1En France, le risque d'inondation est le risque naturel le plus fréquent et le plus dommageable et constitue 80 % du coût des dommages attribuables aux risques naturels (MEDD, 2004). Les départements de la Charente-Maritime et de la Charente n'échappent pas à ce phénomène et 68,6 % (324) et 61 % (233) des communes sont ainsi concernées par le risque d'inondation par débordement de cours d'eau et notamment par le fleuve Charente (DDRM Charente-Maritime, 2007 ; DDRM Charente, 2017).
2Au cours des quarante dernières années, les bassins fluviaux français (la Loire, la Garonne, le Rhône et ses affluents dont la Saône et l'Ardèche, l'Isère et le Drac) et européens (italiens, espagnols, tchèques) ont fait l'objet de travaux sur l'histoire des inondations et des risques. Le fleuve Charente, pourtant le septième fleuve français par sa longueur, et responsable de multiples inondations, est resté à l'écart de cette dynamique de recherche, alors que ses dernières grandes crues, en décembre 1982 et janvier 1994, ont montré l'ampleur des espaces vulnérables.
3À ce jour, aucune étude académique approfondie n'a été entreprise sur les inondations du fleuve Charente et sur leur mode de gestion à l'échelle pluriséculaire et ce malgré l'omniprésence de ce risque sur le territoire. Cette absence de travaux antérieurs est probablement multifactorielle. Elle est pour partie liée à un manque de sources historiques disponibles sur les inondations du fleuve. La faiblesse de ces sources s'explique, entre autres, par la dynamique fluviale spécifique de ce cours d'eau : débits peu élevés, montée de crue lente, vitesses d'écoulement réduites, faible érosion des berges peu propice à la production d'archives. Le déclin de la navigation fluviale a également limité la production d'archives administratives et de gestion, grandes pourvoyeuses d'informations. Enfin, la relative rareté des événements catastrophiques (la dernière grande inondation à échelle régionale remonte à 1994) n'a pas favorisé l'entretien d'une culture et d'une mémoire du risque. Au contraire, la récurrence des débordements saisonniers modérés produisant peu de dégâts est un facteur qui a pu contribuer à l'idée d'une maîtrise du fleuve. L'ensemble de ces facteurs conduit à une faible mention des crues dans les archives et à leur oubli rapide dans les mémoires des sociétés riveraines.
4Pour les acteurs locaux du risque (gestionnaires, élus...), la connaissance des inondations historiques se limite essentiellement aux deux événements majeurs de 1982 et 1994 et à un état des connaissances historiques limité. En effet, seuls 24 événements majeurs datés entre 1579 et 2014, sont mentionnés dans les documents administratifs de référence (DREAL Poitou-Charentes, 2014).
5Ainsi a-t-il fallu attendre la crue de 1982 pour observer un véritable tournant dans la politique de gestion du risque d'inondation dans le bassin de la Charente, passant d'une simple politique de réparation à une politique de prévention. Sous l'impulsion des acteurs locaux, plusieurs mesures ont été mises en place afin de réduire les conséquences de l'inondation : creusement d'un canal en amont de Saintes pour faciliter l'écoulement des eaux, suppression d'ouvrages ou encore restructuration du dispositif d'annonce des crues et mise en œuvre d'un plan d'exposition au risque d'inondation.
6Néanmoins la lutte contre les inondations semble être un domaine d'actions secondaires pour les pouvoirs publics à l'échelle du bassin versant. Ceux-ci ont priorisé la gestion quantitative des eaux et la gestion des étiages et des sécheresses, identifiées comme un enjeu majeur pour le bassin de la Charente (création du barrage-réservoir de Lavaud en 1989 ; signature d'un Protocole relatif à la gestion des eaux du bassin de la Charente ; mise en place d'un tableau de bord de la ressource en eau en 1995 ; création de la retenue de Mas-Chaban en 2000 ; approbation du Plan de Gestion des Étiages en 2004) (EPTB Charente, 2004). Aujourd'hui, les actions semblent se concentrer sur la gestion de la qualité des eaux superficielles et souterraines (EPTB Charente, 2017), dans un contexte où le fleuve Charente a été déclaré "fleuve le plus pollué de France" par le Commissariat Général au Développement Durable (2014), et sur la restauration de la continuité écologique du cours d'eau pour la préservation des migrateurs et de leurs habitats (EPTB Charente, 2003 ; Cellule Migrateurs Charente Seudre, 2018).
7Cependant plusieurs éléments viennent nuancer ce constat : la mise en œuvre des PPRI, la création du PAPI de 1ère génération (2004-2010) puis du PAPI Charente et Estuaire (2012-2016 reconduit jusqu'en 2022), l'inscription de la lutte contre les inondations comme l'une des priorités du Schéma d'Aménagement et de Gestion des Eaux (SAGE) du bassin versant (EPTB Charente, 2016) et le classement du tronçon fluvial Saintes-Angoulême comme Territoire à Risque d'Inondation Important (TRI) dont découle une Stratégie Locale de Gestion des Risques d'Inondation (SLGRI ‒ 2016-2020). Bien que le PAPI Charente et Estuaire comporte un volet prévention et culture du risque, celui-ci s'est développé tardivement. Il reste cantonné au recensement et à la pose de repères de crue sur la période 2015-2017 (87 nouveaux repères posés dans 41 communes, auxquels s'ajoutent les 125 repères historiques recensés) et à la création de l'exposition itinérante "1982, la crue du siècle – Se souvenir du risque pour prévenir les inondations" (2012). Ces actions tardives démontrent la nécessité de reterritorialiser et de réinscrire l'inondation dans la géohistoire du territoire en l'absence d'un événement de grave ampleur pour sensibiliser et responsabiliser. Toutefois ces évolutions ne se sont pas accompagnées d'une révision des connaissances historiques sur les inondations, leur chronologie et leur contextualisation historique et spatiale.
8La reconstitution d'une chronologie minutieuse des crues de 1700 à nos jours par le dépouillement de sources archivistiques et bibliographiques participe à cette reterritorialisation. Outre la dimension d'inventaire, cette démarche s'accompagne d'une classification semi-quantitative des crues du fleuve Charente afin de poser une base de connaissances communes. Ce travail de recherche s'intéresse à la fois à la crue, désignant l'élévation du niveau de la Charente à la suite de précipitations abondantes, et à l'inondation produite lorsque le cours d'eau en crue sort de son lit et submerge les espaces environnants. L'objectif de cette étude est donc de combler les lacunes sur des événements jusqu'à présent méconnus, mais également d'améliorer la connaissance sur le phénomène des inondations (M. LANG et al., 1998), sur l'évaluation du risque d'inondation (A. WILLIAMS et D. ARCHER, 2002 ; A.R. BLACK et F.M. LAW, 2004) et sur les événements extrêmes (M. BARRIENDOS et F.S. RODRIGO, 2006 ; B. DESAILLY, 1990). Il s'agit aussi de contribuer à légitimer les documents réglementaires (B. MARTIN, 2017), à façonner une histoire partagée des inondations et à s'approprier le risque pour mieux s'en préserver et le gérer. Les connaissances géohistoriques acquises au cours de ce travail serviront de point de départ pour amorcer une analyse sur l'évolution de la perception et de la gestion du risque d'inondation (P. ALLARD, 2001 ; J.M. ANTOINE et al., 2001 ; E. CHIFFRE et al., 2014 ; B. DESAILLY, 1999 ; P. VALETTE et al., 2011) et pour reconstituer une mémoire et une culture du risque d'inondation (J.M. ANTOINE, 1989 ; S. DOURNEL, 2016 ; F. GAZELLE et K. MARONNA, 2009).
9Ce travail vise à adapter à la Charente, un fleuve à faible énergie marqué par des crues à cinétique lente, une démarche géohistorique jusque-là principalement appliquée à des fleuves à forte énergie et aux enjeux importants. Il souligne les difficultés spécifiques à travailler sur la géohistoire des inondations d'un tel cours d'eau. Il est soumis à un aléa la plupart du temps modéré en termes de destructions et de victimes. En effet, l'enjeu humain est quasiment nul, en raison de la lenteur de la montée des eaux et de la faiblesse des vitesses d'écoulement, et les enjeux économiques sont limités par la présence de centres urbains de moyenne importance et de vastes zones d'expansion des crues (prairies naturelles et champs céréaliers). Le principal obstacle à cette étude est le manque de sources produites sur les crues en raison d'une dynamique fluviale lente et d'enjeux limités.
