova Pb et CSST, [2007] C.L.P. 894.

26En principe, cet article élargit la marge de manœuvre de l’inspecteur, car il est clairement établi qu’il n’est pas nécessaire de démontrer la violation d’une obligation réglementaire pour justifier l’émission d’un avis de correction ; le texte de l’article 51 autorise l’intervention de l’inspecteur, notamment si les conditions constatées ont mené à une lésion professionnelle33 ou sont susceptibles de mener à une telle lésion ; lorsque les conditions sont dangereuses, il pourra également ordonner la fermeture du chantier (art. 186 L.S.S.T.) même si la conséquence éventuelle est loin d’être immédiate34.

27Le devoir général de prévention est le véhicule utilisé par plusieurs législateurs pour autoriser l’intervention de l’inspectorat (Fooks et coll., 2007), les pouvoirs en découlant étant particulièrement utiles en matière de prévention de TMS. Il est également fort pertinent lors de l’évaluation des conséquences d’une restructuration (Quinlan, 2007).

  • 35 Giroux et Bestar Inc., [2001] C.L.P. 636.
  • 36 Dollorama, C.L.P.E. 2007LP-226, Doris Lévesque.

28Malgré sa pertinence, cet article peut représenter plusieurs inconvénients dans le contexte actuel du droit québécois. Un premier problème tient au fait que la jurisprudence tend à vouloir que l’inspecteur examine chacun des postes visés par l’avis de correction avant d’ordonner à l’employeur d’obtenir une évaluation des postes par un ergonome35, une exigence qui dépasse de beaucoup le fardeau de l’inspecteur œuvrant dans une province ayant un règlement en matière de risques ergonomiques. Par ailleurs, l’ambiguïté de la jurisprudence à l’égard de l’existence d’un danger (et le sens du terme danger retenu par certains décideurs) rend imprévisibles les conséquences d’un avis de correction, l’employeur pouvant le contester sur la base de motifs variés36.

  • 37 Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2, art. 148.

29Sans doute la faiblesse la plus importante d’un avis d’inspection fondé sur la L.S.S.T. est la teneur de la sanction imposable à une corporation qui ne donne pas suite à l’avis de l’inspecteur. En 2008, l’amende prévue pour le défaut de se conformer à un tel avis est de 1000 $, 2000 $ en cas de récidive. Une infraction analogue au Code canadien du travail, applicable aux 10 % des entreprises œuvrant sur le territoire québécois mais assujetties à la législation fédérale, est de 1 000 000 $37.

2.3 Réglementation en matière d’ergonomie ailleurs au Canada

30Aux États-Unis, les tentatives d’adopter un règlement en matière d’ergonomie et visant la prévention des TMS a rencontré une opposition féroce, au point où le président George W. Bush a lui même émis son veto à un règlement fédéral visant cet objectif dans les premières semaines de son mandat (Percival, 2001, 1001). Ce contexte conflictuel a eu des échos au Canada, et l’Ontario, par exemple, a préféré adopter des lignes directrices non contraignantes (Ontario 2008 a) plutôt qu’un règlement ; cette province propose aussi des trousses de prévention (Ontario 2008b). Néanmoins, il existe plusieurs règlements canadiens visant à inciter les entreprises à faire appel aux connaissances en matière d’ergonomie pour prévenir les TMS.

  • 38 Règlement modifiant le règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, DORS/2007-271 du (...)

31Les instruments juridiques canadiens, contrairement aux règlements qui avaient été proposés aux États-Unis, n’ont pas pour but de quantifier le nombre de gestes permis ; ils appartiennent plutôt à la catégorie de règlements qui visent à encadrer le processus de prévention. Deux provinces, la Saskatchewan (1988) et la Colombie-Britannique (1998), ont adopté des règlements de portée générale permettant une intervention sur les facteurs de risques ergonomiques (Lippel et Caron, 2004). De même, du côté du gouvernement fédéral, de nouvelles dispositions ont été introduites dans le Règlement canadien sur la santé et la sécurité du travail en 2007, qui intègre une série d’obligations dans les dispositions régissant les programmes de prévention38. Elles prévoient notamment, à l’article 19.2(2), l’obligation d’effectuer un recensement des risques en entreprise, et l’employeur doit veiller à leur réduction ou élimination, « autant qu’il est raisonnablement possible de le faire ». Elles incluent à l’art. 19.5 (4) l’obligation de prévoir « la marche à suivre pour parer dans les meilleurs délais à tout risque nouvellement recensé et aux risques liés à l’ergonomie qui sont recensés lors de la planification de la mise en œuvre de changements au milieu de travail [...] ». Ce dernier article pourrait faciliter la mise en œuvre de la réglementation dans un contexte de restructuration (Quinlan, 2007). Le nouveau texte comporte également des obligations en matière de formation.