10Après une présentation des spécificités du terrain d'étude du fleuve Charente, ce travail de recherche expose la démarche et la méthodologie employées à l'écriture d'une géohistoire des inondations de la Charente. Les résultats obtenus seront comparés aux données chronologiques utilisées dans les rapports techniques qui ont servi de base aux délimitations réglementaires et à la chronologie des crues à l'échelle de la façade atlantique afin de dégager une éventuelle spécificité du fleuve Charente.
11Le bassin versant de la Charente (Fig. 1) couvre une superficie de 10550 km2, sur les départements de la Dordogne, de la Haute-Vienne, de la Vienne, des Deux-Sèvres, de la Charente et de la Charente-Maritime. Il recoupe trois grands ensembles géologiques (C. BRY et P. HOFLACK, 2004), mais draine principalement la partie sud-ouest du Bassin Parisien. Celui-ci est constitué de roches sédimentaires disposées en auréoles concentriques de plus en plus récentes vers le centre du bassin, qui reposent sur le socle du Massif Central à l'est de la Tardoire et du cours supérieur de la Charente.
Figure 1 - Le bassin versant de la Charente.
12Au nord d'une ligne Angoulême-Rochefort, le bassin versant se développe sur les formations sédimentaires calcaires du Jurassique, alors qu'au sud, les assises jurassiques sont recouvertes par des formations détritiques argilo-sableuses du Crétacé (EPTB Charente, 2016). L'amont est quant à lui entaillé dans les complexes métamorphiques et granitiques du Massif Central. Les sols, argilo-limoneux et imperméables, favorisent le ruissellement malgré un système de pentes faibles. Le potentiel d'infiltration est limité, à l'exception de la zone karstique de l'Angoumois (bassins de la Tardoire, de la Bonnieure et de la Touvre).
13Le bassin versant est exposé à un climat de type océanique : doux et ensoleillé avec des précipitations modérées – les précipitations annuelles varient généralement de 600 à 900 mm, avec une moyenne de 800 mm (C. BRY et P. HOFLACK, 2004). Elles augmentent progressivement d'ouest en est, allant de 700-800 mm à Rochefort à 900-1000 mm à La Rochefoucauld (EPTB Charente, 2016). Les pluies hivernales, qui découlent de perturbations originaires du nord-ouest, impactent l'ensemble du bassin et se prolongent durant le début de printemps.
14La Charente est la colonne vertébrale d'un système hydrographique comptant 6650 km de cours d'eau. Longue de 365 km, elle prend sa source à Chéronnac (département de la Vienne), à 295 m d'altitude. Sa pente moyenne est par conséquent extrêmement faible, de l'ordre de 0,86‰. Elle est plus forte en amont (1,46 ‰ en amont de Montignac ‒ pour 142 km), très faible dans sa partie médiane (0,42 ‰ dans l'Angoulêmois) et extrêmement faible dans sa partie aval (0,04 ‰ ‒ pour 100 km), jusqu'à Port-des-Barques (EPTB Charente, 2003).
15Ce travail se concentre sur le tronçon fluvial de la Charente compris entre Angoulême et Saintes (80 km). Ce secteur d'étude est d'un intérêt particulier, car il a été identifié comme un Territoire à Risque Important (TRI) d'inondation en raison des crues fréquentes du fleuve. Ce segment fluvial est orienté globalement est-ouest, en aval de l'inflexion majeure d'Angoulême. Ce changement d'orientation de la vallée se double d'une modification du relief. En effet, en amont, la plaine de la Charente s'inscrit dans une morphologie de méandres hérités, alors qu'en aval d'Angoulême, vers Châteauneuf-sur-Charente, le changement de direction s'accompagne d'une régularisation de la plaine. En outre, le style fluvial de la Charente évolue également, passant d'une anastomose complexe en amont d'Angoulême à une anastomose simple entre Angoulême et Cognac, puis à un style à chenal unique méandriforme jusqu'à Saintes. Sur ce linéaire, la Charente reçoit les confluences de la Nouère et de l'Antenne en rive droite et du Né et de la Seugne en rive gauche.
16Le module de la Charente à Saintes est de 140 m3/s et les débits mensuels moyens oscillent entre 80 m3/s lors des basses eaux de fin d'été et 210 m3/s en janvier lors des hautes eaux d'hiver (J. GRELIE, 1933 ; A. GIRET, 2002 ; EPTB Charente, 2016). La variabilité interannuelle est, quant à elle, très importante. Lors des étiages sévères, le débit peut descendre jusqu'à 6 m3/s et a contrario les débits de crue journaliers avoisinent 800 m3/s comme lors de la crue de 1982 (EPTB Charente, 2016). Malgré la modestie de cette valeur, la faible dimension du lit mineur et la pente très faible conduisent à des débordements récurrents et importants dans le lit majeur.
17Les crues de la Charente naissent généralement dans le haut-bassin, à l'amont de Mansle, et se produisent essentiellement de décembre à avril en réponse à des précipitations prolongées liées à des perturbations océaniques d'ouest qui génèrent des abats d'eau supérieurs à 100 mm en quelques jours. Ainsi, en 1982, le cumul des précipitations a atteint 247 mm en 17 jours.
18La Charente est ainsi confrontée à deux types de crues (DREAL Poitou-Charentes, 2014 ; EPTB Charente, 2016) :
-
Les crues générées par des épisodes pluviométriques courts (3 à 4 jours), mais intenses. Elles provoquent la naissance d'une onde de crue forte, mais de courte durée. Les débits enregistrés à Angoulême sont élevés, mais plus modérés à Saintes suite à l'atténuation de l'onde de crue lors de sa propagation vers l'aval.
-
Les crues dues à des précipitations persistantes (supérieures à une semaine) et soutenues sont à l'origine d'une onde de crue longue à Angoulême. La crue se renforce vers l'aval, la durée de l'épisode entraînant la contribution efficace des affluents (Antenne, Né et Seugne) à la pointe de crue. Le débit à Saintes atteint alors des valeurs très élevées.
19Quelle que soit la situation météorologique, les crues ont une cinétique lente, pour la montée des eaux comme pour la décrue. Aux faibles vitesses d'écoulement sont associées des durées de submersion longues et une forte extension des eaux dans le lit majeur, large de 2 à 3 km à certains endroits. À Saintes, la Charente est considérée en crue lorsqu'elle dépasse la cote d'alerte fixée à 4 m. À partir de 4,90 m, les premières rues de la ville sont recouvertes par les eaux (route de Taillebourg, rue Pont-Amillion et rue de Taillebourg), mais la route de Courbiac en aval de Saintes est inondée dès 3,70 m,. À partir de 5,65 m, les quais (quai de l'Yser, quai de la République...) et les rues adjacentes (boulevard Quillet-Maillet, rue du Pérat, rue Gautier, rue Denfert-Rochereau...) sont submergés.
20La crue de l'hiver 2018 issue d'épisodes pluviométriques courts et successifs est à ce titre exemplaire. Les hauteurs d'eau enregistrées traduisent un débordement aux conséquences limitées. L'eau a atteint 4,09 m à Angoulême le 24 janvier à deux heures et 5,01 m à Saintes le 27 janvier à huit heures. Elle s'est maintenue pendant quatre à cinq semaines dans le lit majeur entre Angoulême et Saintes (janvier/février), provoquant la fermeture d'une partie du réseau routier secondaire, la submersion des îles, bois, prairies et champs agricoles, mais également l'inondation partielle des zones de loisir et touristiques (campings et aires de jeux à proximité du fleuve) ainsi que des berges des quais de Saintes, Cognac, Jarnac et Angoulême.
21En revanche, la crue exceptionnelle de décembre 1982 résulte de la succession d'un épisode long de pluies régulières (15 jours) et de deux épisodes courts de pluies intenses. L'ensemble du bassin de la Charente a enregistré des hauteurs d'eau importantes (5,57 m à Angoulême le 22 décembre à minuit et 6,84 m à Saintes le 24 décembre à seize heures). La submersion a duré environ un mois. Bien qu'elle n'ait causé aucun dommage humain direct, elle a été responsable de l'inondation d'environ 3000 maisons et d'une partie du réseau routier provoquant la paralysie partielle du tissu économique et industriel charentais.
22L'ampleur des débordements de la Charente résulte de l'influence de plusieurs facteurs : la modestie du lit mineur et la pente très faible, la présence de deux verrous topographiques (traversées de Saintes et de Cognac) et la réduction des zones d'expansion de crue (prairies et espaces boisés, de plus en plus souvent remplacés par des champs voués à des cultures céréalières) au profit de l'urbanisation.
23Écrire la géohistoire des inondations survenues dans la vallée de la Charente depuis le XVIIIème siècle a nécessité la mise en œuvre d'une démarche et d'une méthodologie dépendantes des sources d'information. Un vaste travail d'inventaire des sources a été entrepris auprès des archives départementales et municipales. Il a été complété par le dépouillement de la presse, locale et régionale, par l'étude de cartes postales anciennes et par la consultation d'ouvrages d'érudits du XIXème siècle. De là, il a été possible de produire une chronologie et une classification des événements. Le choix de commencer en 1700 s'explique par la rareté des sources historiques avant 1700 et donc l'impossibilité de disposer d'un effectif suffisant en vue d'une analyse statistique (exemples : crue de 1481 pour Angoulême, crues de 1501, 1513, 1517, 1534 et 1536 pour Cognac et crues de 1560, 1576 et 1579 pour Saintes). L'inscription de cette étude sur trois siècles permet d'inscrire cette recherche dans un temps long et d'identifier les grandes périodes de fonctionnement hydrologique du fleuve Charente.
24Au regard de la faiblesse des connaissances acquises antérieurement, il a fallu constituer un corpus documentaire de référence pour étudier le risque d'inondation dans la vallée de la Charente. L'inventaire s'est principalement focalisé sur les Archives Départementales de la Charente-Maritime et de la Charente (Fig. 2, Tab I) : la série S (travaux publics), la série W (archives contemporaines), la série Fi (fonds iconographique), la série L (archives révolutionnaires 1790-1800) et la série 1C (fleuve Charente) spécifique aux Archives Départementales de la Charente. L'exploitation de la série S s'est appuyée sur une consultation des inventaires et une sélection des cotes par mots-clefs. Relativement bien conservé, le fonds de la série S des Archives Départementales de la Charente-Maritime constitue une véritable mine d'informations sur les inondations de la Charente dans son cours inférieur au XIXème siècle et au début du XXème siècle. La série W a donné lieu à l'étude des bordereaux de versement, afin de sélectionner les documents les plus intéressants ‒ la plupart sont issus des archives versées par l'EPTB Charente. La consultation des archives contemporaines s'est ensuite élargie au fonds d'archives du Service d'Hydrologie Maritime de la Direction Départementale de la Charente-Maritime. N'ayant pas encore été inventorié, il a nécessité un dépouillement systématique.
Figure 2 - Séries des Archives Départementales et leur distribution temporelle.
Tableau I - Cotes des Archives Municipales et Départementales consultées.
25Les Archives Municipales de Saintes ont permis d'affiner, à l'échelle locale, les connaissances sur les inondations apportées par les archives départementales modernes (série S) et contemporaines (série W) (Tab. I).
26Le dépouillement de la presse régionale et locale pour les événements de crue extrême a fourni des données utiles à la qualification des événements. En raison de leur qualité et de leur accessibilité, l'attention s'est portée sur les collections numérisées par les Archives Départementales de la Charente et s'est concentrée sur les trois journaux suivants : Le Charentais : journal politique, administratif, littéraire et d'annonces (1834 à 1895), L'Ère nouvelle des Charentes : journal politique, commercial et d'annonces (1871 à 1940) et La Charente (1883 à 1940). Pour la période postérieure à 1940, le quotidien Sud-Ouest constitue la source privilégiée (à partir de 1944), d'autant qu'il a contribué à l'édition de deux livres, "Saintes Décembre 1982 La crue" et "La dérivée. Un fleuve en colère. Saintes, les inondations, 1994", rassemblant la quasi-totalité des articles publiés par le journal lors de ces deux crues exceptionnelles. L'étude de la presse s'est concentrée sur 21 événements. La presse, régionale et locale, complète avantageusement les sources archivistiques en raison des informations sur les dommages induits (routes, habitations, ouvrages d'art, commerces...), mais également sur les pertes agricoles, les hauteurs d'eau, les débits, les estimations des coûts, les mesures pour lutter contre les inondations et les références à des crues antérieures.
27Parmi les ouvrages d'érudits du XIXème siècle ayant enrichi le corpus documentaire, il faut mettre en exergue l'œuvre de Maurice CHAMPION intitulée "Les inondations en France depuis le VIe siècle jusqu'à nos jours" (tome 5). Enfin, une collection de cartes postales a été constituée à partir des fonds d'archives publics (série Fi) et privés, dont une série sur Saintes, Cognac et Angoulême sous les eaux lors de la crue de 1904.
28Les sources archivistiques se sont révélées indispensables pour établir une chronologie des inondations de la Charente et comprendre la relation entre la société et le fleuve au travers du risque d'inondation. Il s'agit de mémoires et rapports émanant d'ingénieurs de l'administration des Ponts-et-Chaussées, de projets d'aménagements postérieurs aux crues, mais également de cartes, de correspondances et de notes diverses. Les archives modernes (séries S et 1C) renseignent sur les caractéristiques du régime du fleuve, l'analyse de l'inondation (causes, dégâts, plaintes) et les mesures de protection sur la période 1800-1940 (jusqu'au 10 juillet 1940). Les archives contemporaines (série W) abordent, quant à elles, les mesures de prévention et de protection contre les inondations pour la période postérieure au 10 juillet 1940. En complément, la consultation du fonds d'archives communales est venue affiner la recherche sur les crues de la Charente des XXème et XXIème siècles.
29Ces sources archivistiques présentent toutefois des limites en termes de quantité, de qualité, d'exhaustivité et de fiabilité. Ce dernier point nécessite une certaine prudence dans l'interprétation et implique d'adopter un regard critique, car elles ne sont pas neutres et reflètent les intérêts de leurs auteurs (R. BRÁZDIL et al., 2005 ; P. VALETTE et J.M. CAROZZA, 2010 ; O. WETTER, 2017). Il convient de procéder à une contextualisation de chaque document et de croiser les sources. Des biais de conservation et/ou de transmission sont toujours possibles. Il apparaît également que seuls les événements de crue ayant un impact sur la société sont mentionnés de manière exhaustive, les événements mineurs étant négligés. Or la dynamique des inondations du fleuve Charente est caractérisée par des écoulements lents, y compris lors des crues, et par une faible érosion des berges. Il y a donc peu d'archives, faute de véritables dommages. L'ensemble concourt à donner à la Charente l'image méritée d'un fleuve aux crues modestes en termes de destructions et de dégâts.
30Outre les archives, la presse se fait l'écho des représentations et des perceptions du risque d'inondation par les sociétés locales. Les journaux participent ainsi à la reconstitution des événements de crue et contribuent à la mémoire collective, bien que la presse reste une source controversée pour la communauté scientifique (L. WITH, 2014, 2015).
31Information partielle ou mensongère, subjectivité du journaliste, catastrophisme et amplification d'événements pour "faire vendre" sont des éléments avec lesquels le chercheur est amené à composer pour réaliser une analyse diachronique de l'information avec un regard critique (Y.F. LE LAY et A. RIVIÈRE-HONEGGER, 2009), car toute information ne peut pas toujours être vérifiée et recoupée (J.M. ANTOINE, 2010). Seules les grandes crues de la Charente font l'objet de multiples articles dans la presse, en raison des dommages qu'elles ont provoqués et de l'impact qu'elles ont eu sur le quotidien de la population charentaise. À l'inverse, les crues modestes très fréquentes de la Charente sont généralement passées sous silence, car elles sont sans conséquence dommageable sur les biens et les personnes. Cette situation, combinée à une forte médiatisation des événements extrêmes récents et à un silence quasi total sur les événements modestes, a un impact sur la conservation d'une mémoire du risque d'inondation auprès de la société.