3. Conclusion

32Les TMS sont source d’un nombre important de souffrances au travail au Québec, et donnent lieu chaque année à des milliers de lésions professionnelles donnant droit à l’indemnisation. Ce nombre sous-estime de manière significative le nombre réel de lésions professionnelles en raison des difficultés d’accès à l’indemnisation pour les personnes n’ayant pas les ressources nécessaires pour faire valoir leurs droits et en raison de la sous-déclaration de ces maladies. Par ailleurs, les TMS qui n’ont pas encore atteint le stade de lésions ne sont jamais comptabilisés par les autorités. Le système québécois incite les employeurs à prévenir les lésions professionnelles en misant sur un système de cotisation qui réagit au nombre et au coût des lésions entraînant le versement d’indemnités. La législation ayant pour but de prévenir les lésions, la L.S.S.T., pourrait être plus efficace si les inspecteurs avaient à leur disposition davantage d’outils légaux, y compris des règlements ciblés, et surtout si les contrevenants étaient passibles d’une vraie pénalité lorsqu’ils font défaut de se conformer à leurs avis de correction.

Haut de page

Bibliographie

CSST. (2007). Statistiques sur les lésions en « ITE » du système musculo-squelettique, 2003-2006. CSST, Québec.

CSST. (2008). Rapport annuel de gestion 2007. CSST, Québec.

Davis, L, Wellman, H, Punnett, L. (2001). Surveillance of work-related carpal tunnel syndrome in Massachusetts 1992-1997: A report from the Massachusetts sentinel event notification system for occupational risks (SENSOR). Am J Ind Med, vol. 39, p. 58-71.

Gilbert, R., Laurendeau, O., Le Bire, F. (1994). Mouvements répétitifs : À quelles conditions représentent-ils un risque de lésions professionnelles ? L’expérience vécue des quatre causes types de la Société canadienne des postes, Actes du colloque organisé par R. Gilbert, O. Laurendeau et F. Le Bire en collaboration avec la Société canadienne des postes, Hôtel Bonaventure, Montréal.

Fooks, G., Bergman, D., Rigby, B. (2007). International comparison of (a) techniques used by state bodies to obtain compliance with health and safety law and accountability for administrative and criminal offences and (b) sentences for criminal offences, Health and Safety Executive, Norwich, U.K. www.hse.gov.uk/corporateresponsibility/research/international.pdf

Gravel, S., Brodeur, J.-M., Champagne, F., Lippel, K., Vissandjée, B. (2007). Incompréhension des travailleurs immigrants victimes de lésions professionnelles de leurs difficultés d’accéder à l’indemnisation. Migration et santé, vol. 131 no 2, p. 1-42.

Lippel, K. (1986). Droit des accidentés du travail à une indemnisation : Analyse historique et critique, Éditions Thémis, Montréal.

Lippel, K., Messing, K., Stock S., Vézina, N. (1999). La preuve de la causalité et l’indemnisation des lésions attribuables au travail répétitif : rencontre des sciences de la santé et du droit. Recueil annuel de Windsor d’accès à la justice, vol. 17, p. 35-85.

Lippel, K. (2002). La notion de lésion professionnelle, 4e édition, Les Éditions Yvon Blais, Cowansville.

Lippel, K. (2003). Compensation for musculoskeletal disorders in Quebec: systemic discrimination against women workers? International Journal of Health Services, vol. 33, no 22, p. 53-281.

Lippel, K., Caron, J. (2004). L’ergonomie et la réglementation de la prévention des lésions professionnelles en Amérique du Nord. Relations Industrielles, vol. 59, no 2, p. 235-272.

Lippel, K. (2007). Workers describe the effect of the workers’ compensation process on their health: A Quebec study. International Journal of Law and Psychiatry, vol. 30, nos5-6, p. 427-443.