32Il faut néanmoins souligner l'inégalité spatiale de l'information dans les récits d'inondation, en particulier dans la presse ancienne avec, d'une part, une attention sur les zones urbaines (Angoulême, Cognac et Saintes) où les enjeux sont importants alors qu'elles ne sont pas forcément les lieux les plus touchés et, d'autre part, une occultation quasi générale des conséquences sur les villages et hameaux riverains de la Charente.
33Quand bien même la crue engendrerait des dommages importants, l'événement peut être relégué au second plan, voire totalement occulté, par une actualité nationale ou internationale brûlante. Par exemple, les crues extrêmes de décembre 1882 et de décembre 1944 à Saintes ont été passées sous silence au profit d'une épidémie de fièvre typhoïde et de la guerre.
34Les ouvrages d'érudits du XIXème siècle, en particulier ceux de Maurice CHAMPION et de J.P. QUÉNOT, apportent des renseignements supplémentaires sur les crues de la Charente aux XVIIIème et XIXème siècles. Les auteurs ont eu recours à diverses sources (articles de journaux) pour établir leur propre chronologie des crues de la Charente. Chaque chronologie doit toutefois être analysée avec prudence, car les sources utilisées n'ont pas pu être retrouvées pour vérifier leur fiabilité et elles s'avèrent en outre non-exhaustives. Seuls les événements dommageables sont jugés dignes d'intérêt et mentionnés par l'historien.
35Constituer une chronologie des crues s'avère être un point de départ pour initier une géohistoire partagée des inondations (B. MARTIN et al., 2017). Elle participe à (re)construire une mémoire et une culture du risque d'inondation (D. CŒUR et M. LANG, 2000) et à réaliser une analyse des représentations et des perceptions des inondations (N. DUPONT, 2012). Une telle chronologie des crues fait ressortir les événements extrêmes sur un temps long impliquant le fleuve et l'ensemble de ses affluents (B. MARTIN et al., 2015) et permet de réaliser une comparaison diachronique des événements extrêmes (R. BRÁZDIL et al., 2004 ; L. ELLEDER, 2015). Elle met aussi en évidence une certaine réalité des inondations à travers l'analyse de leur fréquence, de leur saisonnalité, de leur intensité, de leur localisation (M. BARRIENDOS et F.S. RODRIGO, 2006 ; A.R. BLACK et F.M. LAW, 2004 ; L.J. MCEWEN, 1990 ; R. BRÁZDIL et al., 2006), ainsi que de leurs conséquences sur les riverains du fleuve et sur leur perception des inondations (N. DUPONT, 2012).
36La chronologie des crues du bassin versant de la Charente est toutefois fortement dépendante des moyens techniques mis en place pour assurer les suivis hydrologiques du cours d'eau (relevés des hauteurs d'eau faits par les éclusiers lors des plus fortes crues au XIXème siècle ; installation des échelles limnimétriques à la fin du XIXème siècle dans la partie inférieure du fleuve ; suivis hydrologiques partiels entre 1900 et 1960, devenus continus depuis 1970) et de la qualité et de la quantité des informations disponibles dans les archives (D. CŒUR et M. LANG, 2000). Or la plupart des renseignements relatifs aux inondations sont liés aux dommages, donc à la vulnérabilité des sociétés par rapport au risque et non à l'aléa en lui-même (B. MARTIN et al., 2019). La vulnérabilité des sociétés exerce alors une influence à la fois sur l'information et la chronologie (B. MARTIN et al., 2017 ; L. WITH, 2014). En effet, l'extension de l'urbanisation accentue la vulnérabilité des territoires, ce qui peut avoir pour conséquence une augmentation du nombre de crues répertoriées dans les archives. Néanmoins elle peut avoir un effet inverse si, face à l'augmentation de leur vulnérabilité, les territoires mettent en œuvre des mesures de protection qui réduisent l'ampleur des inondations et donc leur présence dans les archives. Il convient également de préciser que la qualité des documents archivés est hétérogène et diminue en relation avec l'ancienneté des sources. Au final, la chronologie des crues de la Charente ne peut être qu'incomplète sur la période considérée et elle s'apparente à une chronologie des inondations dommageables.
37Une classification des crues de la Charente a été établie en vue d'apporter de la consistance à la chronologie, de quantifier le phénomène de crue à partir des informations qualitatives issues du corpus documentaire et de hiérarchiser les crues selon leur niveau d'intensité.
38La classification des crues de la Charente s'est appuyée sur les travaux relatifs aux crues dans la plaine de Grenoble (D. CŒUR, 2003) et dans le fossé rhénan (B. MARTIN et al., 2015), aux inondations du Rhône en aval d'Orange (G. PICHARD et É. ROUCAUTE, 2014), à celles de la Lauch (L. WITH, 2014), de l'Ardèche (R. NAULET, 2002 ; D. CŒUR et M. LANG, 2008) et du Guiers (M. LANG et al., 1998) et à la hiérarchisation des événements remarquables d'inondation (M. BOUDOU, 2015 ; M. BOUDOU et al., 2015).
39La classification retenue distingue quatre niveaux d'intensité : événements faibles (1), modérés (2), forts (3) et exceptionnels (4) déterminés en fonction des dommages occasionnés par les crues (Tab. II). Parallèlement, les conditions hydro-météorologiques à l'origine du phénomène, l'emprise spatiale de l'inondation et l'impact géomorphologique sur le fleuve ont été recensés. Lorsqu'elles sont disponibles, ces données ont été recoupées avec les hauteurs d'eau et les débits. Les mesures de prévention et de protection mises en œuvre pendant et après l'inondation ont aussi été collectées. Ces critères permettent d'enrichir la description globale du phénomène et d'appréhender l'attitude des sociétés riveraines durant et après la crue.
Tableau II - Critères de classification des crues de la Charente.
40Cette classification ne peut reposer sur les seuls critères quantitatifs mentionnés, car les observations (rapports et cartes) et les relevés sont isolés, lacunaires et se concentrent essentiellement sur les événements extrêmes du XIXème siècle jusqu'au début du XXIème siècle. Les valeurs enregistrées par l'administration des Ponts-et-Chaussées et les repères de crue antérieurs à 1920 doivent être incorporés avec prudence, en raison de leur fiabilité parfois incertaine. Il faut attendre les années 1920 pour commencer à avoir un meilleur suivi hydrologique du fleuve (période 1922-1937) et les années 1970 pour une mesure continue des hauteurs d'eau de la Charente. Par conséquent, les relevés de hauteur d'eau ont été surtout pris en compte pour les crues du XXème siècle (périodes 1922-1937 et 1970-2018).
41Un cinquième niveau (-1) regroupe les crues avérées et mentionnées par plusieurs sources mais pour lesquelles les informations sont peu disponibles, voire inexistantes en termes d'intensité, de dommages, d'extension géographique et/ou de datation. Ce niveau négatif préserve l'information et évite de fausser le reste du classement (E. GARNIER, 2008 ; L. WITH, 2015).
42Chaque crue a été analysée séparément. Pour certaines, il a été facile de les répartir entre les différents niveaux d'intensité en raison de la profusion des documents les concernant. À l'inverse, pour d'autres, cela s'est avéré plus délicat, en particulier pour les crues les plus anciennes. Par conséquent, il existe un risque de sous-estimation ou de surestimation de l'événement de crue, ce qui introduit une forme d'incertitude.
43Une des limites principales de la classification réside dans la disponibilité des sources. Le manque de sources sur certaines crues peut provenir, au moins en partie, de l'absence de dommages. Cela concerne potentiellement des crues de gravité faible ou modérée ayant eu lieu sur le territoire charentais au cours du XVIIIème siècle et au début du XIXème siècle. Mais des événements forts ou extrêmes anciens peuvent aussi être l'objet d'informations éparses, en raison des failles des archives (c'est-à-dire des biais de préservation : archives détruites, perdues, vendues, non classées).
44Cette chronologie développée sur trois siècles permet d'aborder deux types d'évolution : une évolution quantitative, faisant référence à la fréquence des phénomènes, et une évolution qualitative, par laquelle on entend, d'un côté, la plus ou moins grande intensité des événements et, de l'autre, leur saisonnalité.
45La chronologie établie comptabilise 145 événements entre 1700 et 2018 (Tab. III, Fig. 3). Cette base de données est très exhaustive, alors que les données historiques de référence du document réglementaire du TRI ne recensent que 24 événements (les plus notables) entre 1579 et 2014 (DREAL Poitou-Charentes, 2014). La répartition décennale des crues de la Charente n'est pas homogène. Elle montre une augmentation du nombre d'événements dans le temps en liaison avec une augmentation des données disponibles et/ou accessibles.
Tableau III - Répartition des crues de la Charente (1700-2018) d'après leur niveau de gravité.
Figure 3 - Recensement des crues du fleuve Charente entre 1700 et 2018 (nombre d'événements par décennies).
46Plusieurs éléments peuvent être avancés pour expliquer ce constat, comme une plus forte quantité et une meilleure qualité des informations sur les crues à partir du XXème siècle ou comme la perte de l'information historique (destruction des archives de Saintes suite à l'incendie de l'Hôtel-de-Ville dans la nuit du 11 au 12 novembre 1871). Ce constat est également à mettre en liaison avec la mise en place du Service d'Annonce des Crues et d'un réseau de stations de mesure à partir de la fin du XIXème siècle jusqu'aux années 1970 (mesures sporadiques pour les périodes 1850-1921 et 1938-1970, mesures complètes pour la période 1922-1937), le développement de la presse à partir de la moitié du XIXème siècle, une attention plus soutenue vis-à-vis des risques naturels (XXème siècle), enfin la mise en œuvre d'actions pour initier une mémoire et une culture du risque d'inondation autour des événements les plus dommageables et récents (outils réglementaires, bases de données).
47Bien que les inondations soient fréquentes à l'échelle du bassin, l'analyse des données permet d'observer une certaine rythmicité de la dynamique hydrologique du cours d'eau depuis le XVIIIème siècle et de rendre compte de l'identification de périodes en fonction de la variabilité de la fréquence des phénomènes. La chronologie des crues charentaises peut être alors divisée en quatre grandes phases.
48De 1700 à 1899, les crues de la Charente sont fréquentes, en particulier les épisodes d'ampleur "exceptionnelle". La distribution des inondations n'est néanmoins pas uniforme. Si la période 1870-1899 voit une exacerbation de l'activité hydrologique conjuguant une fréquence élevée des crues "courantes" et une fréquence élevée des crues "exceptionnelles", d'autres périodes manifestent une moindre activité (1700-1729, décennie 1740, 1760-1799, décennies 1820, 1840 et 1850) ou même une "relative" accalmie (décennies 1730, 1750, 1810, 1830, 1860). Les périodes 1760-1799 et 1840-1859 ont connu peu de crues, mais de grandes inondations : en 1768, 1783 et 1791 pour la première, en janvier 1842 et en novembre 1859 pour la seconde.
49Le début du XXème siècle (1900-1939) se caractérise par une nouvelle période de crise majeure et annonce une recrudescence des épisodes de crue "courants" (niveau 1 et niveau 2) et des épisodes "importants" et/ou "exceptionnels" (niveau 3 et niveau 4). Les années 1904, 1907, 1910, 1912 et 1914 sont ainsi marquées par des crues de forte ampleur causant des dommages considérables. Après la décennie 1940, pour laquelle le manque de témoignages ne permet pas de rendre compte de la dynamique de la Charente, la période 1950-1969 connaît à nouveau une activité hydrologique importante, soulignée par l'occurrence des épisodes de crue "courants" (24 crues en 20 ans) et la raréfaction des épisodes de crue "importants" et/ou "exceptionnels". Seules les crues de novembre-décembre-janvier 1952 et de janvier 1961 viennent rompre l'atonie hydrologique de cette période.
50La fin du XXème siècle apparaît, dans une certaine mesure, comme une période de moindre activité hydrologique en termes de fréquence, mais elle connaît des phénomènes intenses. Deux pics de recrudescence de l'activité hydrologique de la Charente se dégagent, d'une part, les années 1980-1983 et, d'autre part, les années 1994-2000, au cours desquelles surviennent la crue centennale de décembre 1982 et la crue cinquantennale de janvier 1994, qui prennent la dimension de catastrophes. Le nombre de crues décroît ensuite rapidement au début du XXIème siècle et aucun événement important et/ou exceptionnel n'est enregistré au cours des 25 dernières années.
51Afin de traiter l'évolution qualitative de la dynamique historique des inondations de la Charente à travers l'intensité des phénomènes, les données chronologiques ont été accompagnées d'une classification semi-quantitative des événements de crue (Fig. 4). La répartition des crues de la Charente d'après leur intensité révèle une prédominance des crues des niveaux 1 et 2, conformément aux spécificités de la dynamique fluviale de la Charente, et du niveau -1 aux XVIIIème et XIXème siècles, en liaison avec la rareté et l'imprécision des sources de données.
Figure 4 - Répartition des 145 crues de la Charente entre 1700 et 2018, par niveau de gravité (à gauche) et par niveau de gravité et par siècle (à droite).
52Les événements attribués au niveau -1 augmentent entre les XVIIIème et XIXème siècles, puis diminuent jusqu'à disparaître vers la période actuelle. Cette évolution s'explique, d'une part, par la pauvreté qualitative et quantitative des sources anciennes et, d'autre part, par la mise en place d'un réseau de mesure des hauteurs d'eau à partir de la seconde moitié du XIXème siècle. Ce réseau fournit une connaissance objective des crues, sans qu'il soit obligatoire de se référer à des dommages plus ou moins bien renseignés.
53A contrario, les événements répertoriés pour les niveaux 1, 2, 3 et 4 augmentent considérablement au XXème siècle. Il faut y voir la résultante de l'augmentation des sources disponibles et/ou accessibles à partir du XIXème siècle (demandes pour solliciter des financements pour la reconstruction d'ouvrages ; rapports techniques établis suite aux inondations dommageables ; organisation d'un suivi systématique aux échelles limnimétriques, à partir de la crue de 1842 pour la ville de Saintes ; mise en place de systèmes de garantie et d'indemnisation invitant les administrés à déclarer les pertes subies lors des inondations...), mais aussi de l'augmentation de la vulnérabilité du territoire, voire de conditions météorologiques plus propices à la formation de crues.
54Il convient de préciser que l'importance d'une crue n'est pas toujours homogène à l'échelle du bassin. Certaines occasionnent de fortes inondations et d'importants dommages localement, alors qu'elles peuvent être ressenties de moindre ampleur sur le reste du bassin. L'analyse des hauteurs d'eau atteintes aux échelles limnimétriques des villes riveraines de la Charente lors des crues historiques des niveaux 3 et 4 illustre ce constat et révèle qu'il est difficile d'établir un classement des plus grandes inondations sur l'ensemble du bassin de la Charente (Tab. IV).
Tableau IV - Cotes mesurées sur la Charente aux échelles limnimétriques d'Angoulême, Jarnac, Cognac et Saintes pour les crues importantes du XXème siècle.
Dans l'interprétation de ces données, nous avons fait l'hypothèse que les stations limnimétriques n'avaient pas subi de modification sensible au cours de la période d'observation.
55La hiérarchie des plus fortes crues classées selon la hauteur d'eau atteinte, est différente d'un point d'observation à l'autre. Cela s'explique, entre autres, par le caractère des perturbations à l'origine des épisodes. Par exemple, la crue de mars-avril 1962, issue d'un épisode court de précipitations intenses, a donné une hauteur d'eau parmi les plus fortes relevées à Angoulême (5,40 m) et une valeur qui n'est pas parmi les plus élevées à Saintes (5,68 m). À l'inverse, les crues de février 1904, de décembre 1982 et de janvier 1994, engendrées par un épisode long de pluies soutenues, suivi parfois par des épisodes pluvieux de courte durée (décembre 1982), ont atteint des hauteurs d'eau très fortes à Saintes (6,67 à 6,84 m), ce qui a provoqué de longues inondations et d'importants dommages matériels, alors que leur gravité a été plus modérée à Angoulême, en particulier pour la crue de 1904.