Marois, P., le ministre d’État au Développement social. (1978). Livre blanc sur la santé et sécurité au travail, Éditeur officiel du Québec, Québec.

Messing, K., Lippel, K., Laperrière, E., Thibault, M.C. (2005). Scientific, social and regulatory obstacles to prevention of pain associated with prolonged constrained standing. In Occupational Health and Safety: International Influences and the « New » Epidemics, (eds) C. Peterson, C. Mayhew, p. 139-158. Baywood, Amityville, New York.

Morse, T., Dillon, C. Warren, N. (2000). Reporting of Work-related Musculoskeletal Disorder (MSD) to Workers’ Compensation. New Solutions, vol. 10, no 3, p. 281-292.

Percival, R. V. (2001). Presidential Management of The Administrative State: The Not-So Unitary Executive. Duke Law Journal, vol. 51, p. 963-1013.

Ontario (2008 a). Lignes directrices de prévention des TMS pour l’Ontario, www.wsib.on.ca/wsib/wsibsite.nsf/public/fr_PreventMSD.

Ontario (2008 b). La Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents, Prévenir les troubles musculo-squelettiques. www.wsib.on.ca/wsib/wsibsite.nsf/public/fr_PreventMSD.

Quinlan, M. (2007). Organisational restructuring/downsizing: OHS regulation and worker health and wellbeing. International Journal of Law and Psychiatry, vol. 30, nos 4-5, p. 385-399.

Haut de page

Notes

1 Règlement no 26, Cédule III, A.C. 853 du 8 juin 1963, (1963) 95 (23) Gazette officielle du Québec, partie II, 2720.

2 Workmen’s Compensation Board and Theed, [1940] R.C.S. 553.

3 ACCIDENTS DU TRAVAIL — 41, [1981] C.A.S. 510.

4 ACCIDENTS DU TRAVAIL — 20, [1983] C.A.S. 53.

5 ACCIDENTS DU TRAVAIL — 56, [1984] C.A.S. 553 ; ACCIDENTS DU TRAVAIL — 11, [1985] C.A.S. 34.

6 Règlement sur les maladies professionnelles, R.R.Q. 1981, c. A-3, r. 8.

7 SAUVETEURS ET VICTIMES D’ACTES CRIMINELS — 24, [1985] C.A.S. 76.

8 SAUVETEURS ET VICTIMES D’ACTES CRIMINELS — 24, [1987] C.A.S. 77.

9 L.R.Q. c. A-3.001.

10 Il existe également une présomption relative aux maladies associées au travail impliquant des vibrations, mais nous n’allons pas examiner ces maladies dans le présent texte.

11 Société canadienne des postes et Corbeil et Grégoire Larivière, [1994] C.A.L.P. 285.

12 Connolly & Twizell Construction Inc. et Groupe de Construction National State Inc. Buisson et Les Industries Kingston, [1995] C.A.L.P. 531.

13 Tomasso Corporation et Corbin, C.L.P. 137223-73-0004, 8 janvier 2001, Pauline Perron.

14 Gagné et Olymel Flamingo, C.L.P. 119054-63-9906, 29 mai 2000, Michel Denis.

15 L’éditeur de la jurisprudence de la C.L.P., SOQUIJ, a modifié sa méthode de publication des données en 2003. Sur un nombre approximatif de 7500 décisions rendues par la CLP chaque année, il en retient 2000, soit les plus importantes sur le plan juridique. Les décisions retenues sont indexées, font l’objet d’un résumé et peuvent aussi être consultées dans leur version intégrale. Notre étude de 2006 porte sur les décisions pertinentes ainsi indexées. Afin de vérifier que cette banque de décisions indexées ne diffère pas de manière significative de la banque des décisions non indexées, nous avons vérifié l’ensemble des décisions de 2006 (n =128) qui n’ont pas été retenues par l’éditeur pour indexation, mais qui portent sur la reconnaissance du syndrome du canal carpien à titre de lésion professionnelle autre qu’une rechute. Même si le pourcentage des réclamations acceptées dans la banque indexée est supérieur à celui qu’on retrouve dans la banque non indexée, il n’existe pas d’écart significatif entre le taux de reconnaissance des lésions des décisions non indexées et celui des décisions indexées (Fisher’s Exact : p<0.1076), ni entre le taux de reconnaissance de l’ensemble des réclamations (indexées et non indexées) soumises par les travailleurs et celui de l’ensemble des réclamations soumises par les travailleuses (Fisher’s Exact : p<0.4271). Nous n’avons pas fait la même vérification pour les autres lésions, parce que cela aurait exigé l’analyse de près de 2300 décisions faisant mention des termes « tendinite » ou « épicondylite ».