56Connaître la chronologie des crues permet aussi de les distinguer selon le positionnement dans l'année. Toutefois les résultats de cette démarche doivent être appréhendés avec précaution, car il a été impossible de renseigner le mois de l'année et/ou la saison pour respectivement 39 et 34 crues.
57Les "crues d'hiver" (au sens astronomique) sont des "crues océaniques" engendrées par des systèmes perturbés d'ouest à l'origine d'épisodes pluvieux longs et intenses. Elles provoquent de longues submersions, en particulier sur le cours inférieur de la Charente. Ces crues sont les plus fréquentes, avec 84 événements sur la période 1700-2018 (Fig. 5). L'hiver compte les épisodes les plus mémorables, avec les crues de décembre 1982 et de janvier 1994, mais aussi celles de mars 1923, de l'hiver 1935-1936 et de janvier 2003.
Figure 5 - Évolution historique de la répartition saisonnière des crues de la Charente par demi-siècle (1700-2018).
P : printemps. E : été. A : automne. H : hiver. NR : non renseigné.
Les saisons sont considérées au sens astronomique.
58Les "crues de printemps" sont moins nombreuses (15 événements de 1700 à 2018). Faisant suite à un hiver humide et pluvieux, elles viennent grossir les hautes eaux habituelles du début du printemps. Ce fut le cas des crues de fin mars-début avril 1912, 1914 et 1934.
59Les "crues d'été" sont le résultat soit de perturbations de faible intensité mais de longue durée, soit d'orages estivaux violents. Seules 4 crues sont répertoriées pour cette saison, en août 1713, septembre 1725, août 1768 et dans l'été (mois non précisé) 1806.
60Les "crues d'automne" sont dues au passage de perturbations pluviogènes de circulation sud-nord, qui apportent des précipitations abondantes, responsables de submersions de longue durée (3 à 4 semaines). Parmi les 8 crues reconnues pour l'automne, les plus remarquables sont celles d'octobre-novembre 1959, de septembre-octobre 1872 et de novembre-décembre 1910.
61À l'échelle mensuelle (Fig. 6), janvier rassemble le plus grand nombre de crues (28), suivi de près par février (25). 13 crues sont connues pour mars et 8 pour avril, mais aucune pour mai, juin et juillet. Il faut attendre novembre pour retrouver un total de 7 crues, avant de revenir à une situation "hivernale" en décembre (21 crues).
Figure 6 - Recensement des crues de la Charente de 1700 à 2018 selon leur mois de survenance.
62La dynamique hydrologique du fleuve et ses déterminants climatiques semblent pouvoir être mesurés à partir de la distribution saisonnière et mensuelle des crues. En effet, une variation des saisons de survenance des phénomènes illustre des changements de circulation atmosphérique. L'analyse de la distribution saisonnière des crues de la Charente sur le long terme fait ressortir trois évolutions significatives (Fig. 7) :
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l'augmentation croissante du nombre de crues d'hiver vers la période actuelle,
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la hausse sensible du nombre de crues d'automne entre les XIXème et XXème siècles,
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l'absence des crues d'été à partir du XIXème siècle.
Figure 7 - Évolution historique de la répartition saisonnière des crues de la Charente par siècle (1700-2018).
P : Printemps, E : Été, A : Automne, H : Hiver et NR : crue non renseignée.
63Dans un premier temps, le rôle d'un facteur climatique peut être envisagé pour expliquer ces évolutions, étant donné que la genèse des épisodes de crue est commandée par la pluviométrie (durée et intensité). La première évolution peut ainsi s'expliquer par une prédominance des circulations atmosphériques d'ouest associées à des perturbations pluviogènes de durée et d'intensité variables. La seconde suppose, quant à elle, une "méditerranéisation" probable du régime des crues. La troisième, enfin, peut évoquer l'absence de conditions climatiques favorables au déclenchement d'orages estivaux violents et pluvieux.
64Le travail d'analyse chronologique des crues de la Charente s'est poursuivi par le recensement des repères de crue et des données disponibles dans les services hydrologiques. Les limnigrammes et les bordereaux journaliers de mesure des hauteurs d'eau conservés aux Archives Municipales de Saintes ont été dépouillés. Ils ont permis d'établir une chronologie des hauteurs d'eau à l'échelle de mesure du pont Palissy à Saintes (1904-2018), en prenant en compte seulement les crues supérieures à la cote d'alerte (4 m), et de réaliser une analyse en termes de fréquence apparente suivant la méthode proposée par R. LAMBERT et al. (2001). Cette analyse a été réalisée pour la période 1904-2018 étendue aux crues historiques à partir de 1779 (Fig. 8). Les hauteurs d'eau antérieures à 1904 ont été consignées par M. ROBIN, sous-ingénieur des Ponts-et-Chaussées à Saintes, transmises à Charles DANGIBEAUD et retranscrites par ce dernier dans un Bulletin de la Société des Archives Historiques - Revue de la Saintonge et de l'Aunis (tome XXIV, 1904). Cette chronologie des hauteurs d'eau est la plus précise pour le tronçon fluvial Angoulême-Saintes, en raison de la forte vulnérabilité de la ville et d'une connaissance exhaustive des hauteurs d'eau atteintes pour les crues importantes depuis la seconde moitié du XIXème siècle et pour l'ensemble des crues sur la période 1904-2018.
65Le graphique présentant la relation entre la hauteur et la fréquence des crues (Fig. 8) montre plusieurs ruptures de pente. Elles témoignent du franchissement de seuils géomorphologiques. La première rupture, à 5,60 m, indique le débordement en lit majeur et la seconde, aux alentours de 6,50 m, pourrait marquer le débordement à la limite entre le lit majeur périodique et le lit majeur exceptionnel. Pour la période 1904-2018, les points s'alignent relativement bien, excepté pour 1982, 1904, 1923, 1994, 1936, 1961 et 1944, ce qui correspond aux hauteurs d'eau suivantes : 6,84 m, 6,77 m, 6,74 m, 6,67 m, 6,50 m, 6,46 m et 6,40 m. Or, lorsque les crues historiques depuis 1779 sont ajoutées au graphique, les hauteurs d'eau atteintes par les crues de 1982, 1904, 1923, 1994, 1936, 1961 et 1944 apparaissent être moins exceptionnelles, du fait du positionnement des crues de 1779 (6,90 m), 1842 (6,70 m), 1882 (6,35 m) et 1859 (6,32 m).
Figure 8 - Relation, pour la Charente à Saintes, entre hauteur et fréquence des crues sur la période 1904-2018, ainsi que pour de très forts épisodes historiques.
66La relation hauteur / fréquence peut être analysée au regard de la section en travers du cours d'eau. En effet, l'augmentation des hauteurs d'eau lors des crues semble être une réponse de l'hydrosystème à l'aménagement du lit de la Charente après la fin du XVIIIème siècle. Les périodes de grands aménagements (ouvrages de navigation et de franchissement du cours d'eau) des XVIIIème (1776-1783) et XIXème (1840-1859, 1870-1889) siècles, puis l'urbanisation à partir du XXème siècle, coïncident avec les crues les plus importantes en termes de hauteur d'eau, de dommages et d'impact sur les sociétés (1779, 1842, 1859, 1879, 1882, 1904, 1923, 1961, 1982, 1994). À la lumière de ces résultats, il apparaît que la commune de Saintes est soumise à une fréquence élevée des inondations de la Charente, qui manifestent parfois des hauteurs d'eau élevées et provoquent des dommages importants, depuis la fin du XVIIIème siècle.
67Trois crues historiques se distinguent : 1779 correspondant aux plus hautes eaux connues dont la valeur de hauteur d'eau est toutefois approximative (repère sur la pierre d'un mur de la rue Pont des Monards), 1842 atteignant une valeur de hauteur d'eau supérieure à celle de 1994, et 1904 dépassée de peu (5 cm) par 1982. Pour autant, ces dernières sont moins développées dans les PPRI, le PAPI et la SLGRI, et moins exploitées par les gestionnaires du risque d'inondation, que la crue du siècle de 1982, plus récente dans les mémoires. Ce constat met en lumière la nécessité d'entretenir une mémoire et une culture durable du risque d'inondation en Charente-Maritime et en Charente.
68Les déterminants de la variabilité des extrêmes hydrologiques sont complexes et multifactoriels et nécessiteront, pour une interprétation complète, une mise en perspective des dynamiques climatiques, mais aussi démographiques, d'occupation du sol et d'aménagement du fleuve à l'échelle du bassin. Toutefois les résultats préliminaires présentés appellent plusieurs réflexions :
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La fin du XVIIIème siècle semble avoir connu les phénomènes les plus intenses. En revanche, leur fréquence a été maximale à la fin du XIXème siècle. Enfin, le début du XXème siècle a été marqué à la fois par une intensité et une fréquence assez élevées.
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La période d'exacerbation de l'activité hydrologique de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle résulte probablement de facteurs climatiques auxquels s'ajoute une mention systématique des phénomènes dans les sources d'archives.
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La seconde moitié du XVIIIème siècle serait alors le fruit d'une crise climatique, alors que la fin du XIXème siècle et le début du XXème associeraient une crise climatique et une crise environnementale. La première serait liée aux variations climatiques agissant sur la fréquence et l'intensité des crues. La deuxième ferait référence aux dynamiques sociales, en particulier celles impactant les modes d'utilisation et de mise en valeur du bassin versant.
69Le comportement hydrodynamique de la Charente pourrait être associé aux variations du climat. Ce dernier peut, par ailleurs, être corrélé avec des marqueurs de la variable climatique : les dates des vendanges, tardives ou précoces, dans la région Nouvelle-Aquitaine et les données dendrochronologiques recueillies sur des hêtres du Pays Basque renseignent sur l'évolution des températures au cours des derniers siècles (F. GROUSSET, 2013). La comparaison des données chronologiques des crues de la Charente avec ces deux marqueurs permet de distinguer des périodes soumises étroitement aux conditions climatiques.
70Les années 1700 à 1850 du Petit Âge Glaciaire (1550-1850) constituent une période très contrastée au niveau de la fréquence des phénomènes courants aussi bien qu'exceptionnels et non une période homogène d'exacerbation de l'activité hydrologique. Cette période est également marquée par la présence de crues d'été violentes au XVIIIème siècle et par l'apparition de crues d'automne au XIXème siècle. Il semble aussi qu'elle soit caractérisée par des printemps et des étés froids et humides (vendanges tardives), bien que des irrégularités apparaissent dans le détail, avec des années froides et humides alternant avec des années chaudes. Cette première observation est conforme à ce que l'on connaît du Petit Âge Glaciaire. Celui-ci est décrit comme une période où s'observe un climat variable d'une saison à l'autre et d'une année à l'autre, alternant des hivers froids et neigeux et des hivers humides et pluvieux, des étés chauds et secs et des étés froids, humides et "pourris" (H.H. LAMB, 1982 ; E. LE ROY LADURIE, 1983). Il est marqué par une forte variabilité des précipitations (C. PFISTER, 1980) et une fréquence élevée des événements hydrométéorologiques (sécheresses, coulées de boue...) (H.H. LAMB, 1982).
71La période allant de 1870-1899 (post Petit Âge Glaciaire) jusqu'aux années 2010 connaît un réchauffement. Les années 1870-1899 sont marquées par une forte variabilité interannuelle, des années froides et humides (vendanges tardives), actives sur le plan hydrologique, alternant avec des années chaudes et sèches (vendanges précoces). Le XXème siècle, quant à lui, est caractérisé par un réchauffement progressif et une opposition moins brutale entre années froides et humides et années chaudes et sèches, ce qui ne permet pas d'avancer une explication globale sur la situation hydrologique de la Charente au cours de ce siècle.
72Même si le paramètre climatique exerce une influence essentielle, le facteur anthropique ne doit pas être négligé : la mise en valeur du bassin versant et les aménagements fluviaux ont certainement contribué à accroître la fréquence et l'intensité des crues.
73Les événements de grande ampleur à la fin du XVIIIème siècle pourraient ne pas être seulement la conséquence des conditions climatiques, mais également celle de l'anthropisation. La politique d'amélioration de la navigabilité de la Charente menée par l'intendant TURGOT et l'ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées TRÉSAGUET a entraîné la construction de 21 écluses (8 en amont d'Angoulême et 13 en aval terminées en 1783), ce qui n'a pas été sans effet sur les flux hydriques et détritiques. De même, la recrudescence des événements de crue "courants" et "exceptionnels" dans la seconde moitié du XIXème siècle a coïncidé avec une période d'essor démographique, de reprise du milieu rural, de mise en valeur agricole du bassin versant et de développement de la navigation des années 1840 à son apogée dans les années 1880-1890. Au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, la navigation est le principal ressort de l'aménagement de la Charente. La loi d'amélioration de la Charente du 24 mars 1825 donne lieu à plusieurs réalisations dans les années 1840 et 1850 : dans le secteur de Chaniers (île de la Baine), construction d'une dérivation, d'une écluse à sas et d'un barrage fixe au sud de l'île ; à Saintes, construction d'un nouveau pont pour remplacer le pont gallo-romain ; entretien des berges et des chemins de halage ; dragage du cours du fleuve ; réparation et reconstruction d'écluses ; réaménagement des ports d'Angoulême, de Jarnac et de Cognac ; enfin, suppression de l'île Vaujompe à Jarnac. Ces actions ont entraîné une profonde modification de l'activité hydrologique de la Charente et de la morphogenèse fluviale.
74Une nouvelle phase de grands travaux poursuit cette œuvre, en particulier dans la ville de Saintes : dragages successifs (1880-1900), reconstruction du mur de soutènement du quai Bassompierre (1888-1891), reconstruction d'un perré au quai Palissy (1892-1897), reconstruction du mur du quai des Récollets (1878-1880), reconstruction du mur de quai de la République (1879-1881 et 1881-1884), construction de plusieurs cales (1879-1885)... Ces aménagements ont profondément bouleversé la partie aval de la Charente, ce qui aurait contribué à renforcer l'ampleur de certaines crues en particulier celles de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle.
75Cette étude comparative est destinée à faire ressortir une éventuelle spécificité de la Charente en termes de fréquence et d'intensité des phénomènes. Elle s'appuie sur le recensement des données chronologiques des crues à partir de recherches universitaires sur la Loire (M. ARCHAMBAULT, 1995 ; M. DACHARRY, 1996 ; D. MIMOUN et al., 2007 ; S. GRIVEL, 2008 ; S. RODE, 2009 ; S. RAMOND, 2015 ; S. DOURNEL, 2016), la Vilaine (N. DUPONT, 2012 ; EPTB Vilaine, 2016), la Garonne (M. PARDÉ, 1935 ; F. GAZELLE, 1984 ; R. LAMBERT et J.P. VIGNEAU, 1981 ; P. VALETTE et al., 2011 ; P. VALETTE et al., 2018), le Tarn (M. PARDÉ, 1928 ; J. FISCHER, 1930 ; M. PARDÉ, 1934 ; M. BORDARIES, 2000) et la Dordogne (EPIDOR EPTB Dordogne, 2014 ; É. CATALON, 2015 ; F. DAMAS et A. GAUTHIER, 2015). Leur consultation a permis d'établir une chronologie des crues très fortes de 1700 à nos jours (Fig. 9). En revanche, le manque d'exhaustivité des informations pour certains fleuves ne permet pas de réaliser une chronologie des épisodes de crue courants.
Figure 9 - Recensement des crues importantes de la Vilaine, de la Loire, de la Dordogne, de la Garonne et du Tarn entre 1700 et 2018 (nombre d'événements par décennie et moyenne mobile trentennale).