16 Désilets et CHSLD de Laval, 2006LP-56, 24 mai 2006, Francine Mercure.

17 Bermex international inc. et Rouleau, [2005] C.L.P. 1574, confirmé en révision le 19 mars 2007 ; Manufacture Lingerie Château inc. c. C.L.P. et Brassard, Zigby et Garcia, [2003] C.L.P. 959 (C.S.).

18 Gaulin c. C.L.P. et Marché Couture Roy inc. et CSST, [2006] C.L.P. 302 (C.S.).

19 Tricots main inc. et Andrade, [2003] C.L.P. 1223.

20 Manufacture Lingerie Château inc. c. C.L.P. et Brassard, Zigby et Garcia, [2003] C.L.P. 959 (C.S.)

21 Provigo (Division Montréal Détail) et Pelletier, [2007] C.L.P. 767, Jean-François Clément ; Paris et Béton Trans-Canada, C.L.P.E., 2008LP-29, Lise Collin, (présomption relative à l’exposition aux vibrations associée au phénomène de Raynaud) ; Joyal et Multina inc., CLP318660-04B-0705, le 11 juillet 2008, Anne Quigley.

22 Provigo (Division Montréal Détail) et Pelletier, [2007] C.L.P. 767, Jean-François Clément ; citant avec approbation Bermex international inc. et Rouleau, [2005] C.L.P. 1574, confirmé en révision le 19 mars 2007.

23 Provigo (Division Montréal Détail) et Pelletier, [2007] C.L.P. 767, Jean-François Clément ; citant avec approbation Bermex international inc. et Rouleau, [2005] C.L.P. 1574, confirmé en révision le 19 mars 2007.

24 Joyal et Multina inc., CLP318660-04B-0705, le 11 juillet 2008, Anne Quigley.

25 Peris et Casino du Lac-Leamy, [2007] C.L.P. 1621 ; Gagné et Prolam Société en commandite, C.L.P.E. 2008LP-107, Marielle Cusson.

26 Bonenfant et Fondation Pétrifond Cie ltée et Geodex inc., C.L.P. 14 juillet 2006, Lucie Couture ; Cabana et Essilor Canada ltée, 2006LP 286, Lucie Couture.

27 Rivest c. Bombardier inc. et Lemay, [2007] C.L.P. 345 (C.A.).

28 Règlement sur la santé et la sécurité du travail, R.R.Q., c. S-2.1, r. 19.01, art. 166-171.

29 Sears Canada et Sears (Affichage), C.L.P. 176571-71-0201, 26 novembre 2002, Robert Langlois.

30 Démo Pop et CSST Montréal 4, C.L.P.79635-71-9605-R, 31 mars 1999, Lucie Couture.

31 CSST c. Demo Pop, D.T.E. 2000T-372.

32 L.R.Q. c. S-2.1.

33 Domtar Inc. c. C.A.L.P., [1990] R.J.Q. 2190 (C.A.Q.).

34 Nova Pb Inc. et Syndicat des Travailleurs Nova Pb et CSST, [2007] C.L.P. 894.

35 Giroux et Bestar Inc., [2001] C.L.P. 636.

36 Dollorama, C.L.P.E. 2007LP-226, Doris Lévesque.

37 Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2, art. 148.

38 Règlement modifiant le règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, DORS/2007-271 du 29 novembre 2007, (2007) 141 (25) Gazette du Canada Partie II 2445.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Katherine Lippel, « Le droit québécois et les troubles musculo-squelettiques : règles relatives à l’indemnisation et à la prévention »Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 11-2 | 2009, mis en ligne le 01 novembre 2011, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pistes/2381 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pistes.2381

Haut de page

Auteur

Katherine Lippel

Chaire de recherche du Canada en droit de la santé et de la sécurité du travail, Université d’Ottawa, Faculté de droit (section droit civil), 603 King Edward, Ottawa

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search