76Plusieurs observations peuvent être faites à partir de ces chroniques de crues établies sur trois siècles. Même si des périodes de "relative" accalmie hydrologique peuvent se distinguer, les inondations sont fréquentes à l'échelle du bassin versant de la Loire, de la Vilaine, de la Charente, de la Garonne, du Tarn et de la Dordogne. Les crues sont ainsi particulièrement fréquentes et importantes au cours de la période 1700-1899, correspondant à la seconde moitié du Petit Âge Glaciaire. La période 1700-1899 témoigne d'une forte activité de la morphogenèse fluviale des cours d'eau de la façade atlantique. Néanmoins la dynamique historique des crues n'est pas uniforme entre 1700 et 1899 et fait alterner des périodes d'exacerbation et de moindre activité en termes de fréquence de 10 à 50 ans dont les bornes temporelles peuvent varier légèrement d'un fleuve à l'autre. La comparaison des données chronologiques des crues des cours d'eau atlantiques met alors en évidence plusieurs similitudes avec la Charente pour la période 1700-1899. Les cours d'eau atlantiques auraient connu une fréquence assez élevée des phénomènes de forte intensité à la fin du XVIIIème siècle (autour des années 1760, 1770, 1780 ou 1790 selon les fleuves), une période de moindre activité au début du XIXème siècle (1800-1819) et une plus grande fréquence des événements à la fin du XIXème siècle (1870-1899). Les chroniques de crues indiquent également une situation très contrastée entre les fleuves de la façade atlantique au cours du XXème siècle ce qui rend vaine la proposition d'un schéma commun d'évolution de leur activité hydrologique. Le début du XXème siècle (1900-1939) pour la Charente et les fleuves du bassin aquitain (Dordogne, Tarn et Garonne) et la fin du XXème siècle (1980-1999) pour la Charente, la Vilaine et le Tarn se révèlent être deux périodes de forte activité hydrologique en terme de fréquence et d'intensité. L'évolution de la fréquence et de l'intensité des crues pour chacun des fleuves de la façade atlantique se distingue de la manière suivante :
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Depuis les grands événements du XIXème siècle (crues "exceptionnelles" de 1846, 1856 et 1866 suivies par les crues "importantes" de 1875, 1878, 1888, 1891 et 1898) et du début du XXème siècle (1907 et 1913) (M. DACHARRY, 1996 ; S. RAMOND, 2015), la Loire observe une raréfaction des crues "importantes" (D. MIMOUN et al., 2007) ; seule la crue de décembre 2003 se distingue des autres événements hydrologiques du XXème siècle (1933, 1943, 1973, 1976, 1980, 1994 et 1996) par sa forte intensité, qui reste toutefois de moindre ampleur à celle des crues du XIXème siècle (S. GRIVEL, 2008).
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Depuis les crues "importantes" de la fin du XIXème siècle (1866, 1876, 1897) et du début du XXème siècle (1904, 1912), la Dordogne est marquée par une diminution de la fréquence et de l'intensité des crues après le milieu des années 1950 (É. CATALON, 2015). À Argentat, d'après une étude des débits sur la période 1900-2013 (EAUCÉA, 2015), la dernière crue décennale de la Dordogne date de 1952 et aucune crue n'a dépassé 880 m3/s depuis celle de 1955.
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Après la période 1900-1939, la Garonne connaît une nouvelle période de forte activité hydrologique au cours des années 1950 à 1989, avec des pics d'activité pour les décennies 1950 (1952, 1955) et 1970 (1977, 1978).
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La fréquence des crues du Tarn tend à diminuer sur la période 1940-1979. Elle précède une nouvelle période de débordements importants (décennie 1980) puis le nombre de crues décroît rapidement à partir de 1990.
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Contrairement aux autres fleuves, la fréquence des crues "importantes" de la Vilaine tend à diminuer au début du XXème siècle (1900-1909) mais elle enregistre ensuite deux périodes de recrudescence de ce type de crues (1930-1949) et depuis 1960 (N. DUPONT, 2012).
77Il semblerait donc que la variabilité climatique puisse être envisagée comme explication principale de la variabilité de l'activité hydrologique commune de la période 1700-1899 (succession d'accalmies et de reprises d'activité). Les conditions climatiques variables de la période 1700-1899 serait la conséquence probable du Petit Âge Glaciaire sur la façade atlantique à l'origine d'une importante variabilité des saisons et des précipitations (H.H. LAMB, 1982), et d'une augmentation de la fréquence des crues dans les régions de piedmont et de plaine (J.M. GROVE, 1988). Le rôle de l'influence climatique semblerait toutefois difficile à mettre en évidence pour le XXème siècle. Il pourrait cependant expliquer la moindre fréquence des crues "importantes", mais sans pour autant exclure une forte intensité des événements. En revanche, l'évolution en termes de fréquence et d'intensité des crues du XXème siècle apparaît être davantage soumise à l'action de l'anthropisation. La Loire et la Dordogne montrent une diminution des crues "importantes" à partir des années 1950. Cela résulte de la mise en valeur des bassins versants et de l'impact des aménagements fluviaux sur leur régime hydrologique. La construction de plusieurs séries de barrages hydroélectriques entre 1895 et 1927, puis de 1940 à 1960, ainsi que l'édification sur la Loire des barrages régulateurs de Naussac (1984) et de Villerest (1984), ont contribué à modifier le régime hydrologique de ces fleuves. De même, sur le cours de la Dordogne, la construction de barrages hydroélectriques entre 1932 et 1957 (dont ceux de Chastang et de Bort-les-Orgues) et l'extraction de granulats dans le lit mineur sont à l'origine d'une diminution de la fourniture et du transit des flux hydriques et détritiques (A. FAURE et A. MAISONABLE, 2012 ; É. CATALON, 2015 ; A. METZGER et J. LINTON, 2016).
78Jusqu'à aujourd'hui, aucune étude universitaire n'avait été consacrée à une approche géohistorique des inondations du fleuve Charente à l'échelle pluriséculaire. Toutefois la récurrence des inondations dans l'histoire charentaise ne signifie pas que toutes ont donné lieu à une consignation systématique ni à une production d'archives.
79Reconstruire une chronologie des inondations d'un fleuve à faible énergie est une tâche délicate en raison du manque de sources (archives perdues, non classées, détruites, vendues...). Cette faiblesse des sources s'explique non seulement par les spécificités de la dynamique fluviale (montée et décrue lentes, vitesse d'écoulement faible, impact modeste en termes de victimes et de dégâts...), mais aussi par l'intérêt porté à la navigation fluviale. En l'absence d'autres enjeux importants, cette dernière a concentré très tôt l'attention des ingénieurs des Ponts-et-Chaussés et, par conséquent, la production d'archives administratives, au détriment de la gestion du risque d'inondation. Seules les inondations dommageables ont donc laissé des archives, dont la quantité, la qualité et la fiabilité sont très variables. À l'inverse, les crues "courantes", très fréquentes, sont généralement passées sous silence.
80L'étude des archives (cartes anciennes, presse régionale et locale, ouvrages d'érudits locaux, cartes postales anciennes et photographies aériennes) a permis de reconstituer une chronologie des crues de la Charente depuis le XVème siècle et d'identifier 154 événements entre 1450 et 2018, dont 145 pour la période étudiée ici (1700-2018). Cette chronologie s'est accompagnée d'une classification semi-quantitative des événements de crues en 5 niveaux de gravité appréciés d'après les dommages.
81Les inondations du bassin de la Charente ont été analysées à travers leur fréquence, leur intensité et leur saisonnalité. Cette approche a mis en évidence les évolutions de la dynamique hydrologique depuis le XVIIIème siècle. À cet égard, la variable climatique joue un rôle majeur, mais le paramètre anthropique n'est pas pour autant négligeable. Toute comparaison avec d'autres fleuves de la façade atlantique doit en tenir compte.
82Les crues de la Charente sont la plupart du temps modérées en termes de destructions et de victimes. Toutefois certains événements peuvent être à l'origine de dommages importants (crues de 1904, 1982 et 1994). Même si ces événements sont peu nombreux et relativement anciens, il est essentiel de (re)construire une culture du risque d'inondation et une mémoire des crues extrêmes sur le territoire charentais. À partir des données géohistoriques acquises au cours de ce travail de recherche, une étude sur les événements extrêmes est en projet. Elle s'intéressera, dans un premier temps, à reconstituer une cartographie de l'emprise spatiale des crues extrêmes anciennes à des fins de comparaison avec la cartographie actuelle des Plans de Prévention des Risques Naturels pour une meilleure appropriation du risque